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Dans une série d’articles,[2] Simon Goyer et moi-même nous sommes penchés sur un des projets du National Institute of Mental Health (NIMH, dans ce qui suit), soit le Research Domain Criteria (RdoC, dans ce qui suit). Ce projet cherche à établir un lien entre les neurosciences (et plus généralement, les sciences biologiques) et la psychiatrie, lien qui, de l’avis de plusieurs, fait cruellement défaut et dont l’absence constitue un obstacle au progrès de la recherche ainsi qu’à la découverte de nouveaux traitements. Plusieurs critiques ont été formulées à l’égard du RDoC, entre autres concernant les effets du type de réductionnisme biomédical qu’il met de l’avant. Sans vouloir nier les avancées possibles générées par un tel projet, j’aimerais soulever un problème qui me semble important, mais qui a été négligé jusqu’ici dans la littérature critique au sujet du RdoC : le fait que l’initiative découle des priorités de recherche du NIHM et que les orientations de celles-ci ne permettent pas de traiter certains aspects des conditions des patients qu’eux-mêmes jugent essentiels. Après avoir démontré l’existence de ce problème, je vais tenter de voir par quel moyen on pourrait l’éviter. Pour ce faire, je vais considérer un autre programme, européen cette fois, le Roadmap for Mental Health Research in Europe (ROAMER, dans ce qui suit), et je me pencherai sur la méthode utilisée par celui-ci pour inclure une diversité de voix, dont celles des patients, dans le processus d’établissement des priorités de recherche. Je me livrerai ainsi à un exercice d’épistémologie sociale comparée en montrant comment certaines caractéristiques organisationnelles d’un des programmes possèdent des vertus épistémiques qui font défaut à l’autre.

Puisque l’épistémologie sociale comparée n’est peut-être pas familière à plusieurs, je commencerai par en faire une description (section 1). J’en profiterai pour expliciter le type de position que je compte adopter dans cet article ainsi que l’objet qui m’intéressera, soit la question de l’établissement des priorités de recherche en santé mentale. Je reviendrai ensuite brièvement sur le RDoC et sur certaines critiques qui lui ont été adressées (section 2). Je me tournerai ensuite vers le ROAMER, dont je décrirai à la fois les résultats et les méthodes utilisées pour y parvenir (section 3). Comme je le disais, l’exercice auquel je veux me livrer est comparatif. Il me faut donc comparer des comparables. Or on ne peut comparer le RDoC et le ROAMER. En effet, ce dernier a pour fonction de déterminer les priorités de recherche en matière de santé mentale pour une entité transnationale (l’Europe) ou des entités nationales, alors que le RDoC est plutôt une initiative de recherche qui ne visait initialement qu’à répondre à une seule priorité de recherche du NIMH, une entité nationale (américaine). J’expliquerai donc comment les priorités de recherche sont établies dans le cadre du NIMH et j’indiquerai les sources de différences entre les programmes du NIMH et du ROAMER (section 5). Finalement, je proposerai un certain nombre de critères pour évaluer les priorités de recherche et j’appliquerai ces critères aux deux ensembles de priorités (section 6).

1. L’épistémologie sociale comparée des sciences et les priorités de recherche

1.1 L’épistémologie sociale des sciences

Contrairement à l’épistémologie traditionnelle qui a été dans une large mesure individualiste, l’épistémologie sociale s’intéresse aux effets épistémiques de l’interaction sociale et des systèmes sociaux.[3] Lorsqu’elle prend pour objet la science, l’épistémologie sociale s’intéressera par exemple à la question de l’expertise scientifique, de l’évaluation par les pairs ou aux caractéristiques organisationnelles qui permettent la production d’un certain type de connaissances. Sans entrer dans les détails, on peut voir l’épistémologie sociale des sciences comme étant traversée par deux courants distincts. Le premier, entre autres défendu par les sociologues des sciences du programme fort,[4] tente d’expliquer la source des différentes caractéristiques de la science moderne en montrant, par exemple, qu’elles ont une histoire liée à certaines caractéristiques sociales et politiques des époques et des lieux qui l’ont vue naître (voir des travaux comme ceux de Daston et Galison[5] sur la construction de l’objectivité) et de démonter les mécanismes par lesquels la science a pu acquérir l’autorité qui est sienne aujourd’hui (on qualifie parfois cette approche de « démystifiante » [debunking]). En effet, pour les tenants de cette approche, une des thèses centrales est l’adoption du « principe de symétrie » selon lequel tous les types de croyances (scientifiques aussi bien que religieuses ou populaires ; celles que l’on considère comme vraies, comme celles que l’on considère relever de la superstition ou de l’opinion) doivent être expliquées de la même façon, en faisant référence à des facteurs sociaux.[6] Ce même courant met également l’accent sur le rôle des intérêts sociaux et culturels dans la constitution des savoirs scientifiques (la célèbre thèse de la construction sociale) aux dépens de celui de la rationalité et de la recherche de la vérité. Parce qu’il considère les croyances des différentes communautés sur le même pied, indépendamment de leur vérité, et parce qu’il accorde une place prépondérante aux valeurs non épistémiques dans la constitution des savoirs, ce courant sera qualifié de « vériphobe » par Alvin Goldman.[7] Le second courant, soutenu par des gens comme Goldman, mais également par Kitcher,[8] est par comparaison « vériphilique », en ce sens qu’il tente de mettre en lumière et d’expliquer les caractéristiques qui font de la science une structure qui est plus à même que d’autres de produire de la connaissance vraie, fiable ou ayant des propriétés épistémiques désirées. En fait, ce type d’épistémologie ne se contente pas d’expliquer le « succès de la science » à produire des biens épistémiques (théories vraies, succès empirique, etc.), il tente également de comprendre les raisons qui pourraient l’empêcher de produire ces biens et de proposer des modifications aux structures actuelles qui lui permettraient d’être plus efficace dans la production de ceux-ci. Comme l’écrit Goldman, « [u]ne épistémologie véritiste évalue non seulement les pratiques couramment employées par les gens ou les communautés, mais elle s’intéresse également à la question de savoir s’il y a de meilleures pratiques qui pourraient remplacer celles que nous utilisons actuellement ».[9]

On peut concevoir l’épistémologie sociale de ce type comme s’intéressant plus particulièrement à quatre types de questions :

  1. La question descriptive : « Quelles sont les pratiques épistémiques employées par les gens, les communautés ou les systèmes épistémiques ? »

  2. La question évaluative : « Les pratiques épistémiques employées par les gens, les communautés ou les systèmes permettent-elles l’atteinte de certains biens épistémiques (vérité, succès empiriques, applicabilité) et si oui, dans quelle mesure ? »

  3. La question comparative : « Comment les pratiques épistémiques de certaines personnes, d’une communauté ou d’un système se comparent-elles à celles d’autres personnes, d’une autre communauté ou d’un autre système eu égard à l’atteinte des biens épistémiques ? Quels sont les facteurs qui expliquent les différences de performance entre divers ensembles de pratiques épistémiques ? »

  4. La question améliorative : « Étant donné l’évaluation que l’on fait des pratiques actuelles des gens, d’une communauté ou d’un système (et les différences observées entre différentes pratiques), comment pourrait-on améliorer celles-ci ? »

Dans ce qui suit, j’adopterai une position à mi-chemin entre les positions vériphobes des défenseurs du programme fort et les positions vériphiliques de Goldman. Comme les premiers, j’évoquerai quelques raisons politiques pour expliquer la forme du cadre de recherche qui m’intéresse (le RDoC), cadre qui structure la recherche dans un domaine ainsi que la forme des théories qui y seront développées. Mais, comme le second, je ne considérerai pas les résultats des processus épistémiques comme étant tous sur un pied d’égalité. Je défendrai l’idée selon laquelle certains cadres de recherche sont meilleurs que les autres, et je tenterai d’expliquer pourquoi. Je montrerai que parmi les facteurs expliquant cette différence, certains types de processus d’établissement des priorités sont plus « vertueux » épistémiquement, c’est-à-dire qu’ils sont plus à même de favoriser l’atteinte de certains biens épistémiques. Ce sont donc aux quatre questions présentées ci-haut que je m’intéresserai. Mon projet sera donc celui d’une épistémologie sociale comparée des sciences.

1.2 Les priorités de recherche

L’objet sur lequel portera le présent texte est celui des priorités de recherche (et des cadres de recherche qui en découlent). Il faut convenir que le thème des priorités de recherche n’a pas reçu toute l’attention qu’il mérite en épistémologie ainsi qu’en philosophie des sciences.

