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1. Introduction[1]

Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), le nombre de cas d’obésité aurait triplé dans le monde depuis 1975[2] et la situation aurait atteint le stade « épidémique » en 1997. L’obésité est associée à de nombreuses pathologies chroniques ; elle accroît en particulier le risque de développer du diabète de type 2 et de l’hypertension. Elle est aussi associée à différentes formes de cancers et aux maladies cardiovasculaires. Les personnes obèses voient généralement leur espérance de vie réduite de 7 à 20 ans et font souvent l’objet de discrimination et de stigmatisation en raison de leur apparence physique, un phénomène aujourd’hui qualifié de « grossophobie »[3] ou de « fat shaming ».[4] En plus d’accroître les besoins de ressources en santé, l’obésité constitue de nos jours un problème de santé publique.[5]

L’obésité est définie par l’OMS comme une « accumulation anormale ou excessive de graisse corporelle qui peut nuire à la santé ».[6] Son diagnostic est établi en fonction de la mesure de l’indice de masse corporelle (IMC) : il y a surpoids quand l’IMC est égal ou supérieur à 25 et il y a obésité quand l’IMC est égal ou supérieur à 30. Un IMC supérieur à 40 correspond à un cas d’obésité dite morbide.[7] De nos jours, l’obésité est considérée comme une maladie par de nombreuses associations médicales, en particulier en Amérique du Nord et en Europe. Elle est également reconnue en tant que maladie à l’international par les principaux systèmes de classification des maladies.

Mais l’obésité est-elle une maladie au même sens que la tuberculose ou le cancer ? Sur ce point, les avis divergent.[8] Pour les défenseurs du statut de maladie de l’obésité, la positionner comme telle conduit à une meilleure prise en charge et permet aux assurances (en particulier aux États-Unis) de couvrir les traitements comme la chirurgie bariatrique ou les traitements pharmacologiques visant la perte de poids. Or si l’obésité a reçu l’appellation de « maladie », des voix se font également entendre afin de réduire la médicalisation de cet état de santé,[9] qui serait d’abord un facteur de risque et non une maladie.[10] De plus, des études ont montré que la classification de l’obésité comme maladie n’a pas conduit à une amélioration de l’état de santé des personnes obèses : faire de l’obésité une maladie renvoie l’image d’un dysfonctionnement organique en plus d’encourager la perception que le poids d’une personne ne saurait être modifié.[11] Qui plus est, ces personnes désignées comme « malades » risquent de concevoir la perte de poids comme une impossibilité.

Il ne va pas non plus de soi que la classification de l’obésité comme maladie soit universellement acceptée par les personnes qui en souffrent ; leur état organique n’est pas forcément un frein à l’atteinte de leurs buts vitaux, même s’il s’écarte des normes (esthétiques, morales) en vigueur. Si la classification de l’obésité autorise une prise en charge par le système de santé, rien ne garantit que la médicalisation de comportements jugés déviants par la société en considérant ces personnes comme malades ne va pas aussi accentuer leur stigmatisation. Des recherches récentes ont d’ailleurs montré que le paradigme de la santé centrée sur le poids (Weight-Centered Health Paradigm) et la « guerre contre l’obésité » ont pour conséquence de favoriser des environnements qui encouragent la phobie du gras et l’oppression, ce qui, en retour, contribue à réduire la qualité de vie des personnes catégorisées comme obèses.[12]

Après avoir survolé l’histoire des classifications médicales et la création des entités nosologiques (partie 2), j’aborderai dans cet article les étapes ayant conduit à la médicalisation de l’obésité au siècle dernier (partie 3). Enfin, j’examinerai les principales approches en philosophie de la médecine (naturalisme, normativisme) pour voir si elles offrent des arguments qui sont en faveur, ou qui vont à l’encontre de la thèse selon laquelle l’obésité est une maladie (partie 4). Nous verrons que l’approche naturaliste, plus sensible aux données des sciences biomédicales, échoue à spécifier en quoi l’obésité serait une maladie et que si l’approche normativiste y parvient mieux, c’est au prix d’une permissivité dont on peut craindre les dérives. Néanmoins, l’approche normativiste permet de mettre en lumière le caractère historique et construit de nos classifications médicales. Ma conclusion rejoindra donc celle avancée par le bioéthicien Bjørn Hofmann : les raisons avancées pour soutenir que l’obésité constitue une maladie au sens propre sont principalement de nature pragmatique.[13] Si cette justification a pu paraître insuffisante aux yeux de certains,[14] cette voie me paraît plus susceptible de rendre justice au statut particulier de l’obésité — entre facteur de risque et maladie — et de mettre en évidence la part sociale et biologique des pathologies dans leur identification en tant que pathologies.

