Corps de l’article

La visée initiale de Hegel anthropologue, de Guillaume Lejeune, est assez ambitieuse : penser avec Hegel les défis contemporains liés notamment au transhumanisme tout en résolvant l’énigme anthropologique dans l’oeuvre systématique de Hegel. Le résultat sera au final plus modeste sans être moins intéressant pour autant.

Néanmoins, l’ampleur des enjeux que l’auteur entend soulever dès son avant-propos est telle que les pistes de réponse suggérées tout au long de l’ouvrage et culminant dans la conclusion s’avéreront forcément schématiques et par trop générales. L’auteur en a d’ailleurs conscience lorsqu’il écrit en conclusion : « D’aucuns pourraient être déçus de la généralité de nos conclusions et regretter que l’on ne donne un avis tranché sur la question anthropotechnique » (p. 132). Il se défend d’un tel reproche en évoquant la phronesis philosophique, prudence consistant à ne pas se prononcer trop hâtivement sur des enjeux controversés, qui par ailleurs se transforment et évoluent constamment. On a cependant l’impression d’un ouvrage tiraillé entre deux tâches qui auraient chacune pu faire l’objet d’un livre à part entière.

D’un côté, l’ouvrage soulève l’enjeu plus expressément exégétique de l’anthropogenèse dans la pensée de Hegel. Dans la mesure où « [l]e système hégélien a pour objet l’esprit et non l’homme isolé » (p. 9), il s’agit d’expliquer la place qu’occupe la genèse de l’être humain et la question anthropologique dans l’articulation du système. Il faut, comme l’écrit l’auteur, « montrer comment l’homme se lie au monde de l’esprit » (p. 10). Or cette relation n’a rien d’évident en soi. Il y a bien sûr la tentative kojèvienne de faire de la Phénoménologie de l’esprit le socle anthropologique du système[1], ou celle des néo-pragmatistes américains de réduire l’esprit à des pratiques intersubjectives entre des individus humains. Mais ces « solutions », comme le montre avec raison Lejeune, ne sont pas sans faire violence à la pensée de Hegel, soit par un réaiguillage forcé de la Phénoménologie vers une anthropologie philosophique, soit par une interprétation déflationniste faisant plus ou moins l’impasse sur l’esprit absolu[2].

D’un autre côté, les prétentions de l’auteur ne se limitent pas à cette entreprise exégétique visant à rendre compte de l’articulation, sous-thématisée par Hegel lui-même, entre l’esprit et son fondement anthropologique. Comme l’écrit Lejeune : « Au-delà de la seule reconstitution de la logique de l’anthropogenèse hégélienne, de son inscription dans le monde de l’esprit qui l’encadre, il s’agit aussi de la confronter à des enjeux actuels concernant l’anthropotechnique » (p. 18). En cela, l’ouvrage ne se veut pas uniquement une réflexion sur Hegel, mais bien également une réflexion avec Hegel. La philosophie hégélienne tendait en effet elle-même à se définir par son effort à penser le présent[3], et c’est à partir d’un même leitmotiv que l’auteur cherche à aborder les enjeux contemporains liés à la technoscience et à l’anthropotechnique.

Cette double tâche laisse néanmoins un léger sentiment d’incomplétude, comme si en voulant faire deux choses à la fois l’auteur n’arrivait à mener à bien ni l’une ni l’autre. Quant à la dimension exégétique de l’ouvrage, l’auteur, qui au demeurant n’est pas le premier à le faire[4], affirme que « [l]’étude de l’homme court […] sur tout le développement de la philosophie de l’esprit » (p. 14). Mais la démonstration d’une telle affirmation aurait probablement nécessité un commentaire suivi de l’ensemble de la troisième partie de l’Encyclopédie de Hegel. Au lieu de cela, Lejeune privilégiera plutôt une approche thématique, en discutant successivement des conceptions hégéliennes de la folie, de la mort et de l’éducation. Ces analyses thématiques sont certes riches de contenus, mais elles ne peuvent que corroborer et non démontrer la thèse forte qu’entendait défendre l’auteur. On en vient, au terme de ces trois thèmes de l’anthropologie hégélienne, à saisir la conception hégélienne de l’être humain comme être modal, indissociablement lié au possible. Mais déterminer en quoi cette anthropologie hégélienne traverse l’ensemble de la philosophie de l’esprit reste encore à faire.

