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L’ouvrage s’adresse à la communauté savante, bien sûr, mais aussi à toute personne intéressée au phénomène populiste ou inquiète de la signification et des conséquences du populisme. France Giroux et André Mineau nous proposent dix essais autour du phénomène et autour des multiples manifestations du populisme, « un phénomène culturel et politique polysémique » très important de nos jours (p. 7). La variété des contributions permet de comprendre la nature éclatée du phénomène ; la lectrice ou le lecteur aura droit à quelques surprises. L’auteur de cette recension tient à dire ici son plaisir de retrouver plusieurs collègues et ami(e)s.

André Mineau ouvre le bal avec une présentation du populisme dans l’histoire contemporaine. Il s’arrête en particulier à la conception du peuple dans l’Allemagne nazie (p. 15 ss.). Tout semble avoir commencé là. Le premier temps du nazisme a consisté surtout en un discours démagogique. Derrière ce discours, la vision nazie du peuple comme « la réalité ontologique suprême et le lieu de la valeur suprême » (ibid.). Mineau souligne que l’idéologie nazie opérait une nette distinction entre le peuple et la race. Il fallait se défaire de l’élite traditionnelle et la remplacer par une élite nouvelle, essentiellement issue de la classe moyenne et ayant fait la guerre, au sommet de laquelle trônerait un chef charismatique incarnant le peuple, ses valeurs et ses aspirations (p. 17). Cela aboutirait à « la renaissance de l’Allemagne, unie par Hitler » (ibid.).

Frédéric Boily poursuit en demandant si la vague populiste actuelle dénote un retour aux années 1930. La question se pose. Le populisme et le fascisme « sont pratiquement devenus des synonymes » (p. 19). Dans la première partie de son chapitre, Boily avance une première distinction. Il y aurait le populisme « qui évolue au sein de la démocratie » et le populisme antidémocratique (ibid.). Dans la deuxième partie de son chapitre, Boily aborde de front la question : assistons-nous à un retour aux années 1930 ? Boily ne voit pas de continuité historique entre cette époque et la nôtre (p. 22). Il s’agirait plutôt d’une récupération (p. 23). Au contraire du populisme actuel, qui entend ou prétend « corriger » le processus de la démocratie, le fascisme visait à l’abattre (ibid.). Dans la troisième partie de son chapitre, Boily trace les limites de la comparaison. Il y a des limites à la comparaison en ce sens que le passé peut éclairer le présent, mais il peut aussi l’obscurcir (p. 25). Quant à la possibilité de réelles similitudes, « les démocraties libérales d’aujourd’hui sont dans une phase d’épuisement », et de conclure Frédéric Boily : « C’est cette réflexion qu’il faut poursuivre pour comprendre la vague populiste » (p. 26 ; conclusion que nous espérons programmatique).

La contribution de Danièle Letocha porte sur ce qu’elle appelle « le moteur inavoué » du populisme, à savoir l’instrumentalisation du peuple. Elle aborde en particulier la question du populisme se réclamant de la gauche. Son interrogation, précise-t-elle, porte « plutôt sur l’épistémologie que sur l’histoire » (p. 28). En effet, on peut s’interroger sur la nature du populisme et sur qui peut ou a le droit de s’en réclamer. En particulier, l’interrogation menée dans ce chapitre s’articule autour du « populisme de gauche » posé et revendiqué par Chantal Mouffe. D’abord, à la première section : « quel peuple ? » (ibid.) Danièle Letocha identifie trois sens ou registres du concept de peuple : ethnique, juridique, politique. Mais ces catégories n’ont rien d’étanche, souligne-t-elle. Il s’agit plutôt d’aspects d’une même entité. Et la nation ? Cet ajout au concept de peuple remonte tout juste au xviiie siècle. Chantal Mouffe plaide pour un populisme de gauche. Mouffe pose que « nous serions entrés dans une ère postmarxiste et postdémocratique » (p. 34). Mouffe entend non pas « supprimer la démocratie, mais la radicaliser » (p. 35). Il s’agit alors, juge Danièle Letocha, d’une gauche amputée des valeurs de vérité, de justice et de liberté (ibid.). « Que signifie au juste cette volonté populiste d’écarter la rationalité du champ politique et de son intelligibilité ? C’est l’enjeu majeur de la culture occidentale qui s’en trouve banni : le champ cognitif de l’objectivité » (p. 36). Selon Letocha, le projet de définition du populisme de gauche de Chantal Mouffe a échoué (p. 37 ss.). Le populisme ne consiste pas en un style de communication, mais bien en une doctrine proposant des actions (p. 39).

