Corps de l’article

1. Le retour des sceptiques

Dans un article paru voilà une dizaine d’années et intitulé « Le retour des sceptiques »[1], Jean-Pierre Cavaillé brossait à grands traits l’état actuel des recherches sur le scepticisme et évoquait alors l’engouement qu’elles suscitaient. Une décennie plus tard, force est de constater que cet intérêt ne s’est pas démenti, loin de là. Les études sur le sujet n’ont cessé de paraître à un rythme soutenu[2], les colloques de se succéder sans relâche et la recherche de se poursuivre, en balisant des chemins déjà largement foulés ou en ouvrant sans cesse de nouvelles perspectives à partir d’objets d’investigation inédits tels que le scepticisme médiéval ou le scepticisme clandestin. Mais s’il est un domaine qui a connu un développement sans égal, c’est celui du scepticisme propre à l’âge classique. Rarement un champ de recherche en histoire de la philosophie aura fait naître autant de commentaires érudits dans un délai si court. Car, à dire vrai, si l’on excepte quelques travaux anciens qui évoquaient le scepticisme moderne, la recherche sur la question est largement tributaire des travaux de Richard Popkin, véritable pionnier en la matière, et donc relativement récente. C’est en effet Popkin qui, le premier, a fourni une étude détaillée de l’histoire du scepticisme moderne, augmentée au fur et à mesure de ses rééditions, et qui constitue toujours un point de départ incontournable pour tout chercheur intéressé par la question[3].

Si la lecture proposée par Popkin peut être sur certains points contestée[4], notamment en ce qui concerne la place qu’il attribue au fidéisme dans son oeuvre, sa reprise trop fidèle d’études plus anciennes, celles de Busson et Villey[5] par exemple, ou encore son manque de clarification conceptuelle concernant la notion même de pyrrhonisme, il n’en reste pas moins que son travail apparaît aujourd’hui encore comme fondateur pour l’étude du scepticisme moderne. Certes, on peut encore lui reprocher de privilégier en premier lieu l’oeuvre de Sextus Empiricus et de s’en tenir particulièrement à une forme spécifique de scepticisme, qui consiste à voir dans ce mouvement avant tout un arsenal d’arguments censé miner les édifices dogmatiques philosophiques (scolastique d’abord, cartésien ensuite) et religieux, et donc de centrer son analyse sur les rapports entre pyrrhonisme et dogmatique en insistant tout particulièrement sur la question fidéiste, et ce aux dépens du contexte historique et des corpus autres que celui de Sextus. Mais comment ne pas lui attribuer malgré tout une fonction de guide, même si les chemins qu’il aide à parcourir ne sont pas réellement sûrs et sa boussole pas toujours fiable ?

Figure tutélaire quoique problématique, Popkin ne pensait pas connaître, dans les années 1960, le succès qui fut le sien par la suite. Et l’on peut légitimement s’intéresser aux raisons qui expliquent l’importance sans cesse croissante de la recherche sur le scepticisme en général, et sur le scepticisme moderne en particulier. La première est sans doute historique : le scepticisme est une philosophie pour temps troublés, fille de l’inquiétude et de la perte des repères traditionnels. Ce constat vaut à la fois pour le scepticisme ancien, témoin de l’effondrement du monde antique, pour sa réactualisation à l’âge classique, époque marquée par la dislocation de l’aristotélisme scolastique confronté à une pluralité de doctrines hétérogènes, et pour notre temps, gagné lui aussi par des considérations relativistes et une pluralité philosophique indépassable qui rappellent étrangement le dixième mode d’Énésidème (sur l’irréductible pluralité des moeurs, des coutumes et des lois). La seconde tient peut-être plus à l’objet d’étude lui-même, délaissé par le passé, et qui apparaît donc comme potentiellement inépuisable. Il est vrai que, en ce qui a trait par exemple aux grands auteurs qui scandent l’histoire de la philosophie, tout semble avoir été dit alors que, concernant le scepticisme ancien et moderne, beaucoup reste encore à faire. Et puis l’objet est plaisant en soi, en ce qu’il permet un véritable travail de recherche sur des corpus toujours à redéfinir, qu’il invite à découvrir une philosophie en reprise d’elle-même, refusant tout dogmatisme, et qu’il permet d’exhumer pour une grande part des auteurs certes modestes, mais qui ont eu un rôle essentiel dans l’histoire des idées.

