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Dans un livre récent, Justin Smith se demande pourquoi, alors que d’autres disciplines historiques ont connu une profonde réflexion sur les présupposés méthodologiques de leurs pratiques, l’histoire de la philosophie part souvent du présupposé que la philosophie est un dialogue qui se tient sub specie aeternitatis, et dans lequel nous serions autorisés à traiter les morts comme s’ils étaient nos contemporains. Smith soutient que la réponse à cette question peut tout simplement provenir d’un « manque d’intérêt pour la question de la méthodologie historique en tant que question philosophique »[1].

Justin Smith exagère sans doute un peu. Plusieurs philosophes et historiens de la philosophie ont écrit sur des questions de méthode. On peut même constater une augmentation des écrits portant sur ce sujet dans les dernières années[2]. Ce qui manquait, cependant, à cette abondante littérature est un ouvrage entièrement dédié à la question et qui explore de manière exhaustive et systématique les problèmes méthodologiques propres à la pratique de l’histoire de la philosophie. Récit et reconstruction, de Claude Panaccio, non seulement comble ce vide, mais offre en outre une réponse aboutie et philosophiquement sophistiquée aux questions méthodologiques de l’histoire de la philosophie, considérées comme des questions philosophiques. Le livre de Panaccio nous propose beaucoup plus que des recommandations méthodologiques. Il s’agit à n’en point douter d’une philosophie de l’histoire de la philosophie.

Dans l’espace de ce texte, il n’est pas possible de rendre justice à tous les aspects du livre qui méritent une discussion approfondie. Mes commentaires vont porter sur les enjeux théoriques propres à la méthode reconstructionniste prônée par Panaccio, et notamment sur des idées qu’il défend dans les chapitres III (« Référence et continuité ») et V (« Les reconstructions doctrinales »).

Reconstructionnistes et contextualistes

Dans les débats actuels autour de l’histoire de la philosophie, on peut reconnaître deux groupes plus ou moins bien définis. Les « reconstructionnistes » et les « contextualistes ». Les « reconstructionnistes » considèrent que l’historien de la philosophie, dans la mesure où il est philosophe plutôt que seulement historien, doit s’engager dans un dialogue avec les philosophes du passé. Il doit, comme le soutenait Grice, « traiter ceux qui sont grands, mais morts comme s’ils étaient grands et vivants ; comme des personnes qui ont quelque chose à nous dire maintenant[3] ». Jonathan Bennett, un des plus ardents défenseurs de la méthode reconstructionniste, appelait cette approche une méthode « collégiale », dans laquelle on étudie les auteurs du passé comme si l’on était leur collègue[4].

L’objectif poursuivi est celui de reconstruire les arguments ou doctrines d’un auteur du passé, de manière à les rendre pertinents pour la discussion contemporaine. Bien que cela soit accessoirement utile à son entreprise, le but premier de l’historien reconstructionniste n’est pas de comprendre comment un auteur s’insère et répond à son contexte historique, ni non plus de comprendre comment ses arguments et ses théories représentaient des positions philosophiques légitimes ou raisonnables dans ce contexte. Le reconstructionniste cherche plutôt à identifier les doctrines philosophiques qui conservent un intérêt pour la pensée contemporaine, à les extraire de leur contexte et à les transposer au nôtre pour en discuter leur prétention à la vérité.

L’adoption de la méthode reconstructionniste n’a pas comme corrélat nécessaire une déconsidération de la dimension strictement historique des textes ou des auteurs ; car, après tout, pour s’engager dans un véritable dialogue avec les philosophes du passé, il faut d’abord établir ce qu’ils ou elles ont réellement pensé. Mais, dans cette perspective, on considère que la recherche historique relève davantage de l’histoire des idées ou de la philologie, alors que le travail de l’historien philosophe devrait se cantonner à reconstruire les arguments et doctrines en considération de manière à les rendre philosophiquement intéressants et plausibles quant à leur prétention à la vérité et en fonction des préoccupations philosophiques du présent. Avec cet objectif en vue, il devient nécessaire d’opérer une forte sélection entre, pour reprendre une tournure de Benedetto Croce, ce qui est philosophiquement vivant et ce qui est philosophiquement mort dans les textes de l’histoire de la philosophie. Les thèses ou arguments qui ne peuvent plus prétendre à la vérité ni être intéressants pour les philosophes contemporains, deviennent ainsi des objets strictement historiques et sont retournés pour examen à l’historien des idées que l’on distingue rigoureusement de l’historien philosophe[5].

