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Introduction

Existe-t-il un incontestable démocratique ? [1] Derrière cette question se cache un dilemme contre lequel la réflexion contemporaine n’a cessé de buter. Ou bien la démocratie se conçoit comme une méthode inclusive et égalitaire de décision collective, que la communauté politique peut appliquer à chaque fois qu’elle a à déterminer sa volonté. La communauté démocratique est alors autorisée à décider de ses affaires et à définir ses normes, sans qu’aucun domaine ne soit a priori soustrait à sa compétence. En ce cas rien en démocratie n’est par principe incontestable : du remboursement de la dette publique à la déclaration de nouveaux droits, tous les engagements antérieurs, toutes les valeurs collectives et, à la limite, la méthode de décision démocratique elle-même peuvent en théorie être reconsidérés à tout moment. Aucun idéal n’est définitionnel. Ou bien on conçoit au contraire la démocratie comme un régime politique reconnaissable à un certain nombre de normes substantielles et d’exigences politiques et sociales constitutives telles que l’égalité, la participation, l’État de droit, l’intérêt général, la justice sociale, etc. Ces normes et ces exigences fondamentales doivent alors être tenues à l’écart de la délibération et de la contestation démocratiques, précisément parce qu’elles en constituent les conditions de possibilité et de légitimité. C’est pourquoi leur protection est confiée, à l’intérieur du régime, à des institutions et pouvoirs spécifiques dont la mission s’exerce y compris, parfois, contre les intentions réformatrices de la communauté démocratique elle-même. De tels principes sont non seulement définitionnels, mais démocratiquement incontestables.

Outre les mesures constitutionnalistes qui ont pu classiquement accompagner cette seconde conception, et notamment le contrôle juridique de constitutionnalité, force est de constater la tendance croissante au sein des régimes démocratiques à encadrer les décisions collectives — populaires ou législatives — par des mécanismes et des instances institutionnels chargés d’en fixer les limites ou d’en corriger les défaillances. La fonction avouée de ces autorités administratives indépendantes, agences de régulation, ou autres commissions d’experts consiste en outre non pas tant à préserver les conditions constitutives de la démocratie, à l’instar du projet constitutionnaliste évoqué, qu’à promouvoir l’efficacité et la qualité des décisions publiques. On est ainsi placé face à un phénomène curieux : au nom de l’amélioration des performances démocratiques globales, des instances non élues, parfois non directement responsables devant le peuple, prennent le relais des citoyens et de leurs représentants, soit en leur retirant a priori l’autorité décisionnelle en certaines matières, soit en soumettant a posteriori leurs décisions à examen, et le cas échéant à contestation. Ces instances semblent donc non seulement compléter mais contourner, voire remettre en question les voies traditionnelles, c’est-à-dire électorales ou majoritaires, de la prise de décision démocratique. Pourtant, parmi les théoriciens de la démocratie qui se sont attachés à penser ces nouveaux phénomènes, certains ont mis en avant que la logique « contestataire » de ces institutions contre-majoritaires bénéficiait à la démocratie bien plutôt qu’elle ne la mettait en danger. Ces théoriciens soutiennent en effet que de telles instances de contestation, en tant qu’elles contribuent à produire de meilleures décisions politiques, sont globalement favorables au régime démocratique : par un cercle vertueux de la contestation, la possibilité institutionnelle de mettre en cause l’autorité démocratiquement élue viendrait renforcer la démocratie en améliorant la qualité de ses décisions.

Le présent texte a pour objectif de critiquer ce prétendu cercle vertueux en soulignant que le quasi-monopole des fonctions contestataires par des institutions non populaires participe bien plutôt d’une entreprise de contestation de la démocratie qu’il n’oeuvre à son renforcement[2]. Nous aurons en particulier à nous demander s’il est légitime d’assimiler des modes d’examen et de surveillance institutionnalisés et non populaires à des formes de « contestation », et a fortiori à des formes de contestation démocratique : même si l’on adopte une perspective restreinte, exclusivement institutionnelle sur la contestation en démocratie, les instances de la « démocratie de contestation », selon l’expression du philosophe Philip Pettit, ne reviennent-elles pas dans leur forme même à contester les principes démocratiques de la décision collective ? Ces questions engagent à interroger conjointement la notion de démocratie de contestation et celle de « démocratie épistémique », popularisée par des travaux récents en théorie de la démocratie. Dans la mesure où c’est l’idéal « épistémique » (en un sens large sur lequel nous reviendrons) d’une démocratie compétente ou performante qui recommande la mise en place d’instances non représentatives chargées de contester les décisions collectives, il nous faudra nous demander de quelle façon la règle faite à la démocratie de prendre de bonnes décisions politiques s’accommode des exigences participatives et égalitaires que le régime doit satisfaire de façon tout aussi impérative. Les tensions et liens conceptuels entre contestation et démocratie épistémique feront l’objet d’une première partie, et les possibles implications anti-démocratiques des formes non populaires de contestation seront examinées dans la deuxième partie ; la troisième partie s’attachera quant à elle à penser les conditions d’une réappropriation de ces formes de contestation par les institutions démocratiques.

1. Vertus épistémiques de la contestation en démocratie

La démocratie est le seul régime qui prévoit dans sa constitution la possibilité permanente de contester les institutions et les décisions politiques que prennent les gouvernants. En ce sens, la contestation du pouvoir, sous ses diverses formes, fait partie intégrante de la démocratie. On peut même aller jusqu’à considérer qu’elle en constitue un élément définitionnel incontournable : un régime démocratique se reconnaît communément au fait que le pluralisme politique y est garanti, c’est-à-dire que l’opposition politique y exerce en continu un droit d’expression et de regard sur les actes de la majorité au pouvoir, et que la tenue périodique d’élections libres rend possible l’alternance politique régulière. Ce n’est pas seulement, donc, que la démocratie prend soin de ménager un espace indépendant des institutions politiques pour l’expression informelle des revendications de la société civile et des mouvements sociaux : en reconnaissant l’opposition politique dans ses droits, en lui ouvrant des voies officielles d’expression et d’action, elle institutionnalise la pratique de la contestation comme un pré-requis et un impératif. La démocratie possède ainsi la propriété remarquable d’intégrer en elle-même les moyens nécessaires à sa propre contestation. Comme le fait remarquer Pierre Rosanvallon, les multiples manifestations de défiance et de mécontentement à l’endroit du régime démocratique ne doivent pas être lues comme les signes d’une quelconque « crise » contemporaine de la démocratie, pas plus que leurs traductions institutionnelles ne sont des tentatives essentiellement libérales de surveiller et contenir un pouvoir démocratique autrement laissé sans frein[3]. Parce que la contestation du pouvoir démocratique, que nous comprendrons ici en un sens non spécifique de manifestation effective d’opposition, de désaccord politique, de défi au pouvoir, est aussi vieille que la démocratie, il est possible de retracer une généalogie proprement démocratique des formes institutionnelles de la contestation politique. Rosanvallon rappelle ainsi que l’avènement de la démocratie moderne fut marqué par toutes sortes de projets et d’expérimentations destinées à pérenniser, en les institutionnalisant, des formes de contestation populaire du pouvoir politique. Qu’il s’agisse du « conseil des censeurs » de Pennsylvanie ou du « jury national » rêvé par Hérault de Séchelles[4], l’objectif était en chaque cas de s’assurer que les représentants gouvernaient effectivement selon la volonté et dans l’intérêt des citoyens qui, les ayant élus, se réservaient de surcroît le droit d’exercer sur leur action une surveillance et une contestation plus permanentes. L’importance primordiale reconnue au désaccord dans la vie démocratique ne tire donc pas sa source de l’aspiration libérale à un pouvoir limité par des contre-pouvoirs ; elle ne s’explique pas non plus par un élargissement du principe de tolérance au domaine politique, en vertu duquel il faudrait laisser toutes les opinions politiques s’exprimer librement, y compris celles que nous ne partageons pas, par respect des personnes ou simple souci de pacification. Non, l’institutionnalisation démocratique du désaccord repose avant tout sur la conviction qu’en étant constamment soumises à une contestation citoyenne potentielle, les politiques démocratiques mises en oeuvre par les représentants élus auront moins de chances de dévier de l’intérêt général. En ce sens, la contestation représente un instrument essentiel du bon gouvernement démocratique, contribuant à l’orienter vers ce que la communauté des citoyens définit comme de bonnes décisions politiques.

