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La présente traduction commentée de Mildred Galland-Szymkowiak des trois textes principaux de la métaphysique solgérienne présente une double ambition. D’une part, la traductrice entend permettre la diffusion auprès d’un large public d’un auteur longtemps négligé en dépit de son immersion dans le bouillonnement intellectuel de son époque. D’autre part, l’ouvrage vise à restituer la pensée propre à Solger en évitant les trois écueils auxquels s’est heurtée sa réception jusqu’ici : 1) la réduction de sa philosophie à une simple théorie de l’art ; 2) la prétendue dépendance de cette philosophie à la pensée schellingienne ; et 3) sa réduction au statut de « chaînon manquant[1] » entre idéalisme transcendantal (Kant, Fichte et le premier Schelling) et idéalisme spéculatif (le deuxième Schelling et Hegel).

Dans une longue, mais riche introduction, Mildred Galland-Szymkowiak tente de montrer que l’oeuvre solgérienne se présente avant tout comme une pensée de la révélation. Pour Solger, la connaissance se comprend comme un processus dynamique et dialectique de la conscience se divisant en deux modes. Premièrement, la connaissance ordinaire ou d’entendement est un mode relatif permettant d’élucider le mécanisme qu’empruntent l’universel et le singulier pour se confondre mutuellement. Deuxièmement, le mode de connaissance supérieure s’intéresse à la manière dont l’Idée, principe intérieur, essentiel et absolu de notre connaissance, se déploie ou se révèle dans l’existence. Inversement, la révélation doit également expliquer comment les apparences phénoménales se reconduisent dans l’identité et l’unité de l’Idée.

Les trois traités présentés dans le volume tentent d’apporter à cette thèse thématisation et légitimité, mais la traductrice entend également montrer comment cette structure dynamique du flottement de la conscience entre deux extrêmes se retrouve dans les autres branches de la philosophie solgérienne : 1) dans l’esthétique entre enthousiasme et ironie ; 2) dans la mythologie entre symbole et allégorie ; 3) dans la philosophie éthico-politique entre l’individualité et l’espèce ou le genre humain.

Lettres concernant les malentendus sur la philosophie et son rapport à la religion : libérer la philosophie en libérant la religion

Le ton de ce texte inaugural est très ouvertement polémique, celui-ci étant destiné à un public non philosophique. Dans ce court texte épistolaire constitué de six lettres fictives, Solger fait tout d’abord (dans les deux premières missives) le constat suivant : la philosophie est tombée dans l’indifférence, voire dans le mépris, au point de la plonger dans la solitude la plus totale. Quatre symptômes gangrènent la philosophie : 1) son inutilité, 2) son inconséquence, 3) sa réclusion et 4) sa déficience. Accablée de reproches, la philosophie doit alors sortir de ces critiques « vides et oiseuses[2] ». C’est là ce qu’entend faire Solger dans les quatre dernières lettres, espérant au passage expliciter la véritable tâche de la philosophie.

Tout d’abord, Solger récuse dans sa troisième lettre la position des vrais pieux qui saluent l’entreprise philosophique, mais se restreignent toutefois à la simple révélation religieuse comme voie d’accès à la vérité. Pour les vrais pieux, le monde extérieur n’est qu’apparences et vacuités, et ce faisant, il est dépourvu de toute teneur ontologique. Or, d’après Solger, l’être humain doit s’intéresser aux sciences expérimentales afin d’élucider et connaître les lois universelles qui gouvernent la nature, puisqu’il est partie prenante de l’existence et que la vérité doit être une et même. La révélation et la philosophie ont intrinsèquement le même contenu, mais si la première permet une conviction claire du Divin, la deuxième permet une réflexion sur son déploiement dans l’existence ainsi que l’obtention d’une connaissance véritablement vivante et organique de Dieu. La révélation ne serait rien sans les connaissances proprement humaines, car ces dernières en sont la condition de possibilité. Ainsi, la connaissance constitue le point d’équilibre où le divers phénoménal coïncide dans une parfaite identité, comme l’affirme Solger : « L’unité avec soi, la maîtrise de soi et la conscience de soi, il [l’homme] ne les acquiert que dans son union à Dieu, ce n’est qu’en elle que se clôt et se parfait sa conscience[3]. »

Dans la lettre suivante, Solger accentue davantage le rapport étroit qu’entretiennent foi et savoir. De prime abord, il semble qu’une connaissance positive des objets divins soit impossible, car l’entendement humain n’est qu’une capacité de mise en relation ou de discrimination ; nous ne pouvons que croire en la révélation, mais non pas la connaître. En revanche, la révélation religieuse n’engendre pas d’elle-même la capacité de croire, car la croyance relève d’une faculté de l’endentement ordinaire ; autrement, elle ne serait que le reflet vide ou la pâle copie d’un objet hors d’accès de notre conscience. Notre croyance doit être à la fois active et passive ; nous avons accès au contenu de la révélation grâce à un mode supérieur de connaissance reposant sur un principe intérieur et essentiel, soit l’Idée. Or, comme l’entendement humain est indissociable de l’existence, la révélation exige que nous la mettions en rapport avec l’existence elle-même, car « Dieu seul est vie[4] ».