Si, à l’époque moderne, des gentilshommes fortunés pouvaient se laisser guider par leur curiosité et étudier à leur gré les questions qui les intéressaient, ce n’est guère plus le cas aujourd’hui. En effet, la science actuelle a besoin d’être financée. C’est notamment le cas en raison du degré de collaboration exigée pour répondre aux questions, du coût des outils nécessaires à la recherche, du volume et de la taille des données à colliger, etc. L’établissement du degré de financement d’une recherche est généralement fonction de l’intérêt ou de la pertinence estimée de celle-ci. De plus en plus, dans le domaine de la science fondamentale, ce sont des agences ou des organismes subventionnaires qui établissent des priorités qui orientent la recherche en indiquant aux chercheurs et chercheuses quels sont les objectifs considérés comme importants et quel type de recherche peut espérer être financé. Dans ce contexte, la question qui se pose est la suivante : qui devrait décider de ces priorités ? Qui devrait gouverner la science ? Comme le remarquait Kitcher, jusqu’à tout récemment, la question a semblé pouvoir recevoir une réponse relativement simple :

[L]a communauté scientifique s’est assuré une grande autonomie pour décider de son programme de recherche pour les dernières décennies du vingtième siècle, en partie grâce à un brillant coup organisé par Vannevar Bush. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Bush a persuadé le président des États-Unis et le Congrès d’accepter une offre qui est, par essence, facile à refuser. S’exprimant au nom de la communauté scientifique, il a déclaré : « Donnez-nous de l’argent — beaucoup d’argent — et laissez-nous décider comment l’investir ». Son raisonnement voulait que… les personnes les mieux équipées pour trouver les bons endroits où investir fussent les scientifiques eux-mêmes, agissant collectivement par l’intermédiaire d’institutions comme le NIH (National Institute of Health) et la NSF (National Science Foundation).[10]

Si, à l’époque moderne, il revenait aux scientifiques d’évaluer individuellement la valeur de leurs propres recherches, Bush proposait que cette évaluation soit désormais faite collectivement par les scientifiques, écartant ainsi ce que l’on pouvait considérer comme de l’interférence provenant du politique ou de la société civile. Mais la situation a changé (comme l’écrit Kitcher, « l’âge de la science autonome touche déjà à sa fin »),[11] et si les scientifiques ne sont pas écartés du processus décisionnel (et ils ne devraient pas l’être, à mon avis), ils ne sont plus les seuls à y prendre part. De plus en plus, la science est « dirigée » : les institutions chargées de financer la recherche demandent aux chercheurs de résoudre des problèmes identifiés et valorisés par des parties prenantes (des décideurs politiques, des groupes d’influence, etc.). Il devient donc impératif de réfléchir aux questions liées à la façon dont sont prises les décisions concernant le type de recherche que nous voulons financer. Comme le remarquait Heather Douglas,

Si les scientifiques doivent travailler au sein de structures institutionnelles existantes et que ces structures influencent profondément les valeurs qui façonnent le tissu de la recherche, les scientifiques et les philosophes des sciences doivent devenir meilleurs dans l’examen des structures institutionnelles et des cultures des sciences. De plus, nous devons faire plus que simplement souligner l’importance de ces structures et cultures, nous devons les évaluer de manière normative et faire des recommandations sur la façon dont les choses pourraient être faites différemment. Des travaux comparatifs entre différentes juridictions en matière de politique scientifique (pourraient) être utiles ici.[12] [13]

Comme je le disais plus haut, c’est justement sur ces questions concernant les structures institutionnelles que je veux me pencher dans cet article. Plus précisément, je veux soutenir que quelques-unes des caractéristiques problématiques du RDoC émanent de la façon dont les priorités ont été établies par le NIMH. Et pour comprendre comment on pourrait améliorer ce processus, je veux comparer le processus d’adoption des priorités du NIMH à celui d’une initiative européenne visant l’adoption de priorités de recherche en santé mentale, le ROAMER. J’aimerais reprendre à mon compte (en la modifiant) une idée développée dans un autre contexte, comparatif celui-là aussi, par la sociologue Sheila Jasanoff.[14] Selon cette dernière, les différences dans la réception des biotechnologies (comme les aliments génétiquement modifiés) entre certains pays (dans son étude : les États-Unis, l’Allemagne et l’Angleterre) tiennent à des différences dans leurs « épistémologies civiques » respectives. Ce concept « d’épistémologie civique », que je veux lui emprunter, fait référence à un ensemble d’attentes du public concernant la crédibilité de certains acteurs (les experts, les patients, les parties prenantes, etc.), la façon dont l’État devrait se comporter face à une certaine expertise ou à certaines connaissances (par exemple, comment il devrait utiliser cette expertise), mais aussi des façons de se représenter certaines choses (la nature, par exemple) qui sont spécifiques à une culture. Un peu à la façon de Jasanoff, j’aimerais soutenir que les différences entre les ensembles de priorités de recherche en santé mentale américaines et européennes viennent de différences culturelles à la fois dans la façon d’attribuer de l’importance à certains acteurs dans l’établissement des priorités ainsi que dans la façon de se représenter le domaine de la santé mentale.

2. Le RdoC et certaines critiques à l’égard des priorités de recherche du NIMH

2.1 Une description du RDoC

Le RDoC est une des initiatives du NIHM faisant suite à l’adoption de son Strategic Plan for Research de 2008. La mission générale du NIMH, telle qu’énoncée en 2008, est de « transformer la compréhension et le traitement des maladies mentales par l’intermédiaire de la recherche fondamentale et clinique, pavant ainsi la voie à la prévention, la rémission et la guérison de celles-ci ».[15] Un de ses quatre grands objectifs stratégiques[16] consistait à promouvoir la découverte dans les sciences du cerveau et du comportement de façon à nourrir la recherche sur les causes des désordres mentaux. Dans un des sous-objectifs (1.4), on déplorait le fait que « la façon dont les désordres mentaux sont définis dans le système diagnostique actuel n’incorpore pas les informations actuelles provenant de la recherche intégrative en neuroscience, et ainsi qu’elle ne soit pas optimale pour faire des gains scientifiques à l’aide des approches des neurosciences ».[17] C’est que, de l’avis de plusieurs, « un des facteurs importants d’explication de la lenteur des progrès (en recherche psychiatrique) est la dépendance généralisée des projets de recherches aux systèmes diagnostics catégoriels basés sur les symptômes »[18], comme le DSM. Se rangeant donc du côté des chercheurs qui voient dans le DSM un système nosologique d’une autre époque qui nuit à l’avancement de la recherche et au développement de traitements efficaces parce que n’étant pas suffisamment précis (par exemple, Frances et Widiger[19] et Hyman[20]), le NIMH appelle donc à un changement de paradigme dans lequel une plus grande place sera faite aux sciences fondamentales comme la génétique et les neurosciences.[21] C’est dans ce contexte que le RDoC est inauguré au printemps 2009.

Dans le contexte de cette initiative, les troubles mentaux sont d’abord conçus comme étant le résultat « d’anormalités dans les systèmes neurocomportementaux »[22] ou de « circuits [cérébraux] déréglés » (« Faulty circuits »)[23] ou encore de « problèmes dans les systèmes psychologiques et les systèmes neurologiques qui leur sont liés ».[24] Le RDoC prend ainsi à contrepied l’approche traditionnelle (considérée par plusieurs comme sans espoir) qui consiste à tenter de trouver une pathologie sous-jacente aux syndromes tels que définis dans le DSM (dans le DSM, chaque condition, comme la dépression ou les troubles obsessifs compulsifs, est définie par un ensemble de symptômes qui forme ce que l’on nomme un syndrome). Plutôt qu’être descendante (top-down) comme l’est l’approche traditionnelle qui va des syndromes à la pathologie, l’approche du RDoC se veut donc ascendante (bottom-up) : elle part d’un ensemble de systèmes neuro-béhavioraux pour aller vers les symptômes et éventuellement, vers les troubles (avec la possibilité que ce que l’on considère actuellement comme un trouble unique soit fragmenté en sous-classe et que des troubles que l’on considère comme différents soient en fait l’expression d’une pathologie unique).[25]

À partir du printemps 2009, un comité interne de pilotage (Internal steering group) du NIMH, conseillé par un petit groupe d’experts externes, se met au travail pour déterminer des « domaines » (ou systèmes) de la cognition qui sont affectés dans les désordres mentaux ainsi que des « construits » qui leur sont associés (un exemple de domaine est celui des « systèmes de valence négative » et un exemple de construit dans ce domaine est celui de « perte » (loss) ou celui de « menace potentielle »). Entre 2010 et 2012 se tiennent des rencontres de travail où on invite des spécialistes à valider (et le cas échéant, à réviser et même éliminer) les propositions de construits à l’intérieur de chaque domaine, mais aussi à déterminer les connaissances jugées valides sur ces construits à plusieurs paliers d’analyse différents ainsi qu’à générer une liste de paradigmes expérimentaux prometteurs et fiables pour étudier ces construits. Chacun de ceux qui sont adoptés doit remplir trois critères :