Comme être de possibilités sans délimitations fixées a priori par sa nature, nous dit Lejeune, l’être humain s’inscrit, chez Hegel, dans un devenir prenant la forme d’une Bildung. Le thème de la formation (Bildung) est en effet au centre de toute l’anthropologie hégélienne, voire au centre de sa philosophie tant il s’en faut de beaucoup pour que le concept tout comme l’être humain soient immédiatement adéquats à eux-mêmes, et nécessitent un développement successif. En ce sens, Hegel rejoint au moins partiellement l’idéal de perfectibilité des Lumières[5] : l’être humain doit être éduqué, formé, etc. Se pose dès lors la question de savoir si cette logique du perfectionnement au coeur de l’anthropogenèse hégélienne — ou plus généralement des Lumières — est poursuivie au sein de l’entreprise transhumaniste. De l’anthropogenèse à l’anthropotechnique contemporaine, quelle est la filiation, quelles sont les ruptures ? Ayant décrit la conception hégélienne de l’être humain en termes « d’anthropologie modale » (p. 134), l’auteur pose ici les jalons d’un dialogue possible, par le biais du concept de Bildung, entre la pensée de Hegel et les enjeux contemporains mis de l’avant par le transhumanisme. Disons-le d’emblée, dans ce dialogue, l’auteur semble présenter une thèse continuiste qui n’est pas sans poser de problème : « De la formation de l’homme à sa transformation, il n’y a somme toute que l’accentuation d’une même volonté d’ingérence » (p. 114). Il y aurait ainsi continuité entre l’idéal des Lumières d’un perfectionnement par la science, qui s’exprimerait chez Hegel par l’idéal d’un individu devenu adéquat à son concept, et l’idéal transhumaniste de perfectionnements et d’innovations techniques. Nous reviendrons plus loin sur une telle position qui semble faire de la technoscience l’héritière plus ou moins directe des visées libératrices qu’on retrouve à la fois chez les penseurs des Lumières et chez Hegel.

Au préalable, il nous faut toutefois souligner la qualité des trois chapitres qui forment le corps de l’ouvrage. Chacun à leur manière, ils exposent la dimension modale de l’être humain chez Hegel tout en cherchant à tisser des liens avec des enjeux contemporains. C’est donc par leur commune opposition à une forme de nature humaine substantielle et donnée a priori qu’un fil d’Ariane relie ces trois chapitres qui peuvent autrement se lire de manière complètement autonome. La stratégie argumentative elle-même semble varier d’un chapitre à l’autre.

Ainsi, le premier chapitre portant sur la folie prend une forme analytique au sens où l’auteur y développe son argument à travers un commentaire suivi des premières sections de l’Encyclopédie, analysant de ce fait le concept de folie qui s’y déploie. Le second chapitre adopte pour sa part une structure plutôt génétique en retraçant chronologiquement les perspectives successives de Hegel vis-à-vis de la mort. Enfin, le troisième chapitre portant sur l’éducation offre une contextualisation historique des plus intéressantes pour comprendre la philosophie hégélienne de l’éducation.

Contre les pédagogies du jeu et « l’infotainment » (p. 95)[6] qui cherchent à traduire dans des formes accessibles à l’enfant le contenu d’un savoir, Hegel affirme au contraire la nécessité de confronter l’enfant à des contenus inconnus, à des formes dépaysantes susceptibles de produire chez l’enfant une prise de distance par rapport à ce qu’il concevait jusqu’alors comme allant de soi. L’importance des études classiques pour Hegel semble ainsi jouer un rôle analogue à celui de l’anthropologie chez Merleau-Ponty[7] : la découverte d’une culture autre permet de remettre en question nos propres présupposés culturels afin d’en questionner le sens. C’est en ce sens que l’auteur écrit qu’« acquérir l’esprit des Anciens est avant tout un moyen de revenir au sien avec un oeil différent. C’est faire l’expérience (Er-Fahrung) dépaysante de la particularité de sa culture » (p. 93). Encore une fois, par ce déplacement vis-à-vis de ce qui apparaît comme tout à fait évident et naturel, à savoir notre propre culture, l’objectif est de rendre manifestes les possibilités qu’a l’être humain de dépasser ses déterminations immédiates en vue d’une liberté plus grande.

