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« Have we forgotten how beautiful it is to be on fire for justice ? »

Cornel West

« Le théologien du tiers-monde se pose au contraire la question radicale : « Quel est notre Dieu ? » Cette question prend racine dans une expérience de solidarité avec les damnés de la terre. »

Jean-Marc Ela

À propos d’une question qui demeure

Les projets de critiques philosophiques du christianisme au xxie siècle semblent, à tous points de vue, périmés. Ils apparaissent même saturés par un ensemble de motifs communs qui s’appellent, se rejettent ou, souvent, s’entremêlent. Le christianisme n’est-il pas la religion de ceux qui ont dépassé la religion ? Puisqu’il est enfin dépassé, sa critique n’est-elle pas, dès lors, sans objet ? La critique du religieux ne doit-elle pas porter, plutôt, sur d’autres expressions confessionnelles ? Les religions qui font aujourd’hui retour ne sont-elles pas ni européennes ni chrétiennes ?

La critique contemporaine du religieux est marquée par une série d’événements qui portent chacun leur date[1] ; elle se focalise sur un objet précis, saisi comme totalité unifiée, l’« Islam », et le type d’attachement doctrinaire qui lui est spontanément associé : le fondamentalisme[2]. La critique de l’Islam mobilise une certaine approche — mimétique — de la critique du christianisme[3] : ce qui a été fait et achevé pour le christianisme durant la modernité européenne doit désormais l’être pour l’Islam, partout ailleurs, dans le monde.

Or, s’il y a bien lieu de faire retour sur un point, c’est d’abord sur la nature de cet achèvement, et sur ce qu’on considère être son résultat le plus manifeste : la sortie définitive de la religion comme histoire de la « modernité » européenne. Cette compréhension de la modernité mérite d’être compliquée. L’Europe est bordée au sud et à l’ouest par des mers, un océan, dont la traversée au xve siècle a ouvert de nouvelles représentations planétaires : la terre fut façonnée par la « conscience globale des peuples européens[4] ». En modelant et mesurant le globe, les Européens ont conquis les nouveaux espaces qu’ils découvraient. Ce que l’Europe croyait laisser derrière elle, les conquérants l’ont souvent emporté avec eux — ce qui fut le cas de la religion chrétienne, qui se concentra, dès lors, sur sa visée missionnaire. Réinterprété à l’aune des histoires de la colonisation et de la conquête, le récit de la « modernité » n’apparaît pas comme l’histoire de la sortie définitive de la religion chrétienne, mais bien comme celle de sa traversée[5] du monde et de sa pénétration[6] hors d’Europe.

S’il y a un espace où la critique du christianisme doit être reprise et n’apparaît pas périmée, c’est à l’aune de ces déplacements, de ces expansions, de ces conquêtes. Elle fait apparaître de multiples géographies de l’espérance, qui sont aussi des géographies de la violence et de la colère[7]. Elle ouvre de nouveaux corpus, de nouvelles écritures qui permettent d’appréhender la « modernité » européenne non pas comme un moment d’auto-fondation de soi rétif à la tradition et ouvert sur l’avenir, mais comme le moment d’une foi entêtée, fortifiée par le culte et la prière : le vrai Dieu n’est-il pas venu soutenir les entreprises, marchandes, maritimes, guerrières, de ceux qui ont cru qu’ils étaient faits à son image ?

L’histoire moderne du christianisme met à mal un certain nombre de réflexions sur la religion qui traversent la tradition philosophique européenne dès le xviiie siècle. Les idées de « foi réfléchissante » kantienne ou de « religion dynamique » bergsonienne, par exemple, apparaissent désormais frappées de cécité provinciale. Si, dans ces approches philosophiques, la modernité décrit ce moment où le christianisme comme religion s’efface pour découvrir sa vérité comme morale universelle, l’histoire moderne du christianisme, appréhendée à partir de la colonisation, exhibe la tournure apologétique de ces interprétations.

Reprendre la critique du christianisme à partir du fait colonial, c’est d’abord cartographier les lieux où se répètent et se prolongent les connexions entre la violence et le sacré, et passer au crible de la critique une interprétation de la modernité décrivant le christianisme comme « religion de la sortie de la religion » (Marcel Gauchet). Mais c’est peut-être surtout comprendre comment les langages religieux chrétiens eux-mêmes se sont reconfigurés, réinventés, retraduits, en quittant les terres européennes. Et comment parfois, même, ils ont tracé d’autres propositions — modernes et non sécularisées — de l’émancipation, d’autres compréhensions de la liberté du sujet. Elles ont pris corps dans un langage religieux moderne antimoderne, soutenues par un christianisme recolonisé[8], indissociable, pourtant, de toute une histoire de la violence. Le sujet du croire n’est pas nécessairement un sujet privé de raison, soumis aux tutelles ; il n’est pas une figure, malheureuse, de l’aliénation ou, infantile, de la régression.