Les contextualistes critiquent fortement les assises sur lesquelles repose l’approche reconstructionniste : la nécessité de séparer ce qui est vivant de ce qui mort dans une doctrine du passé et l’idée de reconstruire théoriquement cette théorie dans un langage qui la rende apte à être discutée par des philosophes contemporains. Le fait de choisir les morceaux particuliers d’une théorie qui seraient indépendamment reconstructibles briserait — à leurs yeux — l’unité originale de la pensée de l’auteur étudié et, pour ainsi dire, le défigurerait jusqu’à le rendre méconnaissable. La reconstruction théorique des thèses discutées dans un langage que l’auteur original ne pourrait pas comprendre, revient, aux yeux des contextualistes, à introduire des anachronismes qui ignorent ce qui est l’essentiel de notre rapport à la philosophie du passé, à savoir la distance historique. Dans cette perspective, l’histoire de la philosophie est essentiellement une discipline historique, et sa méthode relève donc davantage de l’histoire que de la philosophie[6].

Le livre de Panaccio s’inscrit clairement dans une lignée de philosophes et historiens de la philosophie prônant une approche « reconstructionniste ». Panaccio est à mon avis aussi le premier à tenter d’exposer systématiquement les fondements théoriques et méthodologiques sur lesquels le reconstructionnisme devrait reposer[7]. Mais cette défense du reconstructionnisme se fait par le biais d’un argument astucieux. Il soutient que le débat entre « contextualistes » et « reconstructionnistes » repose sur un faux dilemme, que Panaccio appelle « le dilemme de McIntyre » et qu’il décrit de la manière suivante :

[S]oit on lit les philosophies du passé en fonction des discussions d’aujourd’hui et l’on sombre alors dans l’anachronisme en les reformulant et en les amputant de ce qu’elles ont d’étrange à nos yeux ; soit on s’efforce d’en préserver les caractères distinctifs jusque dans le détail et d’en replacer chaque aspect dans le contexte social et intellectuel qui l’a vu naître, et l’on en fait alors des pièces de musée, dont le seul intérêt tient à leur exotisme[8].

Il s’agit d’un faux dilemme parce que, comme Panaccio le montre bien, même les plus farouches défenseurs du contextualisme, dans la mesure où ils veulent éviter de faire la simple paraphrase des textes étudiés, doivent se servir des procédés que les reconstructionnistes défendent. La reconstruction des thèses et doctrines des philosophes du passé doit ainsi être comprise comme une des conditions de possibilité de l’histoire de la philosophie, même dans ses versions les plus contextualistes. De l’autre côté, et dans la mesure où il tient à respecter des critères minimaux de fidélité aux auteurs sous étude, le reconstructionniste doit aussi tenir compte du contexte dans ces reconstructions. La mise en contexte, ne serait-ce que minimale, est donc aussi une condition de possibilité pour toute histoire de la philosophie digne de ce nom. Tout est alors une question de dosage, et ce dosage est appliqué différemment selon les intérêts de recherche de l’historien de la philosophie et des réquisits propres au projet envisagé. En admettant ainsi un pluralisme méthodologique, Panaccio a la prétention de défendre une position oecuménique.

Or, nonobstant son oecuménisme, le livre de Panaccio demeure une défense du reconstructionnisme comme position théorique. Car, même si cette défense comporte une acceptation de la fécondité de certains procédés méthodologiques prônés par les contextualistes, elle n’en est pas moins une critique vigoureuse des présupposés discontinuistes qui animent, selon lui, le discours théorique de certains contextualistes. Ce que Panaccio appelle un « discontinuisme radical » est une forme de relativisme historique qui, à force d’expliquer les textes du passé par leur relation au contexte historique où ils s’inscrivent, finit par compromettre l’intérêt que ces textes ont pour les préoccupations philosophiques actuelles[9].

L’argument central

L’argument en faveur du reconstructionnisme mobilise quatre thèses principales.