2. La classification des maladies : un survol historique

Durant leurs études, les futurs médecins apprennent à reconnaître et à classer les maladies : diabète, cancer, épilepsie, tuberculose, sida, COVID-19, etc., et à distribuer les patients qu’ils rencontrent selon qu’ils appartiennent à l’une ou à l’autre. Ce processus repose sur l’existence de catégories de maladies, que l’on appelle des « catégories diagnostiques » ou encore des « entités nosologiques ». Ces catégories sont au coeur du dispositif médical. Le diagnostic est essentiel, car il permet d’individualiser la maladie et de la faire exister sous une forme susceptible de recevoir un traitement.[15] Grâce aux catégories diagnostiques, les patients « deviennent » diabétiques, épileptiques, obèses, etc. Recevoir un diagnostic permet ainsi à l’individu d’occuper le rôle du malade (« sick role ») dans la société et, notamment, de s’extraire des obligations de la vie courante, comme celle d’aller au travail, afin de recevoir des soins.[16]

Le mot « nosologie » vient du grec nosos, qui veut dire « maladie », et logos, qui veut dire « science ». La nosologie médicale vise à mettre en ordre les différents signes et symptômes, à déchiffrer la maladie et à proposer un tableau d’ensemble des différentes pathologies. Son objectif : réunir les cas semblables à partir de l’examen des différences et des similitudes et, ce faisant, clarifier la terminologie médicale en vigueur. La pratique consistant à délimiter les entités nosologiques est ancienne : déjà au 18e siècle, les médecins classent les maladies en genres et en espèces sur le modèle de la botanique et de la zoologie.[17] En France, c’est le médecin François Boissier de Sauvages (1706-1766) qui, le premier, a tâché de répartir les maladies dans un schéma classificatoire fondé sur les symptômes des maladies (1731).[18] Son système visait à remplacer les classifications anciennes héritées de la médecine hippocratique et galénique fondées sur les quatre humeurs (maladies sanguines, bilieuses, mélancoliques, etc.). Le système de Sauvages comprenait 10 classes, 295 genres et 2400 espèces de maladies.[19] Un individu pouvait ainsi souffrir de fièvre (classe) intermittente (ordre) éphémère (genre) avec sueur (espèce).

S’inspirant du médecin anglais Thomas Sydenham (1624-1689), le travail de Sauvages sera poursuivi, entre autres, par Philipe Pinel (1745-1826), le représentant le plus connu de la médecine classificatrice des 18e et 19e siècles. Ainsi écrit-il : « Une maladie étant donnée, [il faut] déterminer son vrai caractère et le rang qu’elle doit occuper dans un tableau nosologique. […] Il faut distribuer toutes les maladies connues en classes, en ordre, en genre, en espèces, à l’exemple des botanistes. »[20]

Les systèmes classificatoires aident à comprendre, prévenir, diagnostiquer et pronostiquer la maladie. Cependant, ils ont aussi très souvent fait l’objet de différentes critiques. On peut se demander par exemple si les maladies sont, comme les animaux et les plantes, des « êtres » qui se laissent classer en genres et en espèces, ou s’il ne faut pas plutôt les considérer comme des déséquilibres affectant tout l’organisme : c’est la critique de « l’ontologisme » par le médecin et polémiste François Broussais (1772-1838). En effet, comme la plupart des maladies affectent l’organisme dans son ensemble, il a longtemps semblé difficile de les individualiser dans des catégories précises. C’est ce que défendait le médecin Jean Georges Cabanis (1757-1808), pour qui il fallait cesser de découper les maladies en entités morbides, car l’organisme forme un tout indécomposable : « On retrouve partout des parties de tous les ordres et de tous les genres, qui entrent comme éléments dans les divers organes. Les muscles contiennent des artères, des veines, des nerfs ; les tuniques des artères présentent des nerfs, des veines, et vraisemblablement aussi des fibres musculaires, ainsi du reste. C’est suivant l’expression d’Hippocrate un cercle où l’on ne connaît ni commencement ni fin. »[21]

Une autre objection consiste à dire que l’extension du concept de maladie se modifie au fur et à mesure que de nouvelles entités nosologiques sont construites et que, par conséquent, on peut douter de la conformité à la nature de nos classifications médicales. Depuis l’Antiquité, par exemple, les diabétiques ont été tour à tour ceux qui boivent et urinent beaucoup (Arétée de Cappadoce), ceux qui ont du sucre dans les urines (Willis), ceux qui ont un taux de sucre trop élevé dans le sang (Bernard). Au siècle dernier, les patients souffrant de diabète sont caractérisés par une production insuffisante d’insuline.[22] L’ajustement périodique des seuils pour le cholestérol, la glycémie ou la pression artérielle a également contribué à redéfinir les frontières des entités nosologiques, une évolution des normes et des savoirs qui montre que les classifications s’inscrivent dans un contexte historique, social et politique particulier, et qu’elles sont flexibles et changeantes.[23]

Mais, outre ce type d’objections et la mise en pratique des schémas classificatoires de plus en plus complexes, la difficulté principale est ailleurs : sur quoi fonder les classifications nosologiques ? Les maladies ont-elles des caractéristiques essentielles qui pourraient permettre de les distinguer entre elles ? Doit-on fonder la nosologie sur les symptômes ou sur les causes internes et externes de la maladie ?

