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L’un des principaux dénominateurs communs de la philosophie féministe contemporaine est l’idée que le patriarcat se maintient, entre autres, grâce à la coopération ou à la résignation des femmes envers les normes sexistes[1]. La résignation et l’inertie qui en découlent sont de ce fait complices de ces normes. À partir de ce constat, nous pouvons déduire qu’une absence de protestation envers ces normes ne signifie pas qu’elles sont nécessairement justes ni qu’elles sont dignes d’être perpétuées. De ce fait, nos préférences, croyances et aspirations s’adaptent invariablement aux possibilités qui nous sont offertes. Ce texte porte ainsi sur le phénomène des préférences adaptatives, dites inappropriées, que je définirai provisoirement en tant que préférences, désirs ou croyances formés conformément à un milieu oppressif allant à l’encontre d’une idée objective du bien-être. D’emblée, je précise que je m’intéresse aux préférences adaptatives dites inappropriées ou encore problématiques. Le terme même de préférence adaptative, tel qu’il fut théorisé par Jon Elster[2], fait généralement référence aux situations où nos désirs s’adaptent aux possibilités qui nous sont offertes. À titre d’exemple : après avoir manqué de peu notre correspondance entre deux moyens de transport, il est commun que l’on se convainque que passer quatre heures de plus à la gare nous permettra de nous détendre et qu’il était peut-être dans notre intérêt de rater cette correspondance qui nous semblait si cruciale quelques instants plus tôt. Les préférences adaptatives nous permettent ainsi d’éviter une perpétuelle insatisfaction.

Comme je le souligne, ce texte porte sur les cas de préférences adaptatives formées à l’aune des théories de l’oppression et de la précarité. Je situe ainsi ma réflexion sur l’oppression dans la continuité des théories développées par Marilyn Frye et Iris Marion Young[3], l’oppression étant comprise comme un type d’injustice où des torts sont causés structurellement à l’égard d’un groupe. Dans le cadre de cette discussion sur les préférences adaptatives, l’oppression influence les désirs et croyances en vertu de l’appartenance des individus à un groupe dit opprimé[4].

Afin d’illustrer le concept de préférences adaptatives, j’offre deux exemples récurrents dans cette littérature. D’une part, une femme occidentale optant pour une chirurgie esthétique qui a potentiellement des conséquences néfastes pour sa santé pourrait suivre une préférence adaptative si elle est motivée par un désir de se conformer aux idéaux occidentaux de beauté forgés par le patriarcat[5]. D’autre part, en Asie du Sud Est, une femme pourrait se priver de nourriture puisqu’elle considère qu’elle mérite moins de nourriture que son mari[6].

Dès lors, l’oppression ne revêt pas toujours un aspect coercitif, pouvant se traduire par l’influence sur les croyances, aspirations, désirs ou préférences. Les constructions et les normes sociales nous amènent à aspirer à des fins dommageables pour le bien-être que nous n’aurions peut-être pas recherchées dans d’autres circonstances. De même, l’adoption de certaines normes jugées sexistes peut assurer la sécurité économique ou la reconnaissance sociale des femmes, puisqu’une complaisance envers ces normes est encouragée ou encore récompensée socialement. Reconnaître que les oppressions ne sont pas toujours manifestes pose à la fois un problème d’ordre épistémologique et un problème d’ordre normatif pour la théorie féministe. D’abord, suggérer qu’une personne a une perception de la réalité tronquée par son oppression risque de nous mettre dans une position où nous croyons voir de l’oppression là où il n’y en a pas et, corollairement, de créer un rapport asymétrique de pouvoir. Dès lors, les capacités épistémiques de cette personne se retrouveraient dévaluées. Ensuite, à partir du moment où nous reconnaissons la présence de l’oppression, est-ce qu’une responsabilité d’agir nous incombe ? Ou est-ce que tout acte interventionniste en ce sens peut s’avérer problématique ? Inversement, est-ce qu’un engagement envers le féminisme nous engage à porter une réflexion critique sur ces préférences forgées par le patriarcat ?

De ce fait, réfléchir adéquatement aux cas d’internalisation de l’oppression nécessite de reconnaître l’agentivité (agency) des personnes et d’éviter de faire preuve de paternalisme. L’agentivité est communément comprise comme étant la capacité à mener une réflexion à propos de ses valeurs ou de ses liens, et à agir en ce sens[7]. La question se pose ainsi de savoir si recourir à la notion de préférence adaptative afin de décrire des conditions d’oppression serait équivalent à dénier le sens de l’agentivité d’une personne. Cela explique pourquoi plusieurs critiques du concept de préférences adaptatives tournent autour de la notion implicite de respect. La question se pose de savoir s’il y aurait atteinte au respect des capacités épistémiques, c’est-à-dire des capacités à porter des jugements adéquats malgré les normes et constructions sociales, des personnes dont nous soupçonnons qu’elles sont sujettes à des préférences adaptatives.

Dans l’ensemble, les critiques ne visent pas tant le concept même de préférences adaptatives, puisque celui-ci demeure incontournable dans l’appareillage conceptuel des théories de l’oppression, elles concernent plutôt les critères qui nous permettent d’établir le diagnostic de préférences adaptatives. Plus précisément, puisque les réflexions sur les préférences adaptatives émergent dans le contexte où des femmes issues d’universités occidentales en position de privilège réfléchissent sur les préférences des femmes du Sud global[8], cela pose un enjeu éminemment méthodologique. En ce sens, Uma Narayan dénonce plus généralement le contexte colonial qui teinte les analyses des préférences adaptatives où les féministes occidentales « overemphasize constraints and underemphasize choice in Other cultural contexts, while underestimating constraints and overemphasizing choice in Western contexts[9] ». Ces préférences jugées problématiques pourraient représenter des réponses rationnelles à des situations limitées ou difficiles, desquelles ces femmes tentent de tirer le meilleur par un difficile compromis[10] (raw deal). Il se pourrait également que ces femmes se situent dans un « processus de négociation avec le patriarcat » (bargaining with patriarchy)[11].