  1. Être impliqué de façon importante dans ce que l’on considère actuellement comme des troubles psychiatriques ;

  2. Avoir une solide base biologique (déjà connue, au moins en partie) ;

  3. Pouvoir être modélisé ou être déjà modélisé (au moins en partie) chez certains animaux non humains.[26]

Le résultat de ce processus est une matrice organisée selon deux axes : un premier axe décrivant les domaines ainsi que les construits à l’intérieur de ceux-ci et un second axe décrivant les unités d’analyse employées dans la recherche sur ces construits (génétique, moléculaire, cellulaire, de circuiterie, physiologique, comportementale, mais aussi les auto-évaluations [self-report]). Chacune des cases de cette matrice comprend des facteurs présumés (sur la base de la littérature empirique) pouvoir affecter le fonctionnement du construit.[27] Le travail conjugué de ces groupes mena à la production d’un ensemble de matrices spécifiques à chaque domaine.[28]

Ces matrices serviront de cadre à la recherche fondamentale effectuée sous les auspices du NIMH. Pour être plus précis, disons que les recherches financées devront répondre à trois critères :

  1. Elles devront étudier le domaine complet de la variation fonctionnelle des systèmes correspondants aux construits ou sous-construits étudiés (donc on étudiera à la fois le fonctionnement « normal », mais également le fonctionnement « anormal », qu’il soit défini en termes d’hypo- ou d’hyperfonctionnalité) ;

  2. Elles seront transdiagnostiques (c’est-à-dire qu’elles ne se feront plus suivant les catégories de la psychiatrie traditionnelle, mais en intégrant des groupes d’individus typiques et des groupes de patients actuellement considérés comme ayant des diagnostics différents) ;

  3. Et finalement, elles seront intégratives (c’est-à-dire qu’elles intègreront les données de plusieurs d’unités d’analyse différentes).

Par exemple, comme le propose Owen,[29] on pourrait étudier le fonctionnement des systèmes de prédiction de l’erreur dans la récompense (qui réagissent au fait qu’une récompense est meilleure ou pire qu’espérée, fonction qui est généralement dépendante de l’activité phasique des neurones dopaminergiques) chez un groupe de patients en clinique avec des symptômes de délire, indépendamment de leur diagnostic ; ou encore, on pourrait prendre un groupe de patients qui sont sélectionnés parce qu’ils ont un nombre de copies d’un variant génétique (CNV) pathogénique et voir comment leur performance est affectée sur le plan des comportements associés à un domaine cognitif particulier, par exemple la mémoire ou encore l’attention. L’idée, ici, est que n’importe quelle unité d’analyse peut être utilisée comme variable indépendante. Dans le premier exemple, ce qui intéresse les chercheurs est la variation dans le fonctionnement du système de prédiction de la récompense ; dans le second, c’est l’impact du CNV sur un domaine cognitif particulier. Pour reprendre l’expression de Bilder,[30] les chercheurs sont appelés à « forer la matrice » (drilling the matrix), c’est-à-dire à établir des relations entre les différentes unités d’analyse en ne se cantonnant pas à une population clinique définie par un diagnostic unique (par exemple, les patients souffrant d’un trouble de dépression majeure). Une chose est claire cependant, dans toutes ces recherches, les « systèmes neurocomportementaux », dont parlaient Etkin et Cuthburt, restent centraux. Comme l’écrit Insel, « le RdoC se concentre principalement sur les circuits neuronaux, avec des niveaux d’analyse progressant dans l’une des deux directions suivantes : vers le haut, des mesures de la fonction des circuits à la variation cliniquement pertinente ; ou vers le bas, vers les facteurs génétiques et moléculaires/cellulaires qui influencent ultimement cette fonction ».[31]

2.2 Critiques des groupes de patients à l’endroit du NIMH

Depuis sa conception, on a critiqué un certain nombre de choses concernant le RDoC. Plusieurs lui ont reproché de conforter une conception fautive des troubles mentaux en soutenant une conception particulièrement forte du modèle médical ;[32] d’autres l’ont blâmé pour sa négligence des causes psychologiques ou sociales des désordres.[33] On pourrait également remettre en question la stratégie d’investir si massivement dans le développement des connaissances provenant des sciences fondamentales biologiques, surtout si cet investissement se fait au détriment de la recherche sur les politiques de santé publique ou de celle sur les traitements psychologiques déjà existants, mais inaccessibles à ceux qui en ont besoin.[34] Mais ce ne sont pas à ces critiques que j’aimerais m’attarder aujourd’hui. Je voudrais plutôt me tourner vers ce qu’ont dit les associations de patients concernant la stratégie adoptée par le NIMH, celle-là même qui a donné une place de choix au RDoC.

Dans un document publié au moment même où les groupes d’experts s’affairaient à remplir les cases de la matrice, la National Coalition for Mental Health Recovery (NCMHR)[35] demandait la mise en place d’un comité-conseil qui représenterait l’ensemble de la communauté des « consommateurs/survivants » des services psychiatriques et qui pourrait collaborer à l’établissement des priorités de recherche du NIMH (on comprend donc que ce type de groupe n’a pas été consulté dans le processus d’élaboration des priorités ou pas de la façon désirée). On insistait également sur la nécessité de prioriser la « recherche-action participative » (qui donne la place aux patients dans l’élaboration des questions de recherche ainsi que dans l’évaluation et la dissémination des résultats de celle-ci)[36] et aux méthodes qualitatives mixtes qui accordent de la valeur aux dimensions culturelles et sociales autant qu’à la dimension biologique.

C’est probablement au sujet des propositions de priorités de recherche du NCMHR que le fossé entre ce dernier et le NIMH apparaît le plus clairement. J’en cite quelques-unes ici :

  1. Comprendre l’impact des dimensions de bien-être tels que la diète, l’exercice, la méditation, la réduction du stress, le soutien social, l’intelligence émotionnelle sur la santé mentale.

  2. Déterminer à quel degré l’excès de mortalité chez les personnes avec des troubles sévères de santé mentale pourrait être dû à la médication psychiatrique.

  3. Établir quels sont les meilleurs paramètres pour mesurer le rétablissement des problèmes de santé mentale : l’espoir, le fait d’avoir un but dans la vie, la responsabilisation (empowerment), les connexions sociales, etc.

  4. Déterminer les facteurs les plus importants dans le rétablissement.

  5. S’assurer que la collecte de données sur les résultats des interventions soit faite à un palier national, mais aussi à celui de l’État (state) ; que ces résultats soient exprimés dans des termes relatifs au rétablissement et au bien-être ; et qu’on utilise de façon étendue des indicateurs concernant la performance des services qui permettent de prendre la mesure du rétablissement des patients, pour mesurer le degré auquel ces services sont orientés vers le rétablissement.

Ce que l’on voit transparaître de ces priorités est une préoccupation pour un certain nombre de choses qui sont totalement ignorées par le NIMH et dans son intérêt pour les mécanismes biologiques impliqués dans les troubles psychiatriques : soit le bien-être, le rétablissement, un système de mesures du rétablissement différent de celui basé sur la disparition des symptômes, les effets délétères de certains traitements, etc.

Par comparaison, au même moment, la Substance Abuse and Mental Health Services Administration, répondant aux doléances exprimées par le NCMHR et d’autres groupes de consommateurs/survivants, restructurait ses initiatives de recherche stratégique pour inclure un nouveau domaine : « le soutien pour le rétablissement » (recovery support) par lequel on voulait coopérer avec les gens en voie de rétablissement pour « promouvoir des approches individuelles, programmatiques et systémiques qui favorisent la santé et la résilience ; augmenter le logement permanent, l’emploi, et les autres soutiens nécessaires ; et réduire les barrières à l’inclusion sociale ».[37] Ceci constituait un pas dans la bonne direction, mais ces groupes notaient le fait qu’il fallait encore accroître l’engagement des groupes de consommateurs/survivants en les invitant à la table où se prennent les décisions sur les priorités de recherche et en leur permettant d’occuper des postes de leadership.

Comme nous le verrons plus bas, cet appel de la part des patients à être impliqués dans la décision concernant les priorités du NIMH est resté lettre morte jusqu’ici, et ceci constitue, comme je le montrerai, non seulement un problème éthique, mais également un problème épistémique important. Mais avant de discuter de cette question, nous allons considérer un processus de détermination des priorités de la recherche qui fonctionne sur des bases différentes de celles du NIMH.

