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À la mémoire d’Anne Dufourmantelle

Aujourd’hui, de nouvelles guerres jettent sur notre planète des centaines de milliers, des millions de nouveaux fugitifs, fragments de mondes disloqués, bribes tremblantes des pays ravagés dont les noms ne signifient plus abri natal mais décombres ou prisons : Afghanistan, Iran, Irak, Kurdistan…, la liste des pays empoisonnés augmente chaque année.
Mais comment raconter ces odyssées innombrables[1] ?

Hélène Cixous, Le Dernier Caravansérail (Odyssées)

Dans Passer, quoi qu’il en coûte[2], essai consacré au film de Maria Kourkouta (accompagné du texte-poème de Niki Giannari), Des spectres hantent l’Europe, Georges Didi-Huberman examine la question de l’hospitalité mise à mal dans tous ses aspects (politiques, éthiques, anthropologiques) par la figure à la fois actuelle et puissamment survivante du migrant. Car si la mal nommée « crise des migrants » est au coeur de l’interrogation inquiète de cet essai à deux voix, ce n’est pas seulement pour ajouter au concert des protestations, hélas trop peu audibles et trop peu efficaces, contre le déni d’hospitalité généralisé affectant plus de cinquante millions de sans-foyer, réfugiés et apatrides qui se retrouvent interdits de passage, quand ils ne sont pas, comme dans le film de Kourkouta, parqués pour un temps indéfini derrière les barbelés du camp d’Idomeni, en Grèce[3]. Il ne s’agit pas seulement de dénoncer « l’une des plus effrayantes misères — ou l’un des plus grands crimes — de notre temps[4] » et de réclamer le droit élémentaire de passer « pour cesser d’être hors de la loi commune », mais bien de rappeler qu’Homo sapiens « n’est autre, pour finir, qu’un remarquable Homo migrans » et que « [v]ouloir l’oublier — le refouler, le haïr —, c’est simplement s’enfermer dans les remparts de la crétinisation. Mieux vaut entendre la leçon de “ceux qui savent encore être en mouvement” » [5].

Dans le poème qui scande les images du film, Niki Giannari, fidèle tant à la grande leçon des Suppliantes d’Eschyle qu’à celle de la psychanalyse, souligne que c’est « nous, les oublieux, les aveugles » alors qu’eux, les oubliés, « passent et ils nous pensent » :

Les morts que nous avons oubliés,

les engagements que nous avons pris et les promesses,

les idées que nous avons aimées,

les révolutions que nous avons faites,

les sacrements que nous avons niés,

tout cela est revenu avec eux.

Où que tu regardes dans les rues

ou les avenues de l’Occident,

ils cheminent : cette procession sacrée

nous regarde et nous traverse[6].

Scrutant les images pulvérulentes du film qui forcent le regard dans ses retranchements où il doit se contenter du peu (grisailles, brumes, fumées, zones indistinctes, lointains horizons d’attente), Didi-Huberman avance ses questions les plus taraudantes : comment peut-on en arriver à traiter des « êtres de désir » comme des « êtres indésirables[7] » ? Comment en est-on venu à inverser de manière paranoïaque « les processus de colonisation réelle en fantasme de persécution et en peur panique de se retrouver colonis[é] par l’étranger[8] » ? Comment culture et barbarie peuvent-elles se confondre à ce point l’une avec l’autre (recueillir n’est pas accueillir, souligne-t-il à juste titre), et cela, dans des États dits de droit ?

Dans l’image poignante de cet enfant qui marche pieds nus dans la boue, petite silhouette fantomatique disparaissant sous son imperméable de plastique trop grand, Didi-Huberman déchiffre le « symptôme d’une Europe malade de sa propre généalogie[9] ». À l’instar de Jacques Derrida, qui l’avait bien vu dans Spectres de Marx (1993), dans ses nombreux textes sur l’hostipitalité et dans ses prises de position en faveur des « sans-papiers », Didi-Huberman insiste sur le fait que cette question des limites, des seuils, des frontières est toujours d’abord et avant tout la question de l’étranger. Et l’étranger (à commencer par Oedipe) revient toujours pour rouvrir « une secrète et persistante blessure relative à la question généalogique[10] ». Avec Derrida, avec Hannah Arendt, il pose donc ses questions à ces « spectres, étrangement inquiétants, de l’hospitalité[11] » : « D’où viennent-ils ? Ou plutôt, puisqu’ils seraient “spectres”, d’où reviennent-ils ? De quelle mémoire ? De quelle historicité ? De quel espace de mort (qu’ils sont justement, demandant l’hospitalité, en train de fuir) reviennent-ils et à quel espace d’injustice (puisqu’on voudrait leur refuser cette hospitalité) se heurtent-ils[12] ? » Au problème de l’espace dont le franchissement (pour ne rien dire de l’affranchissement) est défendu à ces demandeurs d’asile, Didi-Huberman ajoute ainsi, de manière non moins essentielle, la dimension de la temporalité ranimée par les images psychiques qui leur sont étroitement associées :

Il n’est pas indifférent de rappeler, puisque je parle ici d’un film et d’un poème — d’un poème écrit pour un film —, que l’« inquiétante étrangeté » selon Freud constituait d’abord, à ses yeux, un problème esthétique (de fait, il pourrait bien constituer le problème esthétique le plus crucial) lié à la notion même de survivance : une « étrangeté » qui, lorsqu’elle nous apparaît, ne nous semble si « étrangère » que parce qu’elle fait signe vers un chez-soi d’autrefois, [ « ] l’antiquement familier d’autrefois »[13].

Cette question esthétique, entendue dans ce sens précis, me semble au coeur de la pensée de l’hospitalité telle que la conçoit Derrida et j’y reviendrai plus loin.

