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Il y a quelques années, Dan Sperber et Deirdre Wilson ont défendu une théorie sur la nature de ce qu’on appelle souvent l’ironie verbale. On dit souvent que cette théorie est similaire à une autre, la théorie de la feintise (pretence), que je considère comme étant correcte et que j’ai défendue dans un article auquel Wilson a répondu[1]. Mon but ici est de clarifier les relations entre les deux théories et de considérer la réponse de Wilson à la lumière de cette clari­fication. Comme on peut s’y attendre, je conclurai que la théorie de la feintise est préférable à la théorie échoïque.

Commençons par un point préliminaire. Dans l’article en question, j’avais affirmé que la première exposition et la première justification détaillée de la théorie de la feintise était due à Herb Clark et Richard Gerrig en 1984[2]. Kevin Mulligan m’a indiqué qu’il existe une élaboration plus ancienne de ce point de vue par Rudolf Jancke dans le livre Das Wesen der Ironie de 1929[3].

1. La théorie échoïque

La meilleure façon d’explorer la théorie échoïque est d’utiliser une série de concepts emboîtés introduits par Sperber et Wilson et qui situent l’ironie dans un contexte communicatif et expressif plus large.

De leur point de vue, un énoncé est ironique lorsque, en premier lieu, il est plutôt interprétatif que descriptif, c’est-à-dire lorsque, au lieu d’être em­ployé pour représenter un état de choses actuel ou possible, il est employé pour représenter une autre représentation (par exemple, un énoncé possible ou actuel, ou une pensée) à laquelle il ressemble en ce qui concerne le contenu. Ainsi, dans :

  1. Certaines propositions sont des tautologies. Par exemple, un grand homme est un homme

    « un grand homme est un homme » est employé pour représenter la pensée ou la proposition qu’un grand homme est un homme, et non l’état de choses qui consiste en l’être homme des grands hommes. Or certains énoncés interprétatifs sont également attributifs, en ce que l’intention du locuteur est d’attribuer à quelqu’un la pensée en question, comme dans :

  2. Marie considéra l’idée : c’était inacceptable

    où l’intention évidente est d’attribuer à Marie la pensée que l’idée est inacceptable. Les usages échoïques sont des usages attributifs lorsque le locuteur manifeste une quelconque attitude envers la pensée attribuée. Cette attitude peut être positive, comme dans :

  3. A : Allons dîner
    B : Oui, allons dîner

Ou elle peut être négative, comme dans :

  1. A : Faisons cadeau de tout notre argent
    B : Oui, faisons cadeau de tout notre argent

    où il est aisé d’imaginer B parler avec « un ton de voix ironique », bien que ce ne soit pas essentiel à l’identification de ce cas comme étant un cas d’iro­nie. Ainsi, l’« ironie verbale » est un sous-type d’usage échoïque dans lequel le locuteur exprime une attitude dissociative envers un énoncé ou une pensée attribuée[4].

Les concepts emboîtés ici sont l’interprétatif, l’attributif et l’échoïque, et les extensions des derniers dans mon ordonnancement sont des sous-ensembles propres des premiers. Notez toutefois qu’on peut donner une définition plus large de l’échoïque : on pourrait définir les énoncés échoïques comme étant des énoncés interprétatifs qui, attributifs ou non, expriment une attitude envers celle des pensées de quelqu’un dont l’énoncé est une interprétation. Après tout, je peux parfaitement bien exprimer une attitude d’approbation, disons, face à la pensée qu’on devrait me donner un million de dollars, sans pour cela que je doive faire écho en même temps à la possession de cette pensée par quiconque. Dans ce cas, les concepts d’attributif et d’échoïque auraient des extensions qui seraient à l’intersection des sous-ensembles de l’extension du concept d’interprétatif, sans qu’aucun d’eux ne soit un sous-ensemble de l’autre. Nous ferions alors face au problème simplement terminologique selon lequel « échoïque » est une étiquette trompeuse, parce que cela n’impliquerait nullement que nous faisons écho à la pensée ou au discours de quelqu’un lorsque nous exprimons une attitude face à la pensée en question. Mais nous pourrions alors simplement caractériser le concept d’une autre manière : « évalua­tif » serait une caractérisation raisonnable.

