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L’ouvrage Sagesse cumulative et idéal démocratique chez Aristote[1] propose un éclairage à certains égards nouveau sur la pensée politique du Stagirite, une pensée dont il faut rappeler qu’elle constitue encore aujourd’hui l’une des références majeures en philosophie politique. Voici deux remarques préliminaires avant d’en venir à l’exposé synthétique du contenu du livre :

1. Il est bien entendu qu’Aristote n’a pas écrit, comme s’il s’agissait d’une oeuvre planifiée, un traité de philosophie politique, à savoir celui que nous lisons aujourd’hui, car le traité des Politiques que nous possédons est en réalité composé de huit Livres entre lesquels les liens mutuels sont loin d’être manifestes. La place notamment des Livres VII et VIII par rapport à l’ensemble demeure très débattue, et j’ai défendu après d’autres l’idée qu’ils représentaient des vues anciennes, platoniciennes pour être clair, sur la cité. Personnellement, je pense qu’ils remontent à une période au minimum antérieure à la rédaction du Livre III. Après le Livre I (introductif), le Livre II (doxographique), le Livre III (théorique, c’est-à-dire abordant sur le plan des principes généraux les notions de cité, de citoyenneté, et les différentes formes de régimes possibles), se lit la trilogie des Livres IV, V, VI, des exposés dits « réalistes » qui, de l’avis quasi unanime des spécialistes, forment un tout relativement homogène. D’où la série : I ; II (VII et VIII, intercalation ou rédaction séparée ?) ; III ; IV, V, VI. Mis dans cet ordre, les développements du Livre III concernant la sagesse cumulative (chapitre 11 surtout, mais pas seulement) trouvent un aboutissement conséquent dans la défense de la politie (mélange d’oligarchie et de démocratie avec prépondérance accordée à l’élément démocratique), à savoir la nouvelle constitution excellente (aristè politeia) aux yeux d’Aristote, remplaçant à ce titre la royauté ou l’aristocratie privilégiée auparavant par Platon et d’autres.

2. Il est bien entendu, par ailleurs, que la disparité des points de vue entretenus par Aristote dans l’ensemble de ce traité et dans d’autres de ses écrits sur la valeur respective des différents régimes politiques rend extrêmement difficile la reconnaissance chez lui d’une prédilection nette accordée à un régime particulier. Une constitution est à ses yeux bonne dès lors qu’elle vise le bien de toute la cité et qu’en même temps, elle s’avère adaptée aux circonstances données et au type de peuple auquel elle s’adresse, ce qui évidemment qualifie plusieurs d’entre elles (royauté, aristocratie, politie). Néanmoins, « à défaut d’être un démocrate acharné ou toujours constant » (p. 5), il est clair que le Stagirite développe avec force au Livre III une argumentation en faveur de la sagesse collective, à savoir l’idée d’une sagesse cumulative ou sommative (Summierungstheorie) qui accorde au peuple — ou du moins à certains peuples —, la capacité collective, après délibération, de juger avec pertinence et efficacité des affaires de la cité, cette capacité pouvant même dépasser à l’occasion le savoir des experts, une thèse d’orientation démocratique claire et par ailleurs en phase avec les exposés subséquents concernant les atouts d’un gouvernement de la classe moyenne et les bienfaits d’une démocratie modérée, à savoir d’une politie. Cela étant dit, d’autres formes de gouvernement lui paraissent par moments encore et toujours légitimes (en vrai, il n’en exclut quasiment aucune), et il n’y a rien d’étonnant à ce que certains commentateurs, privilégiant plutôt d’autres passages du traité pris globalement (y compris bien sûr les Livres VII et VIII), aient pu être conduits à lui prêter d’autres inclinaisons que celle démocratique au sens large. Néanmoins, le parcours que j’ai décrit allant du sommet atteint en III, 11 au nouveau sommet conquis en IV, 11-13, paraît non seulement défendable mais en vérité clairement supérieur à tout autre, car enfin, c’est bien ce gouvernement de la classe moyenne et lui seul, cette démocratie assortie d’éléments oligarchiques si l’on préfère, bref cette politie et nulle autre qui se voit consacrée constitution excellente pour l’immense majorité des cités (1295 b 28 ; 35 ; 1296 b 2 ; 1297 b 33), Aristote se référant alors à « une vie que la plupart des gens soient capables de mener en commun et à une constitution que la plupart des cités puissent adopter » (1295 a 29-31), une sorte de révolution par rapport à Platon, mais une révolution, comme on y a insisté, mesurée, modérée, bref tranquille.