L’histoire montre que les fondements des classifications médicales (comme les entités nosologiques qui les composent) ont évolué au fil du temps : si la nosologie est d’abord fondée sur les symptômes (Sydenham, Sauvages), à la suite de l’essor de la médecine hospitalière, qui rend possible la comparaison des cas, elle s’appuie à partir du 19e siècle sur la distinction entre les symptômes rapportés par le patient et les signes cliniques obtenus, par exemple grâce à l’utilisation du stéthoscope.[24] Or comme l’exprimait déjà l’épidémiologiste anglais William Farr (1807-1883), « le classement est une méthode de généralisation », et chaque spécialité médicale peut donc établir ses propres groupes de maladies. Ainsi, « plusieurs classifications peuvent être employées avec avantage, et le médecin, l’anatomopathologiste ou le juriste peuvent légitimement […] classer les maladies et les causes de décès de la façon qu’ils jugent la plus apte à faciliter leurs recherches et à donner des résultats généraux ».[25]

À l’époque de Farr, l’utilité d’une classification uniforme des maladies et des causes de décès est néanmoins progressivement reconnue. Ainsi en 1853, à la suite du premier Congrès international de statistiques, un comité charge Farr de préparer « une nomenclature uniforme » qui serait applicable à tous les pays. Deux ans plus tard, Farr propose un schéma général dans lequel il distingue les maladies selon cinq critères : maladies épidémiques, constitutionnelles (ou générales), locales, liées au développement et d’origine traumatique.[26] Ce second congrès retiendra l’idée d’une distinction entre maladies générales et maladies locales, ainsi que le principe d’un classement des maladies suivant leur localisation anatomique. La nomenclature médicale sera périodiquement révisée par la suite puis placée sous la gouverne de l’OMS, à partir de 1946.

Au 20e siècle, les classifications médicales s’appuient tour à tour sur les savoirs bactériologiques (présence et espèces de microbes), sur la génétique et, plus récemment, sur la génomique (mutations génétiques), sans rompre avec l’idée d’une classification fondée sur l’étiologie. Pourtant, l’approche descriptive n’a pas disparu : les psychiatres travaillent encore avec des classifications dites « a-théoriques »,[27] c’est-à-dire qui ne reposent pas sur la recherche des causes, mais sur l’identification de symptômes cliniques. Il existe plusieurs listes et systèmes de classifications des maladies qu’utilisent régulièrement les médecins. L’OMS publie et actualise la Classification internationale des maladies (CIM), qui existe depuis la fin du 19e siècle. Dans le domaine des troubles mentaux, les psychiatres nord-américains travaillent à partir du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM) depuis les années 1980 (même si la première édition du DSM remonte à 1952).

Certaines entités morbides ont suscité la controverse et conduit à l’accusation de « (sur)médicalisation » de problèmes sociaux et à l’élargissement, injustifié selon certains, du domaine biomédical à la vie des individus.[28] À titre d’exemple, on pourrait citer le déficit d’attention ou l’anxiété sociale, des troubles désormais rangés dans le DSM et qui s’accompagnent d’ordonnances pharmaceutiques. Mais est-ce que le trouble oppositionnel chez l’enfant ou l’adolescent est une construction sociale ou un fait naturel ? Et qu’en est-il de la fatigue chronique, de l’alcoolisme, de la dysfonction sexuelle ou de l’obésité ? Ces entités permettent-elles de découvrir une réalité pathologique sous-jacente ou sont-elles des constructions mentales, voire le résultat d’une stratégie savamment orchestrée par l’industrie pharmaceutique ?[29]

Ces débats pourraient sembler avoir plus de prise sur les troubles mentaux que sur les maladies somatiques. Or le cas de l’obésité montre que la situation n’est pas propre aux troubles mentaux. Selon l’Association médicale canadienne, « L’obésité est une maladie chronique complexe dans laquelle la graisse corporelle anormale ou excessive (adiposité) nuit à la santé, augmente le risque de complications médicales à long terme et réduit la durée de vie ».[30] Elle s’inscrit également dans un schéma classificatoire arborescent, un héritage de la médecine classificatrice des 18e et 19e siècles. L’OMS la classe dans la CIM-10-CA : « Maladies endocriniennes, nutritionnelles et métaboliques ». Considérée d’abord comme facteur de risque, l’obésité est devenue une maladie (et même une maladie « épidémique ») et se trouve aujourd’hui aux côtés d’autres maladies chroniques et nutritionnelles. Or il n’en a pas toujours été ainsi, et l’histoire de la « médicalisation de l’obésité »[31] permet de trouver certains jalons du processus ayant conduit à cette nouvelle entité nosologique.

3. La médicalisation de l’obésité

Le mot obésité vient du latin obesitas qui dérive du verbe edere qui signifie « manger ». Les représentations culturelles des personnes en situation de surpoids pondéral ont profondément évolué au fil du temps (l’historien Georges Vigarello parle des « métamorphoses du gras »).[32] L’histoire de l’art, par exemple, nous renvoie une image valorisante des rondeurs, autrefois symbole de richesse et de pouvoir, appréciées esthétiquement. La célèbre Vénus de Willendorf est sans doute l’exemple le plus connu (même s’il reste sujet à débat), mais les oeuvres du peintre colombien Fernando Botero offrent des exemples plus contemporains.[33]

3.1 Le statut de l’obésité en question

Dans l’Antiquité, les médecins grecs (Hippocrate, Galien) prescrivent aux individus en surpoids la pratique d’exercices physiques intenses (p. ex. la lutte) pour ramener leur corps à un « état modéré ». Au Moyen Âge, l’obésité sera associée au péché de gourmandise (le « glouton médiéval »), mais les famines récurrentes vont conduire à valoriser de fortes statures. En fait, de l’Antiquité à la période classique (17e siècle), l’obésité n’est généralement pas conçue comme une maladie (ni même comme le symptôme d’une pathologie), mais comme une infirmité, une anomalie, un écart à la norme corporelle en vigueur. À l’époque classique, l’obésité apparaît comme une « dysharmonie esthétique », une « déformation corporelle » qui serait le résultat d’un excès de graisse produit par un mode de vie excessivement sédentaire ou une alimentation trop abondante. Ce faisant, l’obésité ne nécessite pas d’intervention de la part du médecin soignant, une conception très éloignée de nos schèmes de pensée actuels orientés sur l’action et la prévention de l’obésité (régime, chirurgie, etc.).