Je fais cette remarque pour la raison suivante : étant donné la façon avec laquelle Sperber et Wilson définissent leurs termes, ils sont contraints — et semblent même heureux — de dire que tous les énoncés ironiques, étant échoïques dans leur sens, sont automatiquement attributifs. C’est-à-dire que lorsque quelqu’un parle ironiquement, il ou elle exprime à la fois de l’hostilité envers une pensée, et il ou elle attribue cette pensée à quelqu’un. Mais ce n’est certainement pas ainsi. Wilson offre un autre exemple d’ironie : après une réunion désastreuse, Marie dit :

  1. Ça c’est bien passé.

Wilson affirme : « L’énoncé de Marie [...] peut être compris comme faisant écho à ses anciens espoirs ou à ses premières attentes, ou au réconfort offert par ses amis selon lequel que la réunion se passerait bien, afin de montrer qu’elle les considère maintenant comme étant ridiculement trop optimistes ou mal fondés[5]. » Et il peut en être ainsi ; mais Marie aurait pu également penser tout comme ses amis que la réunion se passerait mal, sans que cela n’ébranle l’ironie de sa remarque suivant la réunion.

Or Sperber et Wilson sont d’accord sur le fait que l’ironie ne requiert pas de l’ironiste qu’il fasse écho au discours ou à la pensée de quelqu’un en particulier ; il est suffisant que l’attribution soit faite à un certain type de personne ou à la « sagesse populaire »[6]. En ce qui concerne le cas où l’ironiste affirme :

  1. Alors que je m’approchais de la banque peu avant la fermeture, l’employé me ferma obligeamment la porte au nez.

Wilson affirme que

le mot obligeamment peut être vu comme faisant écho ironiquement aux attentes que nous avons lorsque nous choisissons une banque, aux déclarations d’obligeance et de considération que font souvent les banques dans leurs publicités, ou encore à la norme plus générale selon laquelle les gens doivent se comporter de manière obligeante les uns envers les autres, règle largement répandue à laquelle on a clairement dérogé dans cet exemple particulier[7].

Il y a ici une quantité de suggestions plutôt différentes à propos de ce à quoi on fait écho. La première, selon laquelle ce à quoi on fait écho est notre attente que les banques seront obligeantes, n’est pas toujours juste, puisque nous pouvons avoir des attentes très minimales sur le degré d’obligeance des banques, et cela sans ébranler l’ironie de (6). La seconde suggestion, selon laquelle ce à quoi on fait écho est l’affirmation — peut-être seulement implicite dans ce que les banques disent à propos d’elles-mêmes — que les banques et leurs employés sont obligeants, n’est manifestement pas toujours juste ; dans une humeur ironique, ou après certaines négociations avec un régime dictatorial et sournois que personne, pas même ses propres représentants, ne qualifierait d’« accueillant », je pourrais dire :

  1. Lorsque je suis arrivé au pays, j’ai été déporté par les accueillants fonctionnaires de l’immigration.

Qu’en est-il finalement de la suggestion que ce à quoi on fait écho est une « norme générale selon laquelle les gens devraient se comporter de manière obligeante les uns envers les autres » ? Deux points concernant cette suggestion : premièrement, il n’est pas évident qu’une remarque comme celle de (8) plus bas pourrait être ironique. Supposons qu’on demande à Marie, qui est la personne la plus gentille, la plus conciliante et la plus généreuse qu’on puisse imaginer, de présider la réunion. Alors qu’elle s’avance vers vous, elle dit ironiquement :

  1. Des têtes sont sur le point de tomber.

Personne, et certainement pas Marie, n’a sérieusement dit ou pensé qu’elle adopterait une attitude vengeresse lors de la réunion. Y a-t-il, peut-être dans la sagesse populaire, une certaine attente générale que les réunions sont généralement menées de manière vengeresse et frondeuse ? Certainement pas, bien que nous reconnaissions que c’est parfois le cas. À quelle « norme générale » pourrait-on bien faire écho ici ? Si l’on prend indice dans ce que dit Wilson du cas de l’employé de banque, ce serait quelque chose comme « les présidents de réunion doivent mener les affaires de manière vengeresse et frondeuse », et cela n’est certainement pas une norme.

Mon deuxième point est le suivant : selon Sperber et Wilson, les énoncés ironiques sont des énoncés échoïques dans lesquels on exprime une attitude négative envers la pensée à laquelle on fait écho[8]. Mais si ce à quoi on a fait écho dans (6) est, comme le suggère Wilson, la « norme générale selon laquelle les gens devraient se comporter de manière obligeante les uns envers les autres », alors la locutrice ironique devrait parler de manière à se dissocier de cette norme. Mais ce n’est certainement pas ce que nous supposerions dans le cas de (6).