Ces deux raisons rendent en partie compte du succès du scepticisme, qui déborde d’ailleurs le cadre des études érudites pour toucher également le grand public cultivé, ce qui explique en retour la multiplication des introductions au scepticisme, sous la forme de traductions nouvelles, de présentations générales ou d’anthologies[6]. On peut signaler à cet effet la traduction récente en anglais des Hypotyposes par Julia Annas et Jonathan Barnes[7], et en français par Pierre Pellegrin[8], dans une collection qui a vu paraître cinq ans plus tard la traduction d’une partie de l’Adversus mathematicos[9]. L’accès a ainsi été grandement facilité aux textes anciens, non seulement traduits mais amplement commentés.

Parallèlement à ce travail effectué sur les textes fondateurs du scepticisme, une relecture d’ensemble du pyrrhonisme antique a permis de comprendre plus adéquatement les différentes couches qui le constituent, à savoir le pyrrhonisme des débuts, essentiellement tourné vers une problématique éthique (Pyrrhon, Timon), le probabilisme de la Nouvelle Académie (Arcésilas et Carnéade), le néopyrrhonisme dialectique d’Énésidème et d’Agrippa, et enfin le scepticisme empirique de Sextus Empiricus. Si les différences qui existent entre ces différents courants sont notables, l’intention critique qui les anime à l’égard de toute forme de dogmatisme leur est commune. C’est avant tout avec cette dimension polémique que souhaiteront renouer les modernes, ce qui explique parfois un certain désintérêt à l’égard des positionnements divergents du scepticisme antique.

Une autre différence notable entre sceptiques anciens et modernes porte sur les rapports entre religion et raison. Contrairement aux sceptiques de l’Antiquité, les penseurs de la modernité se sont confrontés à une religion qui se voulait à la fois unique et universelle. Dans le monde païen, il en allait différemment, et c’est pourquoi les sceptiques antiques n’ont jamais considéré la question religieuse comme centrale. Ils luttaient avant tout contre le dogmatisme philosophique et non contre le dogmatisme religieux. D’ailleurs, les sceptiques semblent s’être entendus en général sur l’existence des dieux, mais tout en reconnaissant cette évidence comme non dogmatique, c’est-à-dire non définitive, et en insistant sur le fait qu’il était impossible de définir la nature et les attributs de la divinité. S’ils s’en sont pris aux explications théologiques de leurs adversaires, c’était avant tout pour remettre en question leurs prétendues certitudes et non pour basculer dans l’athéisme qui, à tout prendre, est une autre forme de dogmatisme.

À l’inverse, une bonne part des enjeux de la modernité se joue dans le rapport au religieux, que ce soit au plan théologique avec les controverses entre protestants et catholiques, au plan politique, avec la naissance de la souveraineté étatique face aux prétentions papales, ou encore au plan philosophique, avec l’affranchissement de la philosophie vis-à-vis de la théologie qui se traduit également par une rupture avec le thomisme et la scolastique. Dans tous ces débats, les textes sceptiques vont être mobilisés pour faire vaciller les bastions de l’univers médiéval chrétien, avec pour conséquence l’entrée dans un monde moderne, qui est toujours le nôtre. Mais, outre sa fonction de réservoir argumentatif, le corpus sceptique va peu à peu gagner en autonomie et faire naître d’authentiques questionnements et de véritables vocations qui vont au-delà de la simple reprise érudite et du seul contexte religieux. C’est dire que leur héritage a été majeur en ce qui concerne l’histoire philosophique de la modernité, et qu’il est sans doute loin d’être totalement épuisé.

2. Présentation des contributions retenues

C’est dans cette perspective qu’a été pensé ce numéro spécial de Philosophiques, qui tout à la fois prolonge le souci actuel de redécouverte du scepticisme moderne et l’oriente dans des directions nouvelles avec pour double objectif de revenir sur certaines hypothèses de recherche actuellement en vogue et d’ouvrir de nouvelles perspectives. Dans le premier cas, il s’agira d’évaluer quelques grandes lectures d’histoire de la philosophie, et notamment, bien sûr, celle de Richard Popkin, afin d’en tester la validité ; dans le second, il s’agira ou de présenter des figures moins connues et pourtant essentielles à la compréhension du scepticisme moderne ou de traiter un certain nombre de thématiques encore peu explorées afin de témoigner de la vitalité sceptique propre à l’âge classique.