* * *

Au moment où j’écris ces lignes [en août 2017], le président Donald Trump, après avoir voulu dans un premier temps interdire purement et simplement l’entrée sur le sol américain à tout ressortissant en provenance de sept pays musulmans[14], vient de décréter que tout réfugié qui ferait désormais une demande d’asile aux États-Unis devrait au préalable maîtriser la langue anglaise et faire la preuve qu’il a les moyens financiers nécessaires pour subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille (ou que des membres de sa famille peuvent y pourvoir) : ce qui équivaut à l’abolition pure et simple du droit d’asile du réfugié, lequel, par définition, parle rarement la même langue que celle en usage dans le pays d’accueil et qui, le plus souvent privé de ses papiers d’identité et de tous ses biens, ne répond pas aux critères économiques prédéfinis par le pays « hôte ». On ne saurait être plus loin de l’hospitalité absolue telle que Jacques Derrida l’a pensée :

[L]a différence, une des différences subtiles, parfois insaisissables entre l’étranger et l’autre absolu, c’est que ce dernier peut n’avoir pas de nom et de nom de famille ; l’hospitalité absolue ou inconditionnelle que je voudrais lui offrir suppose une rupture avec l’hospitalité au sens courant, avec l’hospitalité conditionnelle, avec le droit ou le pacte d’hospitalité. […] L’hospitalité absolue exige que j’ouvre mon chez-moi et que je donne non seulement à l’étranger (pourvu d’un nom de famille, d’un statut social d’étranger, etc.) mais à l’autre absolu, inconnu, anonyme, et que je lui donne lieu, que je le laisse venir, que je le laisse arriver, et avoir lieu dans le lieu que je lui offre, sans lui demander ni réciprocité (l’entrée dans un pacte) ni même son nom[15].

Derrida nous a engagés à réfléchir sur la Loi de l’hospitalité qui interrompt et rompt les lois de l’hospitalité de droit : la première est hétérogène aux secondes, mais elle leur est indissociable non pour s’y opposer ou la condamner mais, au contraire, pour les « mettre et [les] tenir dans un mouvement incessant de progrès[16] ». Le dilemme pourrait être formulé en ces termes : « Comment l’éthique de l’hospitalité se rapporte-t-elle par exemple à la politique de l’hospitalité[17] ? » Comment penser une politique de l’hospitalité soucieuse d’une « démocratie hors les murs », d’une démocratisation des frontières dont on oublie que leur « tracé n’est pas un fait naturel, mais relève d’une institution politique qui définit les critères d’éligibilité aux principaux droits sociaux et politiques, et qui s’incarne dans des pratiques d’exclusion parfois au coeur même du territoire national[18] » ? Si la frontière n’est pas un mur — et on sait combien cette « pulsion de mur[19] » est forte actuellement, depuis le « mur de sécurité » entre Israël et la Palestine, le mur « anti-bruit » de Calais ou celui que Trump rêve d’ériger entre le Mexique et les États-Unis — mais un seuil (je reviens sur ce mot plus loin), toute la difficulté consiste à tenir ensemble les droits de l’homme (le droit d’asile notamment) et la souveraineté état-nationale, à convertir le droit de visite en droit de résidence[20], fût-il provisoire, afin de « dépasser l’alternative entre une hospitalité fondée juridiquement, mais nécessairement limitée et inégalitaire, et un principe moral inconditionnel, mais fatalement apolitique[21] ». L’articulation entre ces deux lois de l’hospitalité, l’inconditionnelle et celle du droit, n’est jamais donnée, réglée, encore moins prescrite à l’avance ; elle doit chaque fois, selon chaque situation et contexte, être inventée de manière singulière.

Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il est difficile de trouver présentement une question plus brûlante que celle de l’hospitalité, laissée en souffrance en tant de lieux dans le monde, et tout particulièrement en France, ce pays héritier des Lumières et des droits de l’homme, où, du « camp » (quel mot !) de Sangatte à la « jungle » (quel mot !) de Calais, la situation dont Derrida avait été le témoin et dont il avait anticipé les conséquences n’a pas cessé de se dégrader. Dix-sept ans ont passé entre l’ouverture d’un camp et le démantèlement de l’autre en octobre 2016 ; on a depuis tant bien que mal « réparti » ces 7 400 personnes sans statut juridique dans quelque 400 Centres d’accueil et d’orientation (CAO) — dont deux furent incendiés —, mais cette crise géopolitique sans précédent depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale est loin de se résorber. Rappelons que 387 739 arrivées en Europe ont été recensées en 2016 (plus de 5 098 décès ou disparitions en Méditerranée) et que l’Europe n’accueille pourtant que 18 % des Syriennes et Syriens réfugiés[22]. La France n’a pour sa part admis sur son territoire que le tiers des 30 000 réfugiés qu’elle s’était engagée à recevoir selon le partage établi par la Commission européenne ; sur les 85 726 demandes d’asile reçues en 2016, 38 % ont abouti[23], et Paris a demandé 25 963 fois à un pays voisin de reprendre un réfugié qui avait laissé ses « empreintes » là-bas[24].

On pourra accumuler les données, comparer les statistiques, on n’évitera pas le constat accablant posé par Hélène Cixous en 2003 dans « L’histoire des réfugiés » : « L’être-réfugié devient de moins en moins sacré, de plus en plus criminalisé[25] » et le droit d’asile toujours plus restreint, le terme ambigu de « migrant[26] » masquant ce fait capital que ces déplacements ne relèvent pas d’une quelconque transhumance ou migration saisonnière (telle que celles de bovidés ou d’oiseaux), qu’ils n’ont pas été désirés ni voulus par ceux et celles qui fuient la guerre dans la plus grande précarité, s’exposant dans ces périples à l’issue incertaine à tous les dangers (mort aux mains des passeurs qui les jettent par-dessus bord, trafics humains, viols, prostitution, mendicité, travaux forcés, rixes et violences policières).