Ainsi, ma suggestion conciliante est que Sperber et Wilson feraient mieux de laisser tomber la condition selon laquelle les énoncés ironiques doivent être échoïques dans leur sens du terme — c’est-à-dire dans le sens que ce qui est échoïque est un sous-ensemble de ce qui est attributif. Et ce serait à peu près dans l’esprit de leur programme que de dire plutôt que les énoncés ironiques sont des énoncés interprétatifs qui peuvent ou non être attributifs, mais qui expriment une attitude dissociative envers ce dont ils sont des interprétations.

2. La théorie de la feintise

J’ai toutefois une suggestion moins conciliante. Il y a une meilleure théorie à choisir : la théorie de la feintise. En quoi cette théorie diffère-t-elle de la théorie échoïque ? D’abord et avant tout, et contrairement à la théorie échoïque, la théorie de la feintise affirme que l’ironie implique la feintise. L’ironiste n’affirme pas sérieusement les mots qu’il ou elle énonce et, plus généralement — peu importe ce qu’il ou elle dit ou fait —, ne fait pas ce que, normalement, on attendrait qu’il ou elle fasse dans ce contexte. L’ironiste qui affirme « la réunion s’est bien passée » ou « as-tu enfin gagné le prix Nobel ? », ou qui se prosterne en face d’une idole dans un geste de fausse dévotion, n’affirme pas que la réunion s’est bien passée ni ne vous demande si vous avez gagné le prix Nobel et n’est pas non plus en train d’adorer une idole. Il ou elle fait semblant de faire ces choses, et, dans ce processus, exprime quelque chose à propos d’un certain point de vue ou d’une attitude[9].

Ainsi, le théoricien de la feintise affirme qu’il y a toujours un élément de feintise dans l’ironie — ce que le théoricien échoïque nie, bien qu’il n’ait pas besoin de nier qu’il y en a parfois un. La théorie de la feintise est-elle seulement la théorie échoïque jumelée à l’idée de feintise ? J’ai déjà suggéré que la théorie échoïque telle que l’ont formulée Sperber et Wilson est déficiente et qu’il serait mieux de laisser tomber la clause requérant que la pensée interprétée soit aussi attribuée. Bien sûr, la théorie de la feintise n’est pas tenue de soutenir l’idée selon laquelle, lorsqu’un locuteur parle ironiquement, il ou elle se dissocie d’une pensée qui a été sérieusement affirmée ou jugée, ou qui cons­ti­­tue une attente de la communauté ou une norme.

Mais la théorie de la feintise est-elle à ce point proche de la conception de Sperber et Wilson qu’elle serait prête à affirmer qu’un énoncé feint est (nous utilisons leur terminologie) interprétatif plutôt que descriptif ? C’est une ques­tion difficile, mais je suis plutôt porté à dire que non. D’abord, rappelons-nous la signification que Sperber et Wilson donnent à ces expressions :

Un énoncé est employé de manière descriptive lorsqu’il est employé pour représenter un état de choses actuel ou possible ; il est employé de manière interprétative lorsqu’il est employé pour représenter une autre représentation (par exemple, un énoncé ou une pensée possible ou actuelle) à laquelle il ressemble au niveau du contenu[10].

La question est alors de savoir si, dans un exemple d’ironie familier comme celui-ci :