Malgré cela, l’obésité intrigue et son statut (normal ou pathologique) est discuté dans les dissertations médicales au 18e siècle. Parmi les questions soulevées : faut-il soigner les personnes obèses ? À quelles maladies ces personnes sont-elles exposées ? On s’interroge sur sa nature : faut-il la considérer comme une pathologie ou comme un état (c’est-à-dire un facteur de risque) favorisant l’émergence de diverses pathologies ? Il faut dire qu’au 18e siècle, l’obésité est liée en particulier à une maladie chronique douloureuse : la goutte. Mais la médecine de l’époque, même si elle s’interroge sur son statut et ses causes, se contente en général de la classer dans des systèmes classificatoires, d’enregistrer ses manifestations chez les individus.[34]

Au 19e siècle, le statut de l’obésité amorce son virage vers la médicalisation. Le développement de la nutrition humaine s’efforce de préciser les mécanismes liés à la digestion des aliments. On observe déjà à cette époque que les personnes obèses ne sont pas forcément de grands mangeurs, contrairement à une croyance encore répandue de nos jours. On invoque alors d’autres causes : l’hérédité, mais aussi le tissu cellulaire graisseux qu’on associe au symptôme. C’est en particulier grâce à la systématisation de l’autopsie de patients en surpoids que s’accrédite peu à peu l’idée d’une altération organique des tissus adipeux du corps qui serait à l’origine de l’obésité.[35] La généralisation de l’examen clinique (Bichat) va ainsi permettre de localiser le « siège » de la maladie dans ce tissu adipeux, qui donne son unité à l’entité anatomopathologique. La médecine cherchera alors à mettre en évidence les processus anatomophysiologiques à l’oeuvre derrière ce phénomène. L’obésité bascule ainsi dans le domaine pathologique : c’est le début d’une conception médicale moderne de l’obésité.[36] Signe d’un changement qui s’opère dans la façon de conceptualiser l’obésité, le gastronome français Jean Anthelme Brillat-Savarin (1755-1826) y consacre un chapitre de son ouvrage, La physiologie du goût.[37] Il identifie quatre causes à l’obésité qui, encore aujourd’hui, évoquent notre rapport complexe à l’alimentation, au style de vie et à l’obésité.[38]

Avec le développement de la psychologie et de la psychanalyse, vers la fin du 19e et au tournant du 20e siècle, en particulier en France, la médecine va aussi promouvoir une conception de l’obésité comprise comme le symptôme de troubles nerveux. On fait alors l’hypothèse d’une relation entre troubles émotionnels et dérèglements alimentaires qui pourraient conduire à l’obésité.[39] Aux plans social et culturel, à la même époque, l’obésité commence à être défavorablement perçue dans la société, un phénomène qui va concourir à sa médicalisation ultérieure. Elle apparaît souvent comme le signe d’un échec à contrôler ses pulsions (akrasia), et donc comme une faiblesse du caractère individuel (un argument aujourd’hui encore évoqué et qui n’exprime pas souvent un prétendu « manque de volonté »). Au même moment, la norme esthétique de la minceur commence à s’installer dans les mentalités, notamment en France,[40] alors qu’aux États-Unis l’obésité est le signe d’appartenance à une classe sociale caractérisée par une forte immigration (p. ex. les Irlandais) et dotée d’un faible statut socio-économique.[41]

C’est véritablement au tournant du siècle dernier, lorsque des sociétés d’assurances nord-américaines (la Metropolitan Life Insurance Company) établissent des liens statistiques entre la corpulence des individus et l’espérance de vie que l’obésité devient un problème de santé publique.[42] On a observé que les personnes à plus forte corpulence avaient une espérance de vie plus faible que la population en général ainsi que des taux de morbidité supérieurs. Par la suite, on a cherché à déterminer les pathologies associées à l’obésité qui pourraient contribuer à la diminution de l’espérance de vie.[43] Toujours au début du 20e siècle s’opère, dans les pays industrialisés, la « transition épidémiologique ». On passe alors d’une mortalité et d’une morbidité étroitement liées aux maladies infectieuses (tuberculose, syphilis) à une morbidité et une mortalité liées aux maladies chroniques comme le diabète de type 2, l’hypertension artérielle ainsi que différentes formes de cancer et de maladies de la sénescence.[44]

3.2 Du facteur de risque à la maladie : vers un tournant quantitatif

La médicalisation de l’obésité s’accélère en particulier durant la deuxième moitié du 20e siècle. Plusieurs acteurs et facteurs vont concourir et s’associer pour faire de l’obésité une maladie au sens propre, et non seulement un facteur de risque. Pour devenir une question de santé publique, la science de l’obésité doit d’abord s’organiser. Son institutionnalisation passe par la création de sociétés savantes (National Obesity Society, American Society of Bariatric Physicians, Association for the Studies of Obesity), de revues spécialisées (International Journal of Obesity, Obesity Research, Obesity and Metabolism) et par l’organisation de congrès et de groupes de pression (The Obesity Society). Le premier congrès international a lieu à Londres en 1974. Le International Journal of Obesity sera créé trois ans plus tard. En 1986, l’International Association for the Study of Obesity est fondée. La même année, l’OMS crée une « International Obesity Task Force » et désignera l’obésité comme une « épidémie » en 1997, tout en lui conférant le statut de « maladie ». Le Parlement européen fera de même en 2016, et plusieurs associations médicales (AMA, 2013) lui ont depuis emboîté le pas.