La première vertu de la contestation politique est à cet égard de mettre au jour les manoeuvres des gouvernants lorsque ceux-ci s’écartent de la mission qui leur a été confiée, et de les rappeler constamment au service de l’intérêt commun. La contestation prend ainsi d’abord la forme d’une enquête sur les agissements du pouvoir : le travail d’investigation de la presse, les questions au gouvernement, les commissions d’enquête parlementaire, la mobilisation des personnes et associations de la société civile sont autant de moyens de traquer, de révéler et de mettre en cause les « intérêts sinistres » que les gouvernants poursuivent parfois au nom du peuple. Comme l’illustrent le travail de la commission Charbonneau au Québec ou, à titre de contre-exemple, le tragique silence de la presse américaine lors de la campagne pour la deuxième guerre d’Irak, la contestation sert d’auxiliaire à la vérité là où les détenteurs du pouvoir auraient tout intérêt à ce que celle-ci ne soit pas découverte.

Mais elle remplit également une fonction plus positive de révélateur pour des intérêts, des perspectives et des jugements qui sans cela resteraient ignorés des représentants du pouvoir. Même en postulant que les gouvernants élus sont exclusivement animés par des intentions bienveillantes, leur méconnaissance de certains faits, intérêts et enjeux, leur partialité idéologique, leur manque d’imagination politique parfois, peuvent les conduire à favoriser de mauvaises mesures politiques. La possibilité laissée à l’opposition politique de contester ces mesures contribue, si elle est suivie d’effets, à produire de meilleures décisions politiques — c’est-à-dire des décisions plus impartiales, plus justes, ou pratiquement plus efficaces que celles que préconisait au départ la seule majorité politique. Le processus de discussion et d’amendement d’un projet de loi à l’assemblée permet ainsi de renforcer la légitimité de la loi, mais aussi d’en accroître la justesse ou la « validité », dans la mesure où l’épreuve de la contestation est l’occasion de compléter la loi par des perspectives et des considérations pertinentes qu’elles n’avaient pas prévues au départ et de la délivrer des fausses conceptions et des données erronées sur lesquelles elle s’appuyait.

Sous ce dernier aspect, la notion de contestation démocratique semble donc pleinement s’insérer dans ce que la théorie politique contemporaine désigne sous le nom de « démocratie épistémique ». Ce concept, introduit par les articles de Joshua Cohen[5], de Jules Coleman et de John Ferejohn[6], puis développé par les travaux de David Estlund[7] et d’Hélène Landemore[8], renvoie à l’idée que la démocratie tend plus probablement que tout autre régime à prendre de bonnes décisions politiques, étant entendu que la nature d’une « bonne décision » s’évalue à l’aune de critères de justesse ou de correction objectifs et indépendants. Deux facteurs expliquent cette « sagesse du nombre » selon les auteurs : d’une part, les vertus du principe de majorité lorsqu’il sert à trancher entre un grand nombre de décideurs (doués d’un degré minimal d’intelligence)[9], d’autre part, la diversité d’informations et d’idées qu’apporte la participation d’un grand nombre d’individus à la délibération et la décision collectives[10]. Les vertus « épistémiques » de la démocratie, sa propension à produire des résultats politiques corrects, sont un constituant essentiel de sa légitimité dans la conception épistémique : la supériorité de la démocratie ne tiendrait ainsi pas seulement à l’égalité de statut qu’elle garantit à ses membres dans la détermination de leurs affaires communes, mais également à la capacité de ses procédures à identifier, mieux que les régimes autocratiques ou aristocratiques, les mesures politiques les plus justes (right).

Avant d’en venir au rapport dynamique, mais non dénué de tensions, que la démocratie épistémique entretient avec la notion de contestation démocratique, arrêtons-nous brièvement sur certaines difficultés qui s’attachent au concept lui-même. C’est d’abord pour protester contre la thèse qui fonde les théories du choix social, selon laquelle la démocratie pourrait se réduire à une méthode d’agrégation des préférences individuelles, que les tenants d’une approche normative ont accolé à la démocratie le qualificatif d’« épistémique », afin de suggérer que la décision collective est affaire de connaissance et de jugement sur le bien commun, conçu comme une norme qui transcende la volonté politique, et non pas uniquement affaire de pondération entre des intérêts particuliers. Ces penseurs entretiennent cependant un certain flou sur ce qui constitue une décision politique correcte[11]. Une démocratie performante selon les critères épistémiques favorise-t-elle l’intérêt général, la justice, l’efficacité économique, la puissance militaire, l’avènement de la vérité scientifique ? Les critères de la correction varient ou sont plus souvent laissés indéterminés par les auteurs, dont certains se contentent de renvoyer à la nécessité pour les citoyens de se mettre d’accord, au moyen d’une procédure idéale ou qui se distingue des voies ordinaires de la décision politique, sur ce qui constitue pour eux les critères « acceptables[12] » de la correction politique. Au vu de cette indétermination, la notion de démocratie « épistémique » n’ajoute pas grand-chose à l’idée, somme toute assez intuitive, qu’il existe de plus ou moins bonnes décisions politiques. L’épithète suggère néanmoins aussi que la décision politique serait ou devrait être l’affaire de connaissances objectives, factuelles et morales, comme si la démocratie pouvait se résumer à un système de maîtrise de l’information dans lequel les conflits d’intérêts et les désaccords de principe étaient susceptibles de se régler par un simple appel à l’intelligence des décideurs. La dimension conflictuelle du champ politique tend alors à se réduire un malentendu que la rationalité politique peut venir dissiper. Cela a bien sûr une incidence sur le statut de la contestation. Dans la perspective épistémique, tout ce qu’un mouvement contestataire peut refléter de rapports de force sociaux et politiques est laissé de côté, la contestation n’étant appréhendée qu’en tant qu’équivalent heuristique de la liberté de contradiction dans une controverse scientifique.

La conviction que la décision politique est affaire de connaissance va logiquement de pair avec l’idée qu’il se trouve « une « bonne réponse unique[13] » à chaque question politique considérée. Si cette thèse implique un traitement binaire des choix politiques (comme corrects ou incorrects) dont s’accommodent mal la complexité et la variation de circonstances caractéristiques du domaine politique, le principe d’une « singularité de la vérité[14] » politique est néanmoins assoupli par l’idée, partagée par la plupart des théoriciens, que la bonne décision politique n’est pas établie une fois pour toutes mais est plutôt le fruit d’un processus indéfini d’approximation et de corrections successives. Selon cette version affinée de la démocratie épistémique, aucune décision politique n’est correcte absolument, elle est seulement meilleure que les autres, et toujours susceptible d’être améliorée selon les circonstances ou l’émergence de nouveaux éléments. C’est la raison pour laquelle la contestation représente un outil « épistémique » intéressant pour la démocratie : d’une part, comme nous l’avons dit, la contestation fondée d’une décision collective, en amont lors de son élaboration à l’assemblée, ou en aval, par la presse, par les acteurs de la société civile ou par certaines institutions politiques, incite à corriger ce que cette décision avait de partial, d’incomplet ou d’injuste et contribue de façon plus générale à améliorer la qualité des politiques démocratiques. Les procédures de contestation viendraient ainsi se joindre aux procédures majoritaire et délibérative en tant que moyens démocratiques de favoriser la prise de décisions politiques correctes. Mais d’autre part, dans la mesure où ce processus est indéfini, la contestation ne risque pas d’être réduite au silence une fois « la bonne décision » arrêtée par le processus démocratique. Comme le souligne Elizabeth Anderson, la décision collective qui résulte du vote majoritaire ne prétend pas mettre un terme à la recherche de la bonne solution politique, et la possibilité pour ses opposants de continuer à exprimer à son encontre certaines réserves et objections est absolument déterminante pour l’amélioration des décisions politiques futures[15].