  1. A (à B, qui lui a joué un mauvais tour ) : Tu es un excellent ami

      l’énoncé représente l’état de choses actuel ou possible de B étant un excellent ami de A, ou encore il représente la pensée que B est un excellent ami de A[11]. Si nous adoptons le point de vue selon lequel l’ironie est une feintise, comme je le fais, je ne vois pas pourquoi nous devrions choisir la dernière de ces deux options. Ce que nous devrions dire, c’est que A fait semblant de faire quelque chose avec la phrase « tu es un excellent ami », à savoir l’affirmer et ainsi représenter un certain état de choses, nommément celui que B est un excellent ami de A, comme étant vrai. Je ne peux voir dans quelle mesure nous avons gagné quelque chose qui ait une valeur explicative en disant, en plus de cela, que A utilise actuellement la phrase pour représenter la pensée que B est un excellent ami de A. En effet, cela me semble tout simplement faux que d’affirmer cela. Une façon de le concevoir serait d’adopter une idée de Kendall Walton et de considérer les phrases employées dans des énoncés ironiques comme des supports lorsqu’on joue à faire semblant. Exactement comme quelqu’un qui utiliserait une véritable épée dans un combat d’épée feint, on peut utiliser une phrase réelle (« tu es un excellent ami ») dans la feintise ironique pour communiquer à quelqu’un qu’il est un de vos excellents amis. Évidemment, nous utilisons des occurrences (tokens) de phrases dans d’autres formes non ironiques de feintise. Supposons que nous jouions aux pirates. Sur mon chapeau de pirate, j’écris « je suis le capitaine », afin de vous rappeler d’obéir à mes instructions. Or cette occurrence de phrase n’indique pas, comme elle pourrait le faire dans un autre contexte, que j’ai une autorité véritable sur vous ; ce n’est qu’une partie de la feintise. Mais nous ne sommes pas tentés de dire ici que j’emploie « je suis le capitaine » de manière interprétative, et que cela représente non pas l’état de choses actuel ou possible selon lequel je suis le capitaine, mais plutôt la pensée que je suis le capitaine (ou une autre pensée qui y est reliée de manière pertinente). En général, les énoncés employés de manière feinte ne sont pas interprétatifs, et je ne vois pas pourquoi ils devraient être considérés comme tels dans ces cas particuliers de feintise que nous appelons les cas ironiques.

Bien entendu, rien de cela ne sera attrayant pour un défenseur de la théorie échoïque parce qu’il ou elle niera depuis le début que l’ironie doit être feinte. Le point que je défends ici n’est pas destiné à persuader quiconque de la vérité de la théorie de la feintise, mais plutôt à indiquer à quel point cette théorie est différente de la théorie échoïque.

Cela a une certaine pertinence pour la critique qu’offre Wilson de la théorie de la feintise appliquée à l’ironie, à savoir qu’il s’agit de la théorie échoïque plus quelque chose d’autre ou, dit autrement, que l’ironiste commet une feintise. Elle affirme : « Afin d’expliquer des cas majeurs d’ironie [...], les explications basées sur la feintise doivent être enrichies par quelque chose comme le concept d’usage échoïque : elles ne sont pas une alternative à l’explication échoïque mais plutôt des extensions de cette dernière[12]. »

Or, de mon point de vue, ce n’est pas le cas parce que, comme nous l’avons vu, je nie que l’ironie est essentiellement échoïque, et cela parce que je nie qu’elle est essentiellement interprétative et que, selon la théorie Sperber-Wilson, ce qui est échoïque est vraiment contenu à l’intérieur de ce qui est interprétatif. Je crois aussi que plusieurs personnes, y compris Wilson, ont tort lorsqu’elles affirment que la théorie échoïque et la théorie de la feintise sont très semblables ; elles ne le sont pas du tout.

Wilson a, en liaison étroite avec celle-ci, fait une autre erreur, que j’ai déjà identifiée dans l’article cité précédemment. Puisqu’elle a répondu à cette critique, je pense qu’il vaut la peine de passer ici cet argument en revue.

Selon la théorie échoïque, les deux échanges suivants sont à prendre exactement au même niveau, sauf dans la mesure où le premier implique un usage échoïque qui exprime une attitude positive envers une pensée, alors que le second exprime une attitude négative :

  1. a) Pierre : C’est une journée magnifique pour un pique-nique [Ils partent pique-niquer et le soleil brille]
    b) Marie : En effet, c’est une journée magnifique pour un pique-nique

  1. a) Pierre : C’est une journée magnifique pour un pique-nique [Ils partent pique-niquer et il pleut]
    b) Marie : En effet, c’est une journée magnifique pour un pique-nique

Comme Wilson l’expose, « la seule différence entre (10b) et (11b) est dans le type d’attitude exprimée[13] ». Mais pour les théoriciens de la feintise, cela ne peut être juste. Pour un théoricien de la feintise, (11b) est un énoncé parasitaire sur la possibilité d’énoncés de la sorte de (10b). Dans (11b), Marie fait semblant de faire ce qu’elle fait vraiment dans (10b). Et j’ai en effet déjà affirmé ailleurs qu’il est possible de révéler une différence entre (10) et (11), laquelle est plus profonde que celle permise par Sperber et Wilson, compte tenu de la façon dont ces deux conversations pourraient être poursuivies. Dans le cas de (11), si Pierre répondait par :