Mais il semble que cette logique de la liberté qui se trouve au coeur du système hégélien et de son concept de négativité peut difficilement être conciliée à la volonté d’innovations technologiques immanentes à la technoscience. En ce sens, sans être aussi définitif dans notre critique, nous nous rapprochons des conclusions discontinuistes d’un Jean-François Filion qui souligne avec force l’opposition entre l’entreprise rationaliste de Hegel et la logique d’entendement à l’oeuvre dans la technoscience[8]. Certes, Lejeune cherche, à partir de Hegel, à déterminer les garde-fous nécessaires pour encadrer les développements de la technoscience contemporaine et les visées du transhumanisme, toutefois, il semble bien faire de ces développements une nécessité de notre époque qu’il s’agit de penser, baliser et encadrer, mais qu’il serait de mauvais aloi de rejeter. L’auteur est ainsi assez peu généreux à l’endroit des critiques contemporaines de la technique ou de la technologie, qu’il associe plus ou moins à une forme de conservatisme religieux (p. 114). Voulant actualiser la pensée de Hegel, dont l’objectif était déjà à son époque de penser le présent, l’auteur semble plus intéressé à tisser des liens qu’à marquer les ruptures entre l’anthropogenèse hégélienne et l’anthropotechnique contemporaine. Cela est d’autant plus troublant que Lejeune note lui-même ce qui semble constituer l’engagement du projet transhumaniste dans le « mauvais infini de la multiplication des interventions, à une espèce de luxe de l’anthropotechnique exercé au gré des besoins sociaux et de la mode qui les accompagne » (p. 121). Or Hegel n’a eu de cesse de critiquer les formes de pensée qui s’engagent dans une telle logique linéaire du mauvais infini auxquelles il opposait la circularité d’un infini capable d’établir rétrospectivement les principes de son propre mouvement. En ce sens, nous nous étonnons de la position de l’auteur, qui tire de Hegel un ensemble de normes dont devraient tenir compte les acteurs du projet technoscientifique qu’est le transhumanisme. On semble ici faire de Hegel un penseur du devoir-être et de la norme, alors qu’il faudrait, dans une perspective hégélienne, d’abord être en mesure de diagnostiquer le type de rationalité à l’oeuvre dans l’entreprise transhumaniste.

Ainsi, en ce qui concerne, par exemple, le rêve d’immortalité remis au goût du jour sous une forme sécularisée par certains tenants du transhumanisme, il aurait été intéressant de montrer non seulement en quoi nous pouvons, à la lumière de la conception hégélienne de la mort, y voir un danger pour l’être modal de l’être humain, mais également de s’attarder plus fondamentalement à la logique qui se cache derrière un tel désir d’immortalité individuelle. C’est déjà en un sens ce que fit en 1830, dans ses Pensées sur la mort et l’immortalité[9], le jeune Feuerbach en montrant dans sa critique d’inspiration hégélienne du désir d’immortalité individuelle que celle-ci s’appuyait essentiellement sur l’occultation de l’universel et de la nécessaire socialité de l’existence humaine qui s’articule selon des rapports organiques de solidarité.

La force de l’ouvrage de Filion, dans ses sections, disons plus polémiques, était justement de tenter de remonter jusqu’aux présuppositions théoriques fondamentales des pensées hégélienne et technoscientifique pour en saisir en amont les divergences. L’approche de Lejeune, peut-être plus nuancée et moins catégorique à certains égards, semble au contraire refuser a priori toute divergence de fond, afin de souligner l’actualité de Hegel[10]. Mais une telle actualisation ne se fait pas toujours sans problème. Il ne s’agit évidemment pas ici de dire tout simplement que notre connaissance a tellement évolué depuis la mort de Hegel qu’il n’y aurait plus de dialogue possible. Il faut cependant reconnaître que la conception hégélienne de la technique, par exemple, n’est tout simplement pas transposable sans qu’il soit au préalable nécessaire d’apporter nuances et mises au point dans le contexte de ce qu’on pourrait appeler, si l’on me permet ce néologisme, l’« autonomatisation[11] » de la technique en technologie.

Malgré ces bémols concernant les conclusions générales de l’auteur qui apparaît parfois trop ambitieux dans sa volonté non seulement d’exposer l’anthropologie hégélienne et sa fonction au sein du système, mais d’actualiser en outre l’apport de Hegel aux enjeux contemporains soulevés par le transhumanisme et la technoscience, l’ouvrage reste des plus intéressants. On y trouve d’excellentes intuitions qui mériteraient de plus amples développements, mais aussi des présentations de qualité sur les conceptions hégéliennes de la folie, de la mort et de l’éducation. Cependant, si elles donnent matière à penser, les visées affichées par l’auteur dès l’introduction et les nombreuses pistes de réflexion qui jalonnent l’ouvrage laissent néanmoins une impression d’inachèvement et de manque de systématicité dans le traitement des enjeux soulevés.