Il est important de noter que les développements techniques réalisés durant les années 1950-60 vont aussi contribuer à diffuser l’idée que l’obésité est une maladie qu’on peut sinon guérir, du moins contrôler : techniques de liposuccion, dérivation intestinale, gastroplastie, chirurgies bariatriques. Ces interventions médicales avaient été précédées par une innovation technique relativement simple, vers la fin du 19e siècle, qui allait permettre de connaître rapidement le poids de la personne et de réaliser des comparaisons interindividuelles : l’introduction de la balance dans le cabinet médical.[45] Du point de vue pharmacologique, on recherche également des molécules capables d’accroître la dépense énergétique du patient ou de contrôler l’appétit et par là, le poids.

Avec le développement par les compagnies d’assurance de tables standardisées concernant le poids idéal et souhaitable par rapport à la grandeur, la question du poids et de son rapport à la santé des individus prend un tournant quantitatif. Le physiologiste, nutritionniste et épidémiologiste américain Ancel Keys (1904-2004), très critiqué par la suite, aura joué un rôle important dans ce sens.[46] Dans la foulée de l’étude de cohorte épidémiologique de Framingham (Boston), il lance en 1958 « L’Étude des sept pays » (États-Unis, Finlande, Pays-Bas, Italie, Yougoslave, Grèce et Japon), une étude longitudinale qui a pour but d’étudier les liens entre les régimes alimentaires et les maladies cardiovasculaires. Alors qu’il est d’abord opposé à l’utilisation de l’indice de masse corporelle (IMC) — un indice construit par le démographe et mathématicien belge Adolphe Quételet au 19e siècle[47] — Keys se fera l’un des grands promoteurs de cette mesure du ratio taille/poids qui deviendra, à partir des années 2000, l’outil de mesure standard de l’obésité.

L’IMC, qui n’était pas la seule mesure disponible à l’époque, s’est imposé pour des raisons pragmatiques.[48] Il s’est notamment révélé être un bon prédicteur de mortalité liée aux maladies cardiovasculaires. La facilité d’utilisation et la simplicité de la collecte de données que permet l’IMC contribueront à sa large diffusion dans le monde médical.[49] Cette mesure a toutefois été critiquée, à la fois par les acteurs de la santé publique et par les personnes souffrant d’obésité. Par exemple, l’IMC tient peu compte des différences individuelles. En effet, si l’IMC permet des prédictions au niveau populationnel, il s’avère moins pertinent au niveau du diagnostic individuel.[50] Les personnes obèses, semblables sous le rapport de l’IMC, peuvent être très différentes à d’autres égards : grandes ou petites, dotées d’une grande masse musculaire ou non. Sans compter qu’un résultat de l’IMC moins élevé que 30 n’est pas en soi un signe de santé et, qu’inversement, les athlètes ont souvent un IMC très élevé sans que le corps médical ne les considère comme obèses. Or l’IMC est incapable de distinguer l’adiposité de la masse musculaire.[51]

4. L’obésité à la lumière des théories philosophiques de la santé et de la maladie

Depuis les années 1970, la philosophie de la médecine anglo-saxonne s’est développée dans le contexte d’un débat théorique entre deux visions opposées à propos du rôle et de la place des valeurs dans la définition des concepts de santé et de maladie : le naturalisme et le normativisme. Selon les tenants de l’approche normativiste, les concepts de santé et de maladie sont intrinsèquement normatifs ; ils dépendent des valeurs (sociales, culturelles), des intérêts (politiques) et des buts humains. Les défenseurs de l’approche naturaliste soutiennent que, même si ces concepts sont souvent associés à des valeurs, la détermination de l’état sain ou pathologique relève ultimement d’un jugement scientifique.[52] Voyons si ces approches permettent de clarifier le statut de maladie qui a été conféré à l’obésité à la suite des étapes de sa médicalisation telles que décrites à la section précédente.

4.1 L’approche naturaliste

L’approche naturaliste a pour ambition de circonscrire le domaine médical en s’érigeant en rempart face à ce qu’elle considère comme une médicalisation excessive des situations de vie difficiles.[53] Le naturalisme, étant donné son fondement scientifique, entend ainsi expliquer pourquoi certaines maladies aujourd’hui discréditées (p. ex. l’hystérie, la drapétomanie, l’homosexualité, etc.) étaient mal fondées (p. ex. : il n’y a pas de dysfonction biologique, ces « maladies » reflètent des préjugés sociétaux), et donc fausses, et pourquoi elles devaient être rejetées en tant qu’entités nosologiques. L’intuition au fondement de cette approche est qu’il existe une notion théorique de maladie qui s’applique objectivement à tous les organismes vivants. Le point central est l’idée selon laquelle la maladie est caractérisée par un critère biologique et dysfonctionnel. Selon la théorie « biostatistique » de Boorse par exemple, les états pathologiques interfèrent avec une ou plusieurs fonctions typiquement accomplies par les membres d’une espèce qui, selon Boorse, partagent un même « design fonctionnel ». Les manuels de physiologie nous informent sur le fonctionnement normal et statistiquement normal de la grenouille, du chien et de l’être humain. Pour Boorse, « une maladie est un type d’état interne qui altère la santé, c’est-à-dire réduit une ou plusieurs des capacités fonctionnelles en dessous du niveau d’efficacité typique ». Dès lors, « une fonction normale d’une partie ou d’un processus, pour les membres de la classe de référence [âge, sexe], est sa contribution statistiquement typique à la survie et à la reproduction individuelle ».[54]