Qu’est-ce que le ROAMER

Le Roadmap for Mental Health Research in Europe ou ROAMER est une initiative de la Commission européenne qui s’est étendue du mois d’octobre 2011 au mois de mars 2014, et dont le rapport final a été rendu en mai 2015. Le but du ROAMER était d’établir les priorités pour la recherche sur la santé mentale en Europe et était orienté vers la recherche translationnelle dans le but d’intégrer les aspects biologiques, cliniques, sociaux et de santé publique. Cette orientation était jugée nécessaire, étant donné le lourd fardeau que font peser les problèmes de santé mentale sur les individus, les familles et la société, et le peu de ressources investies pour faire diminuer celui-ci.

Parce qu’il n’y a pas de pendant au palier européen du NIMH, les priorités établies par le ROAMER sont conçues pour être utilisées par les organismes ou programmes subventionnaires, qu’ils soient nationaux ou transnationaux, tels que « Horizon 2020 » (le plus grand programme européen de recherche et d’innovation avec quelque 80 milliards d’euros de financement pour la période allant de 2014 à 2020)[38] ou son successeur, « Horizon Europe ». Parce que ce sont ces organismes et programmes nationaux et transnationaux qui décident ultimement de la façon dont l’argent sera distribué, il faut garder à l’esprit qu’il est bien possible que les priorités établies par le ROAMER ne soient pas adoptées par certains programmes subventionnaires nationaux participants.[39]

Dans le contexte de l’article, la caractéristique du ROAMER qui retient mon attention est la façon dont les priorités y ont été établies. L’ensemble du processus était un mélange de politique basée sur les données probantes (evidence-based policy) et de conférences de consensus,[40] avec des participants au processus qui comprenaient des experts prenant part à des groupes de travail (que l’on nommait des « work packages »), un conseil consultatif scientifique, et un conseil consultatif des « parties prenantes » (stakeholder advisory board) (qui incluait des individus avec des problèmes de santé mentale et des survivants du système de santé, des membres de familles, des travailleurs sociaux, des travailleurs de la santé, des psychiatres, des décideurs politiques et d’autres groupes). Après une réunion de lancement dans laquelle les objectifs et la portée du processus ont été définis ainsi que les méthodes de collecte de données, décidées, six domaines de recherche ont été établis : (1) les infrastructures et bâtiments, (2) la biomédecine, (3) les traitements et la recherche psychologiques, (4) les questions sociales et économiques, (5) la santé publique, (6) le bien-être. À chacun de ces domaines étaient rattachés des groupes de travail comprenant des scientifiques renommés, supervisés par des experts reconnus de ces domaines. Parmi les autres groupes de travail figuraient : un groupe s’intéressant aux problèmes ayant trait à la santé mentale et au bien-être à différentes étapes de la vie dans les six domaines mentionnés plus haut ; un groupe chargé de coordonner l’engagement des parties prenantes et un groupe travaillant sur la recherche clinique, introduit à mi-chemin, qui devait faire rapport sur chaque domaine, avec une attention aux pratiques de recherche clinique et aux découvertes dans ce domaine.

Le travail de chaque groupe s’appuyait sur une revue de littérature systématique qui cartographiait les différentes lacunes et les avancées nécessaires dans les connaissances des domaines particuliers.[41] Cet état des lieux devait servir à l’évaluation de la situation du groupe de travail sur les questions sociales et économiques. Suivant cette revue, on demandait à un groupe d’experts scientifiques sélectionnés selon des critères spécifiques (le dossier de publication, la reconnaissance par les pairs) de déterminer les lacunes dans la connaissance qui leur semblaient les plus significatives et celles qui devraient être la priorité pour la recherche européenne, étant donné les capacités de recherche actuelles. Ces priorités étaient déterminées dans le cadre de conférences de consensus où on utilisait la technique de Delphes.[42] Cette méthode est une procédure structurée conçue pour produire un consensus en évitant certains biais que l’on retrouve dans les rencontres face à face et qui faussent les résultats (on parle souvent de « groupthink » pour décrire ces phénomènes de distorsion se produisant dans les groupes).[43] Les priorités finales étaient établies par l’intermédiaire d’un processus de rétroaction avec le groupe des « parties prenantes » qui s’assurait qu’on tenait bien compte de priorités identifiées par celui-ci.[44]

Les caractéristiques du processus de détermination des priorités étaient les suivantes : le processus devait être le plus inclusif possible (on pense ici au rôle du comité des parties prenantes dont la fonction est de s’assurer constamment qu’on tenait compte des priorités déterminées par ses membres dans tous les groupes de travail) ; transparent (les règles de participation étaient claires dès le départ et toutes les discussions étaient rapportées à chaque étape dans des articles publiés dans des journaux scientifiques, mais également sur le site web du projet) ; aussi peu biaisé que possible (comme on l’expliquait plus haut, l’utilisation de la méthode de Delphes vise à éviter les phénomènes d’influence indue ou de « groupthink ») ; être basé autant que faire se pouvait sur des données probantes (les discussions de chaque groupe de travail étaient basées sur une analyse préalable la plus exhaustive possible des preuves disponibles).

Au terme de l’exercice, chaque groupe de travail reconnut 20 priorités qui furent intégrées dans une nouvelle liste de 126 priorités, qui comprenait celles des autres groupes de travail. À l’aide de nouvelles conférences de consensus et des consultations, ces priorités furent réduites à une liste de 20. De cette liste, on tira six priorités interdomaines de haut niveau pour la recherche sur la base de leur caractère significatif et sur leur faisabilité en Europe. Les six priorités sont les suivantes :[45]

  1. Mettre l’accent sur la recherche sur la prévention des désordres mentaux, la promotion de la santé mentale et les interventions chez les enfants, les adolescents et les jeunes adultes ;

  2. Se concentrer sur le développement et les mécanismes causaux des symptômes liés aux désordres mentaux, aux syndromes, mais aussi tout au long de la vie (y compris chez les populations plus âgées) ;

  3. Développer et maintenir des réseaux de recherche internationaux et interdisciplinaires et des banques de données communes ;

  4. Développer et implanter de meilleures interventions en utilisant les nouvelles avancées scientifiques et technologiques ;

  5. Réduire la stigmatisation, autonomiser (empower) les utilisateurs de services et les personnes aidantes dans les décisions à propos de la recherche sur la santé mentale ;

  6. Développer des systèmes de recherche sur la santé et la société qui traitent de la qualité des soins et qui tiennent compte des différents contextes et approches socioculturels et socio-économiques.

Le type de questions ou d’études qui pourraient être entreprises sous chaque priorité est aussi illustré dans le ROAMER Final Roadmap. Par exemple, sous la priorité 1, la publication mentionne des questions comme : « Est-ce que la prévention de la dépression chez les femmes enceintes protège plus tard contre les dysfonctions ou désordres mentaux (par exemple, la dépression) chez les enfants ? »[46] Sous la priorité 5, on parle « d’étudier le rôle de la stigmatisation dans un contexte plus large des inégalités (les inégalités de la santé, etc.) et d’implanter des interventions qui permettent d’agir sur la stigmatisation dans les services publics ».[47]

Plusieurs des grandes priorités ciblées dans le ROAMER sont similaires à celles mentionnées dans le plan stratégique pour la recherche du NIMH. Pour mémoire, rappelons que, dans son plan de 2015, le NIMH reconnaît les quatre priorités suivantes :

  1. Définir les mécanismes des comportements complexes ;

  2. Cartographier la trajectoire des maladies mentales pour déterminer quand, où et comment intervenir ;

  3. S’efforcer de prévenir et de guérir les maladies mentales ;

  4. Renforcer l’impact de la recherche soutenue par le NIMH sur la santé publique.

Mais cette ressemblance de surface ne doit pas faire illusion. Si certains thèmes de recherche sont communs (par exemple, de l’aveu même de membres du ROAMER, la priorité 2 du ROAMER et la priorité 1 du NIMH),[48] leur articulation précise marque parfois de grandes différences entre les deux. Par exemple, les membres du groupe de travail sur la biomédecine du ROAMER critiquent le RDoC parce qu’il ne semble pas faire de place à une partie des données probantes épidémiologiques « telles que l’importance des influences environnementales [sur les conditions psychiatriques] ainsi que l’évolution des symptômes sur la durée de vie (life span symptômes) et la perspective développementale ».[49] Qui plus est, ils affirment que « le rétablissement et la qualité de la vie ont été identifiés comme des résultats importants pour les patients, au-delà de la rémission des symptômes. Des améliorations dans de tels résultats liés au fonctionnement quotidien et au bien-être ont été évaluées par les patients et pourraient ne pas être corrélées avec les symptômes psychiatriques tels qu’évalués par les cliniciens. »[50] Cela signifie qu’il est possible d’améliorer le fonctionnement quotidien et le bien-être des individus souffrant de problèmes de santé mentale en dépit du fait qu’on ne fait pas disparaître leurs symptômes. Pour cette raison, focaliser son attention uniquement sur le traitement des symptômes, comme le fait le NIMH, laisse de côté un pan important de la recherche, du moins pour les parties prenantes.[51]

4. Sources des différences

Comme on a pu le voir à la section précédente, le ROAMER accouche d’un ensemble de priorités beaucoup plus exhaustives et inclusives que celles du NIMH. J’aimerais maintenant décrire quelques-uns des facteurs qui expliquent cette différence. Je veux soutenir que ces facteurs participent à ce que Jasanoff nommait une « épistémologie civique ».[52] Avant d’aller plus loin, cependant, rappelons, comme je le disais plus haut, qu’en comparant le ROAMER au NIMH, on ne compare pas des choses tout à fait semblables. Le ROAMER est une initiative ponctuelle dont le but est de déterminer un ensemble de priorités pour les pays ou les organismes subventionnaires européens qui pourront ou non les adopter, alors que NIMH est une structure plus pérenne, dont la création remonte à la fin des années 1940, ce qui fait en sorte qu’il a pu connaître des modifications ou des inflexions dans ses orientations en fonction des différentes forces (entre autres politiques et sociales) qui se sont exercées sur lui au cours de son histoire. Je reviendrai sur cette histoire dans la section 4.2.