Dès Spectres de Marx, Derrida avait pour sa part non seulement identifié ce problème des déplacements des populations comme l’une des dix plaies de ce qu’on appelait alors le « “nouvel ordre mondial” » mais il l’avait classé comme le deuxième facteur à surveiller de près : « L’exclusion massive de citoyens sans abri (homeless) de toute participation à la vie démocratique des États, l’expulsion ou la déportation de tant d’exilés, d’apatrides et d’immigrés hors d’un territoire dit national annoncent déjà une nouvelle expérience des frontières et de l’identité — nationale ou civile[27]. » Si la question de l’hospitalité dans tous ses aspects si étroitement intriqués — éthiques, ontothéologiques, politiques, sociaux, économiques, juridico-administratifs, mais aussi et peut-être surtout psychiques, linguistiques et textuels (là où résonne, « sur plus d’un registre, littéral et figural, la question du “sans-papiers” broyé par tant de machines, “là où nous sommes tous, déjà, des ‘sans-papiers’”[28] ») — traverse toute l’oeuvre de Derrida, c’est sans doute dans les années quatre-vingt-dix qu’elle y devient un foyer manifeste, comme l’attestent ses nombreuses interventions dans l’espace public au moment de la guerre civile en Algérie[29], sa dénonciation des lois Pasqua et Debré (réprimant l’immigration dite « clandestine »[30]), sa défense des « sans-papiers », son engagement comme membre fondateur et vice-président du Parlement international des écrivains[31] et la création des villes-refuges, ses prises de position sur le conflit au Moyen-Orient[32] ou lors de la guerre des Balkans[33], sa réflexion sur la violence découlant des situations coloniales et postcoloniales (mais tout aussi bien de celles, immémoriales, des temps bibliques), de la Shoah et Israël, du « 11 septembre » et des terrorismes[34]. Plusieurs livres[35], souvent sous la forme d’entretiens ou de collectifs[36], de même que le séminaire « Hostilité/hospitalité » de l’EHESS où il poursuivit en 1995-1996 et 1996-1997 sa réflexion[37], confirment, si besoin est, l’importance de cette « question de responsabilité » dans toute la pensée de Derrida.

Loin de se limiter à des actions commandées par la conjoncture politique dénonçant, « et surtout dans les pays capitalistes riches, cette politique de fermeture des frontières, cette mise en hibernation des principes de l’asile, de l’hospitalité à l’étranger — bonne juste pour le moment où “ça va bien” et où “ça sert”, c’est “bien utile” (entre l’efficacité, le service et le servage)[38] », Derrida a donné toute son extension à cette question en poussant ses limites au-delà des discours de tolérance (moralité, charité, pitié, bienveillance ou même compassion) qui l’avaient circonscrite dans la tradition philosophique. Derrida a souvent précisé pourquoi cette notion de tolérance était insuffisante à ses yeux (dans Le « concept » du 11 septembre, il va même jusqu’à dire qu’elle est « l’inverse de l’hospitalité », une forme d’« hospitalité surveillée, sous surveillance, avare, jalouse de sa souveraineté »[39]), mais c’est sa réponse très brève à un questionnaire de Libération qui reste pour moi exemplaire de sa méfiance, voire de son allergie à l’endroit de cette notion marquée par la « bonne conscience » chrétienne. À la question « Le seuil de tolérance, c’est quoi pour vous ? » qui lui est posée (c’était au moment où François Mitterand, reprenant cette expression, avait, écrit le journal, « jeté le trouble chez les militants du PS et relancé le débat sur la politique de l’immigration »), Derrida, attentif comme toujours à l’(in)hospitalité à l’oeuvre dans le langage, répond ceci :

Je trouve l’expression répugnante. On essaye de naturaliser le problème, comme s’il existait un seuil de tolérance naturel (ainsi qu’il existe pour un poison par exemple), alors que c’est un problème économique et politique. Cette métaphore organiciste est horrible.

La responsabilité des politiques est de tenir compte de l’existence de ce fantasme et de le traiter de telle sorte que sa nature, ses motivations racistes, soient dénoncées et transformées. Mais tout usage non critique de cette expression, dans un discours de droite ou de gauche, est condamnable[40].

Quand, en 1994, il signera l’Appel pour la paix civile en Algérie, il le fera non en prônant la tolérance mais en argumentant en faveur d’une « dissociation effective du théologique et du politique[41] », arguant que cette séparation de l’État et du pouvoir religieux, « c’est-à-dire une laïcité radicale et une tolérance sans faille », est seule capable de mettre les appartenances religieuses, culturelles et linguistiques « à l’abri de toute terreur » et de « protéger la liberté de discussion et d’interprétation à l’intérieur de chaque religion » : « C’est d’ailleurs la meilleure réponse à l’anti-islamisme teinté de racisme que peuvent faire naître des violences dites islamistes ou qui oseraient encore se réclamer de l’Islam. »[42] Mais Derrida ne manque pas de souligner aussi la difficulté inhérente à ce principe de laïcité radicale lorsqu’on le considère depuis l’hospitalité inconditionnelle, qui peut et doit rester ouverte à tous les risques, et ne peut s’appuyer sur aucune garantie juridique et politique :

Les discours apparemment les plus tolérants se mesurent au principe de laïcité. L’islam est accepté comme l’une des plus grandes religions de France, à la condition qu’il n’interrompe pas le principe de laïcité selon lequel existerait une frontière nette et rigoureusement tracée entre la vie publique et la vie privée : ce discours est aussi bien défendu à droite qu’à gauche, au nom des principes républicains. Mais que se passe-t-il lorsque l’on a affaire à une culture et à une tradition où ce principe de laïcité (avec sa distinction entre public et privé) n’est pas valide comme il l’est dans la France républicaine… ? Faut-il obliger l’arrivant à se plier à la règle de distinction entre privé et public, héritage d’une longue histoire qui ne relève aucunement d’un état de choses naturel ? Que doit faire l’hôte recevant quand le principe même de sa générosité hospitalière n’est pas partagé par l’arrivant ? ou lorsque l’arrivant exerce de la violence ? Je n’ai évidemment pas de réponse toute faite à de telles questions. Il faudrait, me semble-t-il, évaluer les conditions dans lesquelles ce conflit peut surgir, la manière la moins répressive, la moins violente et la moins réductrice de le traiter[43].

Comme le rappelle également Hélène Cixous, l’arrivant (quel que soit le nom qu’on lui donne : clandestin, migrant, sans-papiers, indigent, indigne, barbare, en cherchant à l’expulser au dehors, aux limites de l’humanité), même s’il est seul, n’arrive pas seul, mais souvent, presque toujours, avec son dieu :

La question se pose à travers la religion ; aujourd’hui, la question du droit d’asile et de l’accueil du réfugié ou immigré s’alourdit de l’accueil du dieu. En effet, l’étranger arrive avec sa langue, sa famille peut-être, et son dieu presque toujours. Comme on le sait, cela ne va pas de soi. Cela ranime même le communautarisme et les intégrismes.

C’est ainsi que l’hospitalité universelle humaine kantienne amène à penser les difficultés politiques et ethniques de l’hospitalité concrète, actuelle[44].