L’obésité est-elle une maladie selon cette approche ? Il ne va pas de soi que lorsqu’elle est définie comme une « accumulation anormale ou excessive de graisse corporelle qui peut nuire à la santé », l’obésité soit un « type d’état interne » au sens de Boorse. D’une part, l’obésité est calculée et mesurée à partir d’un critère externe : l’IMC. Indépendamment des causes et des mécanismes en jeu, l’obésité est principalement (voire exclusivement) définie selon des critères externes comme l’IMC ou encore des manifestations physiologiques : excès de tissu adipeux, gras corporel, etc.[55] D’autre part, l’obésité est, certes, associée à un ensemble d’états internes de l’organisme (immunitaires, endocriniens, etc.), mais ceux-ci ne caractérisent pas le phénotype de l’obésité, qui est défini par un excès de tissu adipeux. Si ces états internes peuvent rendre compte de la difficulté à conserver un poids santé, ils n’expliquent pas l’obésité en tant que telle.

En outre, notons qu’à l’exception de l’accumulation excessive de graisse, il n’y a pas de signes et symptômes typiques ou essentiels de l’obésité qui permettraient de l’individualiser. Comme l’ont souligné plusieurs auteurs, « la seule caractéristique (pathonomique) identifiable comme signe de l’obésité est aussi ce qui la définit, c’est-à.-dire l’adiposité (fatness) ».[56] De plus, les personnes atteintes d’obésité (IMC supérieur à 30) ne présentent pas de dysfonction biologique particulière ou immédiatement reconnaissable dans les organes, les tissus ou les cellules (malgré un certain niveau d’inflammation). Dès lors, malgré la résistance à l’insuline ou l’absence d’un sentiment de satiété chez les personnes obèses, il ne semble pas y avoir de mécanisme biologique connu dont la dysfonction permettrait de rendre compte de l’obésité.[57] Ce point de vue doit cependant être nuancé, dans la mesure où des travaux récents ont montré que le dérèglement des tissus adipeux blancs (fortement présents chez les personnes obèses) pourrait entraîner celui des tissus bruns capables de brûler les graisses plus rapidement.[58]

L’obésité est un état organique multifactoriel complexe dont les déterminants sont environnementaux, biologiques et sociaux — encore mal compris. Ceux-ci incluent, notamment, les environnements « obésogènes »,[59] l’alimentation (trop riche et trop calorique), le style de vie (p. ex. : sédentarité et insuffisance d’exercice physique), ainsi que les prédispositions génétiques. Le problème ne serait donc pas tant le mécanisme à l’origine de la prise de poids que l’environnement obésogène auquel répondent les individus.[60] Néanmoins, ici encore, des recherches récentes ont permis de clarifier certaines voies métaboliques qui caractérisent le développement de l’obésité.[61]

Concernant le critère du niveau d’efficacité typique de l’espèce : si le poids des individus augmente globalement dans les pays industrialisés, au point où un quart des Américains seraient obèses, ne serait-il pas possible d’affirmer que l’obésité fait aujourd’hui partie des phénotypes typiques de notre espèce ? L’obésité ne serait donc pas une maladie du double point de vue de la dysfonction et de la normalité statistique. En revanche, si l’obésité ne réduit pas systématiquement la capacité reproductive des individus, elle conduit à une diminution de l’espérance de vie de ceux-ci.[62] Mais, ici encore, la position naturaliste se trouve en terrain glissant. En effet, pour certains, l’obésité se laisserait décrire comme une adaptation biologique, dans la mesure où la capacité d’emmagasiner les graisses aurait permis d’assurer la survie et la reproduction de nos ancêtres (c’est ce qui permet d’expliquer pourquoi un certain niveau de gras est acceptable pour la santé de l’organisme). Par exemple, selon Tremblay et Doucet, « l’augmentation de l’adiposité corporelle et, ultimement, l’obésité ne peuvent donc pas être caractérisées a priori comme des processus pathologiques. Au contraire, ils nous apparaissent comme des adaptations biologiques, ou comme des tampons (buffer) entre les êtres humains et leur environnement […] ».[63]

Face à l’échec apparent de l’approche naturaliste à expliquer pourquoi l’obésité devrait être considérée comme une maladie, les auteurs d’un livre blanc (un guide d’information) ont écarté la théorie biostatistique de Boorse et, après avoir soutenu l’impossibilité de déterminer scientifiquement si l’obésité est ou non une maladie, ont conclu qu’elle devrait néanmoins être considérée comme telle.[64] Comme l’IMC et le poids échouent à rendre compte du statut de pathologie de l’obésité, il semble que l’invocation des faits naturels soit insuffisante et qu’il faille mobiliser le rôle des valeurs pour qualifier l’obésité de maladie.