Contrairement à ce que pourrait laisser croire une description trop rigide de la démocratie épistémique donc, la protection constitutionnelle de la contestation politique (réduite il est vrai à un exposé contradictoire policé) est tout à fait compatible avec l’idée que le régime est tourné vers la recherche de décisions politiques « correctes », quel que soit par ailleurs ce que les théoriciens entendent par là. La relation problématique entre les concepts de démocratie épistémique et de contestation se joue à un niveau plus fondamental. Dans la conception épistémique, la légitimité des décisions démocratiques est instrumentale, c’est-à-dire qu’elles ne sont justifiées (et les procédures qui les produisent avec elles) que si elles satisfont aux normes de correction établies par ailleurs. En cas d’écart significatif de compétence politique entre les individus, tel que certains disposeraient des connaissances politiques pertinentes quand d’autres en seraient rigoureusement dépourvus, l’impératif épistémique commanderait en toute logique de remettre l’entière responsabilité de gouverner aux personnes suffisamment qualifiées pour prendre de bonnes décisions politiques, violant du même coup les principes démocratiques d’égalité et d’autodétermination[16]. Afin d’empêcher la collision des deux exigences démocratique et épistémique, les démocrates soucieux de ménager la qualité des décisions politiques n’ont cessé d’envisager des correctifs « épistémiques » à la pure voix du nombre — ainsi le vote plural, le bicaméralisme, le contrôle de constitutionnalité ou la consultation d’experts peuvent être lus comme des stratégies visant à laisser la décision collective entre les mains des citoyens et de leurs représentants (impératif démocratique) tout en confiant le soin de vérifier et, le cas échéant, de contester la validité ou la justesse de celle-ci à un petit nombre de personnes dont la compétence et la situation institutionnelle sont censées leur fournir les armes pour améliorer les décisions prises par le plus grand nombre (impératif épistémique). Dans cette perspective, on pourrait tout à fait concevoir la « démocratie épistémique » comme une forme de régime mixte dans lequel, la part démocratique étant laissée aux procédures majoritaires, les instances minoritaires de délibération et de contestation se chargent d’assurer à la décision démocratique sa qualité. Et il est remarquable pour nous qu’ainsi comprise la démocratie épistémique capture finalement assez bien l’état contemporain de nos démocraties, dans lesquelles des procédures et des instances non électorales et non majoritaires sont chargées de tempérer, par les contre-pouvoirs contestataires qu’elles exercent, les résultats démocratiques obtenus par la voie des élections populaires et des instances représentatives élues.

2. Contester la démocratie de l’intérieur

L’avènement de la démocratie moderne est en effet indissociable de la mise en place de procédures et d’institutions « contre-majoritaires[17] », c’est-à-dire indépendantes des pouvoirs démocratiquement élus et chargées d’exercer sur eux une forme de contrainte et de régulation[18]. Le développement technocratique de l’administration, la systématisation du contrôle de constitutionnalité des lois par la cour constitutionnelle, la multiplication des agences indépendantes aux niveaux national et supranational illustrent la tendance des démocraties à déléguer davantage de pouvoir décisionnel ou régulateur à des élites non élues. On aurait tort néanmoins de ne voir dans ces phénomènes que l’expression d’une méfiance à l’endroit de la souveraineté populaire et parlementaire, tant les institutions en question se pensent comme d’authentiques auxiliaires de la démocratie, ayant pour mission d’améliorer ses performances et de renforcer par là même sa supériorité technique et morale sur les autres régimes. Reste que ces adjuvants ne prennent pas les formes démocratiques traditionnelles (électorales et représentatives) et que c’est cette distinction qui contribue à leur légitimité. L’indépendance d’une banque centrale ou d’une agence est ainsi perçue comme une garantie d’impartialité et de détachement à l’égard des intérêts politiques de court terme qui, associée à l’expertise technique dont sont créditées ces institutions, leur permettrait de prendre de meilleures décisions que les représentants élus. L’amélioration des décisions collectives à laquelle ces institutions oeuvrent leur confère donc une légitimité « par les résultats[19] » qui non seulement compense, mais découle même en réalité de leur absence de légitimité électorale et représentative.

Nous nous proposons d’interroger le statut démocratique complexe de ces différentes institutions et procédures contre-majoritaires à partir d’une lecture de Philip Pettit, dont les travaux sur la « démocratie de contestation » (contestatory democracy) constituent à notre connaissance la première tentative philosophique systématique de fonder la légitimité de ces instances sur des principes proprement démocratiques. Pettit pense la légitimité démocratique au prisme de l’idée républicaine de liberté comme non-domination : pour être légitime, un État doit promouvoir la liberté de ses membres, c’est-à-dire non seulement éradiquer les relations de dépendance et de domination entre eux, mais également s’abstenir de se comporter lui-même en agent de la domination en exerçant dans leur existence des interférences qu’ils ne contrôlent pas[20]. Sachant que celles-ci sont inévitables, comment les citoyens peuvent-ils contrôler les interférences que représentent les lois, les mesures politiques, les impôts décidés par l’État ? En influençant et en orientant la prise de décision collective vers la poursuite de l’intérêt général. Pettit définit l’intérêt général ou les intérêts communs comme des biens dont la protection et la promotion collectives sont susceptibles d’être recherchées par tous ceux qui reconnaissent la nécessité d’une vie commune sur une base égalitaire[21]. Autrement dit, c’est seulement dans un État démocratique, où les citoyens peuvent exercer une influence effective sur la direction que prend le gouvernement, que ceux-ci sont en mesure de s’assurer que l’État n’utilise pas son pouvoir de coercition à des fins arbitraires mais qu’il identifie et défend les intérêts communs explicites de ses membres, et uniquement ceux-là[22]. Pettit rejoint donc les théoriciens de la démocratie épistémique sur deux points essentiels : premièrement, la démocratie doit être organisée de manière à prendre les meilleures décisions politiques possibles, et est justifiée dans la mesure où elle y parvient avec une certaine probabilité (en d’autres termes, la justification de la démocratie est purement instrumentale) ; deuxièmement, il existe un « critère indépendant » des préférences ponctuelles des individus, auquel les décisions démocratiques réelles peuvent être rapportées pour mesurer leur qualité effective[23]. Ce critère, c’est l’intérêt général, norme commune que l’État démocratique doit s’efforcer de réaliser pour écarter le risque de la domination étatique et au nom de laquelle il est donc légitime de juger, et éventuellement de critiquer, les résultats démocratiques. C’est à ce point qu’entre en jeu la démocratie de contestation.

Selon Pettit, les ressources associées à la démocratie électorale constituent en effet une forme de contrôle sans doute indispensable, mais absolument insuffisante, sur les décisions et actions de l’État. La participation au processus électoral n’assure pas une influence politique assez contraignante et déterminée pour empêcher le gouvernement élu de dégénérer, soit en une tyrannie de la majorité, soit au contraire en une « tyrannie de l’élite démocratique[24] ». Rien dans la nature agrégative de l’élection ne s’oppose en effet à ce que le gouvernement, soutenu par une majorité de citoyens, néglige systématiquement les intérêts et les droits d’un sous-groupe minoritaire à l’intérieur de l’État et substitue à l’intérêt commun les préférences de la majorité. De la même manière, la sanction électorale semble un trop maigre garde-fou contre l’éventualité, que Pettit juge nettement plus préoccupante, que les dépositaires du pouvoir chargés d’élaborer ou d’appliquer la politique démocratique n’accordent une influence prépondérante à leurs intérêts particuliers plutôt qu’à l’intérêt général. Ce garde-fou est même totalement inopérant lorsque l’intérêt électoral des gouvernants s’oppose directement à l’adoption de certaines mesures bénéfiques, mais impopulaires ou défavorables à leur réélection. Au-delà, on conçoit aisément que l’élection ne prémunisse pas contre la possibilité que des membres de l’administration, des représentants du pouvoir judiciaire ou des fonctionnaires de police, par exemple, usent arbitrairement de la part de pouvoir qui leur est allouée.

S’ils veulent véritablement contrôler les interférences de l’État, les citoyens doivent donc disposer des moyens effectifs de dénoncer ces formes majoritaires et élitistes de domination étatique : il faut, en d’autres termes, compléter la démocratie électorale par une série d’institutions démocratiques à visée « contestataire ». La « démocratie de contestation » pensée par Pettit légalise et institutionnalise la possibilité pour les citoyens de protester à titre individuel contre ces décisions collectives qu’ils estiment partiales ou contraires aux intérêts avouables de ceux qu’elles affectent ; elle prévoit diverses voies de recours et ménage des espaces conçus sur le modèle d’une « cour d’appel impartiale[25] », dans lesquels les décisions publiques peuvent être examinées, critiquées et jugées conformes, ou non, à l’intérêt commun. Ce second moment est démocratique, selon Pettit, parce qu’il donne aux individus qui estiment que leurs intérêts et leurs arguments n’ont pas été traités équitablement au cours du processus électoral l’occasion de les faire valoir à nouveau devant des instances qui, affranchies de la logique agrégative et majoritaire de l’élection, sauront les prendre également en considération. Là où la procédure électorale permet au peuple en sa capacité collective de participer à la détermination des décisions communes, les procédures contestataires garantissent de surcroît aux citoyens un mode de contrôle individualisé, « distributif ou minoritaire[26] » sur ces mêmes décisions.

