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Kant est habituellement considéré comme le philosophe par excellence qui, en démontrant son impossibilité, met fin à l’entreprise traditionnelle de la philosophie comprise comme métaphysique, c’est-à-dire comme science concernant la réalité telle qu’elle est en soi, au-delà et indépendamment de la manière dont elle nous apparaît. Kant aurait donc voulu limiter les prétentions de la raison spéculative et réduire tout discours concernant les fondements de la réalité empirique à l’expression d’une simple croyance sans nécessité rationnelle. Il ferait du monde phénoménal l’élément propre de l’homme et le condamnerait ainsi à une finitude radicale.

Cette interprétation n’a certes pas toujours fait l’unanimité. Elle fut contestée au tournant du xixe siècle par certains interprètes et penseurs d’envergure, tels que Reinhold, Fichte, Schelling ou Hegel, qui virent au contraire dans le criticisme une tentative de sauvegarder la possibilité de la métaphysique et de lui ménager une nouvelle voie en lui permettant d’échapper aux objections du scepticisme — notamment celui de Hume. Mais en vain. Malgré toutes les protestations de ceux qui seraient reconnus quelques décennies plus tard comme les fondateurs de l’idéalisme allemand, et malgré celles de Fichte en particulier, la lecture anti-métaphysique de Kant, dès la fin du xviiie siècle et jusqu’à aujourd’hui, s’est imposée très largement comme la seule possible.

C’est pourquoi il convient avant toute chose de souligner le courage et l’audace de Gerhard Schwarz qui, par le biais d’une interprétation ingénieuse et bien étayée d’extraits choisis de la Critique de la raison pratique s’articulant essentiellement autour de la doctrine des postulats, aboutit à certaines conclusions qui — sans qu’elles soient explicitement présentées comme telles dans son ouvrage, il est important de le noter — renouent en quelque sorte avec l’interprétation des premiers post-kantiens, et en particulier avec celle de Fichte, avec laquelle elles entretiennent certains rapports frappants.

Ces conclusions, si on s’en tient à l’essentiel, sont au nombre de deux : la « thèse de l’identité » (13), selon laquelle Kant poserait « l’identité de Dieu et de la raison pure pratique » (1) ; et la « thèse de l’identifiabilité » (13), selon laquelle l’être raisonnable et fini qu’est l’être humain serait potentiellement identique à Dieu — c’est-à-dire qu’il serait susceptible, de par sa nature même, de s’élever ad infinitum jusqu’au statut d’être divin (1). Ces deux thèses combinées conduisent à l’idée selon laquelle l’être humain, dont la raison pure pratique constitue incidemment, aux dires de Kant lui-même, « le véritable moi (das eigentliche Selbst) » (81), ne serait pas dans la perspective kantienne, contrairement à ce qu’on croit, un être essentiellement fini (1).

Étant donné la complexité de l’interprétation développée par Schwarz, cependant, il m’est impossible de résumer ici l’ensemble de son argument. C’est pourquoi je me contenterai d’en présenter certains moments qui m’ont paru particulièrement intéressants et représentatifs de la démarche de Schwarz dans son ensemble et qui, par conséquent, permettent d’en saisir l’esprit général.

L’un des moments forts de l’argument de Schwarz, me semble-t-il, concerne la notion kantienne de souverain bien. Cette notion, estime-t-il, a été mal comprise par la tradition. Kant définit comme on le sait le souverain bien, en tant qu’objet ultime de la volonté pure de l’être raisonnable fini, comme bonheur dont on est digne, c’est-à-dire comme bonheur proportionné à la vertu ou à la moralité.

Cette définition de Kant est habituellement comprise de la manière suivante : il est bien entendu qu’un être fini, en tant qu’être sensible, fait l’expérience d’un manque qui le rend malheureux et fait naître en lui le désir de la satisfaction matérielle ; mais en tant qu’être raisonnable doté de surcroît d’une volonté, l’être humain se trouve moralement contraint de moduler la représentation qu’il se fait de cet objectif en pensant la possibilité de cette satisfaction comme conditionnée par la vertu. Ainsi, bien qu’il exprime une réserve importante par rapport au point de vue hédoniste, qui pose la destination pratique de l’être humain dans le plaisir sensible, il n’en demeure pas moins que Kant conçoit le bonheur à la manière des hédonistes (85).

Gerhard Schwarz, qui rappelle au passage que plusieurs contemporains de Kant, et non des moindres[1], « ont sans cesse rejeté l’idée d’un bonheur empiriquement conditionné faisant partie intégrante du souverain bien » tout en se considérant « en cela précisément comme d’authentiques héritiers de Kant » (83, note 159), s’insurge contre une telle lecture.