De manière très pertinente, Judith Still fait remarquer que si les récits traditionnels de l’hospitalité mettaient en garde contre les dangers de ne pas offrir l’hospitalité aux dieux qui pouvaient toujours se déguiser en voyageurs — refus qui était dès lors sévèrement puni (comme le montrent l’histoire de Loth et ses filles et celle du Lévite d’Ephraïm que Derrida analyse dans son séminaire)[45] —, c’est maintenant plutôt l’inverse qui se produit : « Derrida et Cixous signalent qu’aujourd’hui (même si ce n’est pas la première fois), c’est l’arrivée des migrants “avec leurs dieux” qui semble dangereuse et problématique[46]. »

La venue de l’autre peut ainsi toujours se révéler une effraction, une intrusion : « A qui va-t-on ouvrir la porte, et selon quel scénario ? Comment celui qui accueille l’étranger va-t-il pouvoir se garantir et se protéger contre la violence éventuelle du nouveau venu ? […] quelle hospitalité offrir au “sauvage”, celui venu avec ses codes, sa culture ? De quel droit lui demander d’y renoncer et d’adopter nos coutumes[47] ? » Ces questions, au coeur de la réflexion morale de Kant et des Lumières, éclairent également la violence plus ou moins inconsciente de celui qui accueille l’autre dans son espace sans pour autant lui reconnaître sa langue, son identité, sa culture, sa religion. Si rien ne peut garantir que l’autre ne soit pas « l’agent de la plus grande violence, celui qui peut, s’il le veut, me tuer, me détruire, m’aliéner[48] », rien ne garantit non plus que l’hospitalité offerte soit dénuée de violence. Jusque dans sa générosité même, sa surabondance, l’hospitalité fait elle aussi violence. Et, comme le dit Anne Dufourmantelle, « [l]’hospitalité n’est pas une mise en demeure[49] », la situation actuelle des réfugiés qui résistent à cette assignation en France et entendent choisir leur « destin » et leur destination le montre bien.

Si, comme on l’a vu plus haut, le mot « tolérance » est problématique pour Derrida, celui de « seuil » ne l’est pas moins, lié à la question même de l’hospitalité et de la déconstruction qui y est en cours. Dans l’une des séances de son séminaire traduite en anglais sous le titre « Hostipitality », Derrida écrit : « Hostipitalité — c’est un nom ou un exemple de déconstruction[50]. » Mais ce mot qu’il crée et qui contracte l’hostilité et l’hospitalité en une réciprocité, une réversibilité, une pervertibilité[51] impossibles à stabiliser, qui porte « sa propre contradiction incorporée en lui-même » et « se laisse parasiter par son contraire, l’hostilité, hôte indésirable qu’il héberge comme la contradiction de soi dans son corps propre »[52], n’est pas, en effet, n’importe quel nom ou n’importe quel exemple de la déconstruction : il désigne l’aporie de la limite même sur laquelle la pensée de Derrida tente toujours de se tenir parce que cette limite n’existe jamais en tant que telle, n’est ni localisable ni assignable « à résidence », mais toujours seulement en train de se tracer. Comme la trace, comme la différance qui n’est ni un mot ni un concept, le seuil d’hospitalité échappe ainsi à toute phénoménalité, substance, essence. On n’est jamais assuré de passer le seuil et quand on le franchit, on ne peut davantage être assuré ou rassuré de l’avoir traversé, car il n’est ni de l’ordre du calcul ni du savoir, il ne peut être mesuré et reste littéralement im-prévisible. Le mot « seuil », Derrida y reviendra souvent, le décrivant ailleurs, dans son dernier Séminaire La bête et le souverain cette fois, comme l’expérience même de la déconstruction :

Toujours le seuil, donc. Qu’est-ce que le seuil ?  Et dès lors qu’on dit le seuil, le seuil, l’unité insécable et atomique du seuil, d’un seul seuil, on le suppose indivisible ; on lui suppose la forme d’une ligne de démarcation aussi indivisible qu’une ligne sans épaisseur qu’on ne pourrait franchir ou se voir interdire de franchir qu’en un instant ponctuel et en un pas lui-même indivisible. […] Le mot « seuil » lui-même signifie cette solidité du sol […]. Or quand nous disons que nous restons, dans ces séminaires, sur le seuil, cela ne signifie pas que nous y séjournons ou que nous attestons de l’existence d’un seuil, fût-ce pour y rester ou y transiter interminablement. Cela signifierait plutôt selon moi, et c’est là le geste d’une pensée déconstructrice, que nous ne tenons même pas pour assurée l’existence (naturelle ou artificielle) d’aucun seuil, si par seuil on entend ou bien ligne de frontière indivisible ou bien solidité d’un sol fondateur. À supposer que nous nous attardions sur le seuil, c’est aussi bien pour endurer l’épreuve qui consiste < à > sentir le séisme toujours en cours qui menace l’existence de tout seuil, qui en menace et l’indivisibilité et la solidité fondatrice[53].

Plus qu’une simple description, ce passage sur le seuil en donne une écriture performative et me rappelle que, dans sa maison de Ris Orangis, Derrida avait placé au sol une image sous verre, un gros plan d’un photogramme du film de Safaa Fathy, D’ailleurs, Derrida, représentant le carreau irrégulier de sa maison natale, à El-Biar, qui comportait un « défaut » (une pointe du motif en étoile y était inversée), image emblématique pour lui de toute son histoire, de son identité blessée et de la « déconstruction » même comme idée de la justice, tentant de réparer, de remettre « droit » ce carreau désajusté, « out of joint » : ce geste m’avait beaucoup frappée[54], ce carreau marquant à la fois sa délocalisation et sa bilocalité, algérienne et française, plaque de verre posée au sol, à même le parquet, non sans danger pour qui y marcherait pieds nus.

