Disputatio

Remarques sur le « sens du sens » chez le jeune Heidegger[Notice]

  • Guillaume Fagniez

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  • Guillaume Fagniez
    FNRS — Université libre de Bruxelles

Dans la réception de ce qu’il est convenu d’appeler le « jeune Heidegger », les travaux de Sophie-Jan Arrien représentent un moment singulier — et cela non seulement parce que l’ouvrage paru en 2014 sous le titre L’inquiétude de la pensée. L’herméneutique de la vie du jeune Heidegger (1919-1923) constitue la première grande synthèse en français sur la pensée du jeune Heidegger. On le sait, la réception du corpus concerné — qui s’est progressivement constitué à partir des années 1980 — a été initialement surtout prise en charge par la recherche nord-américaine, selon un axe génétique dont l’ouvrage de Theodore Kisiel The Genesis of Heidegger’s Being and Time, paru en 1993, est le représentant le plus emblématique. Or ce fut le mérite de S.-J. Arrien d’interroger la pertinence de cette perspective rétrospective et téléologique qui rabattait l’ensemble des premiers textes de Heidegger sur le grand ouvrage de 1927. Dès 2001, dans un article paru dans la revue Philosophie, elle mettait en évidence, pour s’en déprendre, le « réflexe généalogique » des études heideggériennes qui faisait immanquablement envisager les premiers cours de Fribourg et Marbourg comme de simples préparatifs à Être et Temps. Elle lui opposait « un autre point de vue » en faisant valoir que « le jeune Heidegger, à l’intérieur d’un contexte conceptuel très différent de celui d’Être et Temps, dégage des réponses philosophiques autonomes fortes à des questions dont l’intérêt ne dépend pas de leur lien avec l’opus magnum du philosophe ». De la même manière, l’ouvrage de 2014 se donne expressément pour « but » de « mettre en relief un projet philosophique autonome et original, dont les acquis traversent toutefois la pensée ultérieure de Heidegger ». Cette autonomie s’enracine dans le fondement à la fois thématique et méthodologique de toute la pensée du jeune Heidegger : la vie — laquelle peut être opposée, de façon schématique, à l’être qui constitue le foyer central du questionnement heideggérien à partir d’un « tournant » situé par S.-J. Arrien dans l’année 1924 (voir p. 15-16). Indiscutablement, l’affirmation de cet « autre point de vue » aura été salutaire pour les recherches menées sur les textes de Heidegger antérieurs à Être et Temps, dans les années 2000 et aujourd’hui encore. Si elles ont été de quelque fécondité, c’est bien en effet d’avoir tenté — sur la base d’une connaissance progressivement consolidée du contexte (husserlien, néo-kantien, diltheyen) de sa naissance — de saisir le sens du premier projet philosophique de Heidegger en ce qu’il a d’irréductible aussi bien à ce contexte qu’à la pensée ontologico-existentiale de l’auteur d’Être et Temps. Néanmoins, quel statut exact accorder à cet « autre point de vue » au sein d’une historiographie philosophique ? Faut-il entendre la thèse de l’autonomie de la pensée du jeune Heidegger comme un principe herméneutique rigide, excluant toute communication entre les différentes phases de l’oeuvre de Heidegger — ce que du reste S.-J. Arrien n’affirme nullement ? Ne convient-il pas de l’envisager plutôt comme une hypothèse heuristique souple, dont la valeur toute expérimentale devrait être chaque fois testée et appréciée à la mesure des possibles libérés par sa mise en oeuvre ? Or, précisément, il n’est pas à exclure que la limite d’un tel principe herméneutique affleure dans l’ouvrage de S.-J. Arrien, et cela sur un point essentiel : ce que Heidegger a appelé dès 1913 la question du « sens du sens ». Cette dernière, qui traverse tout le développement de la pensée heideggérienne dans les années 1920, est centrale dans le commentaire de S.-J. Arrien, pour autant qu’il …

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