Dans cet article, j’aimerais analyser la critique du christianisme opérée par le théologien de la libération Jean-Marc Ela. Partant d’une critique radicale du christianisme missionnaire colonial, qui saisit l’Afrique centrale dès le xixe siècle, ce projet invite à une reconfiguration post-coloniale du christianisme, qui n’est pas adossée au discours victorieux de la sécularisation, ou à l’histoire européenne de la Réforme. La conscience religieuse se dévoile comme conscience critique et même, comme conscience critique du politique. Chez Ela, la critique religieuse du politique plonge ses racines dans la « nuit coloniale[9] » et tente, à partir d’une relecture africaine du christianisme, une conversion des affects de colère en vertu collective d’espérance.

Christianisme missionnaire et nuit coloniale

Les relectures théologiques post-coloniales, faisant du christianisme un opérateur de la critique du politique, peuvent d’emblée apparaître périlleuses et susciter ce qu’on pourrait appeler, à la suite de Mbembe, une certaine « méfiance postcoloniale[10] ».

L’analyse historique des différentes pénétrations chrétiennes hors d’Europe et spécifiquement en Afrique centrale[11] met en lumière une connexion solide entre la « propagation de la foi » et les « logique[s] de conquête »[12]. Ni « scandale », ni « folie », la croix du Christ est le signe ostentatoire, visible, de la « religion du dominateur »[13]. À ce titre, pour citer, une nouvelle fois, Mbembe, toute « critique du colonialisme entraîne inévitablement une critique du Dieu des chrétiens[14] ». Par suite, toute praxis de libération culturelle et politique en postcolonie implique une rupture avec l’univers symbolique du christianisme[15]. Les adhésions au christianisme, en condition coloniale et postcoloniale, apparaissent comme une énième manifestation de l’« impuissance historique[16] » des colonisés ou ex-colonisés à prendre en charge, de manière rationnelle et autonome, leur destin culturel et politique.

La colonisation confronte le christianisme à une contradiction quasi théologique : si l’acte divin par excellence consiste à créer de l’être à partir de rien, le christianisme missionnaire, dans les colonies, a effectué l’opération inverse : la transformation de l’être en néant. La conversion religieuse vise à produire une nouvelle conscience historique chez le colonisé : son histoire et sa conscience individuelle, comme le montre Mudimbe, « [commencent ainsi] avec l’ordre colonial[17] ». La conversion est une opération d’annulation du passé et d’imposition d’une autre mémoire, qui porte avec elle de nouveaux codes éthiques, culturels, symboliques.

Les langages du christianisme missionnaire se sont ainsi constitués comme lexique et comme grammaire de l’oppression durant la colonisation. Fanon a ces mots, dans Les damnés de la terre : « L’Église aux colonies est une Église de Blancs, une Église d’étrangers. Elle n’appelle pas l’homme colonisé dans la voie de Dieu mais bien dans la voie du Blanc, dans la voie du maître, dans la voie de l’oppresseur[18]. »

Cette « méfiance postcoloniale » est au coeur de la critique du catholicisme missionnaire qui traverse le projet théologique de Jean-Marc Ela, notamment dans son grand texte Repenser la théologie africaine (2003). Rapporté au monde catholique, le christianisme missionnaire désigne un christianisme qui s’est déployé de manière solidaire avec le fait colonial, « reçu d’une tradition de contre-réforme et de lutte antimoderniste, […] individualiste, pointilleux sur les rites et la “doctrine”[19] ». Ce christianisme possède ses objectifs, sa théologie, son anthropologie.

Son objectif consiste à évangéliser celui qui fut désigné comme « païen » — le « païen de l’extérieur », le non-chrétien, « membre de sociétés nouvellement apparues à la conscience chrétienne au gré de la conquête des nouveaux mondes »[20].

D’un point de vue théologique, le catholicisme européen qui s’importe dans les colonies en Afrique mobilise une sotériologie qui se déploie à travers une théologie du péché et du salut des âmes dans l’au-delà. Pour l’Afrique, cette sotériologie requiert un mythe et un thème : la malédiction des fils de Cham, dont la descendance est associée à celle du « peuple noir » ; l’enfer, comme motif central de la prédication missionnaire.