Bien que les enjeux et conséquences des processus d’internalisation de l’oppression figurent au sein des différents courants du féminisme, la particularité du concept de préférence adaptative est que celui-ci s’est cristallisé autour des enjeux éthiques du développement international[12]. Les études de cas issues de cette littérature tendent ainsi à cibler les femmes du Sud dans le contexte très particulier des interventions des agences de coopération internationale ou des organisations non gouvernementales (ONG) qui cherchent à améliorer les conditions de vie des communautés. En s’attaquant aux conditions d’oppression et de précarité, ces organisations développent des interventions qui peuvent prendre la forme aussi bien de programmes de microcrédit visant à développer les capacités politiques et économiques des femmes que de programmes plus « interventionnistes » bannissant certaines pratiques jugées comme allant à l’encontre du bien-être de ces femmes.

L’approche des capabilités et ses représentants les plus prédominants, Amartya Sen et Martha Nussbaum, ont eu une influence sur le développement de ce type de programme. Au sein de cette approche, l’observation des préférences adaptatives mène ces philosophes à développer une conception objective de la justice. Par l’entremise des travaux de Nussbaum[13], la littérature sur les préférences adaptatives a connu un important regain d’intérêt. À la suite de discussions effectuées avec des femmes en situation d’oppression ou de précarité en Inde, la philosophe a offert une interprétation du concept de préférence adaptative, dont le caractère controversé a été soulevé dans la communauté philosophique féministe anglophone[14]. Son approche fera l’objet de la première section de cet article, étant donné qu’elle incarne le renouveau philosophique anglo-saxon sur les questions d’internalisation de l’oppression et de l’intervention publique qui en découle.

La deuxième section de cet article portera sur l’analyse des préférences adaptatives de Serene Khader[15] qui s’est construite en tant que réponse aux critiques reçues par les théorisations de Sen et de Nussbaum. Son approche a engendré une littérature critique, sans doute parce qu’il s’agit de la première tentative d’explication systématique des préférences adaptatives dans le contexte de l’éthique du développement et de la philosophie féministe. La contribution majeure des travaux de Khader à ce sujet est la rupture avec les analyses des préférences adaptatives en tant que processus mental se souciant davantage des conditions structurelles nuisant au bien-être.

Ensuite, je rapprocherai la question des préférences adaptatives de la manière dont les anthropologues postcoloniales Lila Abu-Lughod et Saba Mahmood[16] ont théorisé les notions de choix et d’agentivité. Bien que leurs influents travaux ne portent pas directement sur les préférences adaptatives, ces théoriciennes posent un défi aux théorisations de Nussbaum et Khader par leur remise en question radicale du projet normatif du féminisme. J’interprète les travaux de Mahmood et d’Abu-Lughod comme ébranlant les postulats universalistes de Nussbaum et Khader, créant, de ce fait, une équivalence entre universalisme et impérialisme, ce qui délégitimerait le coeur même des préférences adaptatives. Cet engagement critique s’explique également par l’importance qu’ont eue plus généralement les travaux ethnographiques de Mahmood dans la théorie féministe en contribuant à une littérature abondante sur les questions d’agentivité religieuse[17].

Par ailleurs, la mobilisation théorique des théoriciennes postcoloniales mentionnées se justifie par la nature même des discussions sur les préférences adaptatives, qui, comme je le souligne, émerge du contexte précis des théoriciennes féministes du Nord qui dissertent sur les préférences des femmes du Sud global. Cette asymétrie sur le plan des préoccupations a été l’objet d’une littérature critique, laquelle défendait que cela suppose que seules les femmes du Nord ont le luxe de se préoccuper des « femmes d’ailleurs », ce qui crée un rapport asymétrique épistémique colonial[18]. Ne cherchant pas nécessairement à remettre en question le concept de préférence adaptative même, ma contribution porte davantage sur les défis méthodologiques et éthiques soulevés par cette asymétrie de préoccupations.

Tenant compte de ces derniers commentaires critiques, cet article portera essentiellement sur la question suivante : est-il possible, voire souhaitable, de poursuivre les débats sur les préférences adaptatives sans pour autant adopter une posture impérialiste ? Dans ce contexte, j’entends le concept d’impérialisme comme dénotant un discours qui désire « sauver » les femmes issues de cultures non occidentales de leurs traditions et tend à amplifier la domination culturelle occidentale. De ce fait, ma compréhension du terme « impérialisme » se rapproche de celui de « colonialité » sur certains plans[19]. Tout en prenant en considération les recherches empiriques de Mahmood, je soutiendrai la pertinence de la théorisation des préférences adaptatives à travers un universalisme faible qui échapperait à l’impérialisme.