Si, pour Derrida, il n’y a donc ni frontière indivisible ni sol fondateur, il en va de même pour l’idée de porte, de serrure et de clé. Il en donne une très belle formulation dans la scène inaugurale de sa lecture de l’oeuvre de Cixous dans H. C. pour la vie, c’est à dire… où il se présente comme « quelqu’un qui semble se paralyser sur le seuil, n’osant ni frapper ni sonner, comme s’il attendait devant la porte que la porte s’entrebâille toute seule. C’est comme si elle devait miraculeusement s’ouvrir d’elle-même[55]. » Cette porte s’ouvrant toute seule, comme le poème qui « parle de lui-même[56] » dans Béliers, ce serait le seuil même de l’hospitalité absolue qui n’est, selon la logique de l’impossible du don et du pardon, ni demandée ni reçue, qui passe outre l’hôte (invitant) et l’hôte (invité), qui interrompt l’échange de la communication, de la transaction et de l’économie. Il faudrait penser un espace sans dehors ni dedans, sans porte ni seuil, qui ne soit qu’ouverture et espacement : quelle architecture, quelle architectonique faudrait-il inventer ? (On le sait, Derrida a beaucoup réfléchi aussi sur ces lieux, ces topologies où « le désir peut habiter[57] », ses nombreux textes sur l’architecture en témoignent.) Dans un ajout oral d’une conférence donnée à Istanbul en 1997 dans lequel il précise la distinction essentielle à ses yeux entre l’hospitalité d’invitation et l’hospitalité de visitation (la seule à répondre à l’exigence de l’hospitalité inconditionnelle), il cerne l’aporie qui est au coeur de sa réflexion :

Pour reprendre la figure de la porte, pour qu’il y ait de l’hospitalité il faut qu’il y ait une porte. Mais s’il y a une porte il n’y a plus d’hospitalité. Il n’y a pas de maison hospitalière. Il n’y a pas de maison sans porte et sans fenêtre. Mais dès qu’il y a une porte et des fenêtres, ça veut dire que quelqu’un en a la clé et que par conséquent [il] doit contrôler les conditions de l’hospitalité. Il faut qu’il y ait un seuil. Mais s’il y a un seuil, il n’y a plus d’hospitalité. C’est ça la différence, l’écart, entre l’hospitalité d’invitation et l’hospitalité de visitation. Dans la visitation il n’y a pas de porte. Arrive n’importe qui à n’importe quel moment et passe sans avoir besoin d’une clé de la porte. On [ne] contrôle plus les douanes pour la visitation. Il y a une douane et un contrôle de police pour l’invitation. Donc l’hospitalité devient le seuil ou devient la porte[58].

L’hostipitalité derridienne, qui radicalise en quelque sorte la pervertibilité en jeu dans la substitution pensée par Emmanuel Levinas et Louis Massignon, est un concept (si c’en est un) qui implose, qui s’auto-déconstruit, car dès qu’on offre ou ouvre l’hospitalité, on réaffirme d’entrée de jeu la maîtrise, l’ipséité et la souveraineté, « l’être chez moi du chez moi [sic] » :

Il y a là comme un axiome d’auto-limitation ou d’auto-contradiction dans la loi de l’hospitalité. Comme réaffirmation de la maîtrise et de l’être soi chez soi, l’hospitalité se limite dès le seuil sur le seuil d’elle-même, elle reste toujours au seuil d’elle-même, elle commande le seuil — et dans cette mesure même elle interdit en quelque sorte de passer le seuil qu’elle semble permettre de passer. Elle devient le seuil. C’est pourquoi nous ne savons pas ce qu’elle est, et que nous ne pouvons pas le savoir. Dès que nous le savons, nous ne le savons plus, ce qu’elle est proprement, quel est son seuil d’identité[59].

Il n’y a donc pas moyen, en raison de cette contradiction performative, de « franchir un seuil qui soit un seuil, “une porte qui soit une porte”, un seuil déterminable parce qu’identique à lui-même et indivisible, un seuil dont la ligne soit tracée (la porte d’une maison, maison humaine, famille ou maison de dieu, temple ou hôtel-dieu, hospice, hôpital ou hôtel hospitalier, frontière d’un [sic] cité ou d’un pays, ou d’une langue, etc.)[60] », et cela vaut sur tous les plans (fantasme, famille, cité, nation, État) où l’expérience énigmatique de l’hospitalité trouve un lieu où s’exercer, en théorie comme en pratique, ces deux catégories étant elles aussi indélimitables et dont on ne sait laquelle a préséance sur l’autre et la conditionne. Bien plus : Derrida suggère à cet égard qu’il serait nécessaire, pour vraiment faire droit à l’hospitalité,

de laisser tomber le mot immigration et de réintérioriser la question des différences [ce qui] devrait conduire à reconsidérer ou à voir réapparaître la question des seuils, non pas au sens de frontières par où arrivent les étrangers mais, à l’intérieur d’une nation, d’une société, d’une culture, celles de l’altérité produite ou reproduite. L’hospitalité ne concerne pas seulement l’étranger[61].

L’hostipitalité derridienne touche donc la limite, toutes les limites : entre singularité et universalité, entre pulsions inconscientes et théâtre (du) politique, entre privé et public, entre « principe républicain et principe démocratique[62] ». Elle n’est pas en ce sens un objet de savoir, elle résiste aux programmes et aux normes, qu’elles soient morales, pragmatiques, juridico-administratives. Cette pensée de l’hospitalité (et ici le génitif doit être souligné : sa pensée en tant qu’elle est et fait l’hospitalité en l’inventant poétiquement) est, comme l’observe Margrit Shildrick,

activement engagée envers l’éthique non comme un autre ensemble de critères normatifs mais comme un exercice de projection qui est ouvert au risque de l’indécidabilité. Penser au-delà de la loi ou de la moralité programmatique, penser en dehors de la familiarité des règles et principes, résister à la réduction de l’autre à une catégorie du savoir, voilà la véritable épreuve de la responsabilité[63].

« L’éthique est hospitalité »

Si Derrida invente avec le mot « hostipitalité » une nouvelle conceptualité de l’hospitalité « qui ne doit rien au confort de l’homogénéité et de la stabilité, et qui est prête à exposer à la fois le moi individuel et les normes collectives au risque de l’inconnu et de l’imprévisible. Elle entre en jeu là où le discours juridique et moral conventionnel atteint sa limite[64] », il introduit également une distinction importante entre les étrangers (le passant, l’immigrant, le réfugié, le déshérité, le blessé, le parasite, le terroriste même) et l’étranger, cet autre qui ne saurait être réduit à aucune figure. Plusieurs commentateurs ont noté à cet égard la dette de Derrida à l’endroit de la pensée d’Emmanuel Levinas, qui formule les deux axiomes qui seront également fondamentaux dans la conception derridienne de l’hospitalité : « Le sujet est un hôte[65] » et « Le sujet est otage[66] ». Derrida relève la contradiction entre ces deux énoncés et la discute dans Adieu — à Emmanuel Lévinas en demandant : « Cela revient-il au même ? Au même de la relation à l’autre ? Ces deux propositions veulent-elles dire la même subjectivité du sujet[67] ? » L’aporie sera encore contractée par lui, si l’on peut dire, dans cette « substitution[68] » du sujet, qui, de l’une à l’autre, « délog[e], écrit-il, encore plus gravement le primat de l’intentionnalité », de la « “volonté” » ou de l’« “activité” »[69].