L’anthropologie de ce christianisme repose sur l’idéologie coloniale de la table rase — comprise comme processus de négation axiologique et ontologique des cultures « noires » et « africaines » : elles sont considérées sans valeur, et même n’existent pas en tant que « culture ».

Le christianisme missionnaire colonial fonctionne ici selon un schéma binaire : d’un côté la vérité, de l’autre la fausseté[21]. Il s’agit d’implanter la vérité au coeur des populations païennes qui non seulement vivent dans l’erreur, mais plus encore dans la faute et le péché. Le christianisme missionnaire s’accompagne de toute une technique de dressage des corps colonisés : implanter la foi, c’est implanter la crainte au coeur de peuples qu’on cherche à rendre dociles. Les pratiques missionnaires (prédication, conversion, quadrillage du quotidien) visent à contenir toutes les expressions de colère chez les nouveaux convertis ; confrontée à la violence coloniale, la psyché religieuse du colonisé se caractérise triplement comme demande affective, relation au temps, rapport à l’action : consolation, attente, résignation.

Si on reprend le vocabulaire des analyses décoloniales, le christianisme missionnaire tel que le décrit Jean-Marc Ela apparaît comme une dimension spirituelle, épistémique de la « colonialité du pouvoir ». Il ne peut être compris indépendamment d’un système de pouvoir multiple, protéiforme, où sont connectés un mode de production économique, une manière de classer les populations (sexe, race, etc.), de se représenter le monde (esthétique, métaphysique, savoirs), etc., qui place en son centre l’Occident. Il fournit les bases d’une économie-politique[22] — au sens où il apparaît comme une technique, parmi d’autres, de gestion, d’entretien et d’administration des biens (richesses, terres) et des populations (valeurs, reproduction, famille), sur d’un territoire donné.

La critique du christianisme, chez Ela, est d’abord une critique de l’entrelacement du discours catholique chrétien avec le projet colonial. Elle se double, toutefois, d’un autre questionnement : comment comprendre l’adhésion des Africains à un discours religieux qui, tout en s’imposant à eux, réclama leur négation ? « Comment adhérer à Jésus-Christ après l’alliance qui, depuis l’esclavage et la colonisation, s’est établie entre “Révélation et domination” ? »[23] Cette contradiction, Jean-Marc Ela l’aborde en théologien et croyant. La résoudre ne signifie pas abolir le christianisme en postcolonie, mais repenser concrètement la relation du message chrétien à la chose politique. Le christianisme, dans les Afriques coloniale et postcoloniale, peut-il apparaître comme autre chose qu’une économie politique de la domination, convoquant une médiatisation du Mystère centrée sur le salut et le péché ?

Quelle conscience critique religieuse, qui emprunte son univers symbolique à un christianisme ayant suivi les mêmes chemins que les colons, peut naître de la nuit coloniale ?

Terre de souffrance et douleur noire

Pendant la deuxième moitié du vingtième siècle, des théologiens chrétiens africains se sont confrontés à cette dernière question. Dans Christianisme sans fétiche, Fabien Eboussi Boulaga interroge les modalités d’une reprise émancipée du christianisme dans les mondes africains nouvellement décolonisés en élaborant les « hypothèses d’une réinterprétation appropriante du phénomène christique[24] ». Non pas parce qu’il faudrait absolument se le réapproprier, et le considérer comme un « apport », mais parce qu’il constitue, de fait, un horizon symbolique signifiant pour de nombreux sujets des anciennes colonies. La question centrale de la critique africaine du christianisme n’est pas : « Faut-il le reprendre ? », mais plutôt « comment le reprendre sans perpétuer des logiques de violence ? »

Les reprises du christianisme en postcolonie ne peuvent, en plus du traitement théologique spécifique de la question coloniale, faire l’économie d’une réflexion sur la race. Chez Jean-Marc Ela, elle se spécifie sous le nom de « douleur noire » :

Il convient aussi de penser aux interrogations qui traversent les relations entre l’Afrique et l’histoire depuis l’esclavage et la colonisation. Nous ne pouvons comprendre le sens du dessein d’amour de Dieu sur notre continent sans assumer la mémoire de notre histoire marquée par la « douleur noire » où, à travers l’homme africain, toute l’humanité, en définitive, a été bafouée au long des siècles[25].

À cette réflexion sur la race, qui ne doit être comprise ni en un sens sociologique (comme construction sociale), ni en un sens biologique (comme nature), mais en un sens psychique, comme mémoire de la cruauté, s’associe toute une réflexion sur les conflictualités qui traversent le continent africain, après les Indépendances, décrit comme « terre de souffrance[26] ».