Plus particulièrement, je défends l’idée selon laquelle le débat méthodologique présent au sein de la littérature sur les préférences adaptatives nous amène à éviter deux risques : 1) un risque d’ordre épistémique où nous pouvons commettre l’erreur de diagnostiquer une préférence adaptative dans une situation où il n’y en a pas ; et 2) un risque d’ordre ontologique où la personne recevant le diagnostic d’avoir une préférence adaptative perdrait son statut d’agent moral. De ce fait, bien que je défende le concept même de préférence adaptative, j’en arrive à rejeter la possibilité de le définir à l’aune d’une conception transculturelle du bien. Je conçois qu’une intervention publique auprès d’une personne dont nous soupçonnons qu’elle fait preuve de préférence adaptative peut être légitime et non impérialiste, si elle respecte l’agentivité de cette personne. Cela demande cependant une attention particulière aux dynamiques de pouvoir à l’oeuvre dans la littérature et dans les interventions. C’est pourquoi la dernière partie de cet article proposera l’esquisse d’une méthode afin de mieux tenir compte des dynamiques dénoncées, en ouvrant un dialogue avec les récents travaux en épistémologie sociale.

1. Les théorisations les plus influentes : Martha Nussbaum et Serene Khader

a) L’approche des capabilités de Martha Nussbaum

S’adapter aux possibilités offertes est un processus normal et même sain parfois, mais, comme le soutiennent les philosophes Martha Nussbaum[20] et Amartya Sen[21], cela devient un enjeu politique s’il s’agit d’une adaptation à une situation de précarité (deprivation) ou encore d’oppression. Les deux philosophes recourent ainsi au concept de préférence adaptative afin de rejeter les mesures du bien-être qui se basent sur la satisfaction des désirs ou encore le bonheur[22]. Ainsi, la recherche de la satisfaction des désirs ne peut servir de base à la justice étant donné la tendance à saisir les occasions immédiates et à se contenter de son sort. Pour Nussbaum et pour Sen, se soucier des préférences adaptatives implique de réfléchir à ce que les individus auraient préféré autrement. Les deux philosophes développent l’approche des capabilités dans l’optique de trouver un critère objectif permettant de rendre compte de la justice d’une situation donnée. Le critère objectif devient dès lors les possibilités concrètes de ce qu’une personne est en mesure de faire ou encore d’être, d’où le terme « capabilité ».

Au-delà de l’influence de Nussbaum en éthique du développement international, ses travaux ont amené un certain regain pour le concept de préférence adaptative en philosophie féministe anglophone, lequel a suscité un nombre colossal de commentaires critiques. Nussbaum[23], prenant une posture manifestement féministe et libérale, affirme le besoin d’opter pour des critères « objectifs » et interculturels permettant de juger d’une situation à l’aune d’un seuil au-dessous duquel la possibilité de mener une vie digne ne serait pas assurée. Contre les tendances relativistes, elle soutient qu’adopter un certain relativisme, défini comme étant la reconduction des traditions en toutes circonstances, écarte le fait que cette reconduction implique bien souvent des inégalités genrées[24]. Le projet philosophique de Nussbaum, qui est une véritable croisade contre le relativisme moral, affirme l’importance de douter des voix les plus influentes au sein des traditions[25].

En dressant une liste de possibilités ou de « capabilités humaines centrales[26] » qui doivent nous être accessibles, Nussbaum souligne que celle-ci est située sociohistoriquement et pourrait donc changer selon les différents arguments apportés. Cette liste, qui se veut respectueuse des différentes cultures et traditions, a pour fonction de constituer une base afin de modifier les institutions pour qu’elles reflètent les capabilités[27]. Nussbaum suggère qu’il est en soi naturel de désirer ces possibilités (ou capabilités) ; l’absence d’un tel désir peut indiquer la présence d’une préférence adaptative. Pour Nussbaum, une préférence adaptative constitue un ajustement à des situations injustes, sans possibilités d’agir autrement, et qui peut également se caractériser par un manque d’information[28].

Ainsi, ne pas désirer suivre une capabilité de la liste constitue une préférence adaptative. Les préférences d’une femme vivant dans une culture plus « traditionnelle » changeront conformément à une ouverture manifeste aux possibilités. Cela suppose que les préférences des femmes issues de cultures traditionnelles sont principalement adaptatives, car non seulement elles pourraient changer, mais elles tendraient à changer en de meilleures circonstances. Cet aspect fut largement discuté par les théoriciennes féministes, qui ont souvent jugé que cela avait pour effet de créer une fausse dichotomie entre l’universalisme moral et l’adoption des traditions[29]. La liste des capabilités établie par Nussbaum imposerait une certaine conception du bien qui ne peut susciter de consensus interculturel. En effet, les critiques dénoncent le fait que la liste proposerait une conception élitiste et occidentale du bien qui ne pourrait intégrer les modes de vie de certaines communautés plus traditionnelles[30]. D’autres encore blâment la manière dont Nussbaum a établi la liste, dénotant un processus opaque et peu démocratique[31], qui ne favorise pas l’intégration pleine et entière des voix marginalisées consultées, ou encore l’interprétation juste de leurs désirs et aspirations.

Les critiques à l’égard du contenu de la liste peuvent être réfutées en arguant qu’il s’agit d’une liste de possibilités qui doivent nous être offertes, nous donnant le choix de les actualiser ou non. Il y a lieu néanmoins de s’interroger sur le fait que cette liste doit, selon Nussbaum, être enchâssée dans la Constitution des pays[32]. Le caractère problématique apparaît si l’on élève cette liste plutôt substantielle au rang de vérité morale, ce qui pose la question du statut des citoyens en désaccord. Cela pourrait mener indirectement à créer deux classes de citoyens, et à accorder un statut de seconde classe aux personnes en désaccord[33].