Dans le but de la réfuter, Schwarz examine dans un premier temps la conception kantienne du bonheur telle qu’elle s’exprime dans certains textes antérieurs à la Critique de la raison pratique pour en conclure que, jusqu’à la publication de la seconde Critique en 1789 à tout le moins, Kant admet deux types de bonheur : le bonheur d’origine empirique dont l’homme est susceptible de jouir en tant qu’être sensible, et le bonheur intelligible ou nouménal auquel l’homme, en tant qu’être doté d’une volonté pure, est susceptible d’accéder du simple fait d’exercer sa liberté, c’est-à-dire grâce à l’action morale. Or c’est bien entendu ce second type de bonheur, le bonheur nouménal ou intelligible, auquel l’homme peut participer du fait de sa liberté, qui selon Schwarz fait partie intégrante du souverain bien tel que le conçoit Kant. L’auteur cite à ce propos un grand nombre de textes issus des Réflexions (Kant-Reflexionen), et notamment le passage de la Critique de la raison pure où il est explicitement question du souverain bien (89-95). Kant écrit :

Un tel système du bonheur proportionnellement lié avec la moralité, on peut aussi le penser comme nécessaire dans un monde intelligible (c’est-à-dire dans le monde moral), dans le concept duquel on ferait abstraction de tous les obstacles de la moralité (des inclinations) ; car la liberté, mue d’une part et retenue d’autre part par les lois morales, serait elle-même la cause du bonheur universel, et par conséquent les êtres raisonnables eux-mêmes, sous la direction de ces principes, seraient les auteurs de leur propre bien-être durable[2] […].

Dans cet extrait, comme du reste le reconnaissent également d’autres spécialistes tels que Düsing et Förster (84-85), Kant détermine clairement la notion d’un bonheur proportionné à la moralité comme produit de la libre activité de l’être moral.

Cette interprétation s’applique-t-elle également à la conception kantienne du souverain bien dont il est question dans la Critique de la raison pratique, ou existe-t-il un tournant dans la pensée de Kant sur ce point ? Schwarz soutient contre l’avis des deux derniers commentateurs cités (84-85) qu’elle s’y applique également. Sa démonstration sur ce point repose essentiellement sur la brillante analyse qu’il fait de l’Antinomie de la raison pratique.

D’après la thèse de l’Antinomie de la raison pratique, rappelle Schwarz, le concept de souverain bien, comme représentation de l’objet de la raison pure pratique, est le concept du rapport nécessaire qui existe entre bonheur et vertu. En effet, dans le concept de souverain bien, la vertu est pensée comme la condition, et le bonheur comme le conditionné. Il est impossible de penser l’un de ces deux termes sans penser également l’autre. Penser un être humain moral, c’est penser un être humain digne d’être heureux ; penser un être humain heureux, c’est penser un être humain ayant obtenu ce qu’il mérite d’avoir, dans la mesure où il est vertueux. Ainsi, la vertu est ici pensée, en quelque sorte, comme allant nécessairement de pair avec le bonheur.

Mais, poursuit Kant dans l’Antinomie, cette liaison nécessaire entre bonheur et vertu qui existe dans l’esprit humain repose-t-elle sur un jugement analytique ou sur un jugement synthétique ? Selon toute apparence, ce ne peut être ni sur l’un ni sur l’autre. En effet, cette liaison ne saurait être analytique, puisque l’analyse du concept de vertu révèle précisément que, pour être morale, l’action ne doit en aucun cas avoir été posée en vertu de motifs égoïstes (c.-à-d. en vue du bonheur), quand bien même l’action égoïste serait en tout point conforme, d’un point de vue extérieur, à l’action vertueuse. Être moral et être heureux ne sauraient donc être deux choses identiques. Par ailleurs, il semble également que cette liaison ne puisse être synthétique, puisque cela reviendrait à penser l’action morale comme la cause du bonheur. Or l’action morale ne peut être pensée comme la cause du bonheur, car, dans la mesure où le bonheur est pensé comme satisfaction à l’égard de l’ensemble de notre condition en tant qu’être raisonnable et fini (intelligible et sensible), cela reviendrait à penser l’intention qui se trouve à l’origine de l’action comme ayant des répercussions effectives dans le monde phénoménal. Autrement dit, cela reviendrait à penser l’effort de libération à l’égard de nos inclinations en tant que motifs de nos actions comme un simple moyen visant à assurer la satisfaction de ces inclinations elles-mêmes : l’ordre nouménal serait alors pensé comme subordonné à l’ordre phénoménal, l’intelligible comme subordonné au sensible. En d’autres termes, il est absurde de se figurer que la jouissance physique puisse constituer la récompense de l’indépendance conquise à l’égard de l’inclination qui nous pousse vers ce type de jouissance.