Or, proposer des actions peut signifier s’impliquer dans une campagne, et France Giroux pose au chapitre suivant, le quatrième, la question de la rhétorique du candidat populiste. Au-delà des arguments de fait et des arguments théoriques ou de principe, on a recours à la rhétorique, historiquement définie comme l’art de la persuasion. D’entrée de jeu, France Giroux souligne bien que les partis et mouvements populistes ne recherchent pas le débat, disposant déjà de toutes les certitudes (p. 41). La forme moderne de la politique suscite de nombreux questionnements. Dans un premier temps, Giroux interroge l’essor du populisme. Les variétés de populisme et la polysémie du terme lui-même font qu’« il n’y a pas de modèle parfait de la parole du candidat populiste » (p. 44). Néanmoins, le discours électoral populiste présente ces deux caractéristiques : « l’anti-élitisme et l’appel aux affects » (ibid.). On reconnaît le candidat populiste à son hostilité envers la démocratie et envers la pluralité, ainsi qu’à sa pratique d’un « clientélisme de masse » (p. 54).

France Giroux poursuit sa réflexion sur le populisme au chapitre 5 de l’ouvrage. Elle nous rappelle d’entrée de jeu que le fondement de notre contrat social présent consiste bien en « [l]e dialogue entre les citoyens et la puissance publique » (p. 57). Or ce dialogue n’a plus lieu — ou si peu —, comme en témoigne l’essor du populisme dans toutes ses moutures. Il y a certes « une protestation contre l’instabilité économique » (ibid.), mais il en va de plus : « la protestation est davantage fréquente lorsque les gouvernements et les structures institutionnelles des démocraties n’écoutent pas les citoyens » en supposant même que les citoyens peuvent s’exprimer (p. 58). « Il n’y a pas de démocratie sans liberté de réunion » (ibid).

Le républicanisme et le populisme ont ceci en commun qu’ils se réclament tous deux du peuple. Cette proximité initiale fournit à Danic Parenteau, au sixième chapitre, le point de départ d’une « critique républicaine du populisme à travers la figure du peuple » (p. 75). Il aborde en particulier les notions de peuple, de souveraineté et d’exercice de cette souveraineté, le tout, souligne-t-il, à partir de la pratique républicaine et portant uniquement sur le populisme de droite (ibid.). En premier lieu, alors que le républicanisme dispose d’un « riche corpus théorique », le populisme de droite n’en a pas, ou si peu (p. 76). De plus, il faut voir dans le populisme « un mouvement de protestation » (ibid.) visant les supposées « élites » (un vocable, selon nous, qui rend l’image, mais non la réalité). En quoi consiste la critique républicaine du populisme ? Pour le républicanisme, « le peuple est certes titulaire de la souveraineté », mais cette souveraineté doit viser le bien commun (p. 80). Or ce bien commun, dans la pensée républicaine, « est toujours appréhendé comme le fruit de médiations institutionnelles entre le peuple et ses institutions politiques » (p. 81, souligné dans le texte). Souverain, certes, le peuple ne doit néanmoins pas chercher à contourner les institutions médiatrices de la société (ibid.). Selon le républicanisme, poursuit Parenteau, les institutions, dont l’État lui-même, existent précisément comme médiations servant à assurer les droits politiques.

Jocelyne Saint-Arnaud pose au septième chapitre un regard nettement autre sur la pandémie de COVID-19. Tout de cette pandémie a interpelé et la science, et la politique, les enjoignant, puis les contraignant à la fin à une cohabitation malaisée, au bas mot. Plutôt que dans un individu politiquement fort (bien détaillé dans les chapitres précédents), le populisme décrit par Saint-Arnaud s’incarne dans la Science. « Le populisme consiste ici à utiliser l’argument de la science pour faire changer les comportements en vue de la lutte contre un ennemi commun » (p. 83). Or les pouvoirs publics et les médias ont systématiquement diffusé des informations contradictoires. Cela a posé un problème. Il en allait de la véracité des données et de leur utilité/utilisation dans les prises de décision politiques. Saint-Arnaud décrit la méthode scientifique, telle qu’appliquée en l’occurrence au virus SRAS-CoV-2. Elle aborde ensuite la santé publique, « qui dicte des comportements préventifs » et qui travaille à partir de statistiques autour de virus déjà connus et cherche à déterminer les facteurs de risques. « La part d’incertitude dans ce domaine, reconnue par les chercheurs, incite à la prudence » (p. 89). S’ajoutent « la piètre qualité des méthodes d’analyse et les devis de recherche conçus à la hâte » en raison de l’urgence d’agir (ibid.). Ceci explique alors sans doute cela : l’évolution rapide des connaissances et des hypothèses ne pouvait aboutir qu’à des informations et des décisions contradictoires. Il faut souligner « l’écart entre, d’une part, les attentes de la population et des médias qui cherchent des certitudes pour justifier les changements de comportements demandés, et la santé publique, d’autre part, pour qui de telles certitudes n’existent pas » (p. 93). On a donc affaire, dans le cas de la santé publique et de ses recommandations, à une « zone d’incertitude relative » (p. 94). À la fin, « l’argument populiste de la science comme source de vérité intéresse davantage par ses failles que par ce qu’il apporte » (ibid. ; une idée à développer).