C’est en vérité la « contestabilité », bien davantage que l’élection, qui définit la démocratie aux yeux de Pettit : « Un gouvernement est démocratique […] à condition que le peuple jouisse, individuellement et collectivement, de la possibilité permanente de contester les décisions de ce gouvernement[27]. » Ceci signifie deux choses : d’une part, la possibilité prévue par le régime de contester ses propres résultats est la marque de sa nature démocratique ; d’autre part, seules les décisions publiques ayant résisté à la contestation peuvent véritablement être tenues pour démocratiques et légitimes. À l’image de la réfutabilité dans l’épistémologie poppérienne, la contestabilité des décisions collectives vaut comme épreuve de vérification ou de confirmation : parmi toutes les lois et mesures qui prétendent servir l’intérêt général, les procédures contestataires permettent ainsi de disqualifier celles qui favorisent les intérêts particuliers d’une majorité ou de l’élite ; inversement, quand toutes les objections et critiques formulées au cours de ce processus de contestation ne sont pas parvenues à mettre en évidence la partialité ou l’injustice des décisions collectives, nous avons de bonnes raisons de les présumer « conformes aux intérêts et aux opinions du peuple dans son ensemble[28] » — ou du moins, si elles pénalisent forcément certains et en avantagent d’autres, impartiales dans le traitement qu’elles appliquent aux uns et aux autres. On retrouve donc ici la dualité caractéristique de la contestation des décisions publiques, tout à la fois signe distinctif du régime démocratique et facteur d’amélioration substantielle de ses résultats.

À mesure que l’on entre dans le détail des modalités de la démocratie de contestation cependant, le scepticisme de Pettit à l’égard des formes majoritaires et populaires de la politique se fait davantage sentir. Il n’est pas tant question pour Pettit de réfléchir au rôle des mouvements sociaux et des manifestations spontanées de contestation populaire dans la dynamique démocratique que de penser le régime démocratique comme une économie de la contestation, c’est-à-dire comme un système capable de canaliser l’opposition des citoyens en mettant à leur disposition une série de ressources permettant d’exprimer cette opposition par des voies institutionnelles, voire d’anticiper et d’éviter tout bonnement son expression. Pettit distingue ainsi plusieurs types de ressources contestataires, dont un seul correspond à une contestation effective, ex post, des décisions et actions publiques. Les autres types de ressources visent pour leur part à épargner aux citoyens la peine d’une contestation permanente en identifiant les motifs récurrents de récrimination légitime (la protestation contre un procès uniquement à charge, par exemple) et en y apportant des réponses a priori sous forme de procédures standardisées et de contraintes pesant sur la décision et l’action politiques (ici, la constitutionnalisation du droit à un procès équitable)[29]. Les principales ressources ex ante sont ainsi « procédurales », et consistent en substance dans les principes qu’on associe généralement au libéralisme politique et à l’État de droit : principe d’un gouvernement limité et protection constitutionnelle des droits individuels, empire du droit, séparation des pouvoirs, bicamérisme, tous les traditionnels freins libéraux au pouvoir sont ici présentés par Pettit comme les instruments d’une contestation démocratique, qui serait simplement institutionnalisée et intégrée au système[30]. Une autre de ces ressources procédurales est la délégation à des corps « dépolitisés » combinant indépendance électorale, haut degré d’expertise ou de représentativité, et neutralité partisane[31], de certaines décisions collectives, en raison de leur caractère politiquement sensible ou de leur forte technicité. Sur le modèle des banques centrales qui fixent le taux d’intérêt directeur en toute indépendance de l’exécutif, ces corps dépolitisés (comités d’experts, commissions indépendantes, agences de régulation) se substitueraient aux représentants élus dans les domaines où la « passion populaire[32] » et les intérêts électoraux risqueraient sans cela de l’emporter sur l’intérêt commun, comme la réforme du cumul des mandats ou la politique pénale. On ne peut qu’être frappé du sens extrêmement particulier que revêt sous la plume de Pettit le concept de « contestation » démocratique : ce n’est pas uniquement que le fonctionnement normal des institutions démocratiques prévoit des canaux pour l’expression d’oppositions, mais surtout que ces institutions sont organisées et limitées, en amont, de façon à éviter que la contestation n’ait lieu — les contraintes libérales et les corps dépolitisés remplaçant avantageusement la contestation populaire lorsqu’il s’agit de contrôler l’État.

C’est seulement quand, malgré ces diverses précautions, les institutions publiques échouent visiblement à identifier l’intérêt commun qu’intervient la contestation effective, ex post, des décisions par les citoyens. Ces derniers doivent donc disposer de diverses médiations institutionnelles pour faire entendre leur désaccord : ils doivent notamment pouvoir solliciter un médiateur indépendant ou saisir, éventuellement par l’entremise d’organisations non gouvernementales ou de groupes de pression spécialisés, certaines cours de justice spécifiques afin que leurs plaintes soient entendues et donnent lieu à enquête publique. Comme la référence à la « cour d’appel » le laissait deviner, le modèle de la procédure de contestation ex post est essentiellement judiciaire : qu’il s’agisse de porter plainte contre la négligence ou la malveillance d’agents de l’État, de faire évaluer le « mérite substantiel[33] » de certaines mesures administratives par des tribunaux spécialisés ou de saisir la cour constitutionnelle pour qu’elle détermine si une loi votée au parlement bafoue un droit individuel, ce sont surtout les tribunaux qui assurent, d’après Pettit, le contrôle institutionnel des décisions publiques. La judiciarisation de la contestation est encore selon lui le meilleur moyen d’obtenir que les intérêts et arguments des particuliers et de l’opposition soient examinés en toute impartialité, car la nature dépolitisée des cours de justice leur permet d’évaluer la décision publique sans qu’interfèrent des considérations « politiques », c’est-à-dire électoralistes, partisanes ou idéologiques. C’est également grâce à la « dépolitisation » de leur situation et de leur perspective que les « autorités non élues » autres que judiciaires, telles que les commissaires aux comptes, les commissaires aux droits de l’homme, les hautes autorités et autres comités indépendants chargés de surveiller et de réglementer l’action de l’État dans divers domaines, parviennent à identifier l’intérêt commun là où la majorité électorale avait échoué[34].

Le détail des différentes procédures de contestation prévues par Pettit soulève trois interrogations majeures, qui tournent toutes autour du statut démocratique de la contestation dans sa théorie de la démocratie. C’est d’abord l’impératif de dépolitisation qui pose question. Comprise comme exclusion des positions partisanes, la dépolitisation témoigne d’une méfiance problématique envers la logique même de la politique démocratique, dont Pettit semble tenir le caractère partisan pour intrinsèquement arbitraire et hostile à la considération de l’intérêt public. Il n’est pas certain que les décisions collectives puissent ainsi être « dépolitisées » : la réforme de la politique pénale ou le plan de retraites, pour reprendre les exemples que donne Pettit, ne sont pas susceptibles d’une gestion exclusivement technique ou d’un traitement purement objectif, neutre de toute prise de position morale et politique ; ce sont au contraire des questions essentiellement politiques, sur lesquelles la division et le désaccord sont sans doute inévitables, et contribuent à dessiner les traits et fixer les principes de la communauté politique. Nadia Urbinati fait remarquer à raison que le désir de dépolitiser les décisions témoigne du crédit excessif dont jouissent, dans la sphère politique mais aussi auprès des penseurs de la démocratie, les figures respectives de l’expert et du juge[35]. Or, souligne Urbinati, réduire la décision politique à une délibération judiciaire impartiale ou à une évaluation rationnelle et technique revient à perdre la spécificité du jugement politique, en l’identifiant à une activité cognitive orientée vers la recherche d’un résultat correct ou la résolution d’un cas[36]. Quoique Pettit se défende d’une appréhension étroitement « épistémique » ou cognitive de la décision politique, il n’en demeure pas moins vrai que, pour lui, les corps dépolitisés sont mieux placés que d’autres pour faire les choix collectifs qui s’imposent dans un certain nombre de domaines. Le raisonnement qui sous-tend l’impératif de dépolitisation se résume à ceci : une cour constitutionnelle, une commission indépendante composée d’experts, de professionnels et d’individus représentatifs sont susceptibles de meilleures décisions qu’une assemblée élue, directement responsable devant les citoyens. Implicitement, on comprend aussi que la contestation est mieux portée par des instances dépolitisées et compétentes que par les citoyens en personne. Mais on peut alors légitimement se demander si le travail de réglementation, de surveillance, et parfois d’abrogation des choix démocratiques issus de la majorité électorale qu’effectuent ces corps doit être regardé comme une forme de contestation démocratique. La dépolitisation a-t-elle réellement pour fonction de permettre aux citoyens d’exercer un « contrôle populaire » sur les décisions prises en leur nom, comme le prétend Pettit ? Il semble bien plutôt que sa seule justification soit l’amélioration des décisions qu’elle permet, et qui autorise de surcroît qu’on passe outre les prérogatives de ce corps plus démocratique dans sa source d’autorisation, sa composition et surtout l’exercice de sa responsabilité qu’est l’assemblée législative. C’est bien la perspective d’une décision politique de qualité, plus que l’exigence de ménager des espaces de contestation populaire à proprement parler, qui milite pour l’instauration d’agences indépendantes ou de cours constitutionnelles. Le mot d’ordre « Pas de démocratisation sans dépolitisation[37] » que Pettit avait fait sien sonne dans ce contexte comme une provocation, ce dont le philosophe semble au demeurant avoir pris acte dans son dernier ouvrage, où il met la notion de dépolitisation à distance[38] — sans toutefois renier la conception sous-jacente d’une démocratie mieux « contrôlée » lorsqu’un certain nombre de décisions sont soustraites aux autorités élues.