  1. Oui, je suis si content que nous ayons décidé de venir

      ce serait naturellement vu comme une élaboration imaginative de la feintise de Marie dans (11b) ; il serait très naturel de dire, en surprenant la conver­sation, que Marie et Pierre étaient en train de jouer à faire semblant — de feindre, en d’autres termes —, jeu dans lequel ils se félicitent l’un et l’autre de la planification du pique-nique. Si Pierre avait dit exactement la même chose à la suite de (10), il n’y aurait aucune motivation à voir dans son effort d’élabo­ration imaginative d’un jeu. Cela pourrait être compris seulement comme un accord sérieux avec le (10b) de Marie. Dans (11), mais non pas dans (10), Marie a entamé une feintise que Pierre pourrait décider ou non de poursuivre. Et quiconque lisant (11) suivi de (12) à qui on pose la question « à quel endroit a commencé la feintise ? » répondrait certainement qu’elle a commencé à (11b), et non à (12).

Wilson répond de la manière suivante : « Même les témoignages expli­cites de discours ou de pensée, qui constituent clairement d’authentiques assertions, peuvent être employés avec des accents ironiques qu’un interlocuteur peut reprendre et auxquels il peut répondre de la même manière[14]. » Elle donne l’exemple de Pierre qui, ayant été humilié au tennis, affirme sérieusement : J’ai presque gagné. Marie se tourne vers son amie et affirme, sur un ton ironique : « Il dit qu’il a presque gagné », à quoi son amie, reprenant l’ironie avec enthou­siasme, dit : « Oui, il s’en est fallu de peu. » Wilson conclut que « ce sont là des cas authentiques d’ironie, comme le ton de voix ironique du locuteur le met en évidence. Aucun des locuteurs ne feint un comportement : dans les interprétations que je considère, les seules ressemblances pertinentes sont dans le contenu et non dans la forme[15] ».

Je ne suis pas certain ici de comprendre le point de Wilson. Il semble être le suivant : une assertion sérieuse à propos de ce que quelqu’un a dit peut être en même temps ironique, ou avoir au moins des éléments d’ironie, et elle peut fournir à d’autres une invitation à entamer un discours plus évidemment ou plus complètement ironique. Je ne suis pas en désaccord ; mais comment cela est-il censé ébranler mon affirmation selon laquelle l’ajout de (12) révèle une feintise dans (11) qui est absente dans (10) ?

Dans son article Wilson avance, contre la théorie de la feintise, un autre argument auquel je dois répondre. Selon cet argument, il y aurait une sorte d’ironie qui implique la feintise, mais cela ne serait aucunement le cas habituel.

Le type d’ironie qui implique la feintise, dit-elle, est celui qu’on décrit parfois dans la littérature comme étant de « l’ironie d’imitation » [...] où le locuteur (ou l’auteur) incarne un personnage afin de critiquer les gens qui parlent ou pensent de manière semblable ou dans le but de s’en moquer. Les exemples les plus connus sont A Modest Proposal de Swift et The Shortest Way with Dissenters de Defoe, tous deux conçus comme des satires des conceptions politiques de l’époque[16].

Toutefois, la conception défendue par Wilson de ce qui est nécessaire pour entamer une feintise est certainement trop exigeante. Swift et Defoe ont entamé des feintises de forme très spéciale : soutenues, réfléchies de manière très consciente, avec une structure articulée visant à accommoder une quantité de points complexes. En cours de processus, les personnages qu’ils incarnent atteignent une harmonieuse ampleur se rapprochant de celle de personnages joués sur scène. La feintise n’a pas du tout à prendre cette forme. Quelqu’un peut s’engager dans une feintise tout à fait passagère et impromptue, mimant une personnalité à peine différente de la sienne ; il peut même jouer son propre rôle, comme toute personne ironique à propos de son propre comportement ou de son apparence. L’ironiste qui réplique simplement, comme dans (10), « tu es un excellent ami », peut être compris comme jouant le rôle de la personne plus crédule qu’il était auparavant, quelqu’un qui pense — de manière risible, en fin de compte — que B est vraiment un excellent ami. Et en jouant ce rôle miniature, il montre à l’audience — et avec un peu de chance, aussi à B — à quel point ce serait risible, dans les circonstances, de vraiment penser cela, de vraiment adopter la perspective que A fait semblant d’adopter.