À la suite d’un premier chapitre introductif attirant l’attention sur la spécificité de l’approche choisie pour aborder la pensée politique d’Aristote, soit l’argument cumulatif de III, 11, 1281 a 40-1282 b 1, le second chapitre de l’ouvrage (« Le projet politique d’Aristote, ou comment s’arracher à l’orbite platonicienne ?  ») aborde la question centrale de l’opposition du Stagirite à Platon.

Dès les premières lignes de son essai, Aristote marque sa différence fondamentale avec le point de vue platonicien en posant que la communauté politique se distingue spécifiquement ou par l’espèce (eidei) des autres communautés (une cité n’est pas simplement une grosse famille), dans la mesure où la cité est par définition le lieu d’un partage égal du pouvoir, là où l’on est « à tour de rôle gouvernant et gouverné ». L’idée du « à tour de rôle » (kata meros ou en merei ou ana meros, 22 occurrences de ces trois formules dans le texte) constitue un véritable leitmotiv du traité aristotélicien, car elle garantit l’échange des fonctions et ainsi la participation de tous aux affaires de la cité. C’est ce qu’exige une cité formée de gens « libres et égaux (eleutherois kai isois) » (1261 a 32), et c’est en ce sens qu’Aristote peut parler de la permutation réciproque des fonctions comme d’une sorte de devenir autre social : « Alors, les uns gouvernent et les autres sont gouvernés chacun à tour de rôle, comme s’ils étaient devenus autres » (1261 b 4-5). Bref, la diversification civique dépend de la différenciation dynamique des fonctions, une différenciation qui n’a pas cours chez Platon, qui plaide au contraire pour l’exclusivité fonctionnelle (en grec, l’oikeiopragia, un terme d’ailleurs forgé par lui), le « à chacun sa tâche propre » faisant en sorte que celui qui est appelé à commander commandera et sera seul à commander, même chose pour celui appelé à cultiver, à commercer ou à guerroyer. C’est d’ailleurs sur cette base qu’Aristote incrimine la trop grande unité de la cité recherchée par Platon, une idée ruineuse, car l’unité ne représente pas le bien suprême, mais s’avère destructrice de la cité, laquelle constitue naturellement une multiplicité (plèthos), soit un regroupement de gens différenciés. Aristote récuse donc le fondement même de l’approche platonicienne : la thèse est indéfendable, « je veux parler, argue-t-il, du fait que ce qu’il y a de meilleur, c’est que la cité soit une, le plus possible : car c’est cette hypothèse que Socrate prend pour base » (1261 a 15-16). Or de cette unicité excessive ou mal comprise découle l’essentiel des propositions politiques platoniciennes : le communisme des femmes, des enfants et des biens, le pouvoir réservé à une élite seule habilitée à statuer sur les affaires de la cité, l’eugénisme revendiqué et le reste. Pour finir, raisonne Aristote, on aboutit de la sorte à deux cités en une, formée de deux groupes hétéroclites et hostiles l’un à l’autre (voir II, 5, 1264 a 24-25).

L’on aura compris ainsi l’importance stratégique de cette remise en cause des prémisses platoniciennes, dont j’entreprends de tirer toutes les conséquences au chapitre 3 (« L’efficacité démocratique : intelligence collective et théorie cumulative »). En défendant le principe de l’alternance des charges, Aristote s’acheminait tout naturellement vers sa propre conception de la citoyenneté, puisqu’au Livre III, il définit lui-même le citoyen de la manière suivante : « de celui qui a la possibilité de participer au pouvoir délibératif ou judiciaire, nous disons qu’il est de fait citoyen de cette cité, et nous appelons, en bref, cité l’ensemble des gens de cette sorte quand il est suffisant pour vivre en autarcie » (1275 b 19-21). En d’autres termes, la cité implique le regroupement de gens de cette sorte, à savoir de citoyens entre lesquels l’alternance des charges a effectivement cours, sans quoi la possibilité de la participation mentionnée ne serait aucunement satisfaite dans les faits. Or on comprend tout de suite que cette définition de la citoyenneté universelle, et qui convient donc en principe à toute cité, correspond au plus haut point à la cité démocratique, puisque c’est dans un régime de ce type que l’alternance pratiquée est la plus généralisée, comme le reconnaît Aristote lui-même : « C’est pourquoi le citoyen tel que nous l’avons défini existe surtout en démocratie ; dans les autres régimes, il peut aussi se rencontrer, mais pas nécessairement » (1275 b 5-7).