Ceci doit nous conduire à nous interroger, deuxièmement, sur le fondement démocratique d’instances de contestation que leur fonctionnement, leur mode de désignation et leur composition distinguent à dessein de formes de contrôle et de surveillance plus populaires. Pettit admet que sa caractérisation de la contestation comme institutionnelle, individualisée, et partiellement assurée par les procédures et les contraintes associées à l’État de droit peut à première vue paraître bien éloignée de ce que l’on entend couramment par « contestation ». Mais, tout en concédant que les modalités institutionnelles de la contestation reposent sur le socle d’une « citoyenneté contestataire[39] » déterminée à surveiller les agissements des gouvernants et à se mobiliser contre les lois et les pratiques iniques à l’occasion de mouvements populaires de grande ampleur, comme le mouvement féministe ou la lutte pour les droits civiques aux États-Unis, Pettit estime que laisser le soin de contester les décisions publiques aux seules mobilisations populaires serait aussi peu efficace que dangereux. Inefficace d’abord, parce qu’il existe d’innombrables raisons de contester les actions d’un État, et que le « tumulte d’une protestation populaire informelle[40] » est absolument inadapté à l’expression et à la réception impartiale de toutes les plaintes. Dangereux ensuite, car dans bon nombre de cas un « grand débat populaire » sur le modèle de ceux qui ont accompagné les mouvements pour les droits civiques et pour les droits des femmes « constituerait la pire forme possible d’examen des plaintes concernées[41] », en raison de la passion populaire et de l’esprit partisan qui animent ces débats. En pensant une contestation institutionnelle, individualisée et dépolitisée, Pettit trouve le moyen de « réaliser le contrôle que la contestabilité démocratique donnerait aux gens ordinaires[42] »… mais sans leur remettre les rênes de la contestation.

Le paradoxe est donc le suivant : dans la théorie de Pettit, ce n’est de fait « pas vraiment le peuple[43] » qui exerce ce contrôle démocratique et populaire que la contestation est censée renforcer de façon décisive, mais plutôt des porte-paroles professionnels, des instances indépendantes, des normes de droit, une certaine organisation des pouvoirs, etc. ; dans ces circonstances, on peut difficilement voir dans la « contestation » en question un procédé populaire ni même à proprement parler « démocratique » ; pourtant c’est bien au nom de la démocratie, de sa disposition à identifier et poursuivre l’intérêt commun et par conséquent, à renforcer le contrôle des citoyens sur l’action de l’État que Pettit préconise d’instituer ces différents mécanismes « contestataires ». La démocratie, pour sa protection et son perfectionnement, serait donc contrainte de recourir à des mécanismes étrangers voire, pour certains, contraires à la démocratie. Ce n’est là un paradoxe, réplique Pettit, que pour ceux qui défendent une conception étroitement causale du « contrôle » comme influence directe et délibérée d’un agent sur la conduite d’un autre[44]. En réalité, il faut selon Pettit briser le mythe de la participation démocratique et comprendre que « le contrôle populaire n’implique pas l’action populaire[45] » : les citoyens ordinaires ne sont certes pas activement engagés dans la contestation, mais ils exercent néanmoins un « mode de contrôle passif[46] » sur l’action du gouvernement grâce à une organisation de pouvoirs et de contre-pouvoirs qui assure que les résultats démocratiques se conformeront aux intérêts communs explicites des citoyens. Il existe ainsi une « division du travail[47] » contestataire comme il existe une délégation de la décision politique, sans qu’on puisse taxer l’une ou l’autre d’implications anti-démocratiques : au contraire, soutient Pettit, la surveillance du gouvernement est rendue plus efficace par sa délégation à des groupes de pression spécialisés et à des instances non élues.

Cela se peut, mais en quoi serait-ce là une forme de contrôle « populaire » ou de contestation « démocratique » ? Il est curieux que Pettit, qui se réclame du républicanisme de tradition romaine, préconise d’employer exclusivement les instruments de limitation du pouvoir politique consacrés par le libéralisme, des freins et contrepoids constitutionnels à la pression exercée par les groupes mobilisés de la société civile, et n’évoque jamais les institutions romaines qui, à l’instar du tribunat, visaient explicitement à permettre au peuple d’exercer un certain degré de contrôle politique. À ce titre, l’approche de Pettit semble participer d’un mouvement d’occultation des différentes formes institutionnalisées de contestation que la tradition démocratique cherchait à promouvoir[48] : outre le tribunat romain dont un philosophe a récemment proposé une version modernisée (assez fantaisiste il est vrai)[49], l’exemple historique du conseil des censeurs de Pennsylvanie ou, plus près de nous, celui des assemblées de citoyens de la Colombie-Britannique et d’Islande suggèrent au contraire qu’il est possible de penser des institutions de la contestation qui, sans reposer sur le principe d’une participation active de tous les citoyens, soient néanmoins plus démocratiques, dans leur composition, leur réactivité et l’exercice de leur responsabilité que des agences de régulation, des autorités de surveillance ou des cours constitutionnelles. Pourquoi dès lors Pettit réserve-t-il le quasi-monopole de la contestation à des institutions minoritaires, juridiques, indépendantes et compétentes, si ce n’est par méfiance profonde envers le contrôle populaire qu’il appelle pourtant formellement de ses voeux, et parce qu’il est convaincu que les premières sauront mieux que les citoyens ordinaires identifier et promouvoir l’intérêt commun ?

