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La problématique de l’éthique de la croyance porte sur ce que nous avons le devoir de croire. Elle met en scène les rapports complexes que peuvent entretenir la raison théorique, qui porte sur les croyances, et la raison pratique, qui porte sur les actions. Il y a des normes épistémiques pour la première et des normes de raison pratique pour les secondes. Associées à ces dernières, et cela peut se faire de différentes manières, se trouvent les normes morales.

Un armateur ne prend pas toutes les précautions possibles pour s’assurer de la vérité de sa croyance selon laquelle les passagers de son bateau se rendront à bon port. Le bateau coule, et il y a des morts. Ou encore, le bateau ne coule pas, et tout va bien pour les passagers. Dans le deuxième cas, peut-on blâmer l’armateur ? Bien sûr, selon la position classique défendue par William Clifford (The Ethics of Belief, 1877), car l’armateur n’avait pas le droit d’avoir cette croyance, il a seulement été chanceux. Une personne qui adopte des comportements racistes, parce qu’elle croit à tort à la valeur d’une théorie pseudoscientifique ou religieuse sur la supériorité de certains groupes, doit-elle être blâmée sur le plan épistémique, sur le plan éthique ou sur les deux plans ? Et dans ce dernier cas, comment articuler les deux blâmes ?

Les relations entre la raison théorique et la raison pratique peuvent aussi s’articuler différemment. Banalement, avoir des croyances justes contribue à poser des actions qui nous permettent mieux d’atteindre nos objectifs : les normes épistémiques constituent un outil pour respecter les normes de raison pratique. Dans l’autre sens, il est naturel d’investir davantage de ressources cognitives sur les questions auxquelles on porte un intérêt : les normes de raison pratique influent donc sur les conduites épistémiques. Finalement, du point de vue de la raison pratique, l’objectif d’avoir des croyances vraies peut être considéré comme un objectif parmi d’autres, avec lesquels il pourrait arriver qu’il soit en concurrence. Il y a ainsi des situations où l’objectif de bien-être de l’individu entre en conflit avec l’objectif de voir les choses comme elles sont vraiment. Lorsque c’est le cas, il peut arriver que l’individu pense ne pas savoir si ceci est vrai ou faux, ou qu’il se dise dans l’impossibilité de le savoir, ou même qu’il pense que c’est faux, mais que comme cela lui fait du bien de penser que c’est vrai, il est correct de le faire.

Le bel ouvrage de Pascal Engel fait le tour de la problématique de l’éthique de la croyance en « ouvrant les portes » de deux manières. Il le fait par l’examen d’un grand nombre de combinaisons possibles relatives aux façons de concevoir les normes épistémiques et à celles de concevoir les normes de la raison pratique. Il examine les conséquences de ces diverses combinaisons sur les questions centrales de l’éthique de la croyance.

Pour illustrer cela, il formule un paradoxe doxastique, qui découle de trois propositions de prime abord vraies, mais qui sont incompatibles entre elles :

  1. Les croyances ne sont pas sous le contrôle de la volonté ;

  2. Pas de responsabilité sans contrôle volontaire ;

  3. Nous sommes responsables de nos croyances.

Les volontaristes, dit Engel, rejettent (1), mais conservent (2) et (3). Les anti-volontaristes, quant à eux, rejettent (3), mais conservent (1) et (2). Suit une présentation des avenues ouvertes par chacune de ces positions et une évaluation de leurs mérites respectifs. Dans ce cas précis, la position retenue par l’auteur sera atténuée. Il ne va pas jusqu’à admettre le volontarisme doxastique, mais il admet que la formation des croyances n’est pas purement passive. Nous avons des obligations et des devoirs par rapport à nos croyances. Il y a des normes, comme en témoignent notamment nos jugements rétrospectifs justifiés selon lesquels nous n’avions pas le droit d’adopter telle croyance. Ils laissent entendre que nous sommes responsables de nos croyances dans une certaine mesure. La question, c’est de savoir dans quelle mesure nous le sommes, comment délimiter l’aire de nos responsabilités, et quelles sont les différentes dimensions cognitives qui la déterminent.

Une autre illustration a trait aux types de relations possibles entre l’épistémologie et l’éthique :

  1. L’épistémologie et l’éthique sont deux sphères indépendantes ;

  2. L’épistémologie est un sous-domaine de l’éthique ;

  3. Il y a empiètement de l’éthique sur l’épistémologie ;

  4. Il y a une corrélation systématique entre les deux, qui diffère de (b) et de (c).

L’exemple donné par Engel pour illustrer la différence entre (a) et (d) est le cas du raciste. Pour la position évidentialiste classique, « nous ne devons pas croire ou ne pas croire pour des raisons morales […], mais seulement sur la base de preuves ou de raisons suffisantes. […] Le raciste n’a pas tort du simple fait d’être raciste, mais parce qu’il adopte cette croyance sans preuves » (p. 40). Et faire cela, c’est soit violer des normes épistémiques, soit violer en plus, comme le dirait William Clifford, des normes morales. Engel en arrive à une position qui se situe à l’intersection de (c) et de (d).

La deuxième manière par laquelle l’auteur « ouvre des portes », c’est en traitant d’une multitude de thèmes connexes associés à l’éthique de la croyance. Des sections sont consacrées à l’éthique de la croyance religieuse, aux vertus intellectuelles, à la « bullshit », à la foutaise, à la futilité, à la frivolité, à l’indifférence à la vérité, au snobisme, à la bêtise, à la vanité intellectuelle, aux vices politiques, à la curiosité (à la fois comme vice et comme vertu) et à l’injustice épistémique (dont il reconnaît l’importance tout en ayant des doutes sur son caractère proprement épistémique).

