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À la faveur de travaux plus ou moins récents en écologie, en éthologie et en biologie, le vivant émerge comme une catégorie centrale dans les débats contemporains. L’ouvrage d’Andreas Weber peut se saisir comme une tentative de tirer les conséquences philosophiques et politiques d’un tel déplacement dans l’ordre des savoirs. Pour désigner ce projet philosophique, l’auteur a recours au terme d’origine anglophone d’Enlivenment, « c’est-à-dire le dépassement et la poursuite de l’Enlightenment » (p. 7), à savoir des traditionnelles Lumières du xviiie siècle. Le projet de Weber comporte ainsi deux versants, où il s’agit de prendre acte que la vitalité serait « l’élément de connexion essentiel du réel en train de se faire », elle est « intrinsèque à tous les processus sociaux et biologiques et au cosmos en tant que tout biogéochimique » (p. 13).

Cette ambition est motivée par la situation géohistorique contemporaine qu’il est désormais convenu de nommer « Anthropocène ». C’est avant tout pour Weber le signe d’une « impasse » (p. 27), non seulement crise du vivant lui-même que crise de la sensibilité au vivant. L’Anthropocène serait alors aussi une occasion de saisir à nouveaux frais les relations entre les êtres et les cycles terrestres, selon une perspective que l’auteur qualifie tout au long de l’ouvrage de « poétique » et d’« incarnée ». S’il nous faut, selon Weber, « reconnaître que nous sommes aujourd’hui de facto les jardiniers de la Terre », ce jardinage ne correspond pas à un projet de maîtrise, mais à un objectif de promotion — voire d’amélioration — de la vie, condition partagée des vivants et, partant, du monde lui-même (p. 207).

Après un premier chapitre qui introduit les grandes lignes du projet philosophique de l’auteur, le chapitre 2 s’emploie à désactiver les grands récits néodarwiniens et néolibéraux, véritables moules de « la métaphysique profonde de notre temps » (p. 67). La thèse centrale de Weber est que la vie même y est ignorée, niée, dans la mesure où les notions de concurrence et de sélection, opérant dans des modèles physicistes de l’économie, occultent les nombreuses interdépendances, les relations de soutien mutuel et les communs dans le domaine du vivant (p. 70-73). La vie elle-même réfuterait les concepts cardinaux du libéralisme économique : efficacité, croissance, compétition, rareté, etc. (p. 89). Tout cela s’articule à une critique du capitalisme comme processus fondamentalement prédateur de la créativité propre à la vie, y compris des cultures humaines, en réduisant le « don de la vie à une simple richesse monétaire au seul bénéfice d’un seul petit groupe de personnes aux commandes » (p. 83).

Par la suite, Weber entreprend rien de moins que de refonder les principes économiques, politiques, épistémiques et culturels communs. Le chapitre 3 ouvre la voie en introduisant les grandes notions sur lesquelles il échafaude son édifice. L’enjeu est de saisir les conséquences les plus fondamentales du tournant non mécaniste en biologie, en faisant appel à une foule d’apports plus ou moins récents. On peut déceler trois plans sur lesquels Weber opère. Tout d’abord la subjectivité : l’être biologique n’est pas une machine génétique, mais un site d’autopoïèse, c’est-à-dire un être qui possède « un soi incarné » se produisant lui-même et qui, de ce fait, tend nécessairement à développer « des intérêts, un point de vue, et donc, de la subjectivité » (p. 99). Deuxièmement, sur le plan des relations, Weber souligne qu’il n’y a pas de soi sans autre, que toute existence vivante est toujours déjà tributaire d’un réseau de relations qui la dépasse, et que ceci vaut jusqu’à l’échelle de la biosphère (p. 102). Enfin, s’agissant de la refonde épistémique, Weber envisage de compléter l’objectivité empirique des sciences contemporaines par une « subjectivité empirique » tenant compte des manières dont les êtres vivants instituent des valeurs à partir de leur corps. L’empathie, la moralité, la vulnérabilité sont autant de dimensions qu’il faut, selon l’auteur, réinsérer dans nos manières de connaître et de dire vrai (p. 104).

Weber se défend d’appliquer de nouvelles lois de la nature aux domaines traditionnellement réservés aux humains (principalement l’économie et la culture). Son but est bien plutôt de saisir en quoi le vivant, tel qu’il fonctionne effectivement, appelle à d’autres manières de s’organiser et d’exister. D’où sa critique, dans le chapitre 4, de l’économie comme mode d’organisation foncièrement opposé à la vie, malgré son attachement à un prétendu « état de nature ». Ce dernier correspond bien plus à « un monde prodigue qui ne demande qu’à être plus vivant » : il nous faut nous départir de l’économie pour penser en termes de « fertilité », comme application d’un « art d’être un élément fécond d’un écosystème » (p. 113). Plus précisément, Weber énonce un nouveau critère à l’aune duquel nous pouvons retrouver un lien collectif au vivant : « seul un comportement qui assure la productivité de l’ensemble de l’écosystème sur le long terme et ne perturbe pas sa capacité à se reproduire peut survivre et se développer » (p. 119). Cependant, l’auteur prévient qu’il s’agit d’un « équilibre précaire » qui doit être « négocié à chaque instant » (p. 120).