Thèse 1. L’histoire de la philosophie, lorsqu’elle est proprement philosophique, doit se penser comme un dialogue productif avec le passé. L’historien de la philosophie doit chercher à montrer la pertinence du passé de la philosophie pour les discussions présentes et les mettre en rapport dans ce que Panaccio appelle un « dialogue transhistorique »[10].

Thèse 2. Ce dialogue n’est possible comme dialogue philosophique que si l’historien est en mesure de séparer les thèses susceptibles d’être philosophiquement pertinentes aujourd’hui des thèses qui ne le sont plus[11]. Panaccio propose trois critères de séparabilité. Je mentionnerai seulement le plus important, celui de lindépendance logique[12].

  • Indépendance logique : une thèse est séparable de toute autre partie d’un corpus qu’elle n’implique pas logiquement.

Thèse 3. L’historien philosophe doit procéder à des reconstructions de re des thèses ou arguments qu’il a séparés pour la discussion. Une interprétation de re d’une thèse suppose de la rapporter dans un discours indirect où le rapporteur se commet à dire, à l’aide de son propre répertoire conceptuel, à propos de quel objet l’auteur interprété affirme quelque chose. L’interprétation de re diffère donc d’une interprétation de dicto qui se contente de rapporter ce qu’un auteur dit. Par exemple, on peut, de dicto affirmer : « Hegel dit que l’Esprit est absolu ou inconditionné. » Cette affirmation pourrait être interprétée de re comme suit :

(1)

À propos de Dieu, Hegel affirme qu’il est absolu ou inconditionné.

Mais, si par « esprit » on entend quelque chose comme ce à quoi Montesquieu référait lorsqu’il évoquait « l’esprit des lois », la thèse de Hegel peut être interprétée d’une manière fort différente :

(2)

À propos d’un ensemble de règles et pratiques sociales, Hegel affirme qu’elles sont absolues ou inconditionnées.

L’interprétation de re permet de révéler les enjeux philosophiques qu’une thèse avancée par un auteur du passé suscite pour un philosophe du présent.

Thèse 4. Les reconstructions de re supposent la possibilité d’établir une relation d’équivalence sémantique entre un nombre significatif de termes et expressions d’un auteur étudié et d’autres appartenant au répertoire conceptuel de l’historien philosophe. Dans le cas des interprétations précédentes de Hegel, elles se fondent sur le fait que, pour le premier interprète, « Esprit » est sémantiquement équivalent à « Dieu » alors que, pour le deuxième interprète, c’est plutôt l’expression « ensemble de règles et pratiques sociales » qui est sémantiquement équivalente à « Esprit ». Compte tenu du fait que la relation d’équivalence sémantique peut s’appliquer tant à l’extension qu’à l’intension des concepts impliqués dans des propositions, et que ces concepts puissent y jouer le rôle de sujet ou de prédicat, il en résulte un nombre très grand de possibilités que Panaccio analyse en détail et avec précision. Mais le critère prépondérant pour l’équivalence sémantique demeure la coextensivité ou coréférentialité[13]. Pour Panaccio, cette coextensivité d’au moins un nombre significatif de concepts est possible parce que, et cela constitue une thèse métaphysique forte, nous partageons un même monde transtemporel avec les philosophes du passé. Même si nos répertoires conceptuels, nos cultures et nos théories peuvent être très éloignés les uns des autres, il n’en demeure pas moins que l’on s’en sert toujours pour parler du même monde, pour référer au moins à certains objets que nous avons le droit de considérer comme étant les mêmes.

Reconstruction et dialogue

Les thèses 2-4 offrent une théorie bien fondée et plausible des conditions de possibilité de la reconstruction de thèses et arguments en histoire de la philosophie. Par contre, il semble y avoir une tension entre cette théorie de la reconstruction (thèses 2-4) et l’idéal d’un dialogue transhistorique avec les philosophes du passé (thèse 1). Je vais tenter de faire voir cette tension à travers une série de quatre remarques.

