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Formation, carrière et projet

Mario Bunge est né à Buenos Aires, en 1919, d’une infirmière allemande et d’un médecin argentin. Très tôt, son père l’a incité à devenir un « citoyen du monde » et à s’initier à la littérature dans six langues différentes : espagnol, anglais, français, italien, allemand et latin. Il en a gardé une attitude critique envers les limitations mono-linguistiques de la plupart des universitaires américains : tout ce qu’ils citent est en anglais, même si les traductions disponibles sont notoirement peu fiables. Les conversations à la maison des Bunge étaient stimulantes et diversifiées, portant sur la politique, la sociologie, la médecine, la littérature. Il s’est intéressé ainsi dès son adolescence à plusieurs disciplines, et plus particulièrement à la physique, à la philosophie et à la psychanalyse. En 1938, il fut admis à la Universidad Nacional de La Plata, où il étudia la physique et les mathématiques. Peu de temps après, il fonda une école pour travailleurs, qui devaient suivre les cours de sciences élémentaires, d’histoire et d’économie politique après leur journée de travail. L’école fut fermée cinq ans plus tard par le gouvernement (l’Argentine a appuyé le fascisme d’Hitler), et il reste convaincu que, n’eût été de son départ du pays en 1963, il aurait été tué en raison de ses positions socialistes (il fut d’ailleurs emprisonné plusieurs mois pour avoir « soutenu une grève illégale »).

Parallèlement à ses études en physique, Bunge a étudié la philosophie moderne en autodidacte. Il lance en 1944 la revue philosophique Minerva, qui paraît le temps de six numéros. En 1943, il commence l’étude de la physique atomique sous la direction de Guido Beck (1903-1988), un réfugié autrichien et ex-assistant de Werner Heisenberg (1901-1976). Il obtient son doctorat en 1952 avec une thèse sur la cinématique de l’électron relativiste. En 1956, il est nommé professeur de physique théorique à l’Université de Buenos Aires et à l’Université de La Plata. Il obtient l’année suivante la chaire de philosophie des sciences à l’Université de Buenos Aires et se consacre par la suite à la philosophie. Il enseigne la physique et la philosophie lors de nominations de courte durée aux États-Unis dans les années 60 (Pennsylvanie, Texas, Delaware). Bien que Yale ait des velléités d’embaucher les Bunge (sa femme est mathématicienne), ceux-ci refusent en raison de l’appui massif que reçoit, de la part des universitaires américains, la guerre du Vietnam, qu’ils jugent « immorale ». Il est, depuis 1966, le Frothingham Professor of Logic and Metaphysics au département de philosophie à l’Université McGill. Il a pris sa retraite à l’automne dernier, alors qu’il atteignait ses 90 ans et il a depuis été nommé professeur émérite.

La production académique de Bunge est proprement impressionnante : il a écrit ou édité plus de cinquante livres et il a publié environ cinq cents articles scientifiques ou philosophiques. (En 2003, à 83 ans, il a publié dans le International Journal of Theoretical Physics, simplement pour s’assurer qu’il en était encore capable.) Parmi ses ouvrages figurent Causality : The Place of the Causal Principle in Modern Science (1959), Scientific Research (1967, 1998), Foundations of Physics (1967), Treatise on Basic Philosophy (8 volumes, 1974-1989), Foundations of Biophilosophy (avec Martin Mahner, 1997), Emergence and Convergence (2003), Chasing Reality (2006), Political Philosophy (2009). Bunge est le fondateur de la Society for Exact Philosophy ; il est membre de la Société royale du Canada et de l’American Association for the Advancement of Science ; et il détient dix-neuf doctorats honorifiques.

Bunge se réclame du projet des Lumières. Ce projet, qui prit naissance au xviie siècle et qui a fleuri au xviiie, est souvent associé, entre autres, aux noms de Voltaire, Lavoisier, Hume, Adam Smith, Benjamin Franklin et Thomas Jefferson. Il s’agit bien sûr d’un groupe hétérogène, mais les Lumières, selon lui, nous auraient donné les valeurs fondamentales de la vie civilisée contemporaine, telles que la confiance en la raison, la passion de la liberté de recherche et l’égalitarisme. Aujourd’hui encore, nous bénéficions, en outre, des valeurs de la laïcité, de la rationalité, de l’objectivité, des libertés individuelles et du progrès (à certains égards). En ce sens, nous en sommes tous les héritiers. En les caractérisant comme l’épanouissement de la liberté de créer, de débattre et de diffuser de nouvelles idées — comme l’illustre le cas paradigmatique de l’Encyclopédie — il n’est pas étonnant que « quiconque tente de déprécier les Lumières sous-estime la recherche libre » (Bunge, 2000, p. 231). Ce projet des Lumières en conditionne d’autres, comme le projet descriptif et critique des sciences, lequel est doublé d’un projet plus positif que négatif, c’est-à-dire qu’il ne se limite pas à réfuter des thèses, mais surtout, à en proposer. Cependant, les Lumières en tant que telles ne sont pas une panacée : elles ont échoué à prévenir les abus de l’industrialisation, elles ont insuffisamment insisté sur l’importance de la paix et exagéré l’individualisme (Bunge, 1994, p. 40).

