Comptes rendus

Jacques Derrida, Théorie et pratique (Cours de l’ENS-Ulm 1975-1976), Paris, Galilée, 2017, 175 pages[Notice]

  • Jean-François Perrier

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  • Jean-François Perrier
    Université Laval, Québec

Derrida entend dans ce séminaire problématiser l’articulation entre « théorie » et « pratique » ainsi que son statut philosophique. Pour mener à bien son entreprise, il analyse la locution « Faut le faire », qui revêt un double sens et lui servira de fil directeur. D’une part, « Faut le faire » signifie qu’il ne suffit plus d’en parler, d’y penser ou de promettre. Il faut désormais agir : « Faut la pratique ». D’autre part, selon son deuxième sens, qui n’est abordé qu’à la deuxième séance, « Faut le faire » indique un certain débordement qui a tous les aspects d’une transgression : « faut être gonflé » pour avoir fait ceci ou cela. Mais que faut-il comprendre ici de l’opposition entre « théorie » et « pratique » ? Y a-t-il véritablement opposition entre ces deux termes ? Le pratique ne se détermine-t-il que dans son opposition au théorique, c’est-à-dire ici comme langage qui énonce ce qui est ou ce qui sera, qu’il soit sous la forme d’une prévision théorique, ou encore de l’engagement et de la promesse ? Le « faire » équivaut-il à la « pratique » ? Autant de questions difficiles que Derrida entend clarifier en travaillant les discours philosophiques de tradition marxiste. Pourquoi le marxisme ? Car c’est dans cette tradition que l’opposition « théorie/pratique » est encore active et jugée utile. L’objectif de Derrida est d’entreprendre une « généalogie sémantico-philosophique » afin d’en dégager un « philosophème implicite ». Pour justifier son choix, il analyse principalement trois thèses de Marx, notamment la célèbre Onzième Thèse sur Feuerbach, où il y est écrit que « [l]es philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe, c’est de le transformer » (p. 28). Derrida voit dans cette thèse un impératif pratique et la nécessité de dépasser l’attitude philosophique qui consiste à accorder un privilège au théorique. Ce n’est que par une transformation des philosophèmes traditionnels relatifs à la praxis qu’il peut y avoir une pratique révolutionnaire, celle-ci ne relevant plus d’abord d’un geste théorique. Cela est d’autant plus énigmatique, souligne-t-il, puisqu’on ne sait pas ce qu’une telle pratique signifie avant de la faire ni d’ailleurs ce qu’il faut faire. « Autrement dit, il n’y a pas de critique théorique sans transformation (ici sans destruction) pratique. Et pas de pratique sans transformation » (p. 28). Ce renversement du couple « pratique/théorie », demande Derrida, marque-t-il ainsi la fin de la philosophie, du moins de la philosophie en tant qu’elle interprète le monde ? Autrement dit, la pratique telle que la conçoit Marx est-elle encore de l’ordre de la philosophie ? Pour certains, comme Benedetto Croce, Marx renverse totalement la philosophie en général et le matérialisme dialectique n’est plus essentiellement philosophique ; pour d’autres, dont Gramsci, Marx critique certes la philosophie théorético-spéculative, mais seulement pour en faire advenir une nouvelle qui produirait une morale conforme au matérialisme dialectique. Ce qui intéresse Derrida, et qui motive son intérêt pour les écrits d’Althusser, c’est le discours marxiste en tant qu’il est une philosophie ou, du moins, en tant qu’il travaille les bords et les limites de la philosophie. Pour Derrida, affirmer la primauté de l’ordre pratique sur le théorique n’est pas sans conséquence. Si, selon lui, le « Faut le faire » et la responsabilité qu’il engage (« ça me regarde ») précède tout geste théorique, alors c’est dire que le théorique débute par un aveuglement, il ne fonctionne « qu’à être prévu par ce qu’il ne prévoit pas » (p. 37). Une altérité fonctionne au sein même du théorique, « [d]’où le coup …