Si Derrida accorde toute son attention à la nécessité de ce « renversement selon lequel le maître de céans, le maître chez soi, l’hôte (host) ne puisse accomplir sa mission d’hôte, donc l’hospitalité, qu’en devenant invité par l’autre chez lui, en étant accueilli par qui il accueille, en recevant l’hospitalité qu’il donne[70] », il marque aussi une certaine réserve à l’endroit de l’affirmation de Levinas concernant l’hospitalité du langage, l’essence du langage étant pour celui-ci « amitié et hospitalité » : « Poser l’être comme Désir et comme bonté, ce n’est pas isoler au préalable un moi qui tendrait ensuite vers un au-delà. C’est affirmer que […] la prise de conscience est déjà langage ; que l’essence du langage est bonté, ou encore, que l’essence du langage est amitié et hospitalité[71] ». Sans rejeter cette proposition cardinale de Levinas, Derrida se montre plus circonspect quant à cette « bonté » du langage qu’il ne manque pas d’inquiéter : « Comme le dit d’un autre point de vue Lévinas, le langage est hospitalité. Il nous est toutefois arrivé de nous demander si l’hospitalité absolue, hyperbolique, inconditionnelle, ne consiste pas à suspendre le langage, un certain langage déterminé, et même l’adresse à l’autre[72]. » « Est-il plus juste et plus aimant de questionner ou de ne pas questionner[73] ? » « Dans quelle langue l’étranger peut-il adresser sa question ? Recevoir les nôtres ? Dans quelle langue peut-on l’interroger[74] ? », demande Derrida.

De manière plus importante encore, Derrida remettra en question les limites entre l’éthique et l’hospitalité, soulignant que c’est moins l’hospitalité qui répond de l’éthique que l’éthique elle-même qui relève de l’hospitalité. Toujours à partir de Levinas, il écrit dans Adieu que « l’hospitalité n’est pas davantage une région de l’éthique, voire […] le nom d’un problème de droit ou de politique : elle est l’éthicité même, le tout et le principe de l’éthique[75] ». Dans Cosmopolites de tous les pays, encore un effort !, il affirme (et c’est peut-être sa revendication la plus affirmative en faveur de l’éthique, notion envers laquelle il prend de manière générale ses distances) :

L’hospitalité, c’est la culture même et ce n’est pas une éthique parmi d’autres. En tant qu’elle touche à l’éthos, à savoir à la demeure, au chez-soi, au lieu du séjour familier autant qu’à la manière d’y être, à la manière de se rapporter à soi et aux autres, aux autres comme aux siens ou comme à des étrangers, l’éthique est hospitalité, elle est de part en part co-extensive à l’expérience de l’hospitalité, de quelque façon qu’on l’ouvre ou la limite[76].

Affirmer que « l’hospitalité est éthique » pourrait, en effet, sembler un énoncé banal, voire tautologique, en faisant de l’hospitalité un simple exemple parmi d’autres de l’éthique. Mais si le geste de Derrida, qui prolonge celui de Levinas, est audacieux en posant que « l’éthique est hospitalité », c’est précisément parce qu’il loge ainsi au coeur de l’éthique en général cette expérience de l’hospitalité décrite comme une série de tensions impossibles à (ré)concilier, notamment « entre immédiateté et analyse » ou, comme on voudra, pratique et théorie :

L’hospitalité comme accueil devrait être immédiate ; le passage vers le politique, vers des décisions responsables requiert du temps pour l’analyse. […] Derrida ne permet pas à la tension de se résoudre, il continue à la faire travailler, même s’il appelle à une prise de décision urgente puisque les structures sociales et politiques, les communautés, les lois (droit) et l’hospitalité internationale l’exigent. La temporalité est le déférer [deferring] qui nécessite le « a » dans différance[77].

Le rapport à la loi s’avère toujours essentiel dans la pensée de l’hospitalité et Derrida n’y fait pas seulement droit mais justice. Comme le remarque Margrit Shildrick dans l’article que j’ai cité plus haut où elle compare les positions respectives de Foucault et de Derrida à l’endroit de la loi et de la transgression, si les deux philosophes se rejoignent jusqu’à un certain point sur leur conception du dehors, ils s’éloignent en revanche en ce qui a trait à l’irréductibilité de l’altérité et à la pervertibilité (pas seulement de la transgression ou de la perversion) de la loi elle-même pour Derrida :

Dans cette mesure, l’explication de Derrida correspond à la compréhension qu’a Foucault du transgressif comme entièrement dehors, ou autrement récupéré par la normativité à l’intérieur de la loi, quoique avec la possibilité de résister. Là où Derrida va plus loin, cependant, c’est quand il suggère que la transgressivité est inhérente à la structure juridique dès le commencement. Même si les fautes (infelicities) sont plus évidentes dans les marges, aucun degré de pratique normative ou de conformité n’est suffisant pour faire obstruction, au bout du compte, à l’incertitude et au provisoire de tout processus juridique. La loi est déstabilisée non seulement par l’autre externe mais par l’altérité qui est à l’intérieur[78].

Alors que la transgression repose chez Foucault sur le cycle alliant pouvoir et savoir dans une incessante récupération de la différence même si elle résiste à la normalisation, l’hospitalité infinie telle que Derrida l’élabore doit être donnée avant même que l’autre soit identifié ou nommé, et excède donc tout savoir et toute norme :

[C]ontrairement au modèle foucaldien, qui peut être lu comme acceptant l’inévitabilité de la normalisation, l’approche derridienne tend vers un horizon d’aspiration qui pense paradoxalement au-delà de ce qui est réalisable. Elle tend vers cette justice impossible, cette hospitalité absolue, cette différence qui garde sa singularité et son étrangeté. L’arrivée de l’arrivant monstrueux — celui qui est « rebelle à la règle et étranger à la symétrie, hétérogène et hétérotrope » — transgressera toujours la loi. La tâche éthique est de souhaiter la bienvenue [extend a welcome][79].