Sur le plan méthodologique, le caractère prétendument intuitif des exemples de préférences adaptatives donnés a engendré de considérables critiques[34]. La discussion des préférences adaptatives chez Nussbaum se base sur le cas de deux femmes rencontrées en Inde, Vasanti et Jayamma, qui ont des conditions de vie particulièrement éprouvantes. Bien qu’il s’agisse d’exemples centraux dans cette discussion, la philosophe n’explique pas les raisons qui l’ont amenée à considérer que les conditions de vies de ces deux femmes impliquent des préférences adaptatives, ce qui crée un certain flou conceptuel dans son approche. Ne pas offrir d’analyse systématique du phénomène des préférences adaptatives nuit aux propos de Nussbaum. Ainsi, plusieurs critiques se sont consacrées à réfuter empiriquement chacun de ses exemples, en vue de démontrer qu’il n’y a pas de réelle internalisation de l’oppression[35].

En suggérant que les préférences adaptatives affectent l’entièreté de l’agentivité de la personne[36], Nussbaum se rend vulnérable aux critiques en ce qui concerne l’agentivité épistémique. Si on analyse les différents exemples de préférences adaptatives donnés par Nussbaum, il est possible de déduire que les valeurs plus traditionnelles en seraient la cause. Or ce qui peut sembler être une préférence adaptative pour Nussbaum, du fait de l’intériorisation d’une vision négative de soi ou encore d’une vision plus traditionnelle des valeurs, peut être en réalité un choix rationnel entre deux possibilités[37]. Le danger de concevoir les préférences adaptatives causées par un processus culturel d’internationalisation de l’oppression est que cela peut mener à inférer que les cultures libérales et occidentales seraient moins vulnérables aux préférences adaptatives. De plus, laisser entendre que ces préférences affectent le soi nous amène à douter du sujet moral et, dès lors, à douter de son autorité en ce concerne l’évaluation de son propre bien, et à ouvrir la porte à une approche plus interventionniste[38]. Cela explique cette vague de littérature critique accusant Nussbaum de faire preuve de paternalisme déplacé, voire d’impérialisme culturel. Sur ce point, la philosophe Serene Khader vise à dépasser l’impasse dans laquelle s’était enlisé ce débat en offrant une approche plus systématique des préférences adaptatives. Elle soutient que l’absence de définition claire de ce concept peut mener à ne pas accorder de crédibilité suffisante aux personnes en situation d’oppression ou de précarité.

b) L’approche délibérative et perfectionniste de Serene Khader

Avec son ouvrage, Adaptive Preferences and Women’s Empowerment, la philosophe Serene Khader a relancé les débats portant sur le concept de préférences adaptatives qui s’étaient davantage construits en réaction aux travaux de Nussbaum. Khader a ravivé cette littérature en affirmant que considérer que nous sommes soit avec les féministes libérales et universalistes, soit avec les philosophes inspirées par les théories postcoloniales est un faux dilemme. La philosophe affirme l’importance de reconnaître l’existence des préférences adaptatives, ce qui peut, dès lors, contribuer au projet politique du féminisme tout en adoptant une norme de respect de l’agentivité des sujets moraux. En reconnaissant l’existence des préférences adaptatives, Khader supporte l’idée que l’absence de protestation envers une norme sociale ne la rend pas pour autant légitime[39]. Dans ses travaux, elle suggère qu’une préférence est adaptative si cette préférence :

(1) is inconsistent with a person’s basic flourishing, (2) was formed under conditions nonconducive to her basic flourishing, and (3) that we do not think a person would have formed under conditions conducive to basic flourishing[40].

À première vue, le concept d’« épanouissement de base » (basic flourishing[41]) peut surprendre. Il s’agit d’un concept lié à la tradition aristotélicienne, faisant appel à une notion de bien-être ou d’accomplissement de soi. Suggérer qu’un « épanouissement de base » est commun à toute personne indique qu’il existe une notion objective du bien-être et qu’il est dans la nature de l’être humain de tendre vers cet épanouissement ; cette doctrine philosophique porte le nom de perfectionnisme[42]. Dès que nous reconnaissons l’existence d’une tendance « naturelle » à rechercher un minimum d’épanouissement, nous pouvons en déduire que les interventions non coercitives visant les personnes chez lesquelles nous soupçonnons la présence de préférences adaptatives peuvent améliorer leur qualité de vie.

Afin de mettre de l’avant un épanouissement de base qui peut susciter un consensus et informer les interventions publiques, on définira celui-ci à la suite de délibérations réelles et transculturelles. La conception d’épanouissement qui émergera à la suite de ce processus de délibération devra être minimal et vague[43], ne pas dériver de conceptions métaphysique ou épistémologique de l’existence[44]. En proposant un processus de délibération au coeur de sa conception de l’épanouissement de base, Khader vise à déjouer les potentielles accusations d’impérialisme en offrant une conception du bien-être qui peut se traduire dans différents contextes culturels.

Cette prise de position demande toutefois d’établir un périlleux équilibre entre le fait d’affirmer que certaines conditions (minimales) de vie seraient objectivement meilleures que d’autres, tout en respectant l’agentivité des personnes impliquées[45]. À ce stade-ci, il y a lieu de se questionner sur le contenu hypothétique de cet épanouissement de base, et plus précisément de se demander si celui-ci se démarque significativement de la liste des capabilités de Nussbaum discutée plus haut. Si les critiques envers la liste de Nussbaum affirmant qu’elle ne permettrait pas l’affirmation de modes de vie plus traditionnels sont véridiques, nous pouvons supposer que la conception du bien chez Khader, obtenue à la suite de délibérations transculturelles, serait plus minimale. Néanmoins, le caractère hypothétique de la conception du bien de Khader peut faire sourciller, étant donné que cela ne l’expose pas aux critiques que la liste de Nussbaum a reçues. Ne pas postuler pas directement une conception transculturelle du bien a pour avantage d’affirmer une cohérence avec le versant délibératif de son approche[46], mais, en contrepartie, cela affaiblit quelque peu sa portée normative. J’interprète également cette divergence entre les théories de Nussbaum et de Khader comme reflétant deux courants fondamentaux en philosophie politique contemporaine. Tandis que Nussbaum pose un certain idéal de justice par sa liste des capabilités, Khader, suivant une approche non idéale de la justice, soutient qu’il n’est pas nécessaire de postuler un idéal de justice pour être en mesure d’identifier les injustices réelles, ou les cas d’oppression[47].

