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Force est d’admettre que l’herméneutique, proclamée « langue commune » de notre temps par Gianni Vattimo il y a une trentaine d’années, n’occupe plus de nos jours le coeur de la conversation. Dans Qu’est-ce que l’herméneutique ?, Johann Michel ambitionne de faire vibrer à nouveau cette discipline. Or cela ne saurait s’accomplir sans en proposer en même temps un renouvellement de fond. Plus qu’une définition stricte, Michel esquisse donc, au fil des neuf études qui composent cet ouvrage — toutes placées sous le signe d’un verbe d’action — ce qu’on pourrait appeler une « définition vive » de l’herméneutique, qui cible de nouveaux objets, élargit son terrain de jeu, procède par hybridation de nouveaux savoirs et qui, surtout, trouve chez les maîtres fondateurs un « appui pour de nouvelles aventures de pensée » (p. 22). L’auteur préfère par ailleurs le terme d’« études » à ceux de leçons ou de chapitres, afin de signaler le caractère exploratoire des recherches réunies dans ce livre.
Cette ambition se décline en trois grands axes. Primo, sur un plan anthropologique, Michel reprend le dessein, déjà présent dans Homo Interpretans (2017), de réinscrire l’interprétation et la compréhension, à titre de facultés fondamentales de l’être humain, au coeur de la vie ordinaire. Secundo, cette herméneutique sera de facture pragmatiste, c’est-à-dire qu’elle doit être saisie en acte : comme un faire, un procès. Tertio, sur un plan épistémologique, il s’agit d’ouvrir l’herméneutique à de nouveaux objets, en marge du paradigme du texte. À ce titre, la proposition de cet ouvrage est caractérisée par un « double mouvement paradoxal, à la fois d’élargissement et de rétrécissement de l’herméneutique » (p. 31). Si cette dernière reçoit une extension prodigieuse — tout signe, qu’il soit indiciaire, iconique ou linguistique, naturel ou social, durablement fixé ou évanescent, appelle une possible herméneutique —, il est entendu en revanche qu’elle trouve son objet privilégié dans l’interprétation des significations problématiques, c’est-à-dire lorsque le sens ne va pas de soi.
La première étude (« Saisir un signe ») a pour objectif de délimiter le champ disciplinaire de l’herméneutique. Il ressort en effet des traits rapportés ci-haut que ce champ, parce qu’il couvre le vaste domaine des signes, recoupe ceux de la sémiotique et de la sémantique. De la première, elle se distingue par l’intérêt qu’elle porte au sens des signes, c’est-à-dire en tant qu’ils pointent vers un monde, et non aux systèmes clos qu’ils forment entre eux. Cela la place davantage dans le voisinage de la sémantique. De cette dernière, l’herméneutique se démarque par l’attention qu’elle accorde non seulement au sens du discours, mais aux troubles qui peuvent l’affecter. Michel appelle « régimes de problématicité » les différentes sources possibles de mécompréhension, et « interpretatio » les techniques interprétatives mises en oeuvre pour les surmonter : clarifier, contextualiser, expliciter, catégoriser, traduire, dévoiler, etc.
Or, que les discours soient oraux ou écrits, de nature courante ou savante, l’herméneutique ne saurait s’astreindre à leur seule étude. Dans cette optique, la deuxième étude (« Déchiffrer la nature ») se penche sur le domaine de la nature et du vivant. Sont exemplaires de ce type de signes les traces, déchiffrées par le chasseur, ou encore les symptômes d’une maladie, décryptés par le médecin. Toutefois, ce type de signes, étant donné leur nature non discursive, menace de retomber dans le domaine de la sémiotique. Le problème consiste dès lors à déterminer si un signe naturel peut bel et bien être « compris » et si, le cas échéant, il peut donner lieu à quelque problématicité du sens. Ce à quoi Michel répond par l’affirmative, à condition que l’on surmonte le clivage diltheyen entre expliquer et comprendre, lequel réduit le comprendre au domaine de l’intention. Il n’y a, en effet, rien d’insolite à dire qu’une trace laissée par un animal peut être contextualisée par un chasseur, ou un nouveau végétal catégorisé en fonction de ses propriétés — autant d’interpretatio. Sémiotique, sémantique et herméneutique ne sont point de « farouches ennemies », comme le voulait Foucault, mais bien des disciplines connexes.