4.1 La conception de la santé mentale

Un premier élément qui distingue les deux entités est la façon qu’elles ont de concevoir la santé mentale. D’abord, le mandat du NIMH est de prévenir et guérir la maladie mentale (conçue de façon négative comme l’absence de maladie), alors que celui du ROAMER repose sur une conception plus positive de la santé. En effet, le ROAMER accepte explicitement la définition de la santé mentale de l’Organisation mondiale de la santé, selon laquelle la santé mentale ne doit pas seulement être conçue en termes d’absence de troubles mentaux, mais plutôt comme « un état de bien-être dans lequel chaque individu réalise ses propres habiletés, peut faire face au stress normal de la vie, peut travailler de manière productive et fructueuse, et peut faire une contribution à sa communauté ».[53] Comprendre les mécanismes sous-jacents au bien-être ou étudier les processus (biologiques, psychologiques ou sociaux) qui mènent ou aident au maintien du bien-être ou bien encore étudier l’impact du bien-être sur la productivité, qui sont toutes des priorités importantes du ROAMER, sont des choses qui vont bien au-delà du mandat du NIMH.

Cette conception (plus positive) de la santé mentale explique que l’accent du ROAMER n’est pas seulement mis sur les mécanismes sous-jacents aux maladies et au traitement individuel de celles-ci. C’est ce qui est défendu explicitement dans le ROAMER Final Roadmap qui exprime le souhait que l’on mette « …l’accent sur la santé mentale positive, sur la capacité d’adaptation et sur la résilience ce qui constitue une perspective alternative à l’accent sur les symptômes et les émotions négatives. La recherche européenne et la livraison de traitement ont évolué vers des soins personnalisés avec une attention particulière au concept de rétablissement. Le concept de rétablissement met l’accent sur l’amélioration du fonctionnement quotidien de l’individu et sa participation à la société, même si ses symptômes ne sont pas totalement disparus ». Les auteurs du ROAMER s’intéressent aussi aux aspects plus larges, sur le plan social, de la santé et de la maladie. Par exemple, on soutient dans le Final Roadmap que « la réduction de la pauvreté, le soutien familial et parental, la promotion de la santé à l’école et l’accès universel aux soins de santé ont tous été liés à la réduction des inégalités de la santé » et qu’« une vision scientifique englobante contribuera à de meilleures actions de santé mentale publique pour améliorer la santé mentale des Européens. De nouveaux modèles des désordres mentaux incorporant les contextes socio-économiques peuvent sous-tendre de nouvelles approches du soin et de la réadaptation ».[54]

Le ROAMER diffère donc du NIMH et de son RDoC par l’accent mis sur le bien-être et sur la qualité de la vie, par sa définition plus englobante du traitement (le fait d’aller au-delà de la rémission des symptômes et sur le type de mesure à utiliser pour déterminer cette rémission) et par son attention aux aspects environnementaux et sociaux de la santé mentale.

Mais en a-t-il toujours été ainsi pour le NIMH ? J’aimerais montrer que non. Un bref détour par l’histoire du NIMH nous permet ainsi de cibler un autre facteur expliquant sa forme particulière et qui met en évidence que, dans son cas, « sa politique de santé mentale a évolué de façon disjointe et non linéaire, reflétant une multiplicité de points de décision, d’idéologies prévalentes à certaines époques, de technologies émergentes et d’incitations financières et autres qui ont interagi avec les cadres de soin politiques, économiques et organisationnels locaux ».[55]

4.2 Les transformations du NIMH

Le NIMH, créé en 1949, s’est vu attribuer un triple mandat : celui de soutenir la recherche sur les causes et le traitement des troubles mentaux, d’entraîner le personnel de la santé mentale (principalement des psychiatres) et finalement, de permettre le développement de cliniques et de centres de traitement pour les personnes ayant des troubles de santé mentale. Pendant la première partie de son existence, le NIMH a été rattaché au NIH et a veillé au développement de la recherche ainsi qu’à l’établissement de Community Mental Health Centers (CMHC) voués au traitement de conditions moins sévères que celles que l’on trouvait à l’époque dans les hôpitaux psychiatriques.

En 1967, le NIMH quitte le giron du NIH et devient une institution autonome. Il abandonne la recherche intramurale au NIH et ne finance plus que la recherche « hors les murs ».[56] Puis en 1973, le NIMH devient partie intégrante d’une agence indépendante appelée Alcohol, Drug Abuse and Mental Health Administration (ADAMHA) dont la mission vise principalement le service. Dans un article où il revient sur son mandat, Lewis Judd, un ex-directeur du NIMH de 1988 à 1992, écrivait que dans les années 1970, plus de 50 % du budget du NIMH allait au soutien des centres communautaires de santé mentale et que l’accent était mis sur la recherche concernant les problèmes sociaux liés aux conditions psychiatriques.[57] Un autre ex-directeur (Herbert Pardes, pour la période allant de 1978 à 1984) rapportait qu’à son époque, le financement de la recherche allait dans des programmes visant par exemple l’autonomisation (empowerment) des citoyens ou l’étude des cycles variés du jour en relation avec la performance au travail.[58]

Dans les années 1980, sous le gouvernement Reagan, le budget du NIMH a cependant été réduit. Comme le rapportait Pardes, « [l]es raisons de la réduction du budget pour la recherche et l’enseignement de la recherche n’étaient pas claires initialement, mais après discussion, il est devenu apparent que l’Administration [le gouvernement] ne voulait pas soutenir la recherche de nature largement sociale ».[59] Et justement, le NIMH « qui s’était focalisé principalement sur les services et sur les grandes questions sociales — a été modifié pour devenir un institut plus scientifique focalisé sur la biologie et les sciences béhaviorales fondamentales, sur les désordres cliniques majeurs, sur le diagnostic, le traitement et l’épidémiologie »[60] (c’est moi qui souligne). Ainsi, au milieu des années 1980, le NIMH voit le dossier de la gestion des services de soin lui échapper, et de nouveaux programmes axés sur la recherche au sujet de pathologies spécifiques se mettent en place (par exemple, le National Plan for Schizophrenia Research, en 1988).

Il faut comprendre que l’assaut sur les sciences sociales et les interventions sociales se déroulait au moment où les progrès de la recherche fondamentale en neurosciences laissaient espérer une meilleure compréhension des mécanismes des désordres mentaux et le développement de traitements plus efficaces, des développements parallèles à celui que connaissaient les sciences médicales non psychiatriques de l’époque, par exemple dans la recherche sur le cancer.[61] Au début des années 1990, on mit donc en place des initiatives comme le Human Brain Project auquel participa le NIMH[62] et dont le but était de produire une base de données informatiques unique permettant aux chercheurs en neurosciences d’avoir accès à l’information sur tous les plans, des gènes au comportement. En raison de telles conceptions au sujet de la source du progrès en médecine et de tels projets, l’accent de la recherche allait se déplacer progressivement vers la recherche fondamentale.