I. Séparabilité et reconstruction de re

La première remarque concerne la relation entre les critères de séparabilité des morceaux de doctrine (thèse 2) et la manière dont Panaccio pense les attributions de re (thèse 3). Dans son argument, la séparabilité apparaît comme une condition de possibilité des reconstructions de re. Comme on l’a vu, l’indépendance logique est un des critères fondamentaux pour déterminer la séparabilité d’une thèse par rapport au reste du corpus théorique où elle s’inscrit. Pour séparer la thèse p d’un autre morceau q de la doctrine de notre philosophe du passé, il faut pouvoir montrer que p n’implique pas q. Fort bien, mais pour pouvoir déterminer quelle est la relation logique entre p et q, il semble que l’on doive s’engager au préalable dans une reconstruction de re tant de p que de q. Car il est possible que les propositions p et q soient logiquement indépendantes l’une de l’autre dans une interprétation, mais pas dans une autre. Or cela semble nous conduire dans un cercle, car l’indépendance logique d’une proposition semble, à la fois, être une condition de possibilité et une conséquence de sa reconstruction de re.

II. Séparabilité et considération partielle

Panaccio affirme que la séparabilité des thèses ou morceaux de doctrine est requise pour que le dialogue philosophique transhistorique soit possible. Car si on n’acceptait pas que des parties d’une doctrine puissent être détachées, la seule solution qui s’offrirait à nous est celle d’un « holisme intégral » qui rendrait la pensée d’un philosophe du passé fermée en elle-même et donc incapable d’entrer en dialogue avec le présent[14]. Or il me semble que la conclusion ne se suit pas, car la disjonction exprimée dans la première prémisse n’est pas complète. L’holisme intégral n’est pas la seule possibilité qui s’offre une fois que l’on a écarté la séparabilité. Il est en effet possible de rejeter qu’une thèse soit détachable du corpus où elle s’inscrit sans pour autant tomber dans l’holisme intégral. Il semble en effet possible de ne se concentrer que sur un aspect partiel d’un système philosophique tout en affirmant que toutes les composantes du système sont étroitement liées entre elles, et donc, non séparables. La méthode ici serait celle de l’abstraction, entendue comme « considération partielle » au sens de Berkeley. En d’autres termes, je peux me concentrer sur un aspect d’un système philosophique, en faisant abstraction des autres composantes, tout en soutenant que cet aspect est un aspect et non une partie détachable du tout. On se tromperait en pensant que la remarque relève davantage d’une argutie argumentative que d’une véritable différence avec la position de Panaccio. Certes, qu’il s’agisse de la traiter comme un aspect ou comme une partie détachable, il n’en demeure pas moins que dans les deux cas on cible une thèse en négligeant d’autres parties du corpus. Mais le problème revêt une certaine importance pour la question plus générale du rapport entre reconstruction et dialogue transhistorique. En effet, en traitant une thèse comme une partie détachable du reste du corpus, on impose à celui-ci une coupure que, si l’on était dans un véritable dialogue, notre interlocuteur pourrait ne pas autoriser. Tandis que si au lieu de traiter une thèse ou une doctrine comme étant des parties détachables je les traite comme étant des aspects (ou considérations partielles), je respecte l’intégralité du projet philosophique de mon interlocuteur tout en me concentrant sur l’aspect de celui-ci avec lequel je peux plus facilement entrer en dialogue. Dans un dialogue, cela permet de faire appel aux aspects de la théorie qu’on avait auparavant négligés si notre interlocuteur proteste que, en les ignorant, nos propos ont cessé d’être une interprétation légitime des siens.

III. Équivalence sémantique, coextensivité et dialogue

La troisième remarque prend la forme d’un dialogue.

Trois philosophes et un barman nominaliste : un dialogue transhistorique

Trois philosophes entrent au « Rasoir », un bar connu chez les nominalistes. L’un est Baruch Spinoza, l’autre est Wilhelm Friedrich Hegel et le troisième, Jerry Fodor. Accoudé au bar, et après avoir bu quelques verres, Spinoza affirme « Ik hou van paarden », et il est suivi par Hegel qui dit « Ich mag Pferde » et par Fodor qui, à son tour, affirme : « I like horses ». Le barman qui les sert, un dénommé Claudius, s’estime d’abord autorisé à avancer une interprétation de dicto de ce que ses trois clients ont affirmé. En traduisant des termes dont l’équivalence sémantique semble ne poser aucun problème majeur, notre barman affirme : « Spinoza, Hegel, et Fodor ont dit, chacun à leur tour, qu’ils aiment les chevaux. » Mais, dans ce qui est peut-être un excès de zèle, notre barman croit également que, pour bien faire ressortir la pertinence philosophique des phrases proférées par les trois clients, il faut également en produire une interprétation de re. Il propose la suivante :

À propos d’un groupe d’individus présentant une parenté manifeste relativement à des caractéristiques comme être un mammifère, être quadrupède et avoir une crinière et que, par convention linguistique, on appelle « chevaux », Spinoza soutient qu’il a une disposition positive à leur égard du type de celle que l’on catégorise en général comme « de l’amour »[15].