La troisième étude (« Comprendre quelque chose ») se tourne de l’objet vers l’acte : la compréhension. Faculté « par excellence » de toute herméneutique, et qui est aussi son telos, la compréhension est définie génériquement comme « un acte synthétique de saisie [prendre-ensemble, selon l’étymologie latine] de la signification d’un signe et de l’agencement signifiant d’une série de signes » (p. 136). Toutefois, cette définition n’est guère instructive eu égard au sens proprement herméneutique de la compréhension. Il est loisible, à cet effet, de confronter cette dernière aux concepts avoisinants d’interprétation, d’explication et d’application. D’abord, toute compréhension ne sollicite pas une interprétation. Dans la lignée d’auteurs tels que F. Schleiermacher, le second Wittgenstein et R. Shusterman, Michel soutient une « théorie de l’interprétation restreinte », selon laquelle une interprétation n’est requise — si l’on entend par là un acte réflexif, différé, médiat — que lorsque le sens se dérobe à la compréhension spontanée. Ensuite, la compréhension déborde également l’explication (au sens diltheyen du terme), parce qu’elle étend son terrain d’investigation au-delà des seuls discours. Inversement, une conception élargie de la compréhension, à la Ricoeur par exemple (expliquer pour mieux comprendre), parvient à rendre compte du monde sociohistorique. Finalement, contrairement aux voeux de Gadamer, la compréhension ne recoupe pas parfaitement la visée d’application, mais seulement lorsque la situation la rend nécessaire. En somme, la compréhension se nourrit de chacune de ces notions, sans s’y réduire pour autant.
Un autre concept central pour Michel est celui d’expérience, lequel reçoit une analyse en profondeur dans le quatrième chapitre (« Faire une expérience »), à l’occasion d’une confrontation serrée de l’herméneutique avec le pragmatisme. « En première approximation, lit-on, on pourrait dire que l’importance accordée à l’expérience est au pragmatisme ce que le sens est à l’herméneutique » (p. 138). Pour autant, les deux disciplines ne s’ignorent pas mutuellement. En dépit des liens souvent ténus entre les auteurs des deux écoles, Michel prend sur lui de montrer que celles-ci sont unies par un lien intime. Cela se vérifie par trois modalités de l’expérience, en vertu de laquelle les questions pragmatiste et herméneutique se fondent l’une dans l’autre : l’expérience immédiate, entendue comme interaction signifiante d’un organisme avec son environnement, est constitutive de la compréhension spontanée ; l’expérience acquise, au sens d’« avoir de l’expérience », permet de thématiser, sur un mode plus charnel qu’ontologique, la notion décisive de précompréhension ; l’expérience créatrice du renouvellement des possibles, enfin, préside à tout effort interprétatif. Une telle expérience ne laisse d’ailleurs pas le sujet inchangé, ce qui en fait la source même de l’herméneutique : reconfigurer, au moyen d’interpretatio, le sens d’un monde, d’un récit, d’une vie.
Les chapitres 5, 6 et 7 explorent successivement trois lieux possibles pour ces expériences. 1— L’espace : s’il est vrai que les herméneutes ont traditionnellement préféré une pensée du temps et de l’Histoire à une pensée de la spécialité et du quotidien, Michel s’arrête ici sur ce second aspect et thématise un rapport proprement herméneutique à l’espace et au corps. Comme la nature et le vivant, l’espace est susceptible de recevoir une interprétation lorsqu’il n’est pas déjà précompris. Le rapport à l’espace est alors exemplaire de la double vocation possible de l’herméneutique : recouvrer le sens perdu ou générer un sens nouveau. L’auteur désigne respectivement ces deux attitudes par les termes d’interprétation « reproductrice » et « productrice » (p. 197). La première procède par familiarisation, cherchant, après le bouleversement du sens, « à retrouver la spatialité originaire des corps et des choses dans leur entourage » (p. 198), tandis que la seconde, à l’image du funambule nietzschéen, « aspire au contraire à accroître la spatialité du monde […] à sortir l’espace habituel de ses gonds » (p. 198). 2— L’oeuvre d’art : définie d’emblée par contraste avec la familiarité originaire de l’espace et du corps propre comme une catégorie d’objets singuliers dont la vocation serait de « chercher la profusion des sens et susciter autant d’interprétation » (p. 220), l’oeuvre d’art possède une propension à la défamiliarisation qui en fait le lieu privilégié d’un exercice herméneutique. 3— L’étranger : à titre de vecteur de défamiliarisation, la figure de l’étranger est proche de celle de l’oeuvre d’art. À l’instar de cette dernière, il se joue dans la rencontre avec autrui une possible aventure du sens. L’interprétation de la parole d’autrui engage cependant toute une éthique. Ainsi, il ne s’agit pas seulement de comprendre, ni de « comprendre autrement », selon la thèse gadamérienne maintes fois congédiée par Michel, mais de mieux comprendre. Or l’étranger se dit encore d’une autre manière : l’étrangeté radicale, celle qui, résolument insoluble au règne du connu, prend le visage de l’inintelligible pure, de l’ininterprétable — non pas obscurité du sens, mais impénétrable opacité. Ici l’herméneutique se heurte à une limite spéculative.