La confiance que place Bunge en la raison l’oppose bien entendu aux constructivistes et aux relativistes contemporains. Il croit ainsi que la science fournit une connaissance du monde naturel et social, et que cette connaissance est la base solide pour des réformes sociales et politiques, et pour l’accomplissement personnel. En ce sens, l’objectivité (à ne pas confondre avec l’impartialité ou le désintéressement) est possible et désirable. Cela ne signifie pas que le scientifique soit infaillible, car, bien que le monde soit connaissable, ses connaissances restent approximatives, quoique chèrement acquises. Bunge adopte ainsi, en quelque sorte, un pseudo-rationalisme tel que le définit Popper (1962, p. 154), c’est-à-dire « l’attitude de l’homme de science qui sait que la vérité objective ne peut être atteinte qu’au prix de la coopération et de la confrontation des idées ». Le problème est évidemment de savoir que l’on sait, c’est-à-dire de savoir qu’on a la vérité : ma conviction, comme croyance très forte, ne garantit pas la vérité de ma croyance. Une loi peut correspondre fidèlement à la réalité, mais les conditions de vérité (absolue) ne sont pas invariablement reconnaissables. La corroboration répétée de cette loi ne fait que la rendre très probable, en d’autres mots « vérisimilaire » (pour reprendre le vocable de Popper) ou « plausible » (pour reprendre celui de Bunge). Déterminer les limites de la raison, c’est encore l’exercer. Et la possibilité de l’erreur n’impose pas le mutisme, mais la prudence.

Hyloréalisme scientifique

Cette proximité avec l’esprit des Lumières conditionne dans une large mesure les thèses de Bunge : réalisme, naturalisme, matérialisme, pseudo-rationalisme, émergentisme. Ces thèses, qui peuvent sembler à première vue incompatibles, sont synthétisées dans la doctrine que Bunge appelle l’hyloréalisme scientifique.

Bunge a donc hérité des Lumières son naturalisme, mais aussi son scientisme. D’abord, le naturalisme est la thèse stipulant que les hypothèses métaphysiques devraient être autant que possible dérivées des sciences. Il s’agit par conséquent d’une doctrine gnoséologique susceptible de favoriser certaines doctrines ontologiques. La question se pose toutefois de savoir si les hypothèses métaphysiques devraient carrément découler d’arguments scientifiques ou, plus faiblement, seulement être compatibles avec ces mêmes arguments. La critique causale éliminativiste de Russell (1912) était d’ailleurs d’allégeance naturaliste (voir Ross et Spurrett, 2007). Bunge (1959) adopte une position similaire lorsqu’il affirme que la causalité n’est qu’un type de détermination ontologique parmi d’autres, comme nous le révèlent les sciences modernes. En ce sens, leur discours permet d’enrichir un concept millénaire. Ensuite, le scientisme est, selon lui, la thèse stipulant que la science est le meilleur moyen d’explorer le monde (Bunge, 2006, p. 30). Il s’agit ainsi d’un « réalisme méthodologique », mais aussi d’une doctrine gnoséologique dont la valeur repose sur l’histoire des sciences, lesquelles sont à l’origine du progrès technologique (évident) depuis la révolution scientifique, et ce succès indique qu’elles apportent quelques connaissances sur le monde. Il est en effet difficile d’affirmer, même pour l’empiriste radical, que ce progrès soit miraculeux ou le résultat du hasard. D’ailleurs, un empiriste repenti comme Wesley Salmon (1978) a soutenu que les sciences pouvaient « réussir » avec leurs explications. Que les sciences constituent le meilleur moyen d’explorer le monde n’implique toutefois pas que leur discours soit vrai en tout point. Cependant, ce faillibilisme contamine ultimement tout le discours scientifique à défaut d’un critère de vérité fiable, voire infaillible, permettant d’identifier l’erreur.

À partir de cette position naturaliste et scientiste, Bunge entreprend un double projet descriptif et critique des sciences. Comme nous l’avons déjà mentionné, cette position conditionne une ontologie ; autrement dit, le monde serait tel parce que la science le décrit tel[2]. Ainsi la science prétend-elle décrire et expliquer le monde. Mais quel sens y a-t-il à décrire et expliquer quelque chose qui n’existe pas ? Le réalisme permet en effet d’éviter une certaine « schizophrénie » chez le scientifique parlant d’entités théoriques qui n’existeraient pas. Comme l’affirme Tom Rockmore (2007, p. 223), puisque les propositions de connaissance sont des propositions sur ce qui est, il n’y a pas de solution de rechange au réalisme. Quelle est la force d’une explication telle que « a est vrai parce que a » si a ne réfère qu’à un énoncé conventionnel ? Ainsi, la science fait plus que confirmer le réalisme (ce qu’elle ne peut faire, à vrai dire), elle le tient pour acquis (Bunge, 1967, p. 331 ; 2006, p. 263). Bien sûr, Bas van Fraassen (1980) a répondu que le pouvoir explicatif d’une théorie ne garantit pas sa valeur de vérité. D’une certaine façon, les deux philosophes divergent quant à la portée que doit avoir la « modestie » commandée par le faillibilisme des énoncés scientifiques.

Un projet descriptif de la science est bien entendu très vaste, et Bunge en fait la preuve avec son ouvrage gigantesque de plus de mille pages paru pour la première fois en 1967 sous le titre Scientific Research, et réédité en 1998. Sa formation de physicien théoricien lui a permis d’avoir un regard « de l’intérieur », et sa définition de la science est aussi teintée des idéaux des Lumières. En effet, il définit d’abord la science comme « un style de pensée et d’action », le plus « récent, universel et enrichissant des styles » (Bunge, 1967c, p. 3). Il donne ensuite un critère de scientificité selon lequel l’approche scientifique consiste en la méthode scientifique et le but de la science. Il y a donc chez Bunge une science, qui ne se caractérise pas essentiellement par son objet ; elle se divise en sciences formelles (par exemple les mathématiques) et en sciences factuelles (par exemple la physique) d’une part, et en sciences fondamentales et sciences appliquées d’autre part. Comme toute création humaine, il faut distinguer le travail, soit la recherche, et le produit, soit la connaissance. La recherche scientifique commence par la prise de conscience que le « fond » de connaissance est insuffisant, car elle ne part pas de rien : aucune question ne peut être posée sans corps de connaissance, sans hypothèse de départ. Le fait que la recherche scientifique, dans le cas des sciences factuelles du moins, utilise la méthode des approximations successives est d’un grand intérêt pour l’épistémologie, car elle rappelle : 1) que la recherche scientifique procède graduellement ; 2) qu’elle rend les vérités partielles ; et 3) qu’elle est auto-correctrice. C’est pourquoi, bien qu’objective, elle n’en est pas moins faillible. La critique et le scepticisme, loin de la paralyser, permettent à la science de progresser dans la connaissance de la réalité. En somme, « une science est une discipline utilisant la méthode scientifique dans le but de trouver des modèles généraux (lois) » (Bunge, 1967c, p. 17).