Il répète la même interprétation pour caractériser les propos de Hegel et de Fodor. Alors que Fodor ne semble avoir rien à redire et continue à siroter son verre, Spinoza et Hegel semblent quelque peu offusqués. Spinoza proteste qu’il a été mal interprété, et Hegel — qui affectionne les affirmations redondantes — ajoute que non seulement il a été mal interprété, mais aussi visiblement mal compris.

Tous les deux demandent alors au barman par quel critère il a établi l’équivalence sémantique sur laquelle il base la reconstruction de re de leurs propos. Le barman répond qu’il y a plusieurs manières d’établir l’équivalence sémantique entre phrases, certaines tenant compte des aspects sémantiques plus subtils, mais que, malgré leur complexité, toutes présupposent comme condition nécessaire l’équivalence extensionnelle d’au moins certains termes ordinaires tels que, justement « cheval ». Cette équivalence extensionnelle est rendue possible par le fait que les différents locuteurs, même s’ils parlent des langues différentes et proviennent d’époques historiques différentes, partagent néanmoins un même monde transtemporel.

Hegel demande alors au barman si un locuteur peut faire une interprétation de re de ses propres propos. Après une courte réflexion, le barman répond que oui. Hegel propose alors sa propre reconstruction de re de ce qu’il a dit préalablement :

À propos du Concept absolu, Hegel soutient qu’il aime l’une de ces déterminations concrètes, à savoir, celle qui, par un jeu complexe d’affirmations et de négations, définit un rôle conceptuel spécifique que l’on identifie d’ordinaire par le terme « cheval ».

Spinoza se prête au jeu et propose à son tour une interprétation de re de son propos :

À propos de la nature ou de Dieu, Spinoza affirme qu’il aime certains de ses aspects, notamment ceux que l’on identifie d’ordinaire par le terme « cheval ».

Alors que Fodor fait un geste de découragement, Hegel reprend la conversation. « Voyez-vous, dit-il en s’adressant au barman, nous n’avons aucun problème à accepter que les trois phrases proférées soient grosso modo équivalentes sur le plan sémantique. Dans nos pratiques discursives, nous sommes, à peu de choses près, disposés à assigner la même fonction que vous à l’expression “j’aime les chevaux” lorsqu’elle est proférée par quelqu’un. »

« Par contre, poursuit Hegel, ce n’est pas en vertu de leur extension — au sens où vous entendez ce terme technique — que nous individuons la signification de concepts comme « cheval ». Car, comme nous avons des théories métaphysiques qui n’admettent dans l’univers qu’un seul individu indivisible, Baruch et moi croyons que tous les concepts particuliers ont la même extension et que donc toutes les propositions douées de sens sont coextensives même si elles diffèrent, certes, par leur sens. Pour mon ami Baruch, tous les concepts réfèrent à Dieu ou à la nature et diffèrent par le fait qu’ils en expriment des aspects différents de cet unique individu. Dans mon cas, ils réfèrent tous au Concept absolu tout en exprimant ce que j’appelle des moments différents de ce concept total. Votre reconstruction de re de nos propos est tributaire des présupposés existentiels propres à votre métaphysique nominaliste, qui suppose l’existence d’une pluralité d’individus. Ce procédé, poursuit Hegel est, en soi et pour vous, parfaitement légitime. Mais il n’est pas acceptable pour nous, qui défendons comme vraies des conceptions métaphysiques radicalement différentes de la vôtre. Il semble alors que si le critère pour déterminer l’équivalence sémantique entre vos reconstructions de re et nos propos était la coextensivité, le dialogue entre nous ne pourra pas être très fécond. Puisque cela exigerait de prouver laquelle de nos trois théories métaphysiques est vraie, il sera bien difficile de déterminer absolument laquelle de nos trois reconstructions de re de l’affirmation « j’aime les chevaux » est adéquate. Et ce serait dommage, puisque nous nous serions par ailleurs facilement entendus sur le fait que tous les trois soutenons que nous aimons les chevaux et qu’il est vrai que nous les aimons ».