Ces données sont déterminantes et ont orienté toute la suite de l’enquête menée. Car enfin, qu’est-ce que l’argument cumulatif de III, 11, si ce n’est la défense d’une pratique effective du pouvoir partagé par les citoyens ? Or, n’est pas moins magistrat pour Aristote celui qui remplit le rôle de juge que celui qui est membre de l’Assemblée (1275 a 26), et ce sont même, nous dit-il, les membres de l’Assemblée que l’on peut considérer comme les plus puissants des magistrats (1275 a 28-29). Si tel est le cas, n’est-il pas logique qu’Aristote fasse état des avantages épistémologiques et pratiques de l’exercice délibératif qui a cours dans de telles assemblées, là où justement les citoyens se révèlent pleinement citoyens, et n’est-il pas logique aussi qu’il se porte ensuite à la défense d’un régime constitutionnel qui laisse place à de tels éléments ?

Une analyse attentive des arguments de III, 11, auxquels font d’ailleurs écho d’autres passages dans le traité, révèle que la délibération commune comporte de multiples atouts et que ses impacts sont divers puisqu’elle agit sur la vertu, l’intelligence pratique, les dispositions éthiques et l’intelligence : « étant plusieurs, chacun possède une part (morion) de vertu (aretês), de même que d’intelligence pratique (phronêseôs), et une fois rassemblés, de même que la masse devient un seul homme avec de multiples pieds, de multiples mains et plusieurs organes de sens, de même en est-il aussi pour les caractères éthiques (êthê) et l’intelligence (dianoian) » (1281 b 4-7). Contre le savoir du spécialiste à proprement parler, Aristote fait valoir l’apport possible de l’homme cultivé ou encore le jugement de l’usager, et il remarque au surplus que l’avoir de la masse excède même celui des riches. Mis ensemble, du moins dans le cas de certains peuples, les citoyens « s’avéreront ou meilleurs juges ou pas plus mauvais » (1282 a 17), c’est-à-dire ou égaux ou supérieurs aux spécialistes, ce qui consacre une fois pour toutes la supériorité possible du procédé cumulatif.

Fort de cet argument, Aristote aurait pu en conclure que c’est la multitude qui devrait décider de tout et s’occuper elle-même de tout, mais demeurant prudent, telle n’est pas la conclusion qu’il tire, soulignant plutôt qu’elle doit veiller « aux élections des magistrats et aux redditions de comptes », c’est-à-dire recourir aux gens compétents, aux meilleurs, tout en les gardant sous contrôle. Les individus ordinaires ne doivent pas « gouverner individuellement » (1281 b 34), mais il est patent qu’« une fois rassemblés (sunelthontes), ils détiennent une perception (aisthèsin) suffisante des choses, et mélangés avec les meilleurs, qu’ils sont utiles aux cités » (1281 b 35-36). Or cette situation où la multitude participe aux affaires en conjonction avec une certaine élite qui y apporte son expertise, ce mélange de la masse indifférenciée avec les meilleurs, nous reconduit tout naturellement aux développements des Livres IV à VI où les différents mélanges possibles de gouvernements se trouvent savamment examinés.