Une précision importante de la définition de Khader réside dans le fait qu’une personne manifeste une préférence adaptative seulement si l’on croit que cette personne déciderait de changer sa préférence, à l’encontre de son bien-être, si l’occasion se présentait[48]. Cette caractéristique est cruciale afin d’imaginer des interventions non coercitives et respectueuses envers les personnes qui semblent avoir une préférence adaptative, puisque cela présuppose le respect de leur agentivité pour intervenir dans leurs préférences.

Au lieu de se concentrer sur le processus mental vécu, l’analyse de Khader nous exhorte à nous soucier davantage des conditions structurelles et oppressives qui nuisent à l’épanouissement de base. Cela signifie la possibilité qu’une préférence adaptative soit choisie, mais qu’elle mérite tout de même une intervention publique[49]. L’originalité de l’approche de Khader se situe dans le fait que les préférences adaptatives ne sont plus définies selon qu’elles sont choisies ou non, mais par leur incohérence avec la notion minimale de bien-être établie au moyen d’une délibération transculturelle effective. En quittant le paradigme du choix, Khader suggère qu’il est possible d’adopter un comportement perpétuant nos propres conditions oppressives. Ainsi, les préférences adaptatives n’affectent pas nécessairement de manière profonde l’identité de la personne. Par conséquent, Khader s’éloigne considérablement de l’approche de Nussbaum en quittant l’analyse typique des cas d’internalisation de l’oppression et en ouvrant la porte à des schèmes variés de préférences adaptatives. Elle conçoit qu’il peut tout de même y avoir des cas de préférences adaptatives dites « paradigmatiques », démontrant une internalisation de l’oppression, mais qu’elles sont potentiellement rares[50]. Un exemple de préférence adaptative paradigmatique pourrait être le cas évoqué dans l’introduction, d’une femme se nourrissant moins que son mari, ne s’estimant pas digne de cette nourriture.

En plus des préférences adaptatives paradigmatiques, Khader identifie trois autres types correspondant à des situations : 1) où une personne se complait dans certaines normes oppressives tout en conservant son sens critique par rapport à celles-ci ; 2) où elle choisit de faire un compromis en priorisant une valeur au lieu d’une autre : 3) où elle manque tout simplement d’information afin de comprendre que cela va à l’encontre de son bien-être[51]. Il est ainsi possible de perpétuer consciemment un comportement problématique. Reconnaître cela permettrait un plus grand respect de l’agentivité de ces personnes et d’échapper à certaines accusations d’impérialisme, l’accent n’étant plus posé sur les traditions ou les pratiques culturelles qui nuisent à l’épanouissement. À titre d’exemple, nous pouvons ainsi référer à la littérature sur les travailleuses domestiques migrantes, qui tentent de faire du mieux qu’elles peuvent entre deux solutions non idéales[52].

Pour Khader, il devient donc possible de reconduire l’oppression tout en étant autonomes[53]. Elle récuse le recours à l’autonomie comme critère permettant de définir les préférences adaptatives, arguant que le concept d’autonomie, tel qu’il est souvent défini en philosophie politique, demeure trop indissociable du paternalisme[54]. Elle soutient que comprendre les préférences adaptatives comme des déficits d’autonomie implique que les personnes opprimées ne seraient pas rationnelles et donc, que cela ouvre la porte au déni de respect et à une intervention coercitive[55]. Comme elle l’écrit : « [deprivation] does not necessarily make a person irrational or unworthy of being consulted about her good[56] ». L’éthicienne du développement vise ainsi à dépasser la dualité entre la complaisance ou la résistance envers les normes sexistes. En d’autres termes, une personne peut ainsi se plier à quelques normes sexistes, parfois pour des raisons socio-économiques, tout en subvertissant certaines autres de ces normes. Khader ancre sa définition des préférences adaptatives dans le fait que celles-ci n’affectent pas nécessairement l’agentivité des personnes ; il peut alors y avoir une concomitance des espaces de résistance et d’oppression au sein d’une même personne[57].

Bien que j’aie exploré la manière dont les approches de Nussbaum et de Khader envers les préférences adaptatives divergent, je soulignerai qu’elles se rejoignent par la mise en avant d’un universalisme souscrivant au projet politique et normatif du féminisme. Cela suppose d’adopter une perspective critique sur les préférences d’autrui. Les théorisations sur les préférences adaptatives s’inscrivent dans le projet normatif et politique du féminisme, dans l’optique où reconnaître que des personnes perpétuent leurs conditions injustes peut mener à justifier des interventions. De ce fait, elles souscrivent à une vue selon laquelle un interventionnisme basé sur des jugements normatifs ne mène pas nécessairement à l’impérialisme. Cependant, échapper à une dynamique d’impérialisme n’est pas aussi simple, comme l’affirment les travaux des anthropologues féministes Lila Abu-Lughod et Saba Mahmood. Ces dernières souligneraient le caractère impérialiste de ce type de réflexions universalistes. La prochaine section discutera ainsi les critiques potentielles que peuvent soulever ces influentes théoriciennes postcoloniales à l’égard du concept de préférence adaptative.