Weber formule là les principes d’une nouvelle conception de la liberté, non plus comme arrachement, mais comme attachement, qu’il nomme « liberté par la nécessité ». Il y a liberté, car chaque individu interprète de manière créative et singulière ses conditions matérielles, qui, elles, sont imposées par la nécessité des choses (p. 128).

Comment dépasser le modèle du libre marché néodarwinien ? Quels sont les modèles d’organisation qui le permettraient ? Weber mobilise dans le chapitre 5 deux approches qui permettent de répondre à ces questions. En premier lieu, la réelle prise en charge de tout travail reproductif des communautés vivantes, comprenant non seulement les tâches domestiques, mais aussi le travail des forêts, des zones de pêches, du sol, etc. (p. 137). En second lieu, il convient de s’inspirer des communs coexistant déjà avec l’économie majoritairement capitaliste : Weber mobilise ici divers exemples, allant des licences libres aux monnaies locales en passant par le don du sang.

Ce qui importe à l’auteur, c’est de souligner que le souci de la matérialité et de la reproduction des communautés s’allie avec la recherche de « sens existentiel » : il s’agit d’une façon d’agir dans le monde qui se rapporte à l’acte de parage en commun, ou, comme l’auteur le nomme, de « commoning » : nous aurions là une voie capable de refonder les liens matériels et symboliques entre les vivants (p. 147-148). Tout cela n’est possible qu’en élargissant considérablement la définition des « besoins » : si, dans l’économie traditionnelle, il s’agit de besoins matériels ou de services, Weber soutient que nous devons reconnaître comme besoin la plus large part possible des dimensions de l’existence, allant de l’amitié à nos capacités d’opposition ou de coopération, en passant par la paix intérieure, la relation à la nature, l’autonomie, ou encore l’imagination.

Un autre enjeu important est celui de la connaissance. Certes, nous l’avons vu, Weber rappelle certains apports de la biologie contemporaine et essaie de refonder un projet d’émancipation à partir de ces derniers. Mais il s’agit également de se demander, dans le chapitre 6, comment nos manières de savoir peuvent à leur tour participer à ce projet d’émancipation. La proposition de l’auteur ne consiste guère à balayer d’un revers de main la rationalité scientifique en général, mais bien plutôt de compléter l’objectivité traditionnelle, vue comme impersonnelle et froide, par l’expression de notre condition d’êtres incarnés. Le problème du rapport au monde scientifique est, selon l’auteur, d’ignorer notre sensibilité et ainsi de refouler une partie de nous-mêmes engageant ainsi un rapport au monde toxique (p. 164). Or, dans la mesure où, selon l’auteur, le cosmos lui-même est vivant, cette condition partagée par tous les êtres devient « l’intuition la plus profonde de la nature de la réalité » (p. 165).

Weber oppose ainsi à l’objectivité des Lumières, une objectivité « poétique ». Cette dernière tire parti de notre capacité d’exprimer, de communiquer, de ressentir du fait même que nous sommes des êtres incarnés. Mais il ne s’agit pas d’un solipsisme. Certes le point de vue doit être singulier, mais ce dernier doit également être partagé en commun avec d’autres vivants (p. 171). La précaution avec laquelle Weber avance ici doit être soulignée, puisqu’il mentionne bien les dérives possibles d’une telle conception des savoirs. Le critère afin de s’en prémunir se trouve dans l’altérité même : « c’est l’épanouissement de l’autre qui fixe les limites de ce que je peux faire librement ». Ainsi, il ne s’agit jamais seulement de moi, mais de la « fertilité du tout auquel j’appartiens » (p. 185). Cet holisme ne suppose ni nostalgie ni rédemption, mais bien la négociation permanente de différences et de contractions inhérentes à la vie même (p. 184-186).

Pour Weber, il reste encore à concevoir une science capable de rendre compte de « la dimension intérieure des renards et des poissons, des rivières et des forêts, des océans et des rivages » (p. 172). Il y a là un appel explicite à un nouveau romantisme, courant de pensée qui s’était à l’origine attelé à tenir ensemble science et sensible afin de saisir au plus près les phénomènes. Or, selon l’auteur, les sciences contemporaines valident l’hypothèse initiale du romantisme selon laquelle les phénomènes de la vie, des processus et des êtres terrestres tels qu’ils apparaissent, recèlent les principes fondamentaux du cosmos (p. 182).