4.2 L’approche normativiste

L’approche normativiste serait-elle mieux placée pour rendre compte de la classification de l’obésité comme maladie ? Précisons d’abord que le normativisme s’entend de deux façons et que la seconde se rapproche de l’approche « hybride » défendue par certains auteurs comme Jerome Wakefield (« Harmful Dysfunction Analysis »).[65] Dans sa version forte, le normativisme affirme que les jugements concernant les concepts de santé et de maladie sont purement évaluatifs, c’est-à-dire qu’ils ne font pas référence au contenu descriptif de l’état en question. Dans sa version faible, elle admet que les jugements de santé et de maladie enveloppent un mélange de jugements descriptifs et normatifs faisant référence à des valeurs.[66] Selon Maël Lemoine, ces deux versions se rejoignent cependant sur un point : un état pathologique n’est pas uniquement « un fait qu’on se borne à constater, c’est [aussi] un état indésirable, craint, source de souffrance réelle ou potentielle pour celui qui en est atteint […] ».[67]

L’approche normativiste ne cherche pas à expliquer pourquoi l’obésité est une maladie uniquement en identifiant les mécanismes naturels qui la caractérisent et qui dysfonctionnent, mais en dévoilant les jugements de valeur à propos de cet état. Le philosophe canadien H. Tristram Engelhadrt a défendu une approche normativiste forte. Pour lui, le concept de maladie « désigne un état de fait comme indésirable et devant être supprimé. C’est un concept normatif ; il dit ce qui ne doit pas être. En tant que tel, il enveloppe des critères d’évaluation qui conduisent à caractériser certains états de fait comme désirables et d’autres comme ne l’étant pas. Il délimite et établit des rôles sociaux, comme le fait d’être une maladie ou d’être un médecin, et il connecte ces rôles à un réseau d’attentes structuré par des droits et des devoirs ».[68] Ce qualificatif implique aussi une possibilité d’action afin de corriger la situation jugée défavorable : pour Engelhardt, le concept de maladie est un « appel à l’action » qui découle d’un jugement négatif sur un état organique.

Le philosophe britannique Peter Sedgwick est allé plus loin. Selon lui, « l’entreprise médicale est fondamentalement chargée de valeurs ; la médecine n’est pas que l’application de la biologie, mais une biologie appliquée selon les dictats des intérêts sociaux ».[69] Sedgwick défend un normativisme fort lorsqu’il affirme que la désignation de certains états comme pathologiques relève d’un jugement anthropocentrique (qui place l’humain au centre de tout) à l’égard d’une réalité naturelle.

Il n’y a ni maladies ni pathologies dans la nature […]. La fracture du fémur d’un septuagénaire n’a pas plus de sens, dans l’ordre de la nature, que la chute des feuilles en automne ; et la contamination par les germes du choléra d’un organisme humain ne porte pas davantage en soi le sceau de la « maladie » que celle du lait qui tourne sous l’action d’autres espèces de bactéries […]. En raison de ses intérêts proprement anthropocentriques, l’homme a décidé de considérer comme des « maladies » et des « pathologies » des circonstances naturelles qui conduisent […] à la mort (ou à l’impossibilité de fonctionner suivant certaines valeurs).[70]

Du point de vue de Sedgwick, si l’obésité est une maladie, c’est d’abord en raison de la valeur négative qu’on lui attribue. La « nature », elle, ne fait pas de différence entre un IMC supérieur ou égal à 30 ou à 40. Autrement dit, selon cette approche, c’est avant tout parce que l’obésité est un état jugé indésirable qu’on la caractérise en tant que maladie. Même si Sedgwick ou Engelhardt ne s’opposeraient pas à l’idée de découvrir des faits scientifiques à propos de l’obésité (relations statistiques ou causales entre différents facteurs), cette découverte restera à la remorque de l’identification de l’obésité en tant qu’état pathologique.[71] Selon le normativisme (fort), l’identification de l’obésité en tant qu’état pathologique a préséance sur les faits scientifiques qui la caractérisent. Dictée par une forme de normativité sociale qui voit dans l’obésité une déviation, l’obésité serait en ce sens une « maladie sociale ».[72]

Cette défense de la classification de l’obésité rejoint le discours de ceux et celles qui, victimes de préjudices ou de discrimination en raison de leur taille, de leur poids ou de leur apparence physique (c’est-à-dire le « body shaming »), souhaitent avoir accès à un traitement médical. Ces personnes se considèrent comme « déviantes » face aux normes sociales en vigueur. (Notons cependant que le même argument pourrait être avancé d’un point de vue naturaliste : c’est parce que l’obésité est une maladie qu’elles ont droit à un traitement médical.) Le normativisme peut aussi reconnaître que l’obésité est dévalorisée (ou indésirable) parce que, statistiquement, cet état conduit au développement de plusieurs conditions causant de la souffrance (maladies cardiovasculaires, handicaps pour plusieurs activités de la vie courante, etc.). En ce sens, l’obésité serait un état pathologique, mais sa pathologisation permettrait la prise en charge de la souffrance qui lui est associée.[73]