La connaissance scientifique n’est pas un simple prolongement de la connaissance ordinaire, elle est plutôt un type particulier de connaissance puisqu’elle dépasse l’observable par ses conjectures, qu’elle teste par des techniques spéciales. Donc, la connaissance ordinaire, qui se rattache à l’observable ou à l’anthropomorphisme, serait un bien mauvais juge de la science. La morale pour les philosophes devrait être claire : n’essayez pas de réduire la science à la connaissance ordinaire, mais apprenez plutôt un peu de science avant de philosopher à son propos. C’est pourquoi la connaissance scientifique est souvent indirecte selon Bunge et, même si elle traite de l’inobservable, elle doit reposer sur des hypothèses testables. Bien que nous soyons immergés dans la réalité, la connaissance que nous en avons n’est pas immédiate (Bunge, 2006, p. xi). Elle s’obtient par une analyse rationnelle et empirique. Évidemment, une telle hétérogénéité est à même de froisser le philosophe moderne. Mais Bunge a déjà un préjugé favorable envers la science, car il juge qu’il s’agit du mode de connaissance le plus efficace. Il n’est pas parfait — et c’est pourquoi une étude critico-philosophique est nécessaire —, mais c’est le meilleur. Le défi est donc lancé : si vous croyez pouvoir fonder la connaissance du monde sur un mode autre que ce mélange (en apparence) hétéroclite de rationalisme et d’empirisme qu’on appelle la science — allez-y ! Comme le disait Novalis, les théories sont des filets : seul celui qui lance pêchera.

Puisque la science constitue le mode de connaissance le plus efficace pour explorer le monde, il convient donc d’en analyser les particularités. Aussi Bunge (1967c) présente-t-il quelques présupposés philosophiques de la science : 1) le réalisme : le monde extérieur existe ; 2) le pluralisme des propriétés : il y a des « niveaux » de réalité ; 3) le déterminisme ontologique : les événements sont déterminés par des lois, et rien ne naît de rien ; 4) le déterminisme gnoséologique : le monde extérieur est connaissable ; 5) le formalisme : l’autonomie de la logique et des mathématiques. Donc, la science n’est pas philosophiquement neutre. C’est pourquoi il est vain de prétendre éliminer toute philosophie des sciences : ignorer toute philosophie, c’est se rendre esclave de mauvaises philosophies (Bunge, 1966, p. 596). En effet, le but de la science est de donner le grand portrait ontologique et épistémologique de la réalité. Science et philosophie peuvent apprendre l’une de l’autre : la science sans philosophie perd de sa profondeur, tandis que la philosophie sans science fait du sur place (Bunge, 2000b, p. 461).

Bunge a eu son « épiphanie réaliste » au début des années 50 quand il a pris conscience qu’en décrivant un électron libre ou en calculant l’énergie d’un atome on utilise exclusivement des variables qui ne sont pas observées par quiconque — bref, une chose-en-soi (Bunge, 2006, p. xiv). En termes génériques, le réalisme est la thèse affirmant qu’il y a des choses réelles. Bunge s’en est fait l’un des plus farouches défenseurs, et un résumé de ses thèses réalistes se trouve dans son ouvrage récent Chasing Reality (2006). Il identifie sept types de réalisme (ontologique, gnoséologique, sémantique, méthodologique, axiologique, moral et pratique) avec trois variantes (naïve, critique et scientifique), pour un total de vingt et une possibilités. Dans la littérature, le réalisme scientifique est généralement associé à la conjonction des types ontologique, gnoséologique et sémantique. Il est considéré comme la philosophie des scientifiques, comme le sens commun de la science. C’est pourquoi la question se pose de savoir s’il s’agit vraiment d’une thèse philosophique à part entière (Boyd, 2002). Il a été entre autres défendu, à certaines variantes près, par Karl R. Popper, Ian Hacking, Richard Boyd, et bien entendu Bunge.

Selon lui, sur le plan ontologique, le réalisme scientifique soutient essentiellement deux choses : a) la thèse de l’existence : il existe une réalité extérieure au sujet connaissant ; b) la thèse de l’indépendance : cette réalité est indépendante du sujet connaissant (états mentaux, schémas conceptuels, pratiques linguistiques, etc.). La thèse de l’existence est peu controversée (hormis peut-être pour les disciples de Berkeley) et peut être considérée à juste titre comme l’un des présupposés de la recherche scientifique. En effet, il semble que l’occurrence de l’erreur soit une meilleure « preuve » de l’existence du monde extérieur, car si le monde était pure construction comme le clame le subjectiviste, celui-ci serait incapable de rendre compte des divergences avec son propre construit (Bunge, 2006, p. 30-31). Et si une théorie est testable, cela implique que certains types d’événements ne peuvent se produire ; donc quelque chose est dit de la réalité (Popper, 1963, p. 157). La thèse de l’indépendance, par contre, porte davantage à la polémique, bien qu’elle semble être à la base du critère d’intersubjectivité, si cher à la pratique scientifique. Quelle est, en effet, la valeur d’une expérience scientifique qui ne vaudrait que pour moi ? D’ailleurs, cette indépendance de l’objet par rapport au sujet a bien sûr été récusée par certaines interprétations de la mécanique quantique, auxquelles celle de Copenhague n’est pas étrangère — et que Bunge récuse[3].