On pourrait penser du populisme qu’il s’agit d’un phénomène européen au départ, puis américain, plus récemment. Pierre Mouterde rebrasse au contraire les cartes dans sa présentation du populisme d’Amérique latine au chapitre 8. En effet, « pour beaucoup de sociologues ou de politicologues latinoaméricanistes, l’Amérique latine a été le berceau du populisme » ou en tout cas, la région où on le rencontre depuis le plus longtemps (p. 97). Mouterde rappelle le terrible héritage de la conquête européenne : la dislocation en de multiples pays, la violence des exactions, des sociétés très hiérarchisées et inégalitaires, la domination économique capitaliste (p. 98). On rencontre ainsi dans l’histoire de l’Amérique latine à la fois des revendications de démocratisation et des désirs d’indépendance. Or, les oligarchies locales dépendaient de leurs liens avec les pouvoirs au Nord (ibid.). D’où l’apparition de mouvements révolutionnaires de diverses moutures, se voulant réformistes et prônant l’indépendance nationale, mais s’alliant en même temps avec une partie des classes dominantes (ibid.). « Il s’agit donc d’un mouvement polyclassiste » réuni (et on voit là son caractère populiste) autour « d’une personnalité politique forte » (ibid.). Mouterde aborde ensuite les thèses de Laclau et Mouffe. Si le populisme tel que défini par Laclau et Mouffe peut expliquer l’apparition de mouvements de contestation, il ne laisse pas entrevoir comment une telle contestation peut aboutir à une refonte de la société et la remise en question du modèle économique dominant (p. 101). « Il ne s’agit donc pas, avec ce type de populisme, d’authentiques politiques d’émancipation populaire, mais d’un substitut à ces dernières » et le pouvoir continue d’échapper au peuple (p. 103). Lui succède alors un populisme de droite et « la mystification y est encore plus grande » (ibid.). Ainsi, « c’est sur fond d’une véritable crise de la représentation politique » que le populisme de droite a pu s’implanter et s’imposer (p. 104). Alors, selon Mouterde, il faudrait tout reprendre depuis le début et chercher à « comprendre les limitations et échecs du populisme de gauche » (ibid.).

À l’avant-dernier chapitre de l’ouvrage, Éric Martin présente le programme de Murray Bookchin, « un populisme non hiérarchique et non étatiste sous la forme du communalisme et du confédéralisme » (p. 105). Il y aurait, selon Bookchin, une gauche idéologique traditionnelle et une gauche populaire, auxquelles il faut maintenant ajouter une troisième gauche, celle des NMS, les « nouveaux mouvements sociaux » (p. 109). « La gauche idéologique semble cependant avoir de la difficulté à développer une réflexion stratégique capable de fédérer aussi bien la gauche populaire que cette nouvelle gauche dans un projet contre-hégémonique » (ibid.). Comment la gauche socialiste et anarchiste « peut-elle passer d’une “gauche idéologique” pour se faire mouvement populaire ? » (p. 110). Selon Bookchin, il s’agit de « s’intéresser à l’échelon local, prisé par les idéaux décentralisateurs du populisme agraire traditionnel ; ces idéaux traversent la psyché collective américaine », et il faut absolument en tenir compte pour éviter les culs-de-sac des partis et du parlementarisme (ibid.). À quoi devra ressembler cette « démocratie plus profonde et décentralisée » ? (ibid.) Selon Bookchin, « chaque localité doit déterminer la forme politique précise » de son fonctionnement (ibid.), mais pour éviter tout « localisme chauvin », ces assemblées « devront par la suite être confédérées au niveau régional et national » (p. 110 ss. ; s’inspire-t-il de Polányi ?). On en viendrait ainsi à « l’exercice d’une participation démocratique directe » (p. 111). Restera alors à « créer/raviver des institutions décentralisées, puis confédérées » (ibid.), que Bookchin appelle des « contre-institutions » (p. 112). Comment éviter toutefois le retour ou la reconduction de « formes d’une domination hiérarchique-autoritaire » ? (p. 113) Selon Bookchin, il s’agit d’adopter « un autre mode d’institutionnalisation sous la forme “d’associations confédérales” » (ibid.).