Pour finir, dans un septième chapitre, Weber tente de capturer ce que serait une culture du vivant à partir du concept de créolisation de Glissant. À rebours d’une écologie politique qui s’appuierait sur l’harmonie des êtres de nature, il s’agit de se placer du point de vue des écarts, des incompatibilités, des contradictions entre les êtres afin de penser une « biopoétique » (p. 195). C’est donc assumer de prendre part au monde à partir de sa finitude et fuir l’espérance d’une utopie, concept duquel Weber se distancie par ailleurs, se réclamant même « anti-utopique » : « La quête de l’Enlivenment n’est possible que si nous sommes conscients que nous ne remporterons jamais la “victoire” totale sur des conditions imparfaites, mais améliorables » (p. 199). Face à cette limitation nécessaire de l’existence incarnée, notre culture doit s’engager dans une « bravoure de l’être » (p. 205), intégrant l’intériorité et l’extériorité de l’existence dans un processus collectif qui ne cesse de faire faveur à la vie, comme cette altérité qui nous constitue et dont nous avons un besoin fondamental.

L’ouvrage de Weber part d’une intention louable. En effet, nous devons encore tirer de nombreuses conséquences philosophiques et épistémiques des apports récents en biologie et en écologie, et il s’agit d’un enjeu important de la pensée écologique aujourd’hui. Cependant, qu’on nous permette de souligner trois limites importantes à cet ouvrage. Tout d’abord, sur le plan de sa construction et de son écriture, Invitation au vivant comporte de nombreuses redondances et répétitions qui brouillent le développement général. Plutôt qu’une progression argumentée pas à pas, nous sommes confrontées à une série de thèses trop souvent peu argumentées et présentées de manière impressionniste plutôt que solidement construites.

Deuxièmement, le sous-titre de l’ouvrage, « Repenser les lumières à l’âge de l’Anthropocène », est en partie ambigu. En effet, à aucun moment l’auteur ne propose une analyse précise de la manière dont les Lumières ont effectivement été influencées par les savoirs de la vie, à leur époque. À ce titre, il est particulièrement dommageable que les Lumières ne soient pas réellement analysées, mais que certaines thèses soient seulement approximativement discutées afin d’en donner un portrait beaucoup trop monolithique. Par exemple, l’auteur aurait pu faire remarquer qu’au xviiie siècle, le renouvellement des savoirs du vivant alimente d’importantes controverses métaphysiques et politiques. On peut penser ici à l’oeuvre d’un Diderot ou d’un Maupertuis, qui, précisément, ont tenté de faire valoir une perspective matérialiste à partir des apports les plus récents de leur époque. Mentionnons un autre exemple significatif : Weber critique l’idée d’état de nature comme domaine de l’égoïsme et du conflit généralisé, soulignant qu’il s’agit en réalité d’« une projection des maux dont ils ont été témoins dans leurs propres sociétés très hiérarchisées » (p. 115). Or il s’agit précisément d’une critique que Rousseau adresse à Hobbes dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. Ainsi, l’ouvrage aurait grandement gagné à analyser plus finement et empiriquement notre héritage philosophique, tracer ses contradictions, pour ensuite analyser plus précisément la manière dont on peut penser l’émancipation à l’aune des nouveaux savoirs du vivant.

Enfin, troisième limitation importante, l’ouvrage reste peut-être trop élusif dans son articulation entre le savoir et l’agir. Comme nous l’avons souligné, Weber a le mérite de ne pas traduire directement des impératifs moraux ou des normes sociales à partir des sciences et de rester assez vigilant sur ce point. Cependant, l’auteur semble défendre la thèse que prendre au sérieux les nouvelles perspectives sur la vie, en insistant beaucoup plus sur la symbiose et la coopération, engendrerait un projet politique émancipateur. Devenant réflexifs quant à la vie, apparaissant enfin sous son véritable jour, nous aurions l’occasion inédite de devenir vertueux. Or, l’histoire des rapports en savoirs et pouvoirs nous rappelle qu’il n’y a là aucune nécessité : des systèmes de domination et d’exploitation peuvent en principe s’appuyer positivement sur ces nouveaux savoirs. Plutôt que de poser l’hypothèse que la tradition libérale aurait simplement niée le vivant, il eut été utile, voire nécessaire, là aussi, d’être beaucoup plus précis. Par exemple, en examinant la généalogie conjointe des savoirs de la vie et du discours économique dominant, et en essayant de montrer comment il peut y avoir un investissement positif des nouveaux savoirs, même en apparence plus sympathiques, par des logiques prédatrices.

Pour finir, l’ouvrage de Weber lance des pistes sans doute intéressantes et parfois stimulantes dans leur principe, mais peine à les articuler avec un contenu historique, scientifique ou conceptuel précis, prenant ainsi le risque de juxtaposer des mots d’ordre sans réelle force de conviction.