Sur le plan gnoséologique, le réalisme scientifique soutient aussi essentiellement deux choses : a) la thèse de l’intelligibilité : la réalité (le monde) est connaissable ; b) la thèse du faillibilisme : toute connaissance des faits est incomplète, faillible et souvent médiate. C’est évidemment ici que la polémique prend de l’ampleur. En premier lieu, la thèse de l’inobservable (la connaissance des aspects inobservables de la réalité est possible) est implicitement affirmée, ce qui, bien entendu, va à l’encontre des positivistes, des empiristes et des phénoménalistes. La défense que soumet Bunge repose encore une fois sur son réalisme méthodologique, autrement dit sur la valeur de la science. Les exemples qu’il en tire sont nombreux et diversifiés — physique, chimie, psychologie, biologie, sociologie, etc. Un contre-exemple de la thèse positiviste, fourni par Bunge, est celui de la lumière du soleil qui ne pointe pas directement vers sa structure ni sa composition : celui-ci est composé principalement d’hydrogène, lequel atome est composé d’un seul électron, etc. Certes, l’empiriste peut rétorquer qu’il s’agit là d’une connaissance, mais d’une connaissance qui n’est pas épistémologiquement fondée, ou encore qu’il ne s’agit que d’un modèle utile. Alors, les anti-réalistes sont-ils capricieux ? Bunge répond par l’affirmative. En effet, on a une théorie T comme système hypothético-déductif, qui repose sur des axiomes rigoureux et analysés philosophiquement ; plusieurs expériences intersubjectives la corroborent ; elle fournit des prédictions justes depuis longtemps ; elle a des vertus heuristiques puisqu’elle a su guider la recherche ; plusieurs scientifiques l’utilisent comme explication ; elle est donc déterminée par la méthode scientifique, soit le mode de connaissance privilégié, qui a fait ses preuves depuis longtemps — et on ne peut espérer mieux. La preuve : la majorité des philosophes utilisent tôt ou tard le discours scientifique comme prémisse à leurs arguments. En somme, dirait Bunge, refuser T revient à renoncer au meilleur moyen (perfectible) de connaître le monde. En second lieu, les thèses (a) et (b) semblent prima facie incompatibles. En effet, si la réalité est connaissable, soit on peut distinguer les connaissances des pseudo-connaissances, auquel cas certaines connaissances sont infaillibles, soit on ne peut faire une telle distinction, auquel cas la réalité n’est pas connaissable, car connaissance et pseudo-connaissance auraient le même statut épistémologique. Le falsificationnisme générique et le critère de cohérence externe, auxquels Bunge adhère, permettent de résoudre ce dilemme, au prix d’une dose de modestie, qui ne doit toutefois pas miner notre confiance en la raison. Il faut rappeler que l’histoire de la connaissance montre bien des améliorations par approximations, mais elle ne présente pas de convergence vers une limite ultime (Bunge, 2003b, p. 246).

Bien que le réalisme soit « essentiel » pour l’exploration empirique de la réalité, il reste vulnérable sans le matérialisme (Bunge, 2006, p. 280). Le matérialisme que Bunge défend est une thèse ontologique stipulant que le monde est constitué de choses formant des systèmes ou des systèmes de systèmes. Il n’y a pas, selon Bunge, de propriétés en elles-mêmes ; elles sont possédées par les individuels (ou groupe d’individuels) et ne peuvent être ni disjointes ni négatives. Son approche fortement naturaliste amène Bunge à caractériser ainsi la réalité, autrement dit les choses-en-soi. On conçoit fort bien les réticences de certains philosophes, au regard de l’histoire de la philosophie, à cautionner les mots de Virgile pour qui « la fortune sourit aux audacieux ». Mais, encore une fois, il n’est pas question pour Bunge de sombrer dans l’agnosticisme, car nous avons ce mode de connaissance privilégié, qui n’est pas infaillible mais néanmoins perfectible — la science. Sans doute s’agit-il d’une question d’attitude : l’empiriste se tait — et se détourne ainsi de toute possibilité de succès dans la description de la réalité — tandis que le réaliste ose se prononcer, au risque de se tromper, mais aussi de réussir.

Ainsi, il pose le postulat suivant (Bunge, 2006, p. 9-29) :

x(x ⊂ M = x est matériel = x est mutable = x a une énergie), où M est le monde (ou l’univers).

Ce postulat serait corroboré régulièrement par la pratique scientifique. Toutefois, le matérialisme n’a pas vraiment connu d’heure de gloire depuis les débats entre Platon et Aristote, alors que les héritiers du Romantisme allemand s’activent à le maintenir enterré. Il est vrai que les affirmations de quelques « matérialistes vulgaires », selon lesquelles, par exemple, la pensée est au cerveau ce que la bile est au foie, ont su discréditer cette doctrine. De plus, la physique moderne semble à première vue le discréditer, surtout si l’on confond « matériel » avec « massique » ; par exemple, un photon est « matériel » bien que dépourvu de masse. Einstein (1963) a d’ailleurs défendu il y a plusieurs années la « réalité » du champ en physique. Mais il y a plusieurs types de matérialisme, et tous ne sont pas réductionnistes. Le plus ancien et sans doute celui qui remporte le plus de succès est le physicalisme[4], qui reste toutefois incapable de rendre compte des phénomènes biologiques et sociologiques (Bunge, 2003b, p. 150). Bunge récuse donc ce type de matérialisme et pose de sérieuses limites au réductionnisme de façon générale.