La troisième grande interrogation porte justement sur l’intérêt commun et sur ses modalités d’identification. Après tout, si la contestation est nécessaire en démocratie pour que les décisions démocratiques soient les bonnes, discernent avec le plus d’acuité l’intérêt commun, pourquoi n’en laisserait-on pas le soin aux individus et institutions dont la compétence, l’expérience ou la situation institutionnelle font supposer qu’ils sauront mieux reconnaître et servir cet intérêt ? C’est bien parce qu’elle est constitutivement tournée vers la protection et la réalisation de l’intérêt général que la démocratie est aussi unanimement célébrée. On pourrait ainsi considérer que la garantie des intérêts de tous et des droits de chacun est plus importante, d’un point de vue démocratique, que de savoir qui décide formellement de cette garantie[50]. Le problème de cette approche est qu’elle semble présupposer que l’intérêt général peut être unanimement ou objectivement reconnu. C’est le reproche qu’adresse Richard Bellamy à la théorie de la démocratie de Pettit : les citoyens ne peuvent se garder de la non-domination étatique qu’à la condition de se mettre d’accord sur une « description objective[51] » des intérêts communs et d’accepter que certaines instances particulières en sont les meilleurs gardiens. Or, en raison de la complexité et de la variabilité inhérentes au domaine politique, il est probable que ce qui constitue l’intérêt général dans tel cas donné fasse l’objet de désaccords et de controverses parmi les citoyens. Dans ces conditions, confier à certaines institutions non élues la charge de vérifier que les décisions prises par les instances exécutives et législatives sont conformes à l’intérêt commun revient à imposer une conception controversée de ce dernier à des citoyens qui ne la partagent pas, et dont les représentants élus se sont préalablement prononcés, au nom de la majorité du peuple, pour une conception différente. Certes, Pettit ne dit pas que seule une minorité compétente dispose de la connaissance objective du bien commun, et qu’il faudrait pour cette raison lui abandonner sa définition. Il soutient tout au contraire que « même si la procédure démocratique est une heuristique imparfaite pour identifier [ce qui doit promouvoir tous les intérêts communs et seulement ceux-là], elle est manifestement la meilleure procédure dont nous disposions[52] ». L’intérêt commun a beau être une norme indépendante, personne n’en a la connaissance privilégiée et seul l’ensemble des « procédures démocratiques » (électorales et contestataires) permet dès lors de l’identifier. Mais dans les deux cas, le résultat est le même : il demeure que les procédés de la contestation prévus par Pettit sont pour la plupart concentrés entre les mains d’une minorité de personnes dépolitisées habilitées, par leur profession, leur expertise ou leur statut institutionnel à examiner et critiquer, au nom de l’intérêt général, les décisions collectives prises au stade électoral ; autrement dit, l’identification définitive des intérêts communs est bien, dans les faits, en partie réservée à un petit nombre de personnes qualifiées. Pourtant ce qui vaut comme intérêt commun à tous ne devrait-il pas être défini par tous ? Plus précisément, peut-on considérer que les normes de la décision qui se dégagent au terme de procédures contestataires auxquelles tous les citoyens n’ont pas participé et sur lesquelles ils n’exercent même qu’un contrôle très lâche[53] correspondent véritablement à l’intérêt commun ? La démocratie de contestation que théorise Pettit accorde à la conception de l’intérêt général de hauts fonctionnaires, de juges ou d’experts dépolitisés et indépendants un primat sur la définition de l’intérêt commun qui se dégage du processus électoral et représentatif et, alors même que cette conception est elle-même discutable, ne prévoit pas de voie de recours contre son imposition. Or il semble qu’en permettant à des institutions politiques non élues et irresponsables devant les citoyens de s’opposer aux décisions et actions collectives au nom d’une conception particulière, potentiellement controversée, de l’intérêt commun, et en privant les citoyens des moyens d’exercer un contrôle populaire effectif sur ces instances, on risque bel et bien de reconduire une forme de domination d’État.

Ces diverses objections laissent transparaître que certaines des institutions décrites par Pettit, et dont la plupart existent déjà dans les démocraties contemporaines ou au-dessus d’elles au niveau international, contestent la démocratie plutôt qu’elles n’organisent une démocratie de contestation. Les formes particulières de contestation que décrit Pettit, si elles sont effectivement destinées à faire de la démocratie un bon gouvernement, exclusivement dédié à la poursuite de l’intérêt commun, ne sont pas nécessairement démocratiques dans leur origine ni dans leur visée. Généralement non élues et irresponsables devant les citoyens et les représentants qui les désignent, les autorités en question semblent plutôt avoir pour effet de contester les ressources démocratiques à la disposition des individus, en encadrant et limitant leur participation égale à la décision collective, et en rognant sur les prérogatives politiques des parlements. Ce n’est donc plus seulement que la démocratie est critique d’elle-même : les forces critiques qui la travaillent sont d’inspiration judiciaire et technocratique bien plus que démocratique, et témoignent d’un profond scepticisme quant à la capacité des institutions démocratiques traditionnelles à assurer un bon gouvernement. Ni populaire ni électorale, l’autorité de ces institutions provient d’une autre source : la compétence ou l’expertise démontrée par leurs membres dans le domaine particulier que la décision concerne, et qui justifient l’indépendance et la marge de manoeuvre dont elles jouissent. La compétence ou l’expertise se substitue ici en grande partie à la désignation démocratique comme facteur de légitimation[54] : c’est la qualité des décisions, non la souveraineté populaire, qui les rend acceptables, y compris (c’est tout le paradoxe) aux yeux des démocraties. L’originalité de cette forme de défiance à l’endroit des institutions et des procédures démocratiques tient en effet à ce qu’elle ne s’exprime pas comme une condamnation extérieure, mais qu’elle opère au contraire de l’intérieur des démocraties, mettant en place au sein des régimes démocratiques un ensemble d’institutions et de mécanismes non démocratiques, mais dont la justification première est qu’ils permettent de perfectionner les décisions démocratiques et, par là, supposément, de renforcer la démocratie. Or, comme le fait remarquer Jeremy Waldron à propos du contrôle de constitutionnalité des lois par les cours constitutionnelles, donner le droit de contester la volonté populaire à un corps non élu, et irresponsable devant les citoyens, constitue toujours une perte pour la démocratie[55], quel que soit le degré d’information, de technicité ou d’excellence morale de la décision qui en résulte.

Sous couvert d’oeuvrer à l’amélioration de ses performances et à la bonification de ses décisions donc, c’est à un recul de l’exercice de la souveraineté et du contrôle populaires que participent certaines des instances spécifiques de contestation que nous venons de passer en revue. Elles partagent en cela le même travers que les procédures de la « démocratie épistémique » qui, poussée à ses dernières conséquences, justifie qu’on accroisse la qualité des décisions démocratiques au prix de la démocratie même. Sans remettre nécessairement en cause le principe des institutions contestataires, il doit être possible de questionner et de repenser les fondements démocratiques de leur autorité, afin de rétablir la légitimité de leur travail de contestation sur des raisons proprement démocratiques, et non plus seulement « épistémiques » ou technocratiques.

3. De l’expertise à l’autorité politique

L’analyse des formes institutionnelles que prend la contestation politique en démocratie a montré que les procédures et les motivations qui président à cette contestation peuvent dans un certain nombre de cas être de nature non ou faiblement démocratique. Nous voudrions ici formuler l’hypothèse que le régime mixte qui résulte de cette alliance entre institutions « démocratiques » et institutions « compétentes » se fonde en vérité sur une confusion entretenue entre l’autorité morale conférée par la compétence ou l’expertise et le pouvoir politique, que ces dernières ne suffisent jamais à établir. Si certaines autorités compétentes doivent exercer un contrôle sur les décisions publiques, alors nous devons recevoir l’assurance que l’action de ces autorités est elle-même soumise à notre contrôle.

Les analyses que David Estlund consacre au pouvoir politique des experts semblent au premier abord constituer un auxiliaire précieux pour notre propos. Partisan lui-même d’une justification épistémique « modeste[56] » de la démocratie en vertu de laquelle la légitimité du régime démocratique doit en partie être rapportée à ses bonnes performances épistémiques, Estlund s’efforce d’empêcher que l’on puisse brandir ce même argument épistémique pour justifier l’instauration d’un régime autoritaire produisant par hypothèse de meilleures lois qu’une démocratie. Il s’attache en particulier à contrer toute possibilité d’inférer, à partir de la justification épistémique de la démocratie, la légitimité d’une aristocratie compétente, qu’il appelle « épistocratie »[57]. La démarche d’Estlund est intéressante pour nous car, si son raisonnement s’avérait également valable à l’intérieur du régime démocratique, celui-ci nous permettrait d’invalider les tentatives qui y ont cours d’améliorer la qualité des décisions collectives par des moyens non démocratiques.

La stratégie qu’Estlund met en place pour défendre la démocratie contre ceux qui voudraient instaurer un régime plus performant ou compétent ne consiste pas à tenter de démontrer que les décisions qui y sont prises sont absolument supérieures à celles de tout autre régime (en cela, la démocratie ne sera jamais le meilleur régime d’après Estlund), mais à faire valoir que toutes les méthodes qui pourraient prétendre produire de meilleures décisions politiques sont « trop controversées »[58] pour fonder la légitimité des lois qui en résulteraient. Estlund concentre sa réfutation sur le « sophisme expert/chef »[59] selon lequel l’autorité politique découle directement de la possession d’une expertise qui peut indifféremment être conçue comme de l’intelligence, des connaissances ou de la sagesse, mais dont la particularité est d’être distinctement politique et de porter sur ce qu’Estlund appelle la « vérité politique normative »[60]. Soucieux de maintenir l’idée que les procédures démocratiques tendent à favoriser de bonnes décisions politiques, Estlund n’entend bien sûr pas réfuter le sophisme en arguant que l’objet de l’expertise politique, la vérité politique normative, n’existe pas : il se trouve selon Estlund des décisions politiques meilleures et moins bonnes que d’autres, ce dont on peut juger en les référant à un critère de validité indépendant[61]. On peut même difficilement nier le fait, ajoute-t-il, que certaines personnes se montrent plus sages, savantes ou compétentes que d’autres dans le domaine des affaires politiques, et qu’elles disposent ainsi d’une connaissance de la vérité politique normative que les autres n’ont pas. Mais, de ce que certains savent mieux que d’autres ce qu’il faut faire pour assurer un bon gouvernement, il ne s’ensuit pas qu’ils aient un titre particulier à exercer le pouvoir politique. « Vous pouvez bien avoir raison, mais qu’est-ce qui fait de vous le chef ?[62] » : l’expertise politique ne justifie en aucun cas « l’autoritarisme épistémique[63] », la répartition du pouvoir politique en raison de la seule compétence.

