Disputatio

Sur la phénoménologie évaluative et le caractère approprié des émotions[Notice]

  • Stéphane Lemaire

…plus d’informations

  • Stéphane Lemaire
    Université de Rennes

Le livre de Christine Tappolet Emotions, Values, and Agency offre une présentation détaillée et une défense systématique de la théorie perceptuelle des émotions et de certaines de ses implications. C’est le résultat d’un travail de vingt ans qui reprend et prolonge son livre, Émotions et valeurs, paru en 2000, aux Presses universitaires de France. On y retrouve un style à la fois simple, précis et fluide. Le livre nous conduit aisément à partir de thèses clairement dessinées vers des analyses riches et subtiles. C’est un excellent ouvrage, qui propose une position très cohérente et certainement attirante sur la nature des émotions et leurs liens avec les valeurs et les raisons. La thèse centrale du livre est que les émotions sont des perceptions de valeur, ou plus exactement des expériences perceptuelles qui représentent des objets, événements ou états de choses comme ayant des propriétés de valeur. Plus précisément encore, ces expériences perceptuelles de valeurs ont un contenu non conceptuel. Ainsi, nous voyons le caractère effrayant du lion ou dégoûtant du cadavre, et cela ne nécessite pas qu’on dispose des concepts d’effrayant ou de dégoûtant. Je ne ferai pas la liste des avantages de cette position. Ils sont nombreux et, à certains égards, il me semble que cette position est la plus proche d’une interprétation plausible du sens commun. Ne reproche-t-on pas en effet à celui qui n’est pas dégoûté par la corruption des corps matériels et politiques de ne pas voir que c’est dégoûtant ? Il me semble toutefois que cette conception des émotions les enrichit de traits que les émotions ne possèdent pas et que cela contribue à une conception erronée de la normativité des émotions. Je vais donc proposer deux lignes d’objections. La première concerne la nature des émotions elles-mêmes, la thèse selon laquelle il s’agit d’expériences perceptuelles de valeur. La seconde concerne l’évaluation des émotions comme pouvant être appropriée ou pas à leur objet. Selon Tappolet, ce caractère approprié doit être analysé en termes de correction. J’essaierai de montrer qu’on a des raisons de rejeter cette idée. Ma première ligne d’objection concerne l’idée que les émotions représentent des valeurs. Reprenons, pour commencer, la question que nous nous sommes posée avec Jérôme Dokic (Dokic et Lemaire 2013). Cette question était la suivante : comment l’émotion en tant qu’expérience perceptuelle de valeur représente-t-elle non conceptuellement une valeur ? En effet, Christine Tappolet insiste sur un certain nombre d’analogies entre les émotions et les expériences perceptuelles. Deux éléments sont cruciaux : en premier lieu, les émotions sont dotées d’une certaine phénoménologie au même titre que les perceptions. Il y a une expérience émotionnelle comme il y a une expérience perceptuelle. Et en second lieu, les émotions sont dotées d’un certain contenu qui, comme pour les perceptions, est un contenu non conceptuel. Cependant, le livre ne dit jamais comment l’expérience émotionnelle nous fait voir, nous présente de façon non conceptuelle, ou encore fait apparaître la valeur qui fait partie du contenu de l’émotion. Or, si on veut maintenir que les émotions sont bien des perceptions d’objets comme dotés de valeurs, il nous faut comprendre de quelle façon cette valeur apparaît à la personne qui éprouve l’émotion. Pour prendre une analogie simple : si je perçois un ballon rouge, alors mon expérience me présente un objet qui a une forme sphérique et la couleur rouge. Si on ne nous dit pas de quelle façon la propriété évaluative nous est présentée dans l’expérience, on pourra se demander si l’émotion nous donne bien effectivement à percevoir une valeur. Un premier point semble clair : Tappolet ne soutient pas que la représentation de …

Parties annexes