La révélation n’est rien d’autre que l’expression de Dieu au sein de l’existence continuellement métamorphosée en de multiples formes sensibles ; loin de s’opposer, révélation et existence ne font qu’un. À cet égard, l’avant-dernière lettre présente deux inquiétudes. Premièrement, même si une telle conception se révélait vraie, les arguments qu’elle utilise ne convaincraient guère la plupart des hommes. À cette première objection, Solger réitère l’importance de la science comme porte d’entrée vers la révélation ainsi que de son grand pouvoir de persuasion ; un public plus cultivé sera d’autant plus apte à réfléchir sur celle-ci. Deuxièmement, si l’essentiel doit être pensé en fonction de notre entendement déterminé, donc singularisé, tout être humain n’aurait alors qu’une perspective particulière et personnelle sur la révélation, mais non globale et universelle. Or le devenir perpétuel de la révélation dans l’existence implique que tout homme doit pouvoir penser pour lui-même l’essentiel divin, mais il doit également s’approprier la manière dont la révélation a été présentée dans l’histoire. Toute connaissance immédiate et unilatérale de la révélation est tout bonnement impossible, car elle n’aboutit qu’à des abstractions vides et mortes. « L’homme doit philosopher, qu’il le veuille ou non[5] », car toute conscience humaine est en elle-même philosophique.

Sur la vraie signification et destination de la philosophie, en particulier à notre époque : le paradoxe de la révélation

Le lecteur des Lettres pourrait être déçu de constater qu’elles n’exposent nullement le contenu positif de la révélation, mais se bornent à en délimiter l’activité. Le deuxième ouvrage de ce recueil se présente comme un véritable manifeste de la pensée solgérienne. En effet, nous pouvons y trouver l’exposé le plus complet, le plus clair et le plus systématique de la métaphysique solgérienne dont nous disposons, bien qu’il ne soit lui-même qu’un écrit protreptique et exotérique.

Dans les cinq premiers chapitres de l’ouvrage, Solger thématise la nécessité d’une conscience de s’élever d’un mode de connaissance ordinaire vers un mode supérieur. En effet, l’entendement flotte constamment entre des rapports et des relations qu’il tente de reconduire à l’unité, par exemple, en passant de la diversité sensible vers le concept universel, ou de ce dernier vers la conscience de soi. En revanche, chacune de ces nouvelles unités reste vide et particulière, car elles sont encore dépendantes d’une relation. Ainsi, le concept reste tributaire du divers qu’il abstrait et juge, alors que la conscience de soi reste soumise à sa propre activité de liaison. Afin d’éviter l’écueil d’un formalisme vide ou d’un matérialisme indéterminé, la conscience se voit donc forcée de présupposer sa véritable unité dans un pressentiment interne « en tant que vie originaire du tout[6] », c’est-à-dire dans l’Idée une et même permettant l’annulation (Aufhebung) ou l’aplanissement de toutes ses particularités.

Au chapitre VI, Solger dévoile la véritable tâche et signification de la philosophie comme l’exposition du contenu positif de la révélation, soit la manière dont l’Idée se fait une unité vivante dans son développement réel (dans l’existence) : « elle est certes activité et passage, mais de telle manière qu’elle se joint à soi dans l’unité à soi[7] ». Or l’existence n’est que l’expression phénoménale de la révélation, la présentation de l’Idée infinie en tant qu’elle fonde le monde pour nous de manière déterminée et finie. Ainsi, l’existence ne possède aucune teneur d’être par soi ; elle est un pur néant et, pour se faire jour, l’Idée doit constamment se nier elle-même comme non existante. L’autorévélation de l’Idée est donc en même temps un autoanéantissement ; l’existence est la réalité de l’Idée, la manière dont elle se déploie dans son devenir, mais l’Idée est en elle-même une et identique.

Les chapitres VII à X de l’ouvrage sont davantage polémiques, et Solger y entreprend une longue critique des systèmes philosophiques qu’il trouve défaillants, en l’occurrence ceux de Jacobi, Fichte, Schelling, Spinoza, Schleiermacher et Hegel. En effet, Solger leur reproche soit leur unilatéralité et leur manque de considération pour l’un des deux pôles de la révélation, soit leur méthode qui ne permet pas de rendre compte du caractère vivant de la philosophie. Au chapitre XI, Solger précise son utilisation des termes : 1) « Vérité », comme union dialectique entre la foi et le connaître ; 2) « Nature », comme manifestation de la conscience divine dans l’existence ; et 3) « Bien », comme la révélation dans la conscience de soi.