Le matérialisme de Bunge ne récuse toutefois pas le mental, il nie seulement l’existence indépendante des idées — ce que soutenait déjà Aristote. La distinction de Russell entre exister et subsister est, à cet égard, éloquente. De sorte que les entités abstraites, telles les entités mathématiques ou les relations (p. ex. « au-dessus de »), sont des fictions alors que les propriétés, comme l’énergie, existent in re (a contrario de ante rem ou post rem). Il n’y aurait pas de choses telles que les qualia, ni d’information en soi sans support matériel, en l’occurrence les connexions neuronales, qu’il nomme « psychons » (Bunge, 1983). Un psychon est un système neuronal plastique qui est représenté par une fonction du type F :E × S → R × S, où E est un type de stimuli et R une réponse de l’organisme, les deux étant accompagnés par des états internes appartenant à l’espace d’état cérébral S. Seul un nombre fini de stimuli peut produire l’émergence d’une propriété représentée par la fonction F entre le domaine E × S et le codomaine R × S, qui peuvent chacun posséder une infinité d’éléments. Ainsi, il n’y a pas de pensée (activité mentale) sans cerveau. Cela peut paraître trivial, mais certains défendent encore un dualisme psychoneuronal, comme la psychologie informationniste. Or le dualisme est à rejeter puisqu’il est incompatible avec les présupposés de la recherche scientifique. La pensée émerge plutôt de l’activité cérébrale. Les fonctions mentales sont systémiques, c’est-à-dire qu’elles émergent lorsque plusieurs neurones agissent synchroniquement pour former une unité fonctionnelle (Bunge, 2003b, p. 180). C’est pourquoi Bunge se réclame d’un matérialisme émergentiste.

Systémisme

Afin de rendre compte de ce monde en continuel changement, Bunge propose l’approche systémique. En fait, la notion de système en science est assez récente, car elle est apparue plus ou moins avec la révolution scientifique : le système solaire, le système cardiovasculaire, etc. Un système est un objet (complexe) avec une structure de liens qui se caractérise par sa composition, son environnement et ses mécanismes (Bunge, 2003b, p. 20 ; 2006, p. 126). De telle sorte que le systémisme prôné par Bunge appelle autant l’analyse que la synthèse. C’est pourquoi il se distingue autant de l’atomisme que de l’holisme, mais aussi du rationalisme et de l’empirisme. Ces positions philosophiques ne possèderaient qu’une « portion de vérité » (« grain of truth »). Le systémisme « est une partie de l’ontologie inhérente au point de vue scientifique moderne, et par conséquent un guide pour théoriser plutôt qu’une recette déjà préparée » (Bunge, 2003b, p. 42). Ainsi entendu, le systémisme n’est pas une théorie particulière de la philosophie des sciences ou de l’épistémologie, mais plutôt une stratégie ou une heuristique permettant d’orienter des projets de recherche devant mener à la compréhension du système étudié. C’est pourquoi les thèses ontologiques et épistémologiques de Bunge semblent parfois accompagner la science plutôt qu’y jeter un regard critique.

Pour cette approche, expliquer revient principalement à fournir un mécanisme, contrairement au modèle déductivo-nomologique à la Hempel, faute de quoi l’explication est lacunaire. Une théorie scientifique qui est en mesure de pourvoir un mécanisme essentiel permet de comprendre une fonction d’un système. Elle gagne ainsi en profondeur puisqu’elle devient plus spécifique et fournit les outils de sa testabilité (Bunge, 1967c, p. 577). Par exemple, la théorie de l’évolution de Darwin ne s’est pas limitée à affirmer que les espèces évoluent (ce qui avait été avancé par plusieurs avant lui), mais elle a fourni un mécanisme défini (variation spontanée et sélection naturelle).

Toutefois, offrir une théorie de l’explication scientifique n’est pas une garantie de succès. Bunge croit que la connaissance s’acquiert au prix d’efforts soutenus, de rigueur et d’honnêteté. Il n’y a pas de raccourci, et il est nécessaire d’apprendre de ses erreurs et de celles de ses prédécesseurs. Les progrès scientifiques, durement gagnés, peuvent et doivent généralement constituer une base à de futures théories, tant scientifiques que philosophiques. Dans ce cadre, la compatibilité avec le corps de connaissances théoriques (cohérence externe) est un critère de scientificité plus fort que la simple réfutabilité (Bunge, 1967c, p. 2003b).

Le système que Bunge emploie est vaste ; il est décrit dans son (1967c, 1998) et dans les huit volumes de son Treatise on Basic Philosophy (1974-1989). Y sont présentées ses théories de la signification, de la sémantique, de la recherche scientifique, de ses présupposés métaphysiques, de sa méthodologie, des lois scientifiques, etc. Il va de soi que plusieurs domaines philosophiques sont abordés, de la métaphysique à la philosophie des sciences (de la physique à la sociologie), en passant par la philosophie morale et politique. Il propose, ainsi, rien de moins qu’un système du monde. Cela est tout à fait inusité en philosophie analytique ou en philosophie des sciences. Il ne s’agit pas de philosophie dilettantiste, mais d’une pensée informée et structurée. En cela, il se rapproche de Bertrand Russell.