2. Les critiques postcoloniales de l’agentivité

De prime abord, il peut sembler curieux de créer un dialogue entre la littérature sur les préférences adaptatives ainsi que les travaux de l’anthropologue Saba Mahmood et, dans une moindre mesure, les théoriciennes postcoloniales Lila Abu-Lughod et Soumaya Mestiri. En effet, celles-ci ne sont pas directement en relation. Ces derniers travaux peuvent mener, cependant, à deux versants de critiques envers le concept de préférence adaptative. D’une part, ces approches peuvent constituer un défi analytique à la manière dont nous appréhendons le phénomène des préférences adaptatives, que ce soit à la lumière des théorisations de l’agentivité et de la résistance à l’oppression, ou encore, du perfectionnisme sous-jacent. D’autre part, l’approche anthropologique de Mahmood peut constituer une remise en question du projet politique et normatif au coeur des préférences adaptatives. Avant d’évoquer ces critiques ainsi que les hypothétiques réponses que l’on pourrait y donner, je situerai l’horizon intellectuel des théoriciennes postcoloniales discutées en insistant sur la particularité de l’approche de Mahmood. Dans la discussion des potentielles critiques, je me concentrerai sur la variante de Khader, étant donné son caractère systématique.

Ainsi, simultanément au développement de la littérature sur les préférences adaptatives, une forte critique anti-impérialiste affleure, remettant en question les notions de choix, d’agentivité, d’autonomie ou encore de consentement mises au premier plan par les philosophes féministes libérales[58]. Ces critiques nous rappellent que ces concepts ont bien trop souvent été utilisés à des fins colonialistes. À la suite du 11 septembre 2011, une littérature féministe a émergé pour analyser la logique qui a été stratégiquement et politiquement utilisée par les pays occidentaux afin de « sauver les femmes musulmanes » de leurs cultures et traditions[59]. La théoricienne Lila Abu-Lughod soutient précisément que ce projet impérialiste doit être saisi non seulement dans son contexte géopolitique et historique, mais aussi comme relevant d’une arrogance ethnocentrique[60]. En ce sens, une certaine rhétorique « féministe » a été utilisée afin de suggérer que l’oppression de ces femmes provient de leur « altérité musulmane totalisante[61] ».

On trouve également une critique convaincante des perspectives réfléchissant aux questions d’internalisation de l’oppression dans les travaux de l’anthropologue Saba Mahmood, qui pourfend la notion d’agentivité comprise en tant que résistance ou subversion des normes. Dans Politique de la piété, elle expose une étude ethnographique sur le Mouvement des mosquées au Caire, où, allant à l’encontre d’une frange « séculière » de l’Islam qui suppose que les pensées peuvent se distinguer de nos actions, certaines femmes optent pour une vision « incarnée » de la religion. Cette vision orthodoxe de l’Islam suppose que « c’est par la répétition d’actes corporels que l’on entraîne sa mémoire, ses désirs et son intellect à se comporter en accord avec les critères de conduite établis[62] ». Dès lors, la signification religieuse de ces pratiques survient après que celles-ci sont devenues habituelles. Ces femmes posent un défi conceptuel aux théoriciennes féministes puisque leur démarche prend place dans des espaces et mouvements traditionnellement réservés aux hommes, mais tout en incarnant des vertus liées à la « soumission [des femmes] à l’autorité masculine[63] ». Bien qu’elles mettent de l’avant une certaine agentivité en adoptant un rôle social masculin, elles suivent toutefois avec docilité ou passivité les normes patriarcales, auxquelles elles semblent adhérer.

Selon Mahmood, le concept d’agentivité, tel qu’il a été développé conventionnellement par les féministes occidentales, ne permettrait pas d’appréhender ce mouvement[64]. L’agentivité y serait trop comprise comme étant une résistance à l’oppression, c’est-à-dire que nous devenons des sujets moraux seulement en allant à l’encontre des traditions patriarcales. Si nous comprenons l’agentivité comme étant la capacité à mener une réflexion sur ses valeurs et à agir en ce sens, cela peut être interprété de manière à rejeter les modes de vie plus traditionnels. Or, par son étude ethnographique de ces femmes pratiquant la piété religieuse, Mahmood vise à démontrer que « [l’agentivité] se trouve non seulement dans les actes de résistance aux normes mais aussi dans les multiples façons dont on habite les normes[65] ». L’anthropologue cherche à dépasser l’opposition entre soumission et résistance aux normes patriarcales afin de définir l’agentivité comme étant sociohistoriquement située. Dès lors, l’agentivité n’est plus comprise en tant que catégorie progressiste, celle-ci pouvant s’exprimer dans l’appropriation des normes plus traditionnelles. Dans son étude de cas, l’agentivité de ces femmes pratiquant la piété ne doit pas être analysée sous l’angle de la passivité ou de la docilité[66]. Mahmood propose ainsi une définition minimaliste de l’agentivité, entendue comme une « capacité de produire un changement dans le monde[67] ».