Dans le chapitre consacré aux croyances religieuses, pour ne prendre qu’une de ces sections, l’auteur aborde notamment le déisme rationaliste, le déisme fidéiste, la position néo-wittgensteinienne, la position des tenants de l’exception religieuse ainsi que diverses positions pragmatistes. Sa conclusion, bien raisonnable, est que les critiques de l’évidentialisme (cela nous prend des raisons suffisantes pour croire à quoi que ce soit) ne sont pas fondées. Les déistes rationalistes voient correctement les choses, tout comme leurs opposants fidéistes, car tous deux partagent la prémisse selon laquelle ou bien on a des raisons épistémiquement valables de croire ou bien on n’en a pas du tout. Quant aux néo-pragmatistes, ainsi qu’aux tenants de certaines autres des positions évoquées, leur position est intenable : ils tentent de se faufiler à l’aide de prétendues « bonnes raisons qui ne sont toutefois pas de bonnes raisons sur le plan épistémique » et ils échouent à le faire ou, à tout le moins, changent de registre, comme lorsque certains d’entre eux prennent « croire à X » comme signifiant « faire confiance à X ».

De manière plus générale, l’ouvrage défend une analyse à deux niveaux. L’éthique première de la croyance consiste à faire dériver des normes épistémiques de la notion même de croyance. L’éthique seconde de la croyance consiste à examiner comment les normes épistémiques (générales) permettent de réguler nos conduites épistémiques. Ces normes régulatrices des conduites peuvent s’orienter vers les vertus intellectuelles ou vers des stratégies de pensée critique (ou tenir les secondes pour des éléments centraux des premières). L’auteur dirige son attention vers des vertus, plutôt que vers une « pensée critique ».

Parmi les nombreux éléments éclairants utilisés par l’auteur au fil de l’ouvrage, notons la distinction entre les raisons de croire, qui sont par définition épistémiques, et les raisons de vouloir croire, qui relèvent plutôt de la raison pratique. On peut bien avoir des raisons de vouloir croire qu’on va remporter le match (ou la guerre) sans avoir de bonnes raisons de croire qu’on va le ou la gagner. Notons aussi ses réflexions sur l’asymétrie de l’arbitraire du choix. Elle porte sur la suspension du jugement dans le domaine des actions et sur la suspension du jugement dans le domaine des croyances. Pour l’âne de Buridan, qui a également faim et soif, l’action de manger en premier lieu est toute aussi rationnelle que celle de boire d’abord. De la même manière, pour une personne qui manifeste de l’indifférence face à un voyage à Chicoutimi et à un voyage à Rimouski, l’action de choisir une destination plutôt que l’autre ne pose pas de problème. Toutefois, dans le domaine des croyances, on ne peut/doit pas faire la même chose : « si j’ai autant de raisons de croire une chose que son contraire, il est irrationnel de choisir l’une plutôt que l’autre, et l’attitude rationnelle dans ce cas est de suspendre son jugement » (p. 170). Il y a asymétrie : les actions X et Y sont toutes deux admissibles, mais la croyance en C ou en D ne l’est pas.

Dans la conclusion, l’auteur examine trois reproches qui peuvent lui être adressés. Le premier est que, bien qu’il traite des vices intellectuels, il ne formule pas de théorie positive des vertus. Engel l’admet. Le second est de moraliser et le troisième est d’adopter une attitude hautaine à l’égard des vices intellectuels.

Il s’arrête sur la seconde, soulignant que notre époque « est elle-même très moralisatrice, même si curieusement elle semble l’être d’autant moins dans le domaine intellectuel qu’elle l’est dans les autres. Nous ne tolérons pas ceux qui font du mal aux animaux ou qui polluent l’environnement, mais nous laissons les imbéciles et les charlatans occuper nos écrans » (p. 542). Certains — Jacques Bouveresse les qualifie de cyniques épistémiques —, prétendent qu’il n’y a pas vraiment de normes de la pensée, qu’elles ne sont qu’un autre instrument de pouvoir et de domination, et que la vraie question est « à qui profitent les normes morales et les normes intellectuelles ? ». D’autres jugent que « bien faire son travail dans le monde de la pensée » n’exige pas de normes explicites. Finalement, d’autres estiment que l’empiètement de l’éthique sur l’épistémique est illégitime.

Pour un enseignant en pensée critique, les réflexions de l’auteur face à ces reproches vont de soi. Reformulées du point de vue de la pensée critique, elles consistent à souligner que nous passons une bonne partie de notre temps à analyser nos propres positions et celles des autres, à nuancer ou à résolument changer d’idée, à nous blâmer d’avoir pensé ceci ou cela. Toutes ces activités intellectuelles sont légitimes et peuvent être plus ou moins bien faites — « bien faire son travail dans le monde de la pensée ne va pas de soi », — et peut, par exemple, exiger qu’on suive un cours sur l’inférence statistique. Quant à l’empiètement de l’éthique sur l’épistémique, comme le dit l’auteur, l’empiètement peut être légitime dans certains contextes, mais toute norme ne relève pas de la raison pratique ou, encore moins, de la morale. Sur la base de normes épistémiques, nous faisons découler des évaluations positives ou négatives de certains traits de caractère, de certaines attitudes intellectuelles, de certaines façons d’argumenter ou de certaines institutions. C’est tout à fait normal, c’est à cela qu’elles nous servent.

Il s’agit d’un ouvrage riche, passionnant, touffu, d’un niveau avancé, qui est bien au fait des recherches actuelles sur la question.