D’où l’antithèse : une liaison nécessaire entre bonheur et vertu étant impensable, la réalité d’une telle liaison ne peut absolument pas être admise. Cette affirmation toutefois n’est pas plus acceptable que la première, puisque l’admettre reviendrait à nier que le souverain bien constitue l’objet de la raison pratique, ce qui est impossible.

Voici donc le paradoxe auquel nous sommes confrontés. D’un côté, il existe un rapport nécessaire entre bonheur et vertu ; de l’autre un tel rapport est impensable. Ou, en d’autres termes : l’homme pense nécessairement la vertu comme allant nécessairement de pair avec le bonheur, de l’autre l’action morale ne peut en aucun cas être pensée comme allant nécessairement de pair avec le bonheur. Bien qu’elles paraissent s’exclure mutuellement, ces deux propositions doivent être maintenues. Il nous appartient donc de découvrir une façon de penser ensemble et sans contradiction ces propositions opposées. Comment est-ce possible ? Gerhard Schwarz propose la solution suivante : ce paradoxe, explique-t-il, ne peut être résolu, sinon dans la mesure où le bonheur en question dans ce paradoxe est pensé comme étant d’origine et de nature nouménale (104 sq.).

En quel sens précis ? À ma connaissance, Schwarz ne l’explique pas, mais si je puis risquer une interprétation, il me semble qu’on peut comprendre la thèse qu’il défend sur ce point de la manière suivante : l’action morale peut être pensée sans contradiction comme cause du bonheur dans la mesure où elle pensée comme libératrice à l’égard des inclinations. Ainsi, l’action morale rend plus heureux, mais non pas cependant au sens du plaisir sensible. On ne peut la poser dans l’espoir d’atteindre un plus haut degré de plaisir sensible, puisque l’action morale ne garantit d’aucune manière la satisfaction des inclinations. Toutefois, on ne peut dire pour autant que l’action morale ne rend pas plus heureux d’une manière générale, puisqu’en nous libérant de nos inclinations l’action morale nous rend moins malheureux de ne pas voir nos inclinations satisfaites, c’est-à-dire qu’elle nous permet de prendre conscience de notre plus grande liberté à l’égard du monde sensible, ce qui correspond probablement à la véritable définition du bonheur nouménal tel que l’entend Kant.

On voit comment cette interprétation de la notion de souverain bien remet en question la compréhension commune du système kantien dans son ensemble. D’une part, dans la doctrine des postulats, Kant pose Dieu comme la cause du bonheur proportionné à la vertu. Or en posant qu’il existe une règle de proportionnalité d’après laquelle à un investissement dans l’action morale correspond nécessairement un désinvestissement équivalent des inclinations empiriques, Kant se trouve à affirmer l’unité de Dieu et de la raison pratique. C’est ce que Gerhard Schwarz appelle la « thèse de l’identité » (13), à la lumière de laquelle il réinterprète la doctrine kantienne des postulats. D’autre part, d’après ce qui précède, l’homme doit certes demeurer un être raisonnable fini, mais est également destiné, par son action morale, à se libérer sans cesse davantage de ses inclinations et donc de sa condition sensible. De la sorte, il se rapproche sans cesse de Dieu en tant qu’être infini et, relativement à sa destination, est identique à Dieu lui-même. C’est ce que Schwarz appelle la « thèse de l’identifiabilité » (13). L’être humain dans la perspective kantienne n’est donc pas un être essentiellement fini. Et à cet égard en particulier, il ressort de l’argument de Schwarz que l’entreprise critique de Kant est bien loin de mettre un terme à la métaphysique comme science des fondements de la réalité empirique. Car, d’après ce qui précède, l’être phénoménal de l’être humain ne peut être pensé, sinon comme reflet du rapport que l’homme entretient avec une réalité nouménale constituant le fondement et l’essence de son être propre : plus il a conscience de son caractère nouménal et l’affirme avec vigueur, plus il devient indépendant vis-à-vis du monde empirique. Schwarz réitère ainsi, peut-être à son insu, l’interprétation fichtéenne selon laquelle la réalité empirique non seulement ne correspond, dans la perspective kantienne, à aucune réalité en soi extérieure à l’esprit, mais n’existe au contraire qu’en tant que représentation, c’est-à-dire grâce à l’activité de l’esprit lui-même, comme expression et manifestation du degré de liberté que l’homme parvient à s’attribuer à travers son action morale.