« Douleur noire », « terre de souffrance », ces notions ne visent pas, chez Ela, à produire une victimologie associant corps noirs et Afrique à des expressions de la négativité qui exigent secours et assistance. Elles soutiennent plutôt une dialectique de la mort et de la vie, mobilisant le langage théologique de la croix[27].

Sur un plan philosophique, l’expérience de la « douleur noire », soit l’ensemble des phénomènes de récusation de l’humain produits par l’entrelacement race/esclavage/colonisation/néo-colonisation, inaugure une scène morale et politique, attentive à une nouvelle figure du sujet.

Cette scène n’est pas celle de la fragilité pour laquelle le « bien-être et l’estime de soi du sujet dépendent complètement de l’autre[28] » ni celle, encore, de la vulnérabilité où la structure du sujet est appréhendée « comme besoin de l’autre et ouverture à l’autre[29] ». La scène qui s’ouvre ne laisse presque rien apparaître, un presque rien — qui est moins que la substance des choses, moins que la mort elle-même. Sur ce territoire — « brousse des fantômes[30] » — où vivants et morts se confondent, la possibilité de se constituer comme sujet est récusée dans sa structure ontologique même. Cette récusation du sujet comme sujet témoigne de deux types de violences connectées mais distinctes : 1) l’objectivation technique, médicale — où une personne ne peut pas être appréhendée en dehors de technologies soignantes — technologies qui, souvent, ne la réparent pas ; 2) l’invisibilité — invisibilité constitutive de celui qui n’est pas de ce monde et évolue dans l’étrangeté d’un « hors monde » soumis à un processus normalisé de répétition de la violence[31] — où la souffrance, banalisée, n’est rien et n’implique aucune prise en charge[32]. La vie n’apparaît pas constituer une richesse commune à accroître, ni dans le monde social, ni pour les pouvoirs.

La « douleur noire » renvoie à cette figure du sujet qui n’est rien ou presque rien. Le discours religieux interroge cette scène éthico-politique qui ne s’ouvre sur « rien ». Contre cette situation, ce qu’il faut espérer relève de la foi ou du miracle : transformer le « rien en être », espérer l’autocréation miraculeuse du rien en être, c’est-à-dire en sujet. « Lazare, sors ! » (Jean, 11, 42)[33] — telle est l’exclamation de l’espérance, celle qui appelle les morts à quitter le tombeau, à ressusciter ; elle reconfigure un monde de valeurs capable de transformer des espaces soumis à des formes spécifiques de violence en lieu d’abondance et de vie.

Le discours d’Ela s’enracine dans les langages de la christologie. Les corps africains et noirs sont les corps du Christ crucifié[34]. Celui qui parvient à voir ce qu’on ne peut pas voir, c’est-à-dire rien, rencontre le Christ. À partir de la redécouverte du scandale de la croix, Ela interroge nouvellement des modalités de l’évangélisation, qui ne sont plus enracinées dans les logiques de l’extirpation[35] coloniale. La mission ne se comprend plus comme imposition de la foi, entretenant oppression et souffrance ; elle est annonce de la bonne nouvelle, la seule qui soit — celle du Dieu qui libère, qui redresse les corps de celles et ceux qu’aucune terre, qu’aucun monde ne soutient.

La christologie d’Ela constitue le foyer de toute une politique ; elle formule une demande de justice qui requiert une attention à ce qui n’est pas, au rien, aux formes de récusation du sujet comme sujet en postcolonie. Mais c’est une contre-théologie politique, qui ne réclame aucunement l’alliance de Dieu et de César ; elle n’a ainsi aucune prétention fondationnelle visant à subordonner le gouvernement de la terre au pouvoir du ciel. Il s’agit plutôt, chez Ela, de mobiliser des ressources imaginaires, curatives, spirituelles pour engager une praxis, ouvrir un « espace de communauté », qui n’est soumis ni à l’arbitraire de l’État, ni aux expressions de violences, qui surgissent de sa désagrégation (armées, milices, capitalisme foncier et extractiviste), ou du renoncement — consenti (corruption, clientélisme, etc.) ou contraint (politique d’ajustement structurel, consensus de Washington) — à ses prérogatives.