Le chapitre 4 de l’ouvrage (« La constitution excellente selon Aristote : la politie ») se penche donc sur les différents types de mélanges décrits par le Stagirite et établit le lien pour ainsi dire naturel entre les avancées de III, 11 (on ne parlait jamais alors de politie à proprement parler) et le nouveau régime idéal, idéal au sens pratique du terme, idéal en même temps que réalisable : la politie. J’ai fait observer qu’Aristote ici avance pas à pas et semble à la recherche d’une solution qu’il ne détient pas encore, laquelle va passer par l’abandon de la topique classique des six régimes. À la suite de plusieurs tentatives de reclassifications des constitutions, Aristote entreprend de montrer en IV, 11 que c’est bien la politie, qu’on traduit parfois par gouvernement constitutionnel, qui forme désormais l’aristè politeia, la constitution excellente. Or Aristote prend soin de noter que « la politie, pour parler schématiquement, est un mélange d’oligarchie et de démocratie. Mais on a l’habitude, précise-t-il, d’appeler politie les formes de mélanges qui penchent vers la démocratie, et plutôt aristocratiques celles qui penchent vers l’oligarchie » (1293 b 33-37), tant et si bien que l’on se retrouve, avec la politie, en présence d’une démocratie mâtinée d’éléments oligarchiques, une démocratie modérée correspondant d’ailleurs aux démocraties d’autrefois, puisque, comme Aristote le souligne, « ce que nous appelons aujourd’hui des polities s’appelait auparavant des démocraties » (1297 b 24-25). Le Livre VI, qui associe avec brio liberté et alternance des charges (« l’une des formes de la liberté, y lit-on, c’est d’être tout à tour gouverné et gouvernant » [2, 1317 b 2-3]), ne dit pas autre chose, en insistant sur la variété possible des régimes démocratiques, lesquels admettent soit une définition stricte (« gouvernement de chacun par tous et de tous par chacun » 1317 b 19-20), soit introduisent des critères différenciés de type oligarchique (« tirage au sort des magistratures, soit de toutes, soit de toutes celles qui ne demandent ni expérience ni savoir ; magistratures ne dépendant d’aucun cens ou d’un cens très petit » [1317 b 20-23] ; autre exemple : « souveraineté de l’assemblée dans tous les domaines ou dans les plus importants, aucune magistrature ne l’emportant en aucun domaine, ou seulement en très peu de domaines » [1317 b 28 ss, selon Newman]).

Ce point est crucial et résout une difficulté qui paraissait à plusieurs insurmontable, à savoir comment expliquer que la définition du citoyen soit chez lui d’orientation résolument démocratique et qu’il puisse par ailleurs tenir les gouvernements démocratiques pour épouvantables. Faux paradoxe, en réalité, dès lors qu’on prend en considération la diversité des régimes démocratiques eux-mêmes, plusieurs d’entre eux rencontrant objectivement sa faveur. Très souvent, du reste, Aristote parle en bien non pas simplement des polities mais des démocraties elles-mêmes, comme s’il oubliait momentanément que le terme de démocratie — l’usage du terme est analysé dans mon ouvrage p. 176 ss — signifiait ailleurs un mauvais régime, glissement compréhensible quand on réalise que celles-là sont en définitive des variétés de celles-ci.

Bref, l’on découvre qu’il est possible, dans une certaine mesure, d’aligner les planètes, c’est-à-dire de faire correspondre sa préférence de régime avec sa conception du citoyen et plus largement, avec sa conception de la vie politique, rebelles on l’a vu au schéma platonicien. Un projet relativement cohérent se dégage dès lors de l’oeuvre que nous lisons, même si le groupe des Livres IVà VI relève à l’évidence d’une autre strate rédactionnelle que le Livre III lui-même. Comme je l’écrivais alors, « d’un Livre à l’autre, il est indéniable que non seulement le propos général se modifie, mais que souvent le lexique lui-même se transforme, tant et si bien qu’il est à l’occasion difficile de suivre le développement de l’argumentation entre les huit Livres que le traité totalise et même parfois à l’intérieur de certains Livres » (p. 240).

Ces points une fois établis, j’ai attiré l’attention (chapitre 5 : « La place des Livres VII et VIII dans le traité des Politiques ») sur l’écart doctrinal subsistant entre les Livres VII et VIII et la conception du meilleur régime défendu en IV, 11-13. Ce n’est pas seulement que le Livre VII commence par s’interroger sur la constitution excellente en ignorant superbement les développements qu’offre le bloc des Livres IV-VI sur le sujet (voir p. 265), c’est aussi qu’il exclut de la participation à la vie politique la classe des artisans, des marchands et plus encore des paysans (voir 1328 b 39-1329 a 2), à la base pourtant de la meilleure démocratie dans les Livres antérieurs, et de là, comme je l’ai suggéré, « la rupture qu’introduit le Livre VII par rapport aux Livres III à VI s’il vient après eux, ou l’écart qui le sépare de ceux-ci s’il les précède, cette dernière hypothèse s’avérant de fait la plus convaincante ». (p. 256)

Quoi qu’il en soit de toutes ces difficultés, les percées réalisées par Aristote sur le plan de la réflexion politique se révèlent indubitablement majeures dans cet écrit, qu’il s’agisse de sa défense de l’approche cumulative en politique qui redonne de la dignité à une large partie des citoyens, ou de sa promotion originale de la classe moyenne, deux éléments que l’on peut qualifier de révolutionnaires et dont la postérité a tiré dans le passé, et tire encore aujourd’hui, un très large profit.