Jean-Claude Simard clôt l’ouvrage par sa présentation du phénomène entretemps connu sous le vocable de « mystère Québec ». Il s’agit d’« un secteur géographique plus conservateur, siège d’événements politiques et de pratiques électorales uniques » (p. 115). Cette zone déborde la Capitale nationale et s’étend aux quatre points cardinaux. Suivant Dalie Giroux, Simard l’appelle la « croix bleue du Saint-Laurent » (ibid.). Pour tout dire, « on se trouve devant un comportement électoral unique au Québec, qui appelle une analyse approfondie » (p. 116). En raison de « la persistance et [de] l’extension du phénomène ([…] seule une approche à la fois plurielle et incarnée dans la longue durée pourra accoucher d’un véritable cadre théorique » (p. 118). Il propose cinq pistes de recherche « profondément enracinées dans le terreau historique de la ville de Québec et des régions limitrophes » (ibid.). La première piste consiste en la présence de militaires, d’abord français, puis britanniques. Les militaires « sont en général plus conservateurs que le reste de la population » (p. 119). La deuxième piste consiste en la présence d’anglophones à Québec. Leur présence et les conditions d’embauche dans l’administration de la colonie ont entraîné « un respect du pouvoir britannique, sinon une anglophilie » (ibid.). S’ajoute l’ultramontanisme au XIXe siècle. Le rôle de l’Église catholique fait également partie des pistes à poursuivre selon Jean-Claude Simard. D’une part, « durant l’histoire du Québec, les autorités ecclésiales ont régulièrement collaboré avec l’administration britannique » (p. 126). Puis, devant la menace américaine, la « reconnaissance officielle du catholicisme va fidéliser l’Église canadienne » (ibid.). Malgré la sécularisation croissante, « les autorités religieuses de la croix bleue sont sans doute demeurées les plus conservatrices de la province » (p. 127). La quatrième piste de recherche proposée par Simard concerne l’activité économique en Beauce et les liens avec Québec et avec l’outre-frontière, « un relais entre le nord-est des États-Unis et la grande agglomération de Québec » (p. 129). On peut voir dans la Beauce d’autre part « une extension vers le sud de la mentalité de Québec » (ibid.), mais il y a aussi l’individualisme et le dynamisme des Beaucerons. Et puis, l’éducation, cinquième piste. Les idées conservatrices, diffusées pendant plus d’un siècle, « ont évidemment eu un impact durable sur la population et sur les élites de la croix bleue » (p. 132). En quoi ces cinq facteurs se renforcent-ils ou s’influencent-ils mutuellement ? Il s’agit justement, selon Jean-Claude Simard dans sa conclusion qu’on peut souhaiter programmatique, d’en « analyser leurs combinaisons sur la longue durée » (p. 133). En somme, il s’agit de voir comment des institutions ont conjointement déterminé la vision du monde de toute une région. Nous relevons ici un particularisme. Le populisme décrit dans l’ouvrage repose sur une personne politiquement forte, cherche le changement et se dresse contre les élites et leurs institutions de domination. Dans le cas de la croix bleue du Saint-Laurent, les élites religieuses, politiques, économiques et intellectuelles semblent au contraire avoir tout bien en main ; le peuple suit, ne s’oppose à rien, sauf à ce qui vient d’ailleurs, surtout en ce qui a trait au changement. Aurions-nous affaire à un populisme achevé ?

Dans leur conclusion générale à cet ouvrage collectif important, André Mineau et France Giroux posent le populisme comme le symptôme de lacunes à reconnaître et à théoriser, dont, dans l’immédiat, l’actuelle pandémie covidienne et, plus largement, l’état du monde et en particulier de nos voisins immédiats, la circulation et la distribution de la richesse, le droit de regard des citoyennes et des citoyens et les institutions démocratiques elles-mêmes (p. 135). Conclusion que nous ne pouvons que souhaiter programmatique.