À partir de la « douleur noire », Ela procède à une reprise du christianisme qui s’inquiète de son lieu théologique. L’inculturation véritable du christianisme ne peut signifier, exclusivement, son indigénisation ou son africanisation, répétant souvent des clichés africanistes. Il s’agit plutôt de réélaborer l’univers de sens du christianisme en le confrontant aux espaces culturels qui peuvent le nécessiter : espaces ruraux défavorisés, mondes culturels urbains où vit la jeunesse paupérisée à Yaoundé. Jean-Marc Ela considère ces espaces culturels urbains et ruraux où sévissent des formes aigües de pauvreté comme des lieux théologiques, soit des lieux qui pèsent sur la marge de crédibilité du christianisme. Si le message chrétien ne veut pas être confronté au drame de son insignifiance, il doit s’« inculturer » dans ces espaces de pauvreté, où le Christ crucifié a établi sa demeure. Le langage théologique d’Ela revendique l’« option préférentielle pour les pauvres », inscrite dans cette dynamique théologique tricontinentale — connue sous le nom de « théologie de la libération ».

La constitution et la détermination spécifique de ces ressources spirituelles, curatives, imaginaires de la libération sont soutenues par un travail d’herméneutique biblique, qui réélabore les ressorts de la critique politique. Cette herméneutique s’organise autour d’une multiplicité de lexiques, qui s’imbriquent les uns les autres et dont l’impératif de libération forme le code : le lexique néo-testamentaire de l’imitatio christi, de la Croix, du Magnificat, le lexique vétéro-testamentaire des livres prophétiques (Esaïe) et de l’Exode, le lexique historiographique et mythologique du modèle des premières communautés chrétiennes, le langage éthique de l’amour, de l’espérance et de la pauvreté. Ces langages se nouent autour d’exigences politiques mobilisant les pensées de Fanon, Cabral et Cheikh Anta Diop, et de tout un glossaire de la dissidence, imposant de reconsidérer le problème de la violence contre et avec Fanon.

Violence, contre-violence : comment traverser la nuit, sans se laisser submerger par elle ?

Dans le premier chapitre des Damnés de la terre, Frantz Fanon spécifie le sens effectif des pratiques de décolonisation. Décoloniser, c’est faire passer du néant à l’être ; la décolonisation décrit le processus générique d’un devenir homme. Le colonisé chosifié, transformé en animal, en objet ou identifié au mal absolu (n’est-ce pas la condition du Damné ?), conquiert son humanité dans le processus par lequel il se libère activement du joug colonial.

La décolonisation, chez Fanon, ne convoque pas de métaphysique humaniste — impliquant la promotion théorique et éthique de l’humanité. Il faut en ressaisir le sens dans le cadre d’une anthropologie critique, attentive aux processus de récusation de l’humain. La compréhension de la décolonisation tient ainsi dans cette phrase : « Les derniers seront les premiers[36] », allusion au verset de Matthieu 20 : 16, que Fanon cite sans en mentionner la source biblique. C’est dans une dialectique violence/contre-violence qu’il faut pouvoir appréhender ce renversement, qui soutient le processus de devenir homme du colonisé. À la violence constitutive du monde colonial, le colonisé doit opposer une violence restauratrice qui affirme l’égalité du colon et du colonisé. Cette contre-violence, révolutionnaire, convertit la violence individuelle en une violence collective qui donne une forme matérielle concrète aux luttes émancipatrices[37].

La libération, pour reprendre les tropes du texte fanonien, doit ouvrir un jour nouveau, une vie nouvelle. Ce jour nouveau, cette vie nouvelle n’ont pas de connotation religieuse. La libération ne se présente aucunement comme une voie de salut[38], telle qu’on peut la concevoir dans le christianisme. Ni au sens d’une « rédemption » en tant que rédemption elle « est salut du péché, dont elle annonce la rémission, dont elle réalise le pardon[39] » — gratuitement. Ni au sens d’une « délivrance », insistant sur l’aspect politique, dynamique et historique du salut, en tant qu’il implique luttes et combats sur la terre. Ni au sens d’une « réconciliation » — la réconciliation avec Dieu impliquant la réconciliation entre les frères, les autres hommes. Or le colon n’est pas un frère — il est le produit d’une structure. Décoloniser, ce n’est pas restaurer, malgré cette structure, une fraternité première, oubliée ; c’est détruire l’ordre qui produit le colon et le colonisé.

Libérer, ce n’est donc pas sauver ; il n’y a pas eu de faute originelle mais une violence politique première — ordonnant des territoires, administrant les hommes, accaparant le sol et les choses — dont il faut contrecarrer les effets sociaux, politiques et psychiques concrets.