C’est « cette dimension de non-savoir qui est essentielle dans l’hospitalité », dit Derrida, et c’est la raison qui rend toute hospitalité offerte, telle que celle du droit d’asile, si difficile à circonscrire car l’étrangeté de l’autre ne se laisse réduire ni à la langue, ni à la famille, ni à la citoyenneté, mais renvoie à cet « autre comme étranger absolu, comme inconnu, là où je sais que je ne sais rien de lui », non-savoir qui ne se laisse arraisonner par aucune condition, aucun critère déterminant : « Il faut donc savoir tout ce qu’on peut savoir de l’hospitalité, sans doute, et il y a tant à savoir ; il faut porter certes ce savoir à la plus haute et plus riche conscience possible ; mais il faut aussi savoir que l’hospitalité se donne, et se donne à penser au-delà du savoir. »[80]

« Un acte d’hospitalité ne peut être que poétique[81] »

Comment ne pas remplacer la parole de ta bouche par la parole même de bonne volonté ?
Comment ne pas remplacer ta langue étrangère par notre langue française ?
Comment garder ta langue étrangère sans manquer de politesse et d’hospitalité à l’égard du public, notre hôte dans le théâtre ?
Comment, sans se comprendre en mots, se comprendre quand même en coeur ?
Comment ne pas s’approprier l’angoisse des autres en en faisant du théâtre ?

Hélène Cixous, Le Dernier Caravansérail[82]

Ce rapport au non-savoir de l’hospitalité inconditionnelle éclaire également pourquoi une politique qui tente de s’y mesurer doit nécessairement être aussi une poétique, engager une invention poétique. Derrida a souligné à plusieurs reprises cette nécessité de lier politique et poétique[83], notamment lors de la refondation en 1993 du Parlement international des écrivains, à la suite de la fatwa lancée contre Salman Rushdie et à une vague d’assassinats d’écrivains et d’intellectuels en Algérie. Je voudrais citer un peu longuement une de ses déclarations à ce sujet :

[L]e « sans horizon » même de ce qui vient sur nous, qu’on l’appelle politique, religieux, philosophique, technoscientifique, poétique ou littéraire, même, à travers d’autres expériences de la langue, dans de nouvelles structures de l’espace public. Autant de nécessités, donc, mais autant de devoirs d’invention, si paradoxale que paraisse cette injonction (devoir inventer : le il faut de ce qui n’obéit pas à la commande). Nous ne serons et ne ferons rien si nous nous contentons d’inaugurer des formes institutionnelles sans penser et écrire autrement. Signer la singularité de cette Internationale d’écrivains qui entendent changer leur rapport à la communauté, au droit national ou international, à l’État et à la nation, etc., c’est d’abord ne plus dissocier l’intervention dans l’urgence d’un acte poétique d’écriture, de connaissance ou de pensée. Nous ne changerons rien si une insoumission formelle ne remue la langue pour donner lieu à de nouvelles règles ou plutôt à de nouvelles exceptions. Tâche impossible. Mais que serait une invention si elle ne dévoilait que le possible[84] ?

Dans une autre intervention, Derrida évoquera les frontières entre la littérature et la philosophie en liant ce qui se passe à leurs bordures, aux bords des différents genres, à la question de l’hospitalité. Ce n’est pas là seulement une « traduction » en termes esthétiques de la question de l’hospitalité mais bien, au contraire, l’affirmation que « la traduction est aussi un phénomène […] ou une expérience énigmatique de l’hospitalité, sinon la condition de toute hospitalité en général[85] ». Derrida commente son propre geste poétique en ces termes :

Je pense que c’est une tentative de brouiller les frontières entre littérature et philosophie, et de brouiller ces frontières au nom de l’hospitalité — c’est ce que l’hospitalité fait, brouiller la frontière — en écrivant des phrases, des phrases indécidables qui remettent en question les limites de ce qu’on appelle philosophie, science, littérature. J’essaie de faire cela performativement, pour ainsi dire. Ce geste, dans la mesure où il est réussi, n’appartient pas à la philosophie, à la littérature, ni à aucun genre[86].

Dans Genèses, généalogies, genres et le génie, au sujet de l’écriture de Cixous (mais la proposition vaut pour toute poétique digne du nom de « littérature »), Derrida souligne l’importance de « [l]a greffe, l’hybridation, la migration, la mutation génétique [qui] multiplie et annule à la fois la différence du genre et du gender, les différences littéraires et les différences sexuelles[87] ». Il poursuit à ce sujet en précisant que, « dans sa poétique générale [celle de Cixous], chaque genre reste lui-même, chez lui, tout en offrant une hospitalité généreuse à l’autre genre, à l’autre en tout genre qui vient le parasiter, le hanter ou tenir son hôte en otage, toujours selon la même topodynamique du plus petit plus grand que le plus grand[88] ».

Plus encore que tous les autres aspects qui se trouvent affectés par la question de l’hospitalité (la géopolitique, la planification urbaine, le travail social, le droit international), cette dimension linguistique et textuelle de l’hospitalité se révèle peut-être la plus cruciale. Judith Still y voit pour sa part le modèle par excellence de l’écriture et de la lecture : « Qu’est-ce que c’est que d’être un lecteur, de lire non pas seulement au sens de jeter ses yeux sur les mots et de tourner la page mais d’être formé comme lecteur par le texte — d’être un hôte au double sens du mot (host et guest), en ce qui concerne un texte[89] ? » L’hospitalité engage ainsi non seulement toute la question de la lecture et de l’écriture mais aussi de l’interprétation et de la traduction des textes, de la parole et de l’écoute — de l’entendre avant même tout comprendre — de ce qui nomme, se nomme ou s’appelle de ce nom, « hospitalité » — et qui parfois, peut-être le plus souvent et essentiellement, reste silencieux. Car au-delà de toutes les analyses, de « tous les discours argumentés, toutes les rhétoriques armées[90] » qui seront toujours inadéquats, « impuissant[s][91] », dit Derrida, pour juger des violences et des souffrances subies par cet être-jeté, au plus haut point vulnérable, qu’est le réfugié, à la merci (au double sens de l’expression) de l’autre, l’hospitalité commence « à se réfléchir dans le deuil », comme l’écrit Derrida dans sa lettre à Didier Cahen pour saluer, en tiers, Edmond Jabès ; elle naît, comme l’amitié, dans « une certaine expérience du silence apophatique, l’absence, le désert, les chemins ouverts hors les routes, la mémoire déportée, […] le deuil, tous les deuils impossibles »[92] ; comme elle encore, elle est propice au « penser poétique[93] », à ce « partage invisible où se croisent la pensée et le poème[94] » : autrement dit, à ce seuil proprement introuvable. Seuil, deuil, d’oeil : Derrida pense à cette homonymie qui se fait jour dans le déplacement d’une lettre quand il écrit : « L’amitié avait donc commencé à se réfléchir dans le deuil, dans l’oeil du poème avant même l’amitié[95] ». Cet « oeil du poème », c’est son invention poétique.