Après avoir patiemment écouté les propos de Hegel et de Spinoza, notre barman nominaliste prend un court temps de réflexion et entreprend une réponse qui semble, à en juger par ses gestes assurés et les gestes contrits de ses interlocuteurs, parfaitement bien articulée et convaincante, mais qu’il nous est impossible d’entendre en raison d’un vent assourdissant qui se lève précisément à ce moment et qui, en emportant aussi des nuages de poussière, nous voile également le reste de la scène.[16] Fin du dialogue.

IV. Le dialogue et l’équivalence sémantique

Si l’objectif est celui de montrer en quoi une théorie du passé est pertinente pour des discussions contemporaines, il me semble que le procédé consistant à détacher des morceaux logiquement indépendants d’une théorie est, à l’intérieur de certaines limites, tout à fait légitime. Par contre, si le but est celui d’entamer un dialogue avec les philosophes du passé, le procédé m’apparaît problématique à l’égard de certaines normes minimales qui régissent un dialogue rationnel courtois. Dans un dialogue au présent, je laisserais mon interlocuteur reconstruire ce que j’ai dit dans ses propres termes à condition qu’il attende que j’acquiesce à cette reconstruction avant d’aller plus loin dans la discussion. En d’autres termes, dans un dialogue philosophique, la reconstruction des propos d’autrui doit être autorisée par celui ou celle dont les propos ont été reconstruits. Sans cette autorisation, la personne qui interprète mes propos pourrait continuer à pérorer, mais je cesserais fort probablement de discuter avec elle. Si cette autorisation suppose un transfert d’autorité vers l’interprète, ce transfert n’est en revanche possible que si l’interprète reconnaît une autorité équivalente chez l’interprété. Sans cette reconnaissance mutuelle des autorités réciproques, le dialogue devient difficile à entamer. Bref, l’équivalence sémantique entre les propos de l’interprétant et ceux de l’interprété doit être sanctionnée par les interlocuteurs pour que le dialogue puisse suivre son cours.

On pourrait accepter une thèse externaliste à l’égard de l’équivalence sémantique entre contenu interprétant et contenu interprété que cela ne changerait pas grand-chose à la situation. Même si, pour la question de savoir s’il y a réellement équivalence sémantique entre la première formulation d’une thèse et la reconstruction par laquelle on l’interprète, il existait une réponse indépendante du fait que les interlocuteurs dans un dialogue aient ou non accès à celle-ci, il ne serait pas moins vrai que, pour que le dialogue fonctionne comme dialogue, l’équivalence sémantique doit être perçue comme résultant dun accord entre les interlocuteurs. Du moins, du point de vue des participants à un dialogue rationnel, l’équivalence sémantique apparaît comme le produit consensuel du dialogue.

Cela veut dire que si j’avance la thèse que p et que mon interlocuteur reconstruit mon propos comme p’, il me soumet une requête conversationnelle : il me demande de reconnaître l’équivalence sémantique entre p et p[17]. Dans certains cas, cela peut se faire sans problème. Mais une condition fondamentale du dialogue demeure que je ne sois pas forcé d’accepter cette équivalence et que je garde ma liberté de ne pas reconnaître p’ comme une reconstruction adéquate de p. En cas de conflit, une des solutions possibles consisterait à ne plus reconnaître à l’interlocuteur l’autorité requise pour trancher sur la question en dispute. Mais, dans ce cas, le dialogue prend fin. L’autre solution possible consisterait à entreprendre un processus de reformulation respective des contenus de p et de p’ jusqu’à ce qu’un accord puisse être obtenu. C’est dans ces cas que l’équivalence sémantique apparaît aux interlocuteurs comme le résultat du dialogue.

L’analogie juridique

Si les remarques précédentes visent juste, il existe bel et bien une tension entre, d’une part, la théorie que Panaccio propose pour reconstruire les doctrines du passé et les rendre pertinentes pour la discussion contemporaine (thèses 2-4) et, d’autre part, l’idéal d’une histoire de la philosophie comme dialogue transhistorique (thèse 1).