Le travail de Gianni Paganini répond d’emblée au premier objectif et propose une relecture du scepticisme montanien qui va au-delà des analyses classiques de Dumont (1972). Parti d’une constatation troublante, la disparition du concept aristotélicien de species dans les Essais de Montaigne, cet article propose de comprendre en quoi cette disparition signe la fin de l’épistémologie scolastique, et donc celle d’un savoir fiable et assuré, et prépare l’avènement d’une relation nouvelle entre sujet connaissant et objet connu, marquée au coin par le phénoménisme sceptique. Et c’est d’ailleurs par la médiation des textes de Sextus Empiricus que Montaigne parvient à une telle conclusion, reprenant également à son compte les enjeux du débat antique, évoqués par Cicéron dans les Académiques, qui avait opposé stoïciens et académiciens sur la notion de « représentation compréhensive », ce qui le conduit à la conclusion qu’aucune vérité objective ne peut être déterminée telle quelle, le subjectivisme l’emportant sur l’objectivisme. Mais Montaigne ne se contente pas de piller Sextus ou Cicéron, il va plus loin et propose un phénoménisme radical sans pour autant user du terme « phénomène », lui préférant celui de « fantaisie ». Ce choix lexicographique étonnant ne s’explique que par le contexte, le terme de « phénomène » n’étant pas alors accepté, la traduction latine d’Estienne à laquelle Montaigne se réfère lui préférant le lexique de l’apparence et de l’apparaître et assimilant le phénomène à la fantaisie. Il faut bien comprendre que la « fantaisie » montanienne possède une double signification, classique, qui renvoie à l’imagination dans de nombreux passages des Essais, et neuve, propre à la conclusion de l’Apologie de Raymond Sebond, où elle recouvre ce que Sextus Empiricus entendait par phainomenon et Estienne par apparentia en acceptant de penser en parallèle ces deux termes là où Estienne avait préféré sacrifier apparence à fantaisie. Par là, Montaigne signe l’arrêt de mort de l’épistémologie scolastique et l’entrée dans le subjectivisme moderne à dominance sceptique, où sujet et objet se trouvent irrémédiablement séparés, rendant dès lors toute connaissance de l’absolu des choses impossible.

Le contraste entre Montaigne et Pierre de Valence est, sur ce point, patent. John Christian Laursen montre à juste titre que l’utilisation que le second fait du scepticisme est d’un ordre tout différent. Pierre de Valence s’est intéressé, entre autres choses, au scepticisme et au cynisme antiques, et d’aucuns en ont conclu à sa fidélité à l’égard de l’une ou l’autre de ces deux traditions, voire aux deux. Pourtant, à y regarder de près, ses considérations sur le scepticisme et le cynisme sont noyées dans une masse énorme de documents qui touchent de nombreux sujets, rarement philosophiques. Cette prolixité semble plutôt témoigner en faveur d’un usage méthodologique du scepticisme et du cynisme, et débouche sur un éclectisme typiquement renaissant où la présentation charitable de la doctrine d’un auteur ne signifie pas pour autant une acceptation sans réserve de ses thèses. Laursen déboute donc les prétentions de quelques commentateurs espagnols — Menéndez y Pelayo (1946) et Serrano y Sanz (1981) qui cherchent à faire de Pierre de Valence un sceptique en raison de la publication qu’il a faite d’Académiques en 1596. Reprenant et corrigeant à la fois le travail de Suárez Sánchez de León (1997 ; 1999), Laursen démonte cette thèse pièce après pièce pour en conclure que le scepticisme ne joue qu’un rôle stratégique dans l’oeuvre de Pierre de Valence, et qu’il en va de même de son prétendu cynisme. En outre, l’utilisation qu’il lui arrive de faire de ces deux courants philosophiques ne trouble en rien son profond attachement au christianisme. Ainsi, à la fin du XVIe siècle, l’exemple de Montaigne ne doit pas cacher d’autres utilisations possibles du scepticisme, plus distancées de leur objet, mais non moins essentielles à la compréhension de la fonction du scepticisme dans la pensée moderne.