En 1992, le NIMH revient au sein du NIH. Presque au même moment, ce dernier subissait des pressions du Congrès républicain qui demandait des retours sur ses investissements généreux (ne semblant plus aussi convaincu par le coup de génie de Vennamar Bush dont nous parlions à la section 1) :

En 1980, le Bayh-Dole Act encourage explicitement les universités, qui étaient largement financées par le gouvernement, à faire évoluer la recherche vers le développement de produits […] Les principes sur lesquels reposait l’investissement gouvernemental dans la recherche changeaient. Peut-être n’était-il pas suffisant de donner de l’argent à des chercheurs universitaires indépendants par l’intermédiaire de subventions évaluées par des pairs et de s’attendre à ce que la connaissance produite se transforme automatiquement (ou même un jour) en quelque chose d’utile. […] le congrès passait ainsi le Government Performance and Results Act (GPRA) en 1993 […] [selon lequel] chaque agence gouvernementale devait […] expliquer comment elle allait transformer le financement reçu en résultats et fournir une stratégie d’évaluation qui permettrait de garantir le succès.[63]

Une dizaine d’années plus tard, en 2003,[64] le NIH répond à ces pressions en élaborant un plan comprenant un ensemble de mesures qui permettrait de restructurer la recherche et d’accélérer la découverte de traitements médicaux. Comme on le reconnaissait à l’aube de la publication du plan stratégique du NIH de 2008 :

Idéalement, les découvertes de la recherche fondamentale sont rapidement transformées en médicaments, traitements ou méthodes de prévention. Une telle translation est au coeur de la mission du NIH. Alors que le NIH a historiquement eu du succès en finançant la recherche médicale qui a aidé à transformer ce qui était auparavant des maladies sévères et mortelles en maladies chroniques, il est devenu clair pour la communauté scientifique de notre pays qu’il faudrait une refonte entière du système de recherche clinique si nous voulons continuer à avoir autant de succès que par le passé.[65]

C’est ainsi que le NIH entreprend le tournant « translationnel », une forme de réingénierie des institutions et pratiques de recherche médicale où l’on s’attaque à une série d’obstacles (que l’on nomme des « roadblocks ») qui empêchent (ou retardent) le développement de traitements à partir des découvertes faites en recherche fondamentale. Parmi les mesures mises en place, on mentionnera : le financement de centres de recherche où des chercheurs provenant de différentes disciplines ainsi que des membres de l’industrie pourront collaborer (et être formés à la recherche interdisciplinaire), la création de banques de données standardisées pour le partage de l’information (et l’exploration des données), l’identification de biomarqueurs (qui peuvent s’avérer utiles à la fois pour la recherche fondamentale et lors des essais cliniques pour déterminer des cibles et évaluer les résultats), l’élaboration de cadres et de concepts permettant l’intégration des données provenant de plusieurs disciplines différentes (et donc, l’abandon des cadres et concepts traditionnels de la recherche), le développement d’outils pour faciliter la recherche (que ce soit de nouvelles technologies, des modèles animaux produit par manipulation génétique ou encore la reconnaissance des paradigmes expérimentaux les plus à même de mesurer les construits étudiés), etc. On suggère souvent que le but de la médecine translationnelle est le développement d’une médecine de précision, c’est-à-dire une médecine où les traitements sont adaptés aux caractéristiques de chaque patient de façon à être efficaces de manière maximale.

Tout comme le NIH, le NIMH subit des pressions politiques. Il en subit entre autres de la part de la National Alliance for the Mentally Ill [NAMI dans ce qui suit], qui à partir des années 1980 demandera que l’on porte plus d’attention à la recherche sur les troubles mentaux graves et moins sur la prévention.[66] En 1999, le NAMI produit un rapport au titre évocateur : A Mission Forgotten : The Failure of the National Institute of Mental Health to Do Sufficient Research on Severe Mental Illness. Dans ce rapport, on remarquait que les troubles mentaux sévères étaient responsables de 70 % des coûts directs de soins, mais que seule une faible partie des subventions de recherche offertes par le NIHM (soit 21 %) était dirigée vers ces troubles (y compris un maigre 8 % relié aux aspects cliniques et au traitement). Ce rapport est suivi en 2003 par un autre, cette fois-ci produit conjointement par le Treatment Advocacy Center et le Public Citizen Health Research Group, qui critique le NIMH pour « avoir rejeté le financement de propositions de recherche raisonnables sur les troubles mentaux et financer la recherche qui n’avait aucune relation avec les troubles mentaux. Par exemple, le NIMH a rejeté le financement de la recherche sur des essais sur un traitement de la schizophrénie, mais a financé la recherche sur la façon dont les gens pensent en Papouasie Nouvelle-Guinée ».[67] Ce genre de pression transforme ce qu’il pouvait encore rester de recherche à contenu plus « social » au NIMH. Par exemple, en 2004, le rapport du National Advisory Mental Health Council’s Workgroup on Basic Sciences nous informe qu’une partie des recherches qu’il finance porte sur les préjugés et les stéréotypes et propose un recentrage de cette recherche afin qu’elle porte de façon plus claire sur les problèmes de santé mentale plutôt que sur les représentations mentales de groupes hypothétiques ou ayant moins de pertinence pour la mission de l’Institut. On suggère que le NIMH « devrait encourager les études sur les conséquences des préjugés et de la discrimination comme stresseurs chroniques »,[68] et non plus sur l’explication psychologique de ceux-ci.

Comme le NIMH est une créature du NIH, elle hérite aussi de sa stratégie de recherche.[69] Dès 2004, on apprend qu’lnsel, le directeur de l’époque effectue une réorganisation de l’Institut dans le but d’implanter progressivement le cadre translationnel du NIH. En 2005, ce dernier précise le sens de cette réorganisation : « Nous cherchons [à financer] la recherche fondamentale qui (1) lie le comportement, le cerveau et l’expérience et (2) qui est informée par l’étiologie et, qui en retour, documente notre compréhension de celle-ci, notre besoin de diagnostics, et notre recherche de nouvelles interventions pour prévenir ou traiter les désordres mentaux et béhavioraux […] Nous plaçons une haute priorité dans la recherche béhaviorale qui est informée par la biologie ou qui la documente, ou qui cherche une translation en vue de résoudre des problèmes de santé mentale »[70]. La même année, avec son collègue Rémi Quirion,[71] Insel plaide cette fois pour l’intégration des neurosciences à la psychiatrie clinique suggérant que les dix prochaines années devraient être dévolues à la découverte de la pathophysiologie à la base de chacun des troubles mentaux et que les dix années suivantes devraient l’être au développement de médicaments et de traitements. Comme il l’écrit en 2010 dans un article appliquant cette approche à la schizophrénie :

Dans la prochaine décennie, le défi consistera à intégrer les impacts de la génétique, de l’expérience et du développement et d’élaborer le plan complet de l’architecture de risque de ce syndrome. Ceci devrait nous mener à une nouvelle taxonomie, reconnaissant les nombreux désordres à l’intérieur du syndrome que nous appelons maintenant « schizophrénie » et avec un peu de chance remplaçant cette étiquette par une série de diagnostics plus précis basés sur la pathophysiologie.[72]

Un projet comme le RDoC visera de la même façon à produire une base de connaissances neurobiologiques solide sur laquelle pourra être construit le « pont translationnel » vers les applications qui permettront de diminuer le poids des maladies psychiatriques sur les individus et les sociétés.[73]

Le ROAMER et le NIMH prennent tous les deux le tournant translationnel et celui en faveur d’une médecine de précision ou stratifiée,[74] mais comme on le remarquait plus haut, alors que le second est influencé par le point de vue biocentriste du NIH (et sa conception négative de la santé) et celui qu’elle hérite de la transformation progressive de sa mission à partir des années 1980, le premier résiste, plaide pour l’inclusion de facteurs de plus haut niveau (psychologiques et sociaux) dans l’explication des maladies et pour une conception plus large des buts de la recherche (incluant le bien-être, le rétablissement, etc.).

4.3 Les modes de consultations

Un autre facteur à considérer dans l’explication des différences dans les priorités tient à la façon dont les divers groupes de patients et de chercheurs sont intégrés à la consultation. On l’a vu, dans le processus de production des priorités du ROAMER, on inclut non seulement des chercheurs provenant des sciences fondamentales (biologiques), mais également des psychologues, des cliniciens, des économistes, etc. Cette diversité fait en sorte que les priorités ne sont pas exclusivement orientées vers la recherche biomédicale. Par exemple, le groupe de travail sur la santé publique insiste sur la santé mentale positive et la recherche sur les facteurs protecteurs contre la maladie et dénonce certains excès du financement de la recherche biomédicale : « En dépit de l’importance du bien-être mental, de la prévention précoce et du développement de prestations et de services de santé, une grande partie du financement de la santé est consacrée à l’étude exploratoire mécanismes des maladies et au traitement individuel »[75]. Le groupe ne s’oppose pas comme tel au financement de la recherche biomédicale, mais souligne que celui-ci ne devrait pas être fait aux dépens de la recherche sur des facteurs liés au bien-être, ou à celle sur des politiques publiques plus simples, moins coûteuses, plus efficaces et plus accessibles (voir Hall et coll., 2015 pour un argument similaire, ainsi que la réaction de Beckler au plan stratégique de 2008 du NIMH sur la page de l’American Psychological Association.)[76]