On pourrait répondre qu’on ne devrait pas prendre trop à la lettre l’idée d’un dialogue transhistorique avec les philosophes du passé. Après tout, il s’agirait d’un dialogue avec des morts qui, en général, n’ont pas la réputation d’être bavards. Dans ce contexte, l’idée de dialogue doit essentiellement être entendue de manière métaphorique. La reconstruction des thèses historiques, une fois rendues pertinentes pour la philosophie contemporaine, les rend aussi dignes d’être discutées dans le présent ; le « dialogue » en reste là. On n’invite pas les morts à la conversation.

Le problème avec cette réponse est qu’elle rend le reconstructionnisme vulnérable aux critiques des contextualistes, qui voient dans la reconstruction des doctrines du passé dans un langage contemporain une forme d’appropriation du passé et de négation de sa différence. L’historien philosophe semble jouir d’une liberté trop grande pour déterminer ce qui constitue une reconstruction adéquate des doctrines historiques. À l’instar de Robert Brandom, on peut embrasser allègrement cette liberté et défendre l’idée que les reconstructions de re des thèses sont, en fait, des interprétations « bebop » qui détachent un morceau intéressant de la « mélodie » d’une doctrine du passé pour produire des variations pouvant révéler des possibilités philosophiques nouvelles[18]. Mais l’histoire « bebop » de la philosophie est consciemment une forme d’appropriation et non de dialogue. Le reconstructionnisme de Panaccio est conscient de ce danger et s’en prémunit en ajoutant que la liberté de l’historien reconstructionniste doit néanmoins être fortement limitée par une exigence de fidélité aux auteurs et aux textes étudiés[19]. Or, comme le cas du barman nominaliste le montre, on peut croire sincèrement avoir reconstruit de re les propos d’un autre philosophe avec rigueur et fidélité tout en étant biaisé par des présupposés (métaphysiques ou autres) qu’on ne partage pas avec le philosophe interprété. La norme de fidélité est nécessaire à l’interprétation historique, mais encore faut-il déterminer qui administre et vérifie l’application de cette norme.

Il semble que dans la théorie de Panaccio l’historien de la philosophie, même en tenant compte des contraintes liées à la fidélité, jouisse d’une liberté et d’un pouvoir trop grand à l’égard du philosophe du passé, tant à l’égard de ce qui est séparable d’une théorie ou d’un corpus qu’à l’égard des interprétations de re des thèses de l’auteur mort qui ne peut plus se défendre dans un dialogue.

Mais cela ne rend pas nécessairement le reconstructionnisme incompatible avec l’idéal d’un dialogue avec le passé. En se servant d’une analogie juridique, on pourrait considérer l’historien de la philosophie plutôt comme un avocat veillant aux intérêts de l’auteur disparu et disposant du pouvoir d’autoriser ou d’interdire des interprétations en son nom. Il cherche à s’opposer, dans les limites de ce qui est raisonnable, aux tentatives de séparer des parties de la doctrine du philosophe qu’il représente et résiste, autant qu’il est raisonnable de le faire, aux reconstructions de re qui sont proposées de la pensée de son représenté. Bref, en tant qu’avocat de la défense, l’historien adopte autant quil lui est possible le point de vue du philosophe du passé. Une dose importante de contextualisme est nécessaire à tout bon avocat de la défense. Mais il n’en demeure pas moins que le philosophe du passé comparaît au tribunal du présent, qu’on doit pouvoir lui poser des questions, et qu’il ou elle doit donner des réponses qui soient intelligibles pour les membres du tribunal. Le reconstructionniste peut bien jouer le rôle du procureur, en intimant l’avocat de la défense, autant quil est juste de le faire, de répondre aux questions dans des termes qui puissent être reconnus comme légitimes par le tribunal philosophique du présent. C’est peut-être avec ce modèle en vue qu’on pourrait penser le dialogue transtemporel comme un véritable dialogue, un dialogue entre philosophes et historiens-philosophes. Il est également concevable que, pour l’historien philosophe, ce dialogue puisse être conçu — et j’abuse ici du titre d’un autre ouvrage de Panaccio — comme dialogue intérieur.