À cet égard, l’utilisation du scepticisme à l’extérieur des sphères strictement philosophique et littéraire est tout aussi éloquent. Ainsi, Frédéric Brahami évoque sa reprise dans un contexte à première vue éloigné, qui passe alors pour le plus certain et donc étranger au doute sceptique, celui des sciences. En se penchant sur la figure particulière de Joseph Glanvill, Brahami analyse la présence du scepticisme au fondement de la science moderne, qui conduit les penseurs de l’époque à s’interroger sur les principes du savoir qu’ils contribuent à bâtir. Cette interrogation passe par une analyse des facultés humaines et une critique des sens qui débouche sur une critique de la science elle-même, à titre de connaissance des ressorts du réel, ce à quoi elle ne peut réellement parvenir. De là s’ensuit une épistémologie à tonalité sceptique, critique de la métaphysique cartésienne, qui insiste avant tout sur la validité expérimentale. Avec Glanvill, le scepticisme est intégré à titre méthodologique à l’intérieur du processus de la connaissance et se présente comme un moment indispensable de son développement, ce qui n’est pas sans rappeler les débats actuels sur l’épistémologie contemporaine. Mais Glanvill va jusqu’à faire du scepticisme la condition même de la recherche scientifique en insistant sur la limitation naturelle des facultés humaines, ce qui l’amène à proposer une conception nouvelle de la science conçue comme pourvoyeuse d’hypothèses à valider, en attendant la formulation de nouvelles hypothèses qui les supplanteraient. Contre Bacon et Descartes, Glanvill se refuse à donner un rôle fondateur à la raison et se contente de lui déléguer le soin d’émettre des hypothèses dont la validité (et non la vérité) est confirmée par le pouvoir qu’elles nous procurent sur les choses. En dernière analyse, c’est la maîtrise technique qui devient le critère primordial de la science, l’efficacité l’emportant sur la vérité, ce qui n’est pas sans rappeler certaines considérations sceptiques.

Cette interrogation vis-à-vis des capacités accordées à l’entendement humain de parvenir au vrai, on la retrouve chez Pierre-Daniel Huet, qui s’est voulu l’adversaire le plus acharné de Descartes en son temps. José Maia Neto présente à grands traits cette figure particulière de la République des Lettres et propose de revenir sur son scepticisme pour y déceler une continuité avec la geste cartésienne au lieu d’y voir, comme trop souvent, une rupture avec celle-ci. Pour ce faire, il déploie six arguments censés confirmer son interprétation. Certains sont d’ordre biographique — le premier argument montre que le scepticisme de Huet est tributaire de sa lecture de Descartes ; le quatrième insiste, à partir d’une analyse serrée du Traité, sur les ressemblances avec la démarche que Descartes emploie dans le Discours de la méthode — d’autres philosophiques — le troisième argument témoigne de la proximité philosophique initiale entre les doutes cartésien et huétien et conduit au nécessaire dépassement de Descartes par Huet ; le cinquième rappelle les reprises de Descartes par Huet en ce qui concerne les raisons même de douter — et d’autres enfin textuels — le deuxième argument montre que, dans l’esprit de Huet, ses oeuvres essentielles que sont le Traité, la Censura et la Concordia doivent être envisagés comme un tout cohérent où le cartésianisme peut être récupéré à titre méthodologique ; le sixième se fonde sur la réaction des contemporains qui témoigne d’une proximité visible entre la méthode de Descartes et celle de Huet. Tous ces arguments permettent de conclure au final à une continuité de pensée entre Descartes et Huet, voire conduisent à faire de Huet un cartésien, du moins si on s’entend sur la compréhension de ce concept, qui en détermine l’extension.

Thomas Lennon revient sur la démarche cartésienne et le scepticisme huétien, mais en les intégrant à l’intérieur d’une querelle importante de la fin du XVIIe siècle, celle qui a opposé Pierre-Sylvain Regis, disciple fidèle de Descartes, du moins au premier abord, à Huet. Cette controverse autour de la Censura philosophiae cartesianae (1689) de Huet donnera lieu à une Réponse par Regis, qui sera à son tour critiquée par Huet dans la deuxième édition de la Censura (1694) et dans un manuscrit toujours inédit, intitulé Censure de la Réponse faite par M. Regis. Le désaccord philosophique porte essentiellement sur deux points : le cogito et le doute. Pour Huet, le doute cartésien est ou réel, et dans ce cas impossible (on ne peut douter d’une chose et à la fois la déclarer comme fausse car le doute suppose l’indécision), ou fictif. Regis accepte cette partition et reconnaît le caractère fictif, ou plutôt hypothétique, du doute cartésien, quand bien même Descartes aurait, lui, refusé une telle alternative. Or, Huet va utiliser ce faux pas de Regis pour le mettre en contradiction avec les textes de Descartes et pour lui signifier les conséquences intenables qui en découlent. En ce qui concerne le cogito, Huet se montre critique à l’égard d’un argument qui semble ne rien prouver et se réduire à un cercle vicieux, le « je suis » ayant besoin du « je pense » pour être, et inversement. Regis, pour sa part, montre que le cogito ne doit pas se comprendre sous la forme d’un argument composé d’une prémisse et d’une conclusion, mais comme une distinction de raison entre le sujet pensant et le sujet existant qui renvoie à la même chose, ce que Descartes aurait admis également. Cette opposition sur le sens authentique du cartésianisme pose problème, en ce qu’elle révèle sur certains points la trahison de celui qui se présentait pourtant comme le disciple fidèle de Descartes. Mais cette trahison est peut-être le prix à payer pour tirer le cartésianisme vers l’empirisme, ce que Regis souhaitait, avec comme résultat, que Regis ne soupçonnait sans doute pas, de paver la voie au scepticisme empirique du siècle des Lumières.