Non seulement le ROAMER inclut-il des chercheurs provenant d’horizons plus diversifiés, mais il fait également une place aux parties prenantes (les patients, leur famille, les travailleurs sociaux, etc.) en les incluant au début du processus et en s’assurant tout au long de celui-ci que l’on tienne compte des priorités qu’elles auront identifiées. Comme on le rapportait dans le rapport du sondage sur les priorités des parties prenantes, ces dernières ont contribué au développement des perspectives de genre sur la charge des soins ou sur la modification de la mesure d’évaluation des résultats de la recherche en introduisant des concepts comme la « tolérabilité » des traitements ou sur la fonctionnalité (c’est-à-dire une mesure de ce que l’individu éprouve de la difficulté à faire dans certaines sphères de sa vie plutôt que la réduction des symptômes). L’inclusion de ce groupe permet de corriger la myopie des experts (bien intentionnés, à n’en point douter) qui ne voient pas nécessairement les problèmes qui sont les plus importants pour les populations auxquelles ils veulent venir en aide.[77]

Le NIMH fonctionne différemment. Les priorités sont déterminées à l’interne et on demande d’abord au « National Advisory Mental Health Group Council » (le NAMHC, qui est composé d’un groupe d’individus issus du milieu de la recherche) de réagir au plan et de proposer des modifications,[78] puis on soumet en ligne une nouvelle version des priorités au grand public qui peut la commenter par courriel. Pendant tout le processus de consultation du public (qui dure un petit peu plus d’un mois)[79] et même après, il n’est pas possible de connaître la nature des commentaires qui ont été faits sur le document ou les modifications qui y ont été apportées par la suite. À cette étape, le processus du NIMH manque de transparence. Ce problème s’ajoute à celui voulant que les divers groupes (que ce soient les groupes de patients consultés ou les individus qui ont participé à la consultation en ligne) ne soient jamais partie prenante de l’écriture du document original. Par exemple, pour le nouveau plan stratégique 2020-2025, les changements effectués restent dans une certaine continuité avec les plans précédents. En gros, on a retenu les éléments de base du plan précédent, en adaptant les priorités « suivant les recommandations des membres de la direction du NIMH, des experts et des employés qui ont ciblé des lacunes dans la connaissance et des occasions pour l’avancement de la recherche ».[80] Ceci fait en sorte que ce qui ressort du nouveau plan stratégique, c’est moins quelques nouvelles préoccupations sur le bien-être ou sur les besoins d’investissement dans l’étude des psychothérapies, mais par exemple une plus grande place au BRAIN Initiative qui vise le développement d’outils technologiques (comme l’optogénétique) ou conceptuels (comme ceux développés en psychiatrie computationnelle) permettant des avancées dans le domaine biologique (et donc, de creuser encore plus profondément le sillon biocentriste). À première vue, il apparaît également que le processus est moins systématique que celui du ROAMER, qui se base sur des analyses de la littérature et sur une consultation systématique des experts. Mais ce sur quoi je veux attirer particulièrement l’attention, c’est sur le rôle des patients et des citoyens : nulle part ceux-ci sont-ils intervenus dans la conception des priorités. Leur rôle se limite à réagir aux propositions qui leur sont faites.

5. Évaluations des priorités

L’exercice auquel je me suis livré dans ces quelques pages avait pour but de comparer la façon dont deux institutions, le NIMH et le ROAMER, s’y sont prises pour établir les priorités de la recherche. Comme je l’ai montré, des différences dans les conceptions de la santé mentale, dans l’importance relative de certains facteurs considérés dans l’étude de la santé mentale (biologique, psychologique et sociale), etc. dépendent à la fois de facteurs politiques (les pressions politiques exercées sur le NIH et le NIMH), mais aussi de la façon dont les processus d’établissement des priorités ont été organisés et des gens qui ont été invités à y participer. On pourrait dire, pour reprendre l’expression de Jasanoff, que les différences se situent sur le plan des épistémologies civiques européennes et américaines.[81] La première est plus consensuelle ; l’autre, plus litigieuse (contentious), faite à coup de plaintes et de rapports dénonciateurs. La première inclut les parties prenantes comme des agents épistémiques importants ; la seconde les conçoit comme jouant un rôle plus secondaire, leur conférant une agentivité plus restreinte. La première a une conception large de la santé ; la seconde, une conception plus étroite.

Nous nous retrouvons donc avec deux ensembles de priorités différents. Est-il possible de comparer ces deux ensembles et déterminer lequel est le meilleur ? Sur quelles bases pourrions-nous effectuer cette évaluation ? J’aimerais proposer quatre critères, tout en concédant que le sujet mérite plus ample réflexion et que ma liste n’est pas exhaustive.

  1. D’abord, il faut veiller à ce que les priorités soient scientifiquement pertinentes, c’est-à-dire qu’elles permettent de traiter des problèmes que les scientifiques considèrent comme importants et pertinents au moment où elles sont fixées. Bien sûr, ce qui est pertinent aujourd’hui ne le sera peut-être pas demain, tout comme ce qui était pertinent hier ne l’est peut-être plus aujourd’hui.

  2. Il faut ensuite que les priorités soient réalistes : il y a des questions scientifiques qui, bien que pertinentes, ne peuvent pas être résolues à court terme (les plans stratégiques ont généralement des horizons temporels assez courts, entre cinq et dix ans). Des priorités qu’on n’a pas les moyens technologiques ou autres d’atteindre seront constamment non réalisées et constituent une perte de temps et d’argent. Il faut donc s’assurer qu’on possède des moyens pour les atteindre ou qu’on s’en dotera.

  3. Il faut également que les priorités mènent à un certain succès empirique : ici, le succès peut être mesuré par de nouvelles découvertes ou, préférablement dans le domaine médical et psychiatrique, par de nouvelles applications (par exemple, l’élaboration de médicaments ou de traitements nouveaux). Notons que ce critère, contrairement aux deux premiers, ne peut être évalué qu’après l’adoption des priorités. Au moment de leur adoption, on ne peut que faire des promesses de succès empiriques.

  4. Finalement, les priorités — spécialement dans le cas où elles sont établies par des organismes gouvernementaux — doivent également être socialement pertinentes, c’est-à-dire qu’elles doivent permettre d’orienter la recherche vers la solution de problèmes qu’il importe de régler pour la société.

Au regard des deux premiers critères, on peut supposer que le NIHM et le ROAMER font aussi bien l’un que l’autre. Comme on l’a montré, le ROAMER procède de façon systématique et transparente à l’évaluation des capacités de recherche et de la « tractabilité » de certains problèmes ainsi que de leur intérêt scientifique ; le NIMH fait la même chose, mais derrière des portes closes, en étant informé par différents groupes de travail (par exemple, le National Advisory Mental Health Council Workgroup on Genomics l’informait en 2018 concernant le type de recherche en génétique qu’il faudra mener dans l’avenir en vertu de la valeur des données sur les gènes candidats. De leur côté, les groupes de travail sur chacun des domaines de la matrice ont identifié, à la lumière des connaissances disponibles, les sous-construits qui devaient être inclus dans la matrice et autour desquels la recherche devait être organisée). Pour ce qui est du troisième critère, comme on ne peut mesurer le succès qu’après que les recherches entreprises dans le cadre des plans stratégiques aient été complétées, il est donc encore trop tôt pour départager les deux programmes. Il faut toutefois noter qu’étant donné l’objectif différent du NIMH et du ROAMER, le succès sera mesuré à une aune différente : dans le premier cas, en matière de prévention et de guérison de la maladie mentale ; et dans le second, il faudra ajouter le bien-être et le rétablissement.