Finalement, le chapitre XII se penche davantage sur l’unité paradoxale entre révélation et philosophie. Bien que nous ayons connaissance de la manière dont la multiplicité se fait une, le passage de l’essence divine vers l’existence nous est inaccessible, car il relève d’un point de vue divin. Dieu ne se révèle qu’au travers d’images singulières dans la nature, mais en tant qu’elles nous présentent le devenir-réel continuel de l’Idée, nous avons accès à Dieu dans sa complétude. La vérité de la philosophie doit devenir un fait absolu exempt de présuppositions, mais tant que cette unité n’est pas suffisamment explicitée, elle doit être présupposée, car elle reste indémontrable.

Dialogues philosophiques sur l’être, le non-être et le connaître : l’exigence inachevée d’une philosophie vivante

Malgré sa brièveté, ce dernier texte est sans doute le plus dense, le plus rigoureux et le plus frustrant des trois textes recensés. Laissé inachevé à la mort de l’auteur, la traductrice nous prévient d’emblée qu’il « décevra le lecteur souhaitant y trouver “l’opinion de l’auteur”[8] ». Néanmoins, l’intérêt de cette oeuvre repose beaucoup moins sur son contenu que sur son illustration de l’exigence solgérienne de la forme dialogique. L’ambition de la pensée de la révélation solgérienne est avant tout de réintégrer la philosophie dans une activité vivante, dans une mise en oeuvrer. Or seul le dialogue est « à même d’exprimer l’essence de ce rapport dialectique[9] » entre les opposés devant être reconduits à l’unité. On remarque également que, même lorsque Solger est dépourvu de la forme dialogique, il ne cesse pourtant de dialoguer, que ce soit par le substitut de la forme épistolaire ou par la confrontation directe avec ses semblables.

Le dialogue met en scène la confrontation entre trois interlocuteurs, A. B. et C., sur le fondement de notre connaissance. Dans la perspective de B., la connaissance repose sur un unique principe universel permettant l’unité intérieure et essentielle des dissemblances. Quant à C., un tel universel n’est qu’une forme vide de tout contenu, la connaissance ne pouvant reposer que sur les choses particulières. Entre ces deux positions, A. joue le rôle d’intermédiaire et de questionneur, interrogeant chacun des deux partis à tour de rôle pour révéler la véritable teneur de leur point de vue. Par la même occasion, A. permet d’illustrer à merveille la thèse solgérienne du flottement de la connaissance entre deux extrêmes.

Après une brève introduction sur la nature et la portée de la forme dialogique, C. commence l’exposition de sa propre position. Selon lui, toutes les choses singulières sont dissemblables, en rapport les unes aux autres et au-delà de leurs déterminations communes réside une unité intérieure et essentielle. Cette unité correspond à l’être véritable de la chose, mais celle-ci est inatteignable et doit être présupposée. Il résulte que nous ne pouvons connaître une chose qu’en fonction des rapports inessentiels qu’elle entretient avec toute autre chose, donc en fonction de ce qu’elle n’est pas en propre. La connaissance coïncide donc avec le non-être de la chose particulière, mais non avec son néant, la chose subsistant toujours par soi. Par suite, l’exposé de C. bute contre l’impasse suivante : le non-être ou l’être-connu d’une chose ne peut pas être lui-même particulier, car en tant que négation d’une chose particulière, son contenu correspond à celui de son être. Le non-être de la chose est ainsi un universel, car en lui toutes les particularités de la chose sont rassemblées et annulées. Loin de se décourager, C. répond que cet universel n’est qu’une forme vide devant acquérir son contenu dans l’existence comme chose vivante. S’ensuit alors une longue tirade sur la manière dont l’être coïncide avec le non-être à chaque point de son devenir-réel en niant continuellement son existence.

Enfin, la tirade se solde sur l’affirmation que le connaître repose en un choc étranger devant à chaque fois être surmonté. À ce moment précis, B. s’insurge contre un tel développement, mais à peine a-t-il le temps de se prononcer que le dialogue s’interrompt abruptement. Néanmoins, nous pouvons légitimement supposer que l’examen de B. aurait pour vocation de transcrire la manière dont l’existence se reconquiert dans l’universel afin de clore la philosophie sur elle-même, l’exposé de C. présentant le passage inverse.

Conclusion : Entre écrits populaires et écrits techniques

La lecture de Solger est loin d’être aisée. Bien que précis et rigoureux, le vocabulaire solgérien reste technique et demande qu’on lui prête attention. La présente édition critique conviendra surtout aux spécialistes, notamment en raison de ses multiples passages polémiques. Néanmoins, étant donné son exigence dialogique et ses multiples renvois surplombant les problématiques centrales de son temps, les écrits de Solger peuvent se révéler être une excellente introduction à tous ceux qui s’intéressent de près à la philosophie allemande classique, pour peu que l’intéressé(e) sache faire preuve d’une patience digne du concept.