L’étude des textes d’Emmanuel Levinas marque un moment dans l’itinéraire de pensée de Miguel Abensour. La plupart des douze textes rassemblés dans le recueil posthume Levinas datent d’une période s’étendant de 1996 à 2005, avec en moyenne un texte ou une conférence par année, bien que des textes aient aussi été publiés en 1988 et 2008. Plusieurs de ces textes étaient toutefois demeurés inédits, comme le signe, peut-être, d’un rapport de grande proximité, d’une pensée qui se nourrit d’une autre suivant ses propres projets, qui emprunte et remet à l’usage autrement. Dans des livres d’entretiens qui permirent à Abensour de résumer son parcours philosophique, le rapport à Levinas est sans cesse discuté, mais jamais défini ou expliqué, comme s’il se refusait à dater, à expliciter la rencontre, pour plutôt la maintenir sans cesse vivante, sans cesse nouvelle. C’est à partir de l’utopie qu’Abensour rencontra la pensée de Levinas, du fait de ses textes sur Martin Buber et Ernst Bloch — du moins nous le laisse-t-il entendre. Ce fut ensuite Jacques Rolland qui, en 1986, l’invita à présenter la communication « Penser l’utopie autrement ». Texte qui lui valut peut-être que Levinas exige qu’Abensour le présente à un colloque de 1987 sur Heidegger, présentation reprise sous le titre « Rencontre, silence », dans ce volume. Abensour se place par ailleurs implicitement parmi ceux de la génération de 1968 qui se sont tournés vers l’oeuvre de Levinas afin de penser l’émancipation comme arrachement au déterminisme économique, la liberté dans ses difficultés, la désaliénation de l’aliénation que fut le stalinisme, mais également afin de maintenir la force de leur révolte contre l’injustice et le refus de toute institution de la justice. Son étude des textes de Levinas tient surtout à une attention donnée aux éléments politiques de son oeuvre, à un moment où elle était surtout vue comme ouvrant à la seule question éthique. Ainsi, explique Abensour, lors de sa lecture de la critique de l’hitlérisme qu’émet Levinas en 1934 : Rappelons ceci pour rendre explicite la charge contenue dans ce passage : l’importance d’une telle critique de l’hitlérisme tient en grande partie à l’insuffisance de la pensée soi-disant antitotalitaire de l’époque. Ajoutons que l’intérêt d’Abensour pour la philosophie de Levinas est peut-être dû en partie à l’idée de sortie que présente ce dernier. Alors que la perspective révolutionnaire se rétrécit à la fin des années 1980, Levinas offre à Abensour une alternative à la création et à la transformation (p. 66) : une évasion, un écart, qui ne sont ni iréniques ni quiétistes, qui n’évitent pas la situation actuelle ni de notre être actuel, mais plutôt une sortie de sa définition et de sa délimitation actuelles. Plutôt que de répondre aux limites de l’ordre établi en imaginant une autre société, un autre régime, à penser à partir d’autres limites, Levinas enjoint Abensour — et tous deux nous enjoignent — à trouver les lieux d’une expérience plus pleine de l’être, d’où peut survenir une sortie de l’être et de sa plénitude. L’être est écrasant, l’être est, si complètement qu’il ne peut laisser autre chose être. Abensour critique par conséquent les utopies programmatiques, qui ne peuvent offrir qu’un réaménagement de l’être, des limites à la vie sociale. D’où cette « révolte anti-ontologique » (p. 67) qui accorde un privilège à l’éthique, à la relation, à autrui. Elle est utopique en ce qu’elle opère une percée hors du réel, une trouée dans le réel, non pas vers un autre ordre, mais vers l’absence d’ordre. Un autrement que l’ordre qui n’est pas désordre, pour adopter la syntaxe d’Abensour. Il s’agira ici d’observer ce qu’un « …
Abensour et Levinas. Les conséquences politiques de la rencontre et de la proximitéÉtude critique de Levinas de Miguel Abensour[Notice]
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Jérôme Melançon
La Cité universitaire francophone, Université de Regina