Causalité

L’hyloréalisme scientifique de même que l’approche systémique ont été mises à contribution dans le débat millénaire sur la causalité. En effet, dans l’un de ses premiers ouvrages, Causality (1959), Bunge puise dans le riche assortiment de la science la base de l’explication rationnelle et empirique (et non pas empiriste), soit les types de production nomique (« lawful production ») ou de détermination. Il y aurait selon lui une multitude de déterminations ontologiques. Deux composantes seraient essentielles à tout type de détermination : un principe nomologique (« lawfulness »), à savoir qu’il y a des lois (objectives) — et la science cherche à les établir (c’est-à-dire à les découvrir) —, et un principe génétique, à savoir que rien n’émerge de rien ou ne se transforme en rien (ex nihilo nihil fit). Et toute détermination exclut les notions irrationnelles et non testables.

De là se définit le déterminisme général ou principe de déterminance (« principle of determinacy ») : tout est déterminé en accord avec des lois par les conditions internes et externes (Bunge, 1959, p. 26). Plus précisément, ce principe stipule que

[…] la réalité n’est pas un assemblage chaotique d’événements isolés, non conditionnés et arbitraires surgissant çà et là sans aucun lien avec quoi que ce soit ; il stipule que les événements sont produits et conditionnés de façon précise, mais pas nécessairement de façon causale ; et il stipule que les choses, leurs propriétés, et le changement de propriétés présentent des schèmes intrinsèques (lois objectives) qui sont invariants à certains égards.

Bunge, 1959, p. 351, traduction libre

Selon Bunge, ce principe est une hypothèse philosophique de la science confirmée par les résultats scientifiques, et il ne restreindrait pas, du moins a priori, les lois scientifiques.

À l’instar de Russell, Bunge avance que la signification de la causalité est malencontreusement multiple. Il en relève ainsi trois : 1) la causalité (« causation ») comme catégorie correspondant aux relations (liens, nexus) causales ; 2) le principe causal (« causal principle »), soit un principe énonçant la loi de la causalité ; 3) le causalisme ou causalité causalism » ou « causality »), soit une doctrine affirmant la validité universelle de la causalité. Or le principe causal serait un cas particulier du déterminisme général. Il s’obtient lorsqu’une détermination est réalisée d’une façon unique ou non ambiguë par les conditions externes. La causalité serait ainsi trop contraignante pour s’appliquer universellement. Bunge devance donc, en quelque sorte, de plusieurs années le pluralisme en théorie causale (voir, entre autres, Cartwright, 2004).

La causalité aurait donc une portée effective limitée. Selon Bunge il est tout de même possible de la définir. Il effectue une critique à partir des pré-socratiques, en passant par Platon, Aristote, Hume et les Romantiques. Cette critique est d’approche naturaliste, tel que mentionné précédemment, c’est-à-dire que les positions philosophiques sur la causalité sont analysées à la lumière de la science : un énoncé causal doit à tout le moins être compatible avec le discours scientifique. Par exemple, Bunge (1959, p. 47) récuse l’identification de la causalité avec la production, car la science nous montre qu’il y a des choses qui sont produites ou engendrées de manière non causale. Il s’agit donc d’un argument normatif semblable à celui de Russell, sur lequel reposent des arguments descriptifs du genre « l’exigence d’antécédence est incompatible avec les équations différentielles du potentiel électromagnétique » (Bunge, 1959, p. 62).

Par conséquent, il y a causalité selon Bunge (1959, p. 47) lorsque : si C se produit, alors (et alors seulement) E est toujours produit par celui-ci. En premier lieu, la structure de cet énoncé du type est nomique, ce qui est en accord avec le principe nomologique. Ainsi, C et E ne se rapportent pas à des événements singuliers, mais à des types d’événements. La structure nomique implique la plupart du temps une certaine conditionnalité, en l’occurrence C qui est « existentiellement première », mais pas nécessairement « première temporellement ». Le quantificateur logique « toujours » ne signifie pas ici « à jamais », mais plutôt « dans tous les cas » d’un certain contexte nomologique ou d’un univers de discours donné (Bunge, 1959, p. 38) ; il permet par ailleurs à une proposition causale, définie par des éléments spécifiques de C et E, d’être vérifiée ou réfutée, autrement dit falsifiée. En second lieu, il est en accord avec le principe génétique puisqu’il réfère à E qui est produit par C. Cela contredit la thèse humienne de la conjonction constante où la cause « accompagne » l’effet ; ici, elle le produit univoquement, c’est-à-dire que C est la condition nécessaire et suffisante à l’apparition (au sens ontique) de E. En bref, le principe causal inclut la conditionnalité, l’univocité, l’asymétrie (dépendance unidirectionnelle de l’effet sur la cause), l’invariabilité et la productivité. Pour autant, cet énoncé du principe causal ne représenterait pas la « vraie nature des choses » (Bunge, 1959, p. 50), mais constituerait plutôt une approximation adéquate, encore qu’incomplète (Bunge, 1959, p. 53). La causalité, dans l’analyse bungéenne, présente aussi d’autres aspects, soit la linéarité, l’unidirectionnalité et l’externalité, qui ne seront pas présentés ici.

En ce qui concerne la mécanique quantique, il soutient que la causalité y joue un rôle, mais un rôle restreint. En fait, ce qui est retenu de la causalité se limite principalement à la productivité, tandis que l’univocité est rejetée. Par exemple, la transition d’un système physique de l’état 1 à l’état 2 est attribuable à une force (cause), qui correspond la plupart du temps à un potentiel V. Toutefois, cette transition ne reçoit qu’une probabilité, en ce sens qu’elle n’est pas nécessaire, même si l’état 1 est entièrement connu — il s’agit d’un déterminisme probabiliste. En conséquence, le déterminisme général, universel en science, est maintenu, mais la causalité efficiente ne peut plus être universelle.