Pour être légitime en effet, l’autorité politique doit être justifiée en des termes généralement acceptables ou qui résistent à toute objection « qualifiée[64] ». Sont exclues du domaine des objections qualifiées, nous dit Estlund, les considérations ouvertement racistes, misogynes, nazies, etc., ainsi que les arguments procédant d’une mauvaise foi calculée ; hors de là, une objection « fausse » fondée sur une appréhension erronée de la réalité politique ou sur une conviction morale critiquable demeure une objection « qualifiée » à l’exercice du pouvoir politique. Supposons qu’un certain système politique (le communisme ou la politique de laissez-faire économique, mettons) soit vrai ; selon le raisonnement d’Estlund, l’idée selon laquelle le communisme ou le laissez-faire n’est pas une option politique viable représente, quoique fausse, une objection qualifiée à l’ambition des communistes ou des libertariens d’utiliser les moyens coercitifs de l’État pour imposer ce système à l’ensemble des citoyens sans autre forme de procès. Pour le dire très simplement, une conviction politique n’a pas assez de sa vérité pour faire autorité : il faut encore qu’elle soit acceptable. Cette exigence d’acceptabilité vaut pour la conclusion du sophisme expert/chef comme pour toute proposition politique : or il n’est tout bonnement pas acceptable, affirme Estlund, que de l’expertise découle l’autorité ; par conséquent l’inférence n’est pas valable. Malgré sa simplicité, cette conclusion n’a rien d’évident. Après tout, il est admis que le professeur de mathématiques, une fois sa compétence dûment établie, n’a pas à témoigner de respect particulier pour les objections de ses élèves lorsque celles-ci s’appuient sur des croyances mathématiques fausses, et qu’il doit au contraire s’efforcer de leur inculquer et de leur faire reconnaître, sous forme de leçons et d’exercices, la vérité des théorèmes et propositions mathématiques. Pourquoi ne serait-il pas tout aussi acceptable que celui qui détient la vérité politique normative soit par là même autorisé à gouverner ? Estlund avance trois arguments distincts pour démontrer que ce qui vaut pour le professeur de mathématiques n’est pas transposable au niveau politique : l’argument de l’expertise controversée, celui des comparaisons blessantes, celui de l’impossible déférence enfin.

Le moyen le plus simple de réfuter le sophisme expert/chef consiste à souligner la nature controversée de « l’expertise » sur laquelle l’expert entend fonder son autorité politique. Estlund fait donc premièrement valoir que l’autorité des experts n’est pas acceptable, car leur qualité même d’experts est contestable[65]. Même si le savoir politique dont se réclament les experts est objectivement vrai et peut être connu de certains, il n’est pas reconnu par tous dans une communauté politique « marquée par une certaine diversité[66] », et des personnes qualifiées sont donc toujours susceptibles de mettre en doute son bien-fondé. Le désaccord est inévitable, parmi les personnes qualifiées, quant à ce qui constitue la vérité politique et ses critères ; par suite, la reconnaissance des experts, de leur qualification, est elle-même l’objet de controverses. Il semble s’agir là d’un principe de droit et non pas uniquement d’un constat de fait, même si l’argumentation d’Estlund manque de clarté sur ce point : les personnes qualifiées sont parfaitement en droit d’émettre des doutes quant à la compétence politique qu’allèguent les différents experts, fût-elle bien réelle. L’expertise de l’ingénieur nucléaire peut ainsi être contestée par les citoyens quand l’État doit décider de l’opportunité de l’enfouissement de ses déchets nucléaires. De façon générale, les experts ne sont pas d’après Estlund « suffisamment identifiables[67] » pour pouvoir légitimement prétendre exercer un pouvoir politique sur les autres, car il se trouvera toujours une personne qualifiée pour contester son expertise, ne pas « croire »[68] en celle-ci. Ceci ne revient pas, insiste Estlund, à mettre en cause l’objectivité de l’expertise politique ni à nier que certains sont capables de prendre de meilleures décisions politiques que d’autres : il est simplement impossible d’identifier sans conteste qui sont les experts politiques, et inacceptable, par conséquent, de fonder l’autorité politique sur une expertise à laquelle certains membres de la communauté politique opposent des objections.

Les deux arguments suivants déclinent ce premier raisonnement sur d’autres plans. Selon le deuxième argument, vouloir déduire le pouvoir de l’expertise politique et morale revient à établir des comparaisons blessantes ou désobligeantes entre les personnes[69], en mesurant notamment leur degré de sagesse et d’ignorance politique respectif, et en instituant ainsi entre elles une sorte de hiérarchie des intelligences. De telles comparaisons entre les intelligences sont assurées de ne pas passer le test de l’acceptabilité qui définit un pouvoir politique légitime, quoique ce qui fonde le rejet qualifié de ces comparaisons n’apparaisse pas clairement dans l’argumentation d’Estlund. Il affirme parfois qu’aucun critère acceptable de la sagesse politique n’existe qui permettrait de distinguer, entre les citoyens, lesquels sont les plus aptes à gouverner[70] ; on retombe ici sur le premier argument, selon lequel les experts politiques ne sont pas publiquement identifiables. Que les comparaisons ne soient pas seulement impossibles ou contestables, mais surtout « blessantes » suggère néanmoins que c’est peut-être avant tout sur le plan moral que ces comparaisons sont inacceptables. Il est moralement inadmissible de classer les membres d’une communauté politique en fonction de leur intelligence, car cela blesse ceux qui auront été nommément qualifiés d’ignorants ou d’incompétents dans leur orgueil et plus fondamentalement dans leur dignité. Selon cette deuxième lecture, c’est parce qu’elles induisent une mise en cause de l’égalité morale des membres de la communauté que de telles hiérarchisations constituent un fondement inacceptable de l’autorité politique.

Le dernier argument qu’avance Estlund pour réfuter le sophisme expert/chef est qu’il nous est impossible, en raison de la nature particulière des affaires morales et politiques, de déférer au jugement d’un tiers, eût-il 99,9 % de chances d’avoir raison. Tandis qu’il serait clairement « irresponsable », d’après Estlund[71], de refuser de nous rendre aux démonstrations d’un mathématicien ou d’un physicien, en revanche dans le domaine moral et politique, quel que soit le degré de fiabilité de l’expert, nous ne pouvons tout simplement pas renoncer à juger par nous-mêmes de ce qu’il convient de faire. Plus exactement, il ne peut nous être demandé de « ne plus croire » que notre parti est le bon (sortir du nucléaire, libéraliser les services publics) et de « déférer » à l’avis contraire de l’ingénieur nucléaire ou de l’administrateur pour la seule raison qu’il est expert et que nous ne le sommes pas. Là non plus, l’autorité morale ou savante ne peut pas obliger à l’obéissance politique.

Le grand intérêt de l’approche d’Estlund pour notre propos est qu’avec elle le concept de contestation redevient proprement démocratique. Plus précisément, en soumettant l’exercice du pouvoir démocratique à une condition d’acceptabilité, Estlund permet de penser la possibilité pour les citoyens de contester la prétention de certaines des instances que nous avons passées en revue, et notamment des corps indépendants qui tirent leur légitimité de la qualification de leurs membres, à surveiller et corriger les institutions majoritaires au nom de leur expertise supérieure. La réfutation du sophisme expert/chef semble fournir un argument puissant contre le développement, en démocratie, d’instances indépendantes au pouvoir contestataire incontrôlé : en s’appuyant sur elle, on peut établir que les conceptions de l’intérêt commun ou de la « vérité » politique dont ces instances se réclament doivent pouvoir elles aussi être interrogées, voire contestées par les citoyens ordinaires à qui elles prétendent s’imposer et que c’est ce mouvement de retour, ce contrôle de la parole des experts par les citoyens, qui atteste du caractère démocratique du régime.