Jean-Marc Ela souscrit aux analyses fanoniennes de la violence et de la décolonisation, cette dernière ne peut se réduire à ses simples dimensions politique, économique et géopolitique. Toutefois, il s’éloigne des analyses de la contre-violence révolutionnaire qui inaugurent le premier chapitre des Damnés de la terre, écrit pour les compagnons « algériens et africains[40] » engagés avec Fanon dans la lutte.

La critique de la violence révolutionnaire qu’effectue Ela n’est pas immédiatement théologique ; elle n’oppose pas une dogmatique de la vérité, surplombante, condamnant tout recours à la violence comme on l’attendrait d’une éthique chrétienne. Elle s’inquiète plutôt du sens de l’expérience de la nuit dans l’Afrique contemporaine. Si les Indépendances ont eu lieu, en ce qu’il y a eu, formellement, transfert de pouvoir des anciens colons aux anciens colonisés, le jour n’a pas succédé à la nuit, c’est plutôt une nouvelle nuit qui a succédé à l’ancienne : les décolonisations n’ont pas créé leur avenir. La question n’est plus seulement comment secouer et sortir de la grande nuit du colonialisme[41], mais aussi comment traverser cette nuit, sans se laisser submerger par elle.

Dans le chapitre cinq, « Afin que renaisse l’espoir[42] » du livre Le cri de l’homme africain, Ela relit les premières pages des Damnés de la terre de Fanon en insistant sur deux points : le sens de l’expérience de la nuit en postcolonie, le problème de la violence dans un projet de libération.

Le moment post-colonial africain est caractérisé par des phénomènes de « recolonisation[43] ». À la nuit coloniale a succédé une nuit néocoloniale. Chez Ela, l’idée de « recolonisation » fait écho aux théories de la « dépendance » qui structurent les pensées latino-américaines de la libération de la deuxième moitié du xxe siècle : elles théorisent les dépendances économiques et matérielles effectives qui prolétarisent et maintiennent sous la tutelle d’un Centre les populations des périphéries, des Sud.

La « recolonisation » renvoie ainsi à deux phénomènes : les phénomènes de dépendance Nord-Sud, qui n’ont pas disparu avec la décolonisation ; les phénomènes de « colonisation du frère par le frère[44] » — où les bourgeoisies noires, qui ont pris le pouvoir après les Indépendances, ont soutenu et oeuvré à la reproduction des formes de violence et de déprédations caractéristiques des temps coloniaux.

Le chapitre V du Cri de l’homme africain égrène, en quelques pages courtes, les nouvelles formes d’oppression qui caractérisent un moment post-colonial, s’apparentant à une nouvelle traversée de la nuit (émergence de groupes rebelles armés, autoritarismes d’État, pratiques de spoliation de l’économie de marché, déplacements forcés des populations, précarisations matérielles multiples, etc.[45]). La compréhension fanonienne de la violence, dans ses dimensions restauratrices et libératrices, doit être confrontée aux faits : « aucune pratique sociale ne confirme cette théorie de la violence fanonienne[46] ». L’histoire des décolonisations et du moment postcolonial est une histoire où les violences (psychiques, économiques, politiques) s’auto-alimentent et n’ouvrent aucun horizon.

Contre cette nuit, Ela réinvestit une réflexion eschatologique qui a une triple dimension. Éthique, d’abord, en ce qu’il s’agit de déterminer les conditions effectives d’une autocréation du rien, du presque rien en « être » dans un monde qui n’offre aucun horizon de dépassement. Ecclésiologique, ensuite : il faut pouvoir repenser le rôle de l’Église au sein de la nuit. Politique, enfin : contre les illusions de la contre-violence, doivent être tracés des chemins d’espérance. Cette eschatologie donne corps à un nouvel Évangile, l’« Évangile des damnés de la terre ».

Théologie mineure et foi en espérance

L’image de la nuit, reprise à Fanon, doit toutefois être saisie avec précaution. Arendt, lectrice de Conrad, rappelle comment dans l’imagination et les pratiques des colons, l’Afrique — continent de ténèbres — fut considérée comme cette altérité sauvage, « paradis-fantôme de la race[47] », où de petits dieux blancs crurent que tout était permis. Si l’image de la nuit coloniale clôt les Damnés de la terre, Ela ne la remobilise pas dans ses textes. La recolonisation ne définit pas un processus d’ensauvagement qui aurait saisi les corps africains après les Indépendances ; elle décrit une nuit coloniale continuée, prolongeant, de fait, l’exigence de décolonisation. Le « testament spirituel de Fanon[48] » apparaît toujours pertinent après l’échec des Indépendances : « tenter de mettre sur pied un homme neuf[49] ».