Dans un bref texte intitulé « Littératures déplacées », écrit pour le Parlement international des écrivains en 2000, Derrida parle également du droit des écrivains à « [c]hoisir leur lieu, [à] se mouvoir librement ». Il dénonce le fait que « [l]es déplacements dont il nous faut parler deviennent aussi, nous en avons trop d’exemples, des questions de vie ou de mort[96] ». Il évoque, et non seulement comme une analogie, la violence des pouvoirs en place qui auront « chassé et pourchassé une certaine littérature » et énumère celles qui, ainsi persécutées, sont obligées de se déplacer sans fin, sans pouvoir trouver de place, de lieu, de lieu pour avoir lieu : « littératures en exode, littératures en exil, littératures à l’étranger, littératures étrangères dans leur propre langue, littératures nomades, littératures clandestines, littératures de résistance, littératures interdites, littératures hors la loi et hors lieu »[97]. Il demande : « En quoi ces persécutions portent-elles aussi la marque de notre temps ? Pourquoi, parmi les victimes élues, comptons-nous désormais tant d’écrivains[98] ? »

Réélaborer des questions de ce type, ce sera préparer de nouveaux concepts et de nouvelles stratégies pour une résistance internationale. Celle-ci ne peut plus aujourd’hui se réduire aux formes, si vénérables soient-elles, d’un cosmopolitisme réglé par les concepts traditionnels de l’auteur, du citoyen (l’écrivain citoyen du monde), de l’État et de la nation, par exemple dans une République des Lettres ou un Comité de vigilance des écrivains antifascistes. Dans son histoire si riche et si complexe, la valeur de tolérance elle-même n’y suffit plus[99].

Et il en appelle de nouveau à « un autre concept de l’hospitalité[100] » qui, en s’arrachant aux fantasmes de l’autochtonie, du sang et même de la langue dite commune, engage une autre expérience de la citoyenneté et du politique, de la responsabilité devant l’autre.

Aujourd’hui — mais de quel aujourd’hui s’agit-il ? Derrida écrivait ceci en 1999 —, citant Vers la paix perpétuelle de Kant :

La communauté (plus ou moins soudée), s’étant de manière générale répandue parmi les peuples de la terre, est arrivée à un point tel que l’atteinte au droit en un seul lieu de la terre est ressentie en tous. Aussi bien l’idée d’un droit cosmopolite n’est pas un mode de représentation fantaisiste et extravagant du droit, mais c’est un complément nécessaire du code non écrit, aussi bien du droit civique que du droit des gens en vue du droit public des hommes en général et ainsi de la paix perpétuelle dont on ne peut se flatter de se rapprocher continuellement qu’à cette seule condition[101],

Derrida décrivait ensuite dans une note infrapaginale la situation qui a depuis quitté sa bordure, ses marges et sa marginalité, pour occuper le devant de la scène qui est la nôtre :

Avec le déclin de l’Etat-nation nous avions affaire à des millions des gens qui n’étaient même plus des exilés ou des émigrés, mais qui étaient des personnes déplacées, c’est-à-dire des gens qui n’avaient même pas la garantie d’une citoyenneté, la garantie politique d’une citoyenneté, et avec les conséquences que cela entraîne. Et c’est le problème d’aujourd’hui : celui d’une hospitalité qui serait plus que cosmopolitique, qui irait au-delà des conditions strictement cosmopolitiques, c’est-à-dire impliquant l’autorité de l’Etat et la législation de l’Etat. L’étranger ne peut prétendre à un droit de résidence (cela exigerait [un] traité particulier de bienfaisance qui ferait de lui pour un certain temps un habitant de foyer), mais à un droit de visite[102].

Tous les jours, « on laisse s’accomplir l’intolérable : non seulement la mort, la souffrance, la déportation, le malheur sans nom, mais aussi la destruction imbécile des chances de l’Europe et de la Méditerranée dans le monde à venir. Car il y a un monde qui s’invente, et son invention mettra forcément à mal les archaïsmes qu’on a cru bon de réveiller[103]. » Certes, nous ne pouvons nous tourner vers Derrida pour lui demander « de nous dire quoi croire ou comment faire, ou de nous donner au moins une méthode pour être un bon hôte[104] ». Il ne saurait y avoir de modèle ni de communauté pour cet accueil de l’étranger : pas de « nous », seulement, peut-être, « une sorte de communauté minimale — mais aussi incommensurable à toute autre — », comme Derrida l’écrit dans Politiques de l’amitié au sujet de « cette amitié minimale, ce consentement préliminaire sans lequel vous ne m’entendriez pas, […] vous ne seriez pas sensibles à ce qui entre d’espérance dans ma plainte »[105]. L’arrivant — j’aimerais dire le « survenant », pour reprendre un mot qui a longtemps été utilisé au Québec pour désigner l’étranger et pour faire écho aux « trois mots hyperboliques en “sur” (survivant, sursis, sursaut)[106] » qui avaient la préférence de Derrida — est celui qui, par sa singularité irréductible et dissymétrique, par « la dissociation, le secret, voire une certaine interruption du lien social sans laquelle une société resterait irrespirable, pétrifiée dans cette identification qui porte si souvent à la haine », nous donne aussi la chance de « penser un nouvel espace public et un nouveau droit international »[107]. Il nous enjoint surtout, sans délai et sans précipitation à la fois, de « traiter autrement l’irréversible[108] » : de faire l’impossible.