Parmi les nombreux aspects de l’ouvrage de Jean-Marc Narbonne qui retiendront l’attention des théoricien·nes de la démocratie qui, comme moi, ne sont pas spécialistes d’Aristote, le lien qu’il établit entre la question de la multiplicité ou de la diversité dans la cité (diversité des fonctions, des talents, des vertus) et la justification de son mode d’organisation démocratique m’est apparu particulièrement stimulant. En effet, une cité organisée démocratiquement recourt non seulement à la rotation des charges, mais aussi à une forme de décision politique par sommation des opinions diverses de la masse, décrite par Aristote dans les Politiques, III, 11. C’est principalement sur l’analyse que propose Jean-Marc Narbonne de ce chapitre que je souhaite m’arrêter, pour discuter deux points : le rôle des experts dans la cité démocratique, d’abord ; l’intervention de la délibération dans le processus de sommation, ensuite. Une des thèses centrales du livre de J.-M. Narbonne est celle de l’illégitimité des prétendants au pouvoir ou des critères du pouvoir. Cette thèse ouvre quasiment l’ouvrage : « Toutes les formes de pouvoir s’avèrent d’un certain point de vue illégitimes » (p. 1). Elle est ensuite précisée dans le chapitre consacré à l’interprétation des Politiques, III, 11 : « aucun des prétendants au pouvoir n’est en soi légitime à gouverner puisqu’aucun critère, aucune norme, mesure ou règle en vertu de quoi on devrait réclamer pour soi-même le pouvoir, n’est en soi légitime ou correct » (p. 105). C’est sur cette question du titre à gouverner, et en particulier de l’expertise comme titre à gouverner dans les Politiques, que je vais d’abord me concentrer. Dans la restitution que J.-M. Narbonne en propose, le désaccord entre Aristote et Platon sur ce qui constitue un titre à gouverner trouve un fort écho dans les discussions qui agitent aujourd’hui la théorie démocratique à propos de l’épistocratie, ou gouvernement des expert·es. Plus précisément, certains éléments de la critique aristotélicienne du philosophe-roi recoupent une des réfutations contemporaines de l’épistocratie. Les théoricien·nes de la démocratie poursuivent généralement deux types de stratégie pour réfuter la prétention du savoir au pouvoir politique. La première, entre autres développée par Jeremy Waldron, Laura Valentini et Julian Reiss, est la plus commune. Elle consiste à affirmer que l’expertise politique est toujours contestable. En raison de la complexité des questions sociales et politiques en jeu, de l’intrication des jugements de valeur et de fait quand il s’agit de réfléchir à ces questions, de l’impossibilité enfin d’ordonner les valeurs en conflit d’une façon qui reflète un ordre objectif ou sur lequel on puisse s’accorder, il est toujours raisonnablement possible de s’opposer à une proposition politique, qu’elle émane d’un quidam ou d’un·e expert·e. La seconde stratégie insiste plutôt sur le fait que, quand bien même l’expertise politique de certain·es serait incontestable, cela ne leur donne pas le droit de gouverner les autres. Il y a quelque chose d’inacceptable, d’injustifiable, dans cette soumission a priori au pouvoir politique d’une personne, même plus experte ou sage que les autres. C’est la stratégie poursuivie par David Estlund, qui montre que l’expertise politique ne constitue pas un titre à gouverner parce qu’il n’est pas généralement acceptable que les expert·es gouvernent (de façon automatique et permanente) ; cela reviendrait à exercer une domination sur les autres. L’adéquation ou l’exactitude n’est pas la légitimité : Il se trouve donc deux raisons possibles pour lesquelles l’expertise ne constitue pas un titre recevable à gouverner. Ou bien elle n’est pas reconnaissable par tou·tes, et n’est donc pas admissible comme une raison qui obligerait chacun·e ; ou bien, en principe, l’expertise n’est pas un fondement légitime de l’autorité politique. Selon …
Démocratie, expertise et délibérationAutour de Jean-Marc Narbonne, Sagesse cumulative et idéal démocratique chez Aristote[Notice]
…plus d’informations
Juliette Roussin
Professeure adjointe, philosophie politique, Université Laval