Avec son étude de cas, Mahmood suggère qu’une lecture féministe de la soumission de ces femmes aux normes patriarcales conclurait que ces sujets manquent d’agentivité. L’anthropologue dénonce plus généralement une tendance à comprendre l’agentivité à travers les catégories de liberté et d’autonomie personnelle, où nous devenons agentes en agissant conformément à nos propres choix. En démontrant que les femmes de son étude n’éprouvent pas le désir universel de liberté et de résistance aux normes[68], Mahmood rejoint le discours d’Abu-Lughod, celle-ci s’attaquant particulièrement à déconstruire ce désir[69]. Ces théoriciennes pourfendent, chez les théoriciennes féministes, la tendance à se concentrer sur les espaces où les femmes démontrent furtivement leur agentivité dans la résistance aux normes patriarcales[70].

La première implication analytique de ces discussions du concept de préférences adaptatives se rapporte tout d’abord au concept d’agentivité. Soutenir l’existence de préférences adaptatives, rappelons-nous, implique généralement que l’oppression et la précarité peuvent déformer les désirs et les préférences et donc, que l’oppression peut être perpétuée par la résignation ou la complaisance à l’égard d’un environnement injuste. La question se pose cependant de savoir si l’agentivité supposée par le concept de préférences adaptatives renferme une « vision romancée de la résistance[71] », dans laquelle le sujet s’affirme nécessairement dans sa résistance aux normes. Sur ce point, il ne semble pas y avoir de contradiction sur le plan analytique. L’adhésion à des normes traditionnelles n’indique pas la présence de préférence adaptative, ou du moins de préférence adaptative néfaste pour la personne. Puisque la variante de Khader se soucie davantage du contenu des pratiques que de leur origine, la préoccupation envers l’appartenance religieuse ou traditionnelle de ces pratiques se trouve partiellement éliminée.

L’accent mis par Khader sur le contenu des préférences supposées adaptatives amène pourtant un autre type de critiques. La philosophe Souyama Mestiri reprochait ainsi récemment à Khader d’enfermer le sujet dans l’oppression sans lui reconnaître la possibilité de lutter ou de résister[72]. Comme elle l’écrit : « Comment juger de l’oppression quand on part du principe que l’oppression est déjà là[73] ? » En mettant l’accent sur les conditions oppressives, l’approche de Khader ne permettrait pas de considérer pleinement le sujet. Il est possible d’interpréter ce commentaire critique dans un sens épistémique, puisque le concept de préférence adaptative est associé à un rapport asymétrique entre les femmes du Nord et les femmes du Sud. Il peut s’agir en ce sens d’une critique envers la provenance des interventions visant les préférences adaptatives. Étant donné que cette critique s’adresse essentiellement à l’acte d’indiquer ou de supposer la présence d’une préférence adaptative, elle pourrait être réfutée en suggérant des mesures qui limitent les erreurs d’interprétation susceptibles de se présenter.

Cependant, je suppose qu’il s’agit davantage d’une critique d’ordre ontologique, indiquant que le concept même de préférence adaptative ne permettrait pas de saisir la résistance au pouvoir ou aux normes. Il est possible de répondre en partie à cette critique en soulignant le fait que la perspective de Khader met l’accent sur la possibilité d’espaces concomitants de résistance et de soumission aux normes au sein d’une même personne. Selon cette conceptualisation, même si nous agissons contrairement à notre bien-être et conformément à un environnement hostile, nous n’avons pas moins la possibilité d’être un agent. Dans la mesure où la définition des préférences adaptatives de Khader ne recourt pas aux notions d’agentivité ou d’autonomie, elle élimine à première vue les critiques reprochant le recours au processus mental afin de déterminer les préférences adaptatives[74]. Selon sa variante, les préférences adaptatives de Khader ne se réduisent pas aux cas d’internalisation de l’oppression, lesquels perpétuent un ordre social injuste et allant à l’encontre du bien-être[75].

En revanche, et c’est à propos de cet aspect que je développe une autre série de critiques envers le concept de préférences adaptatives, l’adoption d’une conception transculturelle du bien susciterait difficilement l’adhésion des théoriciennes postcoloniales discutées. En incluant un critère normatif dérivé de sa conception du bien-être et permettant de juger des préférences, la perspective de Khader pourrait certainement être rejetée par ces mêmes théoriciennes. En ce sens, Mahmood dénonce vigoureusement le « projet normatif féministe ». Le féminisme supposerait un désir d’émancipation des normes sexistes souvent associées aux milieux traditionnels. L’anthropologue vise ainsi à « pallier l’incapacité profonde de la pensée politique féministe actuelle à concevoir des formes d’accomplissement humain dignes d’intérêt en dehors des frontières de l’imaginaire progressiste libéral[76] ». La critique que pose Mahmood envers la tradition philosophique féministe est lourde de conséquences : la tradition féministe doit être en mesure de séparer son aspect analytique de son aspect prescriptif[77]. Les ambitions réformatrices ne doivent pas précéder le diagnostic. Pour Mahmood, dans un contexte interculturel, les jugements normatifs à l’égard d’une situation qui nous semble sexiste équivalent à l’affirmation d’une supériorité morale[78]. Mahmood suggère qu’un féminisme tendant vers l’universalisme ne saurait être respectueux des perspectives plus traditionnelles[79]. Ainsi, j’interprète la définition de l’impérialisme de Mahmood comme suggérant la suspension du jugement normatif afin d’adopter pleinement une posture anti-impérialiste[80].