La théorie de la causalité efficiente est donc à la base de l’analyse de Bunge au regard de la causalité. Il est en effet « dans l’ordre des choses » pour un naturaliste d’adopter une théorie consacrée par l’usage scientifique. Elle est, selon lui, l’approche qui permet le mieux une clarification et une expansion d’une théorie apte à évoluer selon nos connaissances. Il conclut sa discussion sur la causalité :

En bref, les principes de conjonction régulière et de légalité (soit simple soit stochastique), et le principe générique (qui subsume le principe d’antécédence) ne sont ni des résultats de laboratoire ni des illusions métaphysiques : ils ne sont rien de moins que des présuppositions de la recherche scientifique. Ils découlent de l’hypothèse voulant que, peu importe la façon par laquelle un ensemble d’événements peut s’avérer chaotique, le monde comme un tout est fondamentalement ordonné et auto-regénérateur. En ce qui concerne le principe causal, même s’il représente une forme très spéciale du déterminisme, celui-ci fait partie du moteur philosophique de la recherche scientifique. Chaque fois que nous affirmons sa portée universelle, nous errons. Mais chaque fois que nous l’adoptons comme hypothèse de travail, nous trouvons quelque chose — souvent une relation non causale satisfaisant un type de détermination plus riche.

Bunge, 1959, p. 357, traduction libre

Philosophie de la physique

L’un des livres les plus importants de Bunge est Foundations of Physics (1967), écrit sous les auspices de la fondation Alexandre von Humboldt. Ce livre présente une recherche fondationnelle de la physique, c’est-à-dire une analyse critique de l’ensemble des hypothèses (explicites et implicites) des théories physiques ainsi que leur reconstruction de façon plus explicite et cohérente. Il constitue en quelque sorte une gigantesque axiomatique des théories physiques, telles que la mécanique classique et la mécanique quantique. Car, selon Bunge, le formalisme aussi bien que les hypothèses sémantiques d’une théorie contribuent à sa signification (meaning), laquelle est mieux servie par une axiomatique (Bunge, 1967d).

Naturellement, les positions ontologique et épistémologique de Bunge conditionnent ses thèses philosophiques concernant la physique. Celles-ci ont été entre autres influencées par les discussions qu’il a eues au Brésil, en 1953, avec le physicien David Bohm (alors fugitif du maccarthisme). Ce dernier est surtout connu pour avoir proposé une interprétation « réaliste » de la mécanique quantique (Bohm, 1951), inspirée de Louis de Broglie. Mais bien que Bunge s’accorde avec eux, et aussi avec Einstein, pour défendre le réalisme (scientifique), il refuse cependant que ce même réalisme implique que chaque variable dynamique possède une valeur précise en tout temps et en toute circonstance. Ainsi, la dispersion de certaines variables conjuguées en mécanique quantique, comme Δp (impulsion) et Δx (position), suggère que les entités quantiques sont sui generis, c’est-à-dire sans équivalent classique. Étant donné cette particularité, il leur donne le nom de « quanton » (Bunge, 1967b ; 1973). De sorte que les analogies classiques avec les particules ou les ondes peuvent certes être utiles, mais elles tournent inévitablement à la vacuité si elles sont prises au sens littéral (Bunge, 1967a). Bien que les quantons soient particuliers, voire bizarres pour certains, on ne peut en déduire que le monde soit subjectiviste, indéterminé et immatériel.

En effet, Bunge a combattu ardemment l’interprétation orthodoxe de la mécanique quantique, soit celle de Copenhague. Ses incohérences seraient autant formelles que sémantiques (Bunge, 1973). Elle affirme d’abord que les propriétés microscopiques sont quantiques, c’est-à-dire non classiques, alors qu’elle soutient que ces mêmes propriétés caractérisent les manipulations humaines (d’un observateur). Cette contradiction est, selon lui, d’origine philosophique, car les pionniers de la théorie, tels Bohr et Heisenberg, étaient imprégnés du positivisme logique. Une théorie physique réfère à la réalité, bien qu’elle soit testée à travers l’expérience humaine. Si une théorie physique n’est que synthèse de données et outils de calculs, comme l’affirme l’instrumentalisme, rien n’est dit sur le type de données (par rapport à une théorie donnée), ni sur comment ou sur quoi procéder à des tests expérimentaux. De plus, si la « réalité » d’un système quantique n’est garantie que par un observateur, alors celui-ci, qui est composé de milliards de particules quantiques, ne serait pas réel — ce qui est plutôt embêtant pour effectuer une mesure. L’interprétation de Copenhague est aussi incohérente sémantiquement puisqu’elle permet l’introduction de prédicats qui ne sont pas reliés aux axiomes de la théorie. Par exemple, en calculant l’énergie d’un système isolé (ex hypothesi inaccessible à tout observateur), il est commun pour un tenant de l’orthodoxie quantique d’aboutir à une conclusion impliquant un observateur contrefactuel (qui obtiendrait telle valeur s’il était présent). Il est possible selon Bunge d’éviter ces confusions en axiomatisant rigoureusement les théories expurgées de subjectivisme ; par exemple, « l’événement x apparaît à l’observateur y » doit devenir « l’événement x se produit dans le référentiel y ».