Wilson affirme que le point de vue de Swift et de Defoe est d’« adopter un personnage de façon à critiquer ou se moquer de ceux qui parlent ou pensent de manière similaire[17] ». Je ne pense pas que nous ferons violence à cette concep­tion si nous disons que Swift et Defoe font semblant d’avoir une perspective manifestement déficiente sur le monde de manière à critiquer précisément cette perspective, ou ceux qui l’adoptent. Par contre, sous un certain aspect, le point de vue est une simplification. Swift et Defoe feignent une version exagérée de la perspective qu’ils critiquent vraiment, bien que l’ironie de Swift soit la plus exagérée et, pourrait-on dire, la moins effective ; les conservateurs ont été très mal à l’aise en croyant d’abord que Defoe voulait vraiment dire ce qu’il avait dit sur la manière dont les dissidents devraient être traités, indice du fait que le point de vue qu’il avait exposé n’était pas très différent du point de vue véritable des conservateurs anglicans. Même en tenant compte de l’exagération, nous pouvons dire que Swift et Defoe font semblant d’adopter une perspective, ou une cari­cature de cette dernière, de manière à critiquer précisément cette perspective.

Il vaut la peine d’indiquer que ce ne sont pas tous les cas d’ironie qui sont ainsi. Supposons que mes adolescents accumulent d’énormes factures téléphoniques et que je leur dise que j’espère qu’ils vont nous permettre de gagner le prix du consommateur de l’année de la BT[18]. Cette pointe d’ironie implique que je fais semblant d’adopter une perspective absurde selon laquelle c’est mon ambition que d’être le client de l’année de la BT. Mais la cible de mon ironie n’est pas ce point de vue déficient ; c’est plutôt l’usage extravagant du téléphone par mes enfants. Afin de simplement nommer ces deux types d’ironie, je parlerai d’ironie réflexive et irréflexive ; l’ironie de Swift et de Defoe est une ironie réflexive, alors que celle sur la BT est une ironie irréflexive. Il y a une suggestion dans les mots que Wilson emploie — je doute que ce soit intentionnel — selon laquelle nous identifierions un épisode d’ironie comme étant de la feintise seulement si elle est du type réflexif illustré par Swift et Defoe. Mais cela ne peut être juste. Nous pouvons imaginer que des épisodes d’énoncés ironiques sont soutenus, nuancés et développés, comme le sont mani­festement les incarnations des personnages de Swift et Defoe, sans qu’ils doivent pour cela être du type réflexif.

3. Ironie et moquerie (sneering)

Mon dernier point est qu’il y a un phénomène dont la théorie échoïque ne peut rendre compte convenablement : elle prédit que des cas de ce genre devraient être identifiés comme ironiques alors que, dans les faits, ils ne le sont pas. Comparons cette conversation ironique :

  1. Pierre : Je crois que nous devrions devenir végétariens.
    Marie (sur un ton exagérément enthousiaste) : Nous devrions devenir végétariens !

      avec celle-ci :

  1. Pierre : Je crois que nous devrions devenir végétariens.
    Marie (sur un ton plat et moqueur) : Nous devrions devenir végétariens.

Dans les deux cas, Marie exprime le rejet de quelque chose dit par Pierre, et elle le fait en prononçant exactement les mêmes mots que Pierre. Dans les termes de Sperber et Wilson, et selon leur analyse, les deux cas sont des énoncés à la fois interprétatifs, attributifs et échoïques qui expriment une attitude négative. Mais un seul des énoncés (13) est authentiquement ironique (même s’il ne serait pas toujours aussi facile que dans ce cas de dire dans laquelle des deux catégories, l’ironie ou le rejet moqueur, tombe un exemple donné). Le théoricien de la feintise peut expliquer cela, car dans (14), il est clair que Marie n’entame aucune feintise consistant à approuver ce que Pierre a dit. Effectivement, le théoricien de la feintise peut expliquer pourquoi les gens, dans des situations comme celle de (14), ont tendance à adopter un ton plat et moqueur : de la sorte, ils font comprendre du mieux qu’ils peuvent (et ici, il y a toujours une possibilité de malentendu) qu’ils manifestent leur rejet de la proposition en question, et qu’ainsi on ne devrait pas croire qu’ils entament quelque feintise que ce soit consistant à l’accepter[19].