Si Ela critique la contre-violence révolutionnaire comme pratique de libération, c’est parce que les phénomènes de recolonisation en compliquent les finalités et la compréhension ; ils confrontent le continent africain à une itération des processus de violence qui annule la fécondité de toute irruption libératrice empruntant les mêmes formes. C’est sur ce point précis que le langage de la praxis politique requiert les outils du langage théologique ; ils tirent leur consistance du mystère de la résurrection, soit d’une contradiction.

Pour penser une transformation du monde qui ne s’illusionne pas quant aux possibles ouverts par la contre-violence révolutionnaire, Ela recourt à la catégorie théologique de l’espérance. Revendiquant sa filiation fanonienne, la foi en espérance constitue le noyau théologique de l’« Évangile des damnés de la terre ». Dans Repenser la théologie africaine, cet Évangile se constitue à la croisée de la théorie critique du christianisme de Fabien Eboussi Boulaga et des développements eschatologiques de la théologie de l’espérance de Moltmann.

Ela part de la contradiction soulevée par Moltmann au début de sa Théologie de l’espérance : celle d’une contradiction entre espérance et expérience. Tous les énoncés d’espérance se formulent « en contradiction avec le présent de l’expérience, avec la présence de la souffrance, du mal et de la mort[50] ». L’expérience renvoie à la réalité du donné dans son actualité, saisi dans une perspective horizontale, relative à l’ordre humain. Chez Ela, plus spécifiquement, l’expérience est le lieu des fraternités ambivalentes du monde humain, où le frère, Caïn, peut tuer son propre frère, Abel[51]. Elle est le lieu de la violence politique. L’espérance dit ce qui n’est pas donné, en tant qu’il est à venir. Elle est le vécu inouï d’une inscription dans le monde qui ne se laisse pas submerger par un présent, qui s’offre comme totalité fermée.

Cette contradiction moltmanienne entre l’espérance et l’expérience ouvre un espace théorique critique pour la théologie, dont les effets sont politiques. Cet espace critique est explicité comme suit par Fabien Eboussi Boulaga : « L’annonce et la pratique de la fin dévoilent le caractère provisoire des hiérarchies, des institutions, des valeurs que le péché, la surestimation ou la peur de soi et de ce qui est, transforment en réalités dernières[52]. »

La foi comme espérance souligne des discontinuités temporelles indiquant que ce qui est, est déjà promis à autre chose. Sous le signe de la promesse, l’espérance loge un principe déconstructeur, critique ; « l’urgence [dont elle témoigne] interdit l’évasion dans les lointains du prosélytisme, des arrières-mondes et des superstructures[53] ». L’espérance est le socle d’une pratique théologique critique ; loin d’inviter à habiter les arrières-mondes, elle constitue un foyer religieux actif de la critique du politique. Le présent est ainsi ressaisi en contradiction avec la promesse de la résurrection. Cette espérance n’a en effet de sens qu’en tant qu’elle se dit à travers l’événement de la résurrection du Christ crucifié. Mort sur la croix, il vit en dépit de la mort.

Cet « en dépit de » constitue le foyer de la critique théologique du politique, qui est au centre de L’Évangile des damnés de la terre : la figure du crucifié « [récapitule en elle-même] le drame de ceux auxquels le droit à la vie est refusé dans l’histoire[54] ».

Les énoncés d’espérance entrent ainsi en contradiction avec la violence présente du monde politique. En s’installant dans cette contradiction, la théologie se fait théologie critique. L’absence d’horizon ne signe pas une impuissance à agir : la foi en espérance décrit un mode d’être au monde que la traversée de la nuit ne peut ni submerger ni détruire. L’espérance eschatologique a le statut d’une force historique qui suscite des pratiques créatrices dans l’histoire du monde, sur le fond d’une expérience première de la mort, de la négativité.

À travers la théologie de l’espérance, la conscience religieuse, en tant qu’elle ne se satisfait pas de ce qui est, se fait conscience critique. La théologie de Jean-Marc Ela explore les ressorts politiques d’une telle conscience et ses effets d’un point de vue praxique. On peut mobiliser l’idée de « théologie mineure », pour spécifier le projet de critique du christianisme de Jean-Marc Ela. Pour la spécifier, il faut l’écarter un peu de l’idée de « théologie politique ».