L’ennui est que le raisonnement d’Estlund s’expose à plusieurs objections, à commencer par celle de la circularité : rien ne justifie, si ce n’est une pétition de principe en faveur de la démocratie, que la légitimité du pouvoir dérive de son acceptabilité, et il y a tout à parier que l’expert prétendant gouverner considère au contraire la sagesse ou l’expertise politique comme la seule condition de légitimité qui vaille. En d’autres termes, le critère d’acceptabilité étant en soi démocratique, il n’est pas étonnant qu’il permette de disqualifier l’aristocratie compétente et de justifier la démocratie[72]. Cette difficulté n’en est cependant pas une pour nous, qui ne cherchons pas comme Estlund à fonder la démocratie, mais qui entendons partir d’un cadre démocratique acquis pour interroger, à l’intérieur de ce cadre, la légitimité de certaines instances expertes. La question qui s’impose à nous est plutôt celle de l’exclusivité de la condition de légitimité politique : est-il envisageable qu’en démocratie certaines institutions obéissent à un impératif d’acceptabilité quand d’autres relèvent d’un critère « épistémique » de légitimité ? Pour répondre à cette question, il faut comprendre par quels autres aspects la démonstration d’Estlund pèche. Nous avons vu que sa stratégie ne consiste pas à nier qu’il existe une classe de citoyens ayant une connaissance supérieure des principes de la bonne décision politique : alors même qu’il pourrait se contenter d’affirmer, sans nuire à sa défense épistémique de la démocratie, que la sagesse politique est également distribuée entre les citoyens, Estlund maintient qu’on peut « difficilement nier », et même qu’« il est certain qu’existent des sous-groupes de citoyens dont les membres sont plus sages que le groupe dans son ensemble[73] ». Mais comment peut-il soutenir d’un côté que l’existence d’experts ou de différences significatives de sagesse politique entre les individus est incontestable, et déclarer dans le même temps que ces experts ne sont pas nommément « identifiables », ni ces différences assignables sans controverse dans les cas particuliers ? Il y a ici une contradiction : si on peut difficilement nier qu’il existe des experts politiques dans la société, alors on doit pouvoir les désigner de façon relativement consensuelle[74]. C’est d’ailleurs une définition sociologique possible de l’expert, comme étant celui que la société crédite (à tort ou à raison) d’une expertise en raison de sa profession, de son expérience ou de son rôle social[75]. En ce sens l’expertise n’est jamais une pure compétence ; elle est toujours indissociablement une réputation. On peut ainsi opposer un certain démenti empirique à l’argument d’Estlund : contrairement à ce qu’il suppose, des figures particulières d’universitaires, de juristes, de médecins, d’ingénieurs, d’intellectuels ou même de communicants émergent, à différents niveaux de la société, comme des « experts » reconnus dans leur domaine, dont l’avis est sollicité à ce titre par le pouvoir politique.

Il convient cependant de distinguer ici entre les différentes catégories d’« expertise » plus nettement que ne le fait Estlund. Ce qui est à l’évidence contestable, c’est la prétention de certains (comme les responsables religieux, pour reprendre l’exemple récurrent d’Estlund) à s’ériger en experts « moraux », plus capables que les autres de prendre les décisions moralement bonnes pour la communauté politique ; en ce cas effectivement, l’identité des experts est sujette à controverse dans une société sécularisée, et il est naturel de ne pas vouloir « croire » en la parole de l’expert ni renoncer à notre propre jugement. Au-delà, c’est l’idée même qu’il existerait, comme le soutient Estlund, des gradations de compétence morale entre les citoyens qui paraît irrecevable : comment admettre, dans un régime démocratique fondé sur la reconnaissance de l’égalité morale et politique des personnes, que certaines seraient qualifiées à émettre des jugements moraux et d’autres pas ? Dans cette acceptation « morale » donc, l’expertise politique n’existe pas. En revanche, on peut considérer que l’expertise technique d’un économiste ou d’un ingénieur nucléaire n’est pas susceptible d’être contestée au même degré, ni pour les mêmes raisons, que l’expertise morale dont se prévaut un théologien lorsqu’il s’agit d’évaluer la qualité d’une décision politique. Or c’est précisément à ce second type d’experts, plutôt qu’à d’hypothétiques experts en moralité, que les démocraties font appel pour bien se gouverner. Certes, il est possible de contester à un comité d’experts ou à une agence de régulation l’objectivité de son expertise, en faisant valoir qu’il n’y a jamais de connaissances ou de décisions purement « techniques », mais que s’y mêlent toujours des considérations de valeur et des prises de parti controversées et contestables[76]. Mais même dans l’hypothèse où certains types d’expertise « technique » seraient incontestables, l’inférence de l’expertise à l’autorité deviendrait-elle pour autant valide ? Il est manifeste que non et que ce n’est donc pas uniquement ni essentiellement la nature contestable de l’expertise qui interdit d’établir sur elle l’autorité politique. Si nous sommes fondés à disputer aux économistes ou aux ingénieurs le pouvoir de décider pour nous en matière de politique économique ou nucléaire, c’est que d’une part, nous faisons la différence entre la maîtrise technique d’un objet particulier et la capacité à prendre de bonnes décisions politiques (où des enjeux plus généraux et non exclusivement techniques entrent en ligne de compte), et que d’autre part nous revendiquons un droit de regard sur les décisions qui nous engagent collectivement.

En d’autres termes, ce n’est pas tant ou pas seulement l’expertise des individus que nous devons contester que leur autorité politique, quand celle-ci n’a pas d’autre fondement. L’expertise ne donne pas de titre particulier à gouverner ou décider des affaires communes en démocratie. La démonstration d’Estlund se trompe donc en partie de cible, mais elle repose malgré tout sur une intuition fondamentalement juste : « Vous avez peut-être raison, mais qui vous a fait chef ? » est une question que l’on peut légitimement opposer à toute personne pensant qu’une compétence substantielle peut se substituer à l’autorisation procédurale dans l’exercice du pouvoir démocratique. Par définition, la démocratie comme pouvoir collectif de contrôle et réalisation de l’égalité politique implique de récuser toute autorité fondée sur la seule compétence ; ce qui signifie que les instances de contrôle, de régulation et de surveillance dont nous avons mis en évidence l’effet contestataire ambigu s’exposeront elles-mêmes à une contestation démocratique légitime tant qu’elles ne seront pas soumises à un contrôle démocratique plus serré et plus direct que celui qui s’exerce sur elles à ce jour. Le travail de contestation et de surveillance ne peut donc décidément pas être intégralement confié à des institutions compétentes qu’on suppose dévouées à l’intérêt général, d’une part parce que la définition de l’intérêt général qui résulte de cette contestation n’est pas nécessairement la plus pertinente, d’autre part parce que, c’est lié, la compétence de ces instances ne les autorise pas à décider de façon définitive pour les citoyens quels sont leurs intérêts et leurs droits, en certains cas contre l’avis même de l’assemblée qu’ils élisent et qui les représente. Concrètement, ce contrôle peut se traduire par une modification et une diversification du mode de désignation et de sélection des membres des instances contre-majoritaires (par exemple, en remettant le choix d’un certain nombre de nominations au parlement, ou en encourageant la création d’assemblées « hybrides[77] », composées de professionnels et de représentants des citoyens élus ou désignés par le sort), par une restriction de la durée des postes, par l’exigence d’une responsabilité accrue des instances en question devant le parlement démocratiquement élu (sous la forme de missions encadrées et de reddition des comptes), par la réappropriation enfin de certaines fonctions et décisions, notamment en matière de droits constitutionnels, par le parlement[78]. En restreignant et en assortissant de conditions le droit de ces instances à prendre certaines décisions en lieu et place de la majorité élue, on en limite le caractère potentiellement anti-démocratique tout en préservant dans la mesure du possible leur fonction contestataire. Le passage en revue et la critique des décisions démocratiques contribuent d’autant plus au bon gouvernement démocratique que le pouvoir des instances chargées de cette surveillance est lui-même soumis à un contrôle démocratique plus étroit, et que leurs évaluations sont susceptibles en retour d’être contestées par les instances qu’elles prétendent superviser. À l’autorité définitive d’une instance compétente se substitue ainsi la perspective d’un dialogue institutionnel continu entre les instances élues et non élues qui jette les bases d’un équilibre des pouvoirs plus démocratique.