À la lumière des limites de l’approche naturaliste, le normativisme parvient mieux que l’approche concurrente à expliquer pourquoi l’obésité est actuellement considérée par de nombreuses associations et groupes de patients comme une pathologie. En effet, le normativisme permet de montrer la composante normative inhérente à « l’épidémie » d’obésité et l’élargissement du domaine médical au gré de l’évolution des normes d’une société donnée. Or, si l’obésité est une maladie uniquement parce que des individus ou des collectivités jugent cet état indésirable (pour eux, pour leurs proches, etc.), alors le normativisme est trop permissif ou libéral, car il ouvre la porte à la médicalisation des situations de vie au bénéfice de tierces parties. On peut par exemple penser aux chirurgiens bariatriques et aux compagnies qui commercialisent des régimes amincissants (Weight Watchers, SlimFast, La Roche). D’ailleurs, parmi les voix qui ont fortement résonné ces vingt dernières années pour faire de l’obésité une maladie aux proportions « épidémiques », se trouve l’American Obesity Association, un organisme de lobbyistes financé par ces groupes pharmaceutiques.[74] Comme l’écrit Hofmann : « La médicalisation des processus sociaux et l’approche des phénomènes et problèmes biomédicaux avec des moyens biomédicaux peuvent servir des intérêts commerciaux et professionnels plus que l’intérêt des personnes obèses et la santé de la population. »[75]

Même si le normativisme parvient à rendre compte de la classification actuelle de l’obésité en tant que pathologie, on peut douter que cette explication soit satisfaisante. En effet, le normativisme n’est pas en mesure d’affirmer — contrairement au naturalisme — que des états jugés pathologiques par le passé ne l’étaient effectivement pas, car il ne peut s’appuyer sur l’état présent du savoir pour affirmer que la « drapétomanie » (la tendance, pour des esclaves noirs, à chercher à fuir), par exemple, n’était pas une maladie ; tout ce qu’il peut affirmer, c’est que les valeurs du 19e siècle étaient différentes des nôtres et que selon nos standards, la drapétomanie n’est pas une maladie. Mais — du moins dans sa version forte — le normativisme ne peut pas s’appuyer sur la biologie pour défendre ce point de vue.[76]

Or le normativisme pourrait aussi permettre de dénoncer cette (sur)médicalisation croissante en montrant, au minimum, que les catégories nosologiques ne sont pas naturelles. À la lumière des étapes de la médicalisation et de l’histoire des classifications médicales que nous avons retracées dans ce texte, nous voyons en effet que « l’épidémie » actuelle d’obésité intègre une forte composante normative. Avec l’avancement des savoirs, la médecine produit de nouvelles entités nosologiques et redéfinit les critères d’identification des maladies, un processus de catégorisation qui repose en grande partie sur le contexte social et culturel d’une époque donnée.[77] Or, tel que le philosophe Ian Hacking l’a fait remarquer, une fois que les catégories médicales sont constituées, leur développement historique tend à devenir opaque à nos yeux ; elles acquièrent, ce faisant, le statut de fait de nature immuable, difficile à contester, car reposant sur l’expertise scientifique.[78] Contrairement à d’autres pathologies, le statut de cet état organique demeure flou : entre le facteur de risque et la maladie, l’histoire de l’obésité montre que sa lente médicalisation s’est accompagnée d’une dépréciation progressive des personnes en surpoids. En se diffusant, l’IMC a quant à lui transformé, voire naturalisé, les catégories pondérales en normes sociales.[79]

5. Conclusion : l’obésité entre faits et valeurs

Du point de vue des théories philosophiques, l’approche naturaliste inspirée de Boorse échoue pour l’instant à spécifier les raisons qui feraient de l’obésité une maladie (absence de mécanisme biologique dysfonctionnel et de pathologie observable). En outre, le phénotype associé à l’obésité semble être un indicateur (proxy) inadéquat. Les travaux récents en endocrinologie, en génétique et en épigénétique pourraient néanmoins contribuer à l’identification de causes sous-jacentes. La recherche étiologique dans le domaine de l’obésité est en phase avec l’histoire de la nosologie qui s’efforce d’identifier et de classer les maladies sur une base causale. En revanche, les multiples déterminants de l’obésité rendent cette tâche particulièrement complexe étant donné l’hétérogénéité des facteurs sociaux et biologiques qui semblent impliqués.

L’approche normativiste, quant à elle, parvient à faire de l’obésité une maladie, mais elle le fait au détriment des faits scientifiques et semble conduire à une classification pour les mauvaises raisons (intérêts financiers, idéaux sociétaux, etc.). Il est impératif de réfléchir conceptuellement et sur la base d’études empiriques à ce que signifie « indésirable » et qui sont les personnes ou les groupes qui estiment que l’obésité est indésirable, et pourquoi. Toutefois, l’exemple de l’obésité permet aussi d’illustrer la normativité sociale inhérente à la pratique de la nosologie et l’articulation entre faits et valeurs. Il montre aussi la difficulté à atteindre l’équilibre entre la prise en charge médicale d’états jugés indésirables par certains (individus ou groupes) et les inconvénients collatéraux de la classification de l’obésité (stigmatisation et renforcement des préjugés).

Comme par le passé, la nosologie présente est susceptible d’être révisée en fonction de l’avancement des connaissances scientifiques ainsi que de la modification de notre regard sur le corps humain et son fonctionnement normal et pathologique. Comme d’autres entités, l’obésité sera peut-être un jour déclassifiée ou classifiée autrement. Même si l’obésité est présentement considérée comme une maladie, c’est avant tout le risque de développer des pathologies qui est traité par la médecine, et non l’obésité en tant que pathologie.[80] La philosophie de la médecine pourrait avoir avantage à développer de nouvelles approches théoriques qui vont au-delà de la dichotomie classique (et problématique) entre naturalistes et normativistes[81] afin de rendre justice à ce type de cas difficile à classer et sans doute appelé à devenir plus fréquent.