Car le scepticisme nourrit également la réflexion des penseurs du siècle des Lumières, comme le montre Rodrigo Brandão à propos de Voltaire. Dans un article qui se veut avant tout programmatique, Brandão cherche à déterminer de manière précise le rôle joué par le scepticisme dans la pensée voltairienne. À partir de quatre champs d’étude spécifiques — l’utilisation voltairienne de la diaphonia existant entre dogmatismes philosophiques, le rapport de Voltaire au solipsisme, la relation entre foi et raison établie dans le Dictionnaire philosophique, la reprise voltairienne de l’épochè sceptique —, Brandão témoigne des difficultés à saisir la spécificité du scepticisme voltairien. Philosophe ignorant, comme il aime à se proclamer, Voltaire l’est sans doute, mais avec des réserves. Ainsi n’endosse-t-il jamais, à propos de la question de l’existence de Dieu, de position fidéiste ou athée. Son ignorance n’est pas démission de la raison face au mystère, comme le montre bien sa critique féroce de toute forme de superstition, mais accumulation d’évidences au nom de la raison qui suffisent simplement à montrer que le déisme, à tout prendre, vaut mieux que l’athéisme. Scepticisme de type académicien, alors ? Ce serait oublier que Voltaire, sur d’autres points, se présente ou comme un dogmatique, ou comme un pyrrhonien, en appelant à la suspension du jugement. À lui seul, Voltaire est un exemple caractéristique des difficultés à penser le scepticisme au siècle des Lumières.

Ces difficultés, on les retrouve à propos de Rousseau, pourtant moins généreux que Voltaire à l’égard d’un scepticisme critiqué à titre d’imposture intellectuelle. Dans son article sur Rousseau et le scepticisme, qui se veut un terme logique à cette enquête sur le scepticisme de l’âge classique, Sébastien Charles montre qu’on ne peut finalement pas se satisfaire de l’image adoucie d’un scepticisme méthodologique propre au XVIIIe siècle proposée par Popkin. Certes, Popkin est revenu à plusieurs reprises sur ce portrait qu’il a brossé du scepticisme des Lumières pour le nuancer, évoquant notamment les travaux de Baker (1975), d’Olaso (1980) ou de Tonelli (1997). Mais le recours à ces travaux est problématique car ils contredisent et accréditent à la fois la thèse de Popkin. Ils la contredisent en montrant que le scepticisme était beaucoup plus diffus et marquant que ne le pensait Popkin ; ils l’accréditent en témoignant de son strict usage méthodologique. La thèse de Popkin serait alors juste au niveau théorique, mais trop limitée dans ses implications. À partir de l’évocation du scepticisme dans des milieux délaissés par Popkin (le scepticisme clandestin, l’égoïsme), l’article propose une réévaluation de l’ensemble du scepticisme des Lumières et en teste la validité en prenant Rousseau pour exemple. L’avantage du recours à Rousseau, c’est que ce dernier a connu à la fois le scepticisme clandestin et l’égoïsme, et qu’il est donc à même de montrer l’influence de ce scepticisme souterrain sur les Lumières dans leur ensemble.

Si ce numéro fait donc le point sur le scepticisme propre à l’âge classique, c’est tout en étant conscient des limites de son entreprise, car ne sont traités ici que certains auteurs et certaines problématiques propres à l’histoire du scepticisme moderne. À titre de domaines passés sous silence, on pourrait mentionner l’esthétique où le scepticisme a joué dans la redéfinition des normes du beau et la diffraction des goûts individuels, la morale, minée par le relativisme sceptique, ou bien encore la politique, aux prises avec le rejet de toute forme d’absolutisme, thématiques qui jouissent actuellement d’un véritable intérêt. Mais cela aurait signifié transformer ce numéro spécial de Philosophiques en un gros volume collectif, au mieux, voire, au pire, en une collection de dizaines d’ouvrages différents. C’est dire que le chantier est immense et qu’il reste encore largement inexploité. Mais il faut bien s’arrêter quelque part dans l’inachevé, et c’est d’ailleurs l’esprit du scepticisme que de savoir reconnaître les limites de toute entreprise philosophique...[*]