Bunge a aussi rencontré Heisenberg et discuté avec lui à la fin des années soixante. Il insiste sur trois points importants à propos des inégalités de Heisenberg. D’abord, le fameux « principe d’incertitude » -ΔpΔxh/4π où h est la constante de Planck — n’est en fait nullement un principe mais plutôt un théorème (Bunge, 1967b, p. 256-257). Il s’agit d’une formule dérivée rigoureusement des axiomes et des définitions de la mécanique quantique. Ensuite, la relation d’indétermination appliquée aux variables conjuguées de temps t et d’énergie E ne peut être considérée ni comme un principe ni comme un théorème. En effet, le temps n’est pas une variable dynamique, mais un paramètre qui n’appartient à aucun système en propre ; autrement dit, t n’appartient pas à la famille d’opérateurs dans l’espace de Hilbert (Bunge, 1973, p. 21). Enfin, le terme « incertitude » est inadéquat puisqu’il se rapporte à un état subjectif : la mécanique quantique ne traite pas des états mentaux — un physicien ne branche pas son cerveau sur un électroencéphalogramme connecté à un canon électronique Schottky à émission de champs —, mais bien de matière et de radiation. Le terme « indétermination » serait plus adéquat. Pour autant, le physicien n’atteint pas l’infaillibilité simplement en objectivant son objet d’étude.

Un style argumentatif unique

Je me rappelle une discussion où Bunge affirmait que, si l’on était clair, on ne risquait pas d’entraîner une école de pensée où des disciples admiratifs se limiteraient à vous interpréter complaisamment. Combien de philosophes, en effet, ont opté pour un style abscons afin d’éluder les critiques et donner l’illusion de la profondeur dans la réflexion ? Exactitude et vivacité d’esprit sont des termes récurrents pour caractériser le style de Bunge. En classe, il insistait pour qu’on lui pose des questions et qu’un débat s’engage. Toutefois, il n’enseignait que son oeuvre, qui fait parfois, il est vrai, l’économie des thèses adverses. Bien que courtois et de commerce agréable, il n’avait que faire des faux-fuyants et des mièvreries dans les débats académiques. Il utilisait fréquemment le style pamphlétaire : au lieu de « on pourrait percevoir quelques faiblesses à votre argument », il préférait une formulation plus directe comme « votre argument est faible ». Il n’y avait pas d’ambiguïté dans les réponses de Bunge.

Le style tranchant de Bunge a pu en déranger et en dérange encore plus d’un. Par exemple, au Congrès international de philosophie de 1978, il a sermonné le prix Nobel, Sir John Eccles, le taxant d’incohérence philosophique et d’entrave à la recherche en sciences cognitives. Son insistance à formuler clairement des problèmes et des solutions, ainsi qu’à prendre des positions sans équivoque est sans aucun doute un critère essentiel de sa pédagogie efficiente. Cependant, la complexité de certains problèmes, comme en philosophie politique, impose souvent des nuances qui peuvent manquer si la clarté cède trop à la simplicité. Par exemple, dans son tout récent Political Philosophy (2009, p. 84), il affirme que le Parlement canadien a promulgué le « Clarity Act » afin de « forcer les séparatistes québécois à formuler clairement la question référendaire ». Mais cette loi n’a de la clarté que le nom, puisqu’elle contourne la décision de la Cour suprême de 1998 qui imposait à l’État scissionniste de négocier avec le gouvernement fédéral ; toute référence à de telles négociations pouvant mener à un partenariat (qui reste la volonté de la majorité) rendrait ipso facto la question référendaire ambiguë (voir Seymour, 2001). Bunge ne voit sans doute pas ici qu’en condamnant (trop) rapidement un nationalisme il en appuie un autre. Il prône toutefois un fédéralisme mondial empreint des idéaux des Lumières, où il insiste sur la paix — ce qui mérite d’être entendu.

La précision dans l’argumentation est souvent mère de la polarisation dans le débat. En d’autres termes, les adversaires sont clairement circonscrits et, partant, directement visés. Bien que, selon les dires d’Alexei Grinbaum, philosophe de la physique au CEA (France), Bunge soit pratiquement le seul philosophe à être enseigné dans ses cours de physique en Russie, on peut s’étonner que son oeuvre n’aie pas reçu un rayonnement plus large, quoique déjà enviable. Bien des philosophes moins informés ont connu plus de succès. Alors que la révolution scientifique a permis et encouragé une spécialisation des disciplines scientifiques, il semble que les recherches interdisciplinaires et multidisciplinaires gagnent en popularité. Certaines théories largement acceptées peuvent ainsi appuyer ou réfuter d’autres théories naissantes ou en développement. Mais afin de bénéficier de la solidité qu’apporte la cohérence externe d’une théorie, il faut, et cela Bunge l’a compris, assimiler une quantité importante de connaissances. Devant ce nombre de connaissances, le regard critique du philosophe ne peut être que bénéfique.

Remarques conclusives

Très peu d’intellectuels peuvent prétendre à une culture étendue dans des domaines aussi variés que la philosophie (analytique, logique, métaphysique, morale, politique), la physique, la chimie, la biologie, la sociologie et la psychologie. Alors qu’une telle compétence se perd, Bunge la possède et l’applique. Il est commun de dire, avec sarcasme, à propos de la recherche académique, que l’on apprend « de plus en plus à propos de moins en moins » (more and more about less and less). La spécialisation des domaines de recherche ne devrait toutefois pas mener à l’abandon de la multidisciplinarité, au contraire. Celle-ci requiert cependant une rigueur qui peut parfois entrer en contradiction avec les contraintes externes de la recherche, comme le financement. Les défis du xxie siècle s’annoncent de taille, et la connaissance, variée mais précise, n’est pas un luxe.

Bunge a déjà affirmé que ses étudiants l’amenaient encore, à plus de 80 ans, sur des pistes de réflexion qu’il notait dès son retour de classe. Les étudiants en philosophie, mais aussi en science, auraient tout intérêt à suivre l’exemple de Bunge dans leur cheminement intellectuel. Il est sans aucun doute l’un des plus grands philosophes des sciences du xxe siècle. Et il a tout ce qu’il faut pour l’être dans le présent siècle.