L’idée de « théologie politique » reste marquée par les deux Théologies politiques de Carl Schmitt, centrées sur ces deux grands pôles de souveraineté que sont l’État et l’Église. La pensée théologique du politique chez Ela opère une critique de la catholicité comme État centralisé (Vatican) et comme Église universelle, mais elle ne produit pas de théologie de la séparation ou de l’union du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel. L’Église romaine institutionnelle et l’État n’apparaissent pas comme des pôles centraux, unifiant l’histoire, le territoire, et les communautés[55] chez Ela ; ils sont bien plutôt conçus comme les opérateurs institutionnels de leur désagrégation en postcolonie.

Le langage théologique d’Ela reste un langage théologique de la dissidence, qui n’emprunte pas son lexique aux rhétoriques des majorités répressives, Églises bourgeoises centralisées, État nation. La catégorie de « théologie politique » apparaît, dès lors, difficilement applicable, et d’un maniement délicat.

On pourrait cependant reconfigurer le sens de cette catégorie, comme le fait Vincent Delecroix dans Apocalypse du politique[56]. Elle ne s’inscrit pas exclusivement dans une « matrice politico-institutionnelle », qui la figerait une fois pour toutes. La problématique du théologico-politique signifie surtout qu’on ne peut procéder à une analyse du politique qui ne s’en tient qu’à sa « stricte immanence » ou plutôt qu’une analyse du politique « trouvant en lui-même sa ressource » ne tient peut-être pas[57].

La théologie de l’espérance montre en effet qu’une critique du politique ne peut s’effectuer de manière strictement immanente ; une telle critique ne peut trouver d’issue à la prolifération des systèmes multiformes de violence qui saturent le donné, l’expérience, au sens de Moltmann. Il s’agit donc bien pour Ela d’entrelacer la réflexion théologique au problème politique, en produisant une analyse du politique et une théologie à effets politiques. Toutefois, l’enjeu de la théologie d’Éla n’est ni le maintien de la vie de l’Église comme corps social, ni la consolidation du pouvoir de l’État, mais n’est pas non plus d’analyser la tension entre transcendance et immanence. Ce qui importe, c’est le lieu théologique à partir duquel s’effectue l’entrelacement du théologique et du politique, terre de souffrance et douleur noire. Ce lieu, c’est celui de la minorité.

Ici, il faut emprunter l’idée de « minorité » à Deleuze et Guattari dans leur réflexion sur la littérature mineure[58], c’est-à-dire sur les politiques d’énonciation, et tenter peut-être un déplacement de leurs analyses, qui pourra sembler surprenant, dans le champ de la théologie. Chez Deleuze et Guattari, l’idée de littérature mineure possède trois caractères : « la déterritorialisation de la langue, le branchement de l’individuel sur l’immédiat politique, l’agencement collectif d’énonciation[59] ».

Ces trois caractères traversent, en un sens, la théologie de la libération d’Ela. Cette dernière reprend la langue majeure du christianisme, tout en s’éloignant des voies romaines et byzantines, et en accusant sa rupture avec un ordre ecclésial centripète, héritier de la colonisation. Le langage du christianisme se déterritorialise : maudits et damnés s’en emparent et lui font dire l’impossible, la double mort du pouvoir d’État et de la vieille Église, la renaissance à la vie. Par ailleurs, cette théologie demeure indifférente à la gestion des petites affaires individuelles et familiales ; elle affirme sa distance avec les anthropologies du péché : aucune victime n’est coupable de son exposition à la mort — rien ne justifie une telle exposition — pas même une faute, fût-elle originelle. Enfin, cette théologie est nettement politique ; elle produit une « situation d’énonciation collective » qui soutient les imaginaires politiques d’une recréation de communauté : la figure du Christ crucifié se renverse et appelle l’homme nouveau décolonisé (Fanon).

Le langage théologique majeur, hériter du christianisme missionnaire, est travaillé de l’intérieur par de nouveaux lieux d’énonciation théologique, qui font surgir des contradictions, des conflits insolubles, mais forgent aussi des espérances créatrices. Ces lieux d’énonciation sont mineurs en ce qu’ils s’opposent à des systèmes de majorité, définis comme des ensembles de normes hégémoniques fixant l’organisation sociale, l’économie politique du pouvoir, les régimes de prise de parole et de configuration du sens.

La théologie de Jean-Marc Ela est une théologie mineure, c’est-à-dire une théologie qui rompt avec une approche classique du théologico-politique contrainte par ces deux pôles de la souveraineté que sont l’État et l’Église. À partir d’opérations de déterritorialisation du langage majeur du christianisme romain, elle produit une situation d’énonciation collective, qui devient le ferment substantiel de toute praxis de libération.