Si nous l’acceptons, la perspective de Mahmood implique d’abandonner le féminisme en tant que tradition intellectuelle critique, et suggère une dichotomie entre la position féministe et la position anti-impérialiste[81]. Mahmood et Abu-Lughod supportent une tradition intellectuelle affirmant que les idéaux normatifs doivent être contextualisés ou contestés à partir de l’environnement duquel ils émergent. Sur cette base, elles critiquent les théories qui appuient les discours des droits humains en contexte musulman, et démontrent en quoi ces discours ont un fondement colonialiste[82]. Ce type de discours pourrait laisser supposer que les théoriciennes des préférences adaptatives deviennent complices de l’impérialisme en introduisant un scepticisme par rapport aux préférences individuelles. Adopter un discours sur les préférences adaptatives implique une posture progressiste où l’on vise à améliorer une condition qui nous apparaît injuste, et qui puisse mener à une intervention publique ou à l’expression d’une solidarité transnationale.

3. Quelques pistes pour des réflexions futures sur les préférences adaptatives

Étant consciente du fait que ces discussions évoquent un débat qui dépasse largement le cadre de cet article, je suggérerai des pistes où les théorisations des préférences adaptatives peuvent répondre à certaines préoccupations des théoriciennes postcoloniales tout en n’abandonnant pas pour autant l’idéal normatif et politique du féminisme. Cela suppose de conserver une pensée féministe critique, sensible aux enjeux identifiés par les théoriciennes postcoloniales[83].

Là-dessus, je conçois la perspective de Mahmood comme un enjeu de « traduction culturelle » au lieu d’un enjeu de « relativisme culturel »[84]. De ce point de vue, il serait envisageable de tenir compte de la critique de l’agentivité chez Mahmood, mais en rejetant ses implications normatives pour le féminisme. Cela présuppose d’interpréter ses travaux comme un avertissement envers la généralisation de comportements qui nous apparaissent problématiques, mais qui démontrent tout de même une certaine agentivité. Retenir la critique de l’agentivité normative de Mahmood implique de ne pas confiner l’agentivité aux instances de résistance et, par suite, de porter attention à la manière qu’ont les agents de comprendre leurs propres pratiques. Il semble qu’un pas en ce sens soit franchi si l’on conserve une distinction conceptuelle entre les préférences suspectes et les préférences néfastes. En ce sens, j’interprète Mahmood selon une critique méthodologique où les analyses de préférences adaptatives doivent se doubler d’un versant délibératif robuste, ce qui permet d’être davantage attentif aux déficits de crédibilité qui peuvent se produire sur le plan des interventions.

Afin de contrer ces écueils méthodologiques, il y a lieu d’approfondir les réflexions sur la manière dont les erreurs de diagnostic des préférences adaptatives peuvent mener à des formes d’injustices épistémiques, c’est-à-dire où les personnes responsables des interventions jouissent d’un excès de crédibilité tandis que les populations dites « vulnérables » souffrent d’un déficit. Il me semble qu’un travail a certainement été accompli par Khader, qui a mis l’accent sur l’importance d’inclure les personnes concernées dans les interventions visant les personnes dont nous soupçonnons qu’elles ont des préférences adaptatives. Néanmoins, un travail doit être mis de l’avant pour donner une réelle profondeur à ce caractère délibératif afin d’éviter les dérives de diagnostic[85]. Des erreurs de diagnostic pouvant mener à une injustice testimoniale, où la perspective d’une personne marginalisée n’est pas reconnue à juste titre, peuvent potentiellement être évitées en adoptant une théorie normative davantage enracinée dans le concret[86].

En plus d’une exigence à travailler avec le maximum d’informations possibles sur une situation donnée, les discussions subséquentes sur les préférences adaptatives devront s’attaquer à la figure du Nord en tant que « pourvoyeur » de ressources épistémiques. De même, l’enjeu n’est pas de supporter une écoute naïve et décontextualisée de ces voix marginalisées, puisque la recherche d’une voix dite authentique est en elle-même problématique. En effet, il subsiste des enjeux éthiques et méthodologiques jalonnant les questions sur qui en vient à incarner l’« autre » dans les recherches, et dans quelles circonstances[87]. Les approches « participatives » du développement, bien qu’ayant également leur propre lot de débats et controverses[88], peuvent inspirer les réflexions en ce sens. L’enjeu n’est pas de remplacer les préférences suspectes, mais bien d’inclure les personnes concernées dans les discussions sur ces préférences.

Bien que certains travaux sur les préférences adaptatives portent sur les préférences problématiques apparues en situation de privilège, l’asymétrie des préoccupations devrait également être revue afin de rompre avec la « tradition » philosophique des universitaires du Nord qui se préoccupent des préférences et croyances des femmes du Sud. De même, il y a lieu de porter un regard critique sur le fait que les discussions sur les préférences adaptatives ont souvent recours à des exemples comprenant des femmes issues des communautés dites « vulnérables ».

Conclusion

Bien que les débats sur les préférences adaptatives aient eu relativement peu de retentissement en philosophie féministe francophone, cet article avait pour première tâche de montrer la manière par laquelle ce concept est au coeur de multiples discussions en philosophie féministe contemporaine.

Au-delà de cet aspect généalogique, je situe ce terrain philosophique entre l’affirmation d’un projet normatif ayant une portée universaliste qui vise à mettre fin aux oppressions sexistes[89] et la mise au premier plan d’un universalisme sans contenu normatif[90], où les concepts d’émancipation ou de droits ne peuvent être utilisés dans toutes les cultures. Prendre acte de ce débat ne mène pas nécessairement à un confinement du concept de préférence adaptative à un rôle heuristique, ou encore à son abandon complet. Le concept de préférence adaptative est pertinent, puisqu’il permet de nuancer les raisons pour lesquelles des personnes reconduisent leurs conditions injustes ou oppressives. Toute attention future envers les préférences adaptatives devra toutefois marcher sur la ligne mince entre universalisme et sensibilité aux particularités culturelles.