Il nous reste donc le dernier critère, soit la pertinence sociale. Dans une série de textes, Kitcher[82] défend l’idée d’une « science bien ordonnée ». Selon lui, « … la recherche est bien ordonnée uniquement dans le cas où les questions à son ordre du jour sont celles qui ont été sélectionnées par des représentants de toute la diversité des perspectives humaines, chacun d’entre eux étant pleinement informé à propos de ce qui a déjà été établi et des possibilités qui restent ouvertes, et chacun étant complètement engagé à répondre aux besoins du plus grand nombre de personnes possible » (je souligne).[83] Dans ces textes, Kitcher met surtout l’accent sur le fait que, dans la recherche biomédicale actuelle, les ressources ne sont pas réparties de façon équitable et que certaines maladies, qui affectent surtout les populations pauvres, ne reçoivent pas la part de ressources qui leur est due, et sont, partant, négligées.[84] La même chose est vraie, note-t-il, pour certaines maladies dans les sociétés plus riches (par exemple, celles que l’on nomme les maladies rares) dont la recherche ne peut jamais être rentabilisée étant donné le trop petit nombre de personnes atteintes par celles-ci ou de certains facteurs (comme l’exercice) qui ne peuvent être brevetés et qui donc, sont eux aussi négligés. Dans le cadre de ce texte, c’est plutôt sur la façon dont les patients sont appelés à jouer leur rôle dans la science bien ordonnée que j’aimerais examiner — une question qui n’est pas abordée par Kitcher dans ses textes, lui qui est plus intéressé à décrire l’idéal de la science bien ordonnée que les institutions qui permettraient de la réaliser.[85]

On l’a vu, les patients ont joué un rôle dans le recadrage de la recherche au NIH (le tournant translationnel effectué par ce dernier). Leurs pressions pour que la recherche fondamentale soit orientée dans la découverte plus rapide et fréquente d’applications, qu’elle produise des résultats concrets en matière de traitements et de prévention, ont transformé l’édifice complet de la recherche médicale subventionnée par cet Institut. Le NIH a également créé en 1998 un « Council of Public Representatives » (COPR) qui a pour rôle d’informer le directeur de l’Institut sur certains sujets d’intérêt public (ainsi qu’à aider au recrutement des sujets et à la diffusion de l’information), mais la mise en place des priorités reste toujours du ressort du directeur et du « comité consultatif du directeur ». Comme on l’a montré plus haut, le NIMH fonctionne sur un mode un peu différent. Les patients et survivants peuvent donner leur avis sur les priorités, mais ils n’ont pas véritablement leur mot à dire sur l’orientation de la recherche et ne participent pas à la détermination des priorités. Le ROAMER se distingue donc ici en intégrant les groupes de patients et les aidants tout au début du processus, se dotant d’un mécanisme qui assure que les différentes priorités établies lors de la consultation sont prises en considération tout au long du processus. Cette façon de faire assure, selon moi, que les priorités choisies sont plus représentatives de ce que Kitcher nomme « la diversité des perspectives humaines » (elle assure que la voix des patients est non seulement entendue, mais qu’on en tient compte). Comme l’écrivait Rachel Cooper, ce type de procédure permet de surmonter l’ignorance épistémique de la recherche à l’égard des patients, c’est-à-dire qu’elle permet d’entendre et de tenir compte de la voix des patients au sujet des questions qui les intéressent :

En santé mentale, les groupes de patients demandent régulièrement de la recherche sur des sujets qui ne sont pas considérés comme des priorités par l’industrie ou les organismes subventionnaires […] [Par exemple], dans les essais cliniques, les études financées par les compagnies examinent généralement si un médicament réduit les symptômes moyens dans un groupe de patients sur une petite période. Des questions en lien avec l’utilisation du médicament qui sont importantes pour les patients, mais qui n’ont pas d’intérêt commercial, tendent à ne pas être étudiées. Par exemple, même si un médicament produit des bienfaits chez la plupart de ceux qui le prennent, un patient peut se poser la question de savoir si ce médicament produira un bienfait dans son cas particulier. Les patients pourraient également vouloir eux-mêmes étudier les effets de l’utilisation à long terme, ou si celle-ci produit des effets secondaires.[86]

Dans son livre sur l’hésitation vaccinale, Goldenberg[87] notait que le fait que la recherche ne considérait pas les questions que les patients ou les utilisateurs se posent (ou qu’elle ne les considérait pas suffisamment importantes pour être étudiées) avait un impact sur les décisions de se faire vacciner ou non. En effet, l’évaluation des risques des vaccins étant souvent faite en termes populationnels (exprimée par exemple en disant qu’il y a un risque de 1 sur 1 000 000 de certaines complications). Dans ce contexte, plusieurs des questions que se posent les parents ou les femmes enceintes restent entières : le vaccin sera-t-il bon pour mon enfant ? Est-ce que ce risque, même minime, en est un que je veux faire subir à mon enfant, lui qui a de fortes réactions allergiques ? Si la science ne traite pas ces questions, elle risque de faire diminuer le taux d’adhésion aux mesures vaccinales, note Goldenberg. On peut penser que quelque chose de similaire pourrait se passer dans le cas de la psychiatrie. À trop ignorer les questions que se posent les patients et les consommateurs des systèmes de santé mentale, mais aussi leurs demandes, le degré de confiance envers celui-ci et les traitements qu’ils prodiguent pourrait diminuer. En ce sens, parce qu’il possède un mécanisme assurant que la voix des patients et des autres parties prenantes soit clairement entendue, l’avantage va au ROAMER.

6. Conclusion

Je me suis livré dans les pages qui précèdent à une forme d’épistémologie sociale comparée. Plus précisément, j’ai comparé deux manières d’établir les priorités de recherche en santé mentale. J’ai dû, pour ce faire, décrire les mécanismes utilisés par chacune des institutions (question descriptive), comparer les résultats de chacune en expliquant la source de leurs différences (question comparative), puis évaluer ceux-ci (question évaluative). Il me reste donc une dernière question à traiter, la question « améliorative ».

J’ai conclu la dernière section en décrivant de quelle façon le ROAMER avait pu surmonter le problème de l’ignorance épistémique concernant le point de vue des patients (et des autres parties prenantes) dont souffre de façon chronique la recherche sur la santé mentale. Je considère ceci comme une vertu épistémique des mécanismes de fixation des priorités du ROAMER. La façon de faire de ce dernier semble permettre à un plus grand nombre de représentants de patients de s’exprimer sur les priorités de la recherche que la simple inclusion d’un ou deux représentants d’une association nationale de patients dans un comité consultatif, comme c’est le cas pour le NIH ou la consultation d’un seul groupe de patients, comme le fait le NIMH. Pour mémoire, Harold Varmus, le patron du NIH qui a mis en place le « Council of Public Representatives » à l’époque, ne voulait pas avoir affaire à l’équivalent des Nations Unies avec un représentant pour chaque groupe de constituants. « Un tel groupe » croyait-il, « serait trop grand, trop lourd, et franchement, trop provincial. »[88] Mechanic faisait un constat similaire concernant les groupes de patients alors qu’il commentait le développement du NIHM :

Les constituants de la santé mentale sont stratifiés selon diverses dimensions définies par le type de maladie, le groupe d’âge, l’accent mis sur le traitement par rapport à la prévention et le soutien à certains types d’établissements […] Une tension majeure découle des perspectives concurrentes de la National Mental Health Association (NMHA) [un groupe de patients], qui plaide en faveur d’un vaste programme en matière de santé mentale (qui comprend à la fois des services de prévention et de traitement), et de la National Alliance for the Mentally Ill (NAMI), qui préfère que le soutien soit canalisé vers les personnes gravement malades de façon chronique et qui est sceptique quant aux services de prévention […].[89]

Mechanic n’était cependant pas aussi pessimiste que Varmus, pensant que malgré les différences, il était possible de s’entendre sur des valeurs ou des buts communs. Le ROAMER montre qu’en effet cela est possible et il a mis sur pied une méthode pour faire émerger un ensemble de préoccupations partagées par de nombreux patients et de tenir compte de celles-ci lors du choix des priorités. À l’avenir, de telles façons de faire pourraient donc être implantées de façon plus systématique.[90]

Il faut cependant être conscient que les façons actuelles d’inclure les patients ne sont pas parfaites. Par exemple, le ROAMER a inclus les patients dans un groupe plus vaste (les parties prenantes) dont tous les membres ne partagent pas la même vision sur ce qu’il faut prioriser. Il conviendrait peut-être de fractionner le groupe des parties prenantes pour que la voix des patients soit mieux entendue et que ces différents groupes puissent tenter d’arriver à un compromis sur les priorités (dans le ROAMER, les déterminations des priorités des parties prenantes sont le produit d’une agrégation des résultats de sondages plutôt que d’un compromis produit par l’utilisation de la méthode de Delphes). Bien sûr, cette solution n’est pas non plus parfaite, puisque les groupes de patients n’ont pas tous les mêmes intérêts,[91] mais ce serait un pas dans la bonne direction.

Une autre amélioration pourrait consister à insister sur la recherche participative en ne finançant que ce type de recherche ou en le priorisant dans une certaine mesure. La recherche participative se décline de plusieurs façons (voir Wykes),[92] mais dans ses formes les plus pertinentes pour ce qui nous concerne ici, elle engage les utilisateurs des soins (patients, survivants, familles, etc.) dans la détermination des questions de recherche, dans l’établissement des outils de mesure, et même dans le devis et la réalisation des expériences. Bien qu’il ne soit pas toujours évident d’inclure les patients dans certaines entreprises (en recherche fondamentale) et qu’il existe certaines résistances du milieu de la recherche envers ce type d’étude, plusieurs exemples montrent que, la plupart du temps, elle ne nuit pas au travail,[93] mais qu’au contraire elle ouvre la recherche à de nouvelles perspectives et fait avancer la science en plus d’augmenter sa pertinence sociale.