Les deux dernières études de ce recueil prolongent la réflexion sur la dimension éthique de l’interprétation. Intitulé « Lire le social », la huitième étude a pour ambition de poser les bases d’une sociologie herméneutique, qui aurait pour matrice l’herméneutique, et non la sociologie dite « compréhensive », à la manière de M. Weber et G. Simmel. Le chemin de pensée privilégié sera donc celui, déjà parcouru par Dilthey et Ricoeur, de la textualité du monde social. Le modèle du texte, minoré jusqu’ici, s’avère pourtant fécond sous ce rapport, si tant est qu’on en réactive le sens étymologique : proche de textus (ce qui est tissé) et de texere (action de tresser), le texte est fondamentalement texture, agencement, tressage. Fort de cette promotion du texte en texture, le monde social, entendu comme « agencement ordonné de sociosignes » (p. 291), se prête alors merveilleusement à des analyses de type herméneutique : étude sémiologique des structures de sens du social sur un mode circulaire, recours aux ressources de l’herméneutique littéraire pour démêler les couches symboliques imbriquées les unes dans les autres, dévoilement de l’historicité qui préside à la stabilité apparente des structures du sens, approche du social comme performance et mise en scène, application et refiguration. Suivant ce dernier aspect, le programme d’une sociologie herméneutique sera de facto pragmatiste : « Les acteurs sociaux, lit-on en conclusion, ne sont point des automates, mais les coauteurs, dans une longue chaîne de narrateurs, d’un texte qu’ils reçoivent en héritage : un texte qui les préfigure et qu’ils refigurent » (p. 313).
Cette incursion de l’herméneutique au coeur du monde social ne saurait se solder sans rencontrer la question controversée de « l’herméneutique et la critique des idéologies ». C’est l’ambition de la dernière étude (« Adresser une critique ») que de dédramatiser cet antagonisme. En fait, note Michel, l’opposition entre restauration du sens (au nom de de la tradition, à la manière de Gadamer) et subversion du sens (au nom d’un idéal d’émancipation, à la manière d’Habermas) fait fausse route. S’il est vrai que toute compréhension du sens n’est pas critique a priori, en revanche l’acte d’interpréter — conformément à sa structure triadique : suspension, réflexion, reconstruction du sens — marque déjà une certaine posture critique. En tant que mise à distance du sens tributaire des précompréhensions ordinaires, peut-être distordues ou dissimulées par l’idéologie, l’interprétation devient l’occasion d’une remise en cause et d’un dessaisissement de celle-ci. Ce geste critique, qui appartient fondamentalement à la vie ordinaire, vaut a fortiori pour les activités savantes. Demeure toutefois entière la question de savoir ce que pourrait être la critique, une fois privée de l’assise d’une raison a-historique. Certes, l’on ne surmontera pas de sitôt cette impasse. C’est pourquoi l’approche de Michel consiste plutôt à établir des « seuils de criticité ». Un seuil minimal est repéré chez Gadamer, lorsque ce dernier affirme que les préjugés ne sont pas tous légitimes, tandis qu’un seuil plus strict serait assuré par les récents travaux de Fricker et Medina sur les injustices épistémiques de type herméneutique.
Nous ne saurions passer sous silence, en terminant, la question fameuse de « l’universalité de l’herméneutique ». Qu’en est-il, en effet, de cette ambition sous la plume de Johann Michel ? D’un côté, l’ouvrage propose une tentative de définition dépouillée de toute prétention métaphysique. Par le dialogue qu’il noue avec les sciences sociales, Michel donne à apercevoir une herméneutique humble, qui peine même parfois à se démarquer des disciplines concurrentes (sémiotique, sémantique, pragmatisme). Or il faut rappeler que l’herméneutique reçoit ici une extension quasi illimitée, se voyant confier des « régions de signes » inédites, notoirement les signes naturels et spatiaux. Cela dit, si tant est que l’auteur fasse la part belle à la dimension interprétative de l’expérience humaine, une des forces de Qu’est-ce que l’herméneutique ? réside en ce que cette promotion n’appelle pas pour autant le poids ontologique qui accompagne généralement la prétention à l’universalité : la compréhension comme paroxysme, parachèvement d’une vie humaine, etc. Ainsi, Michel se garde bien, au sujet de l’herméneutique de la nature et du vivant par exemple, de promouvoir, dans un esprit nietzschéen, l’interprétation au statut de mode primaire sur lequel le vivant croît et se déploie, ou de donner la réplique à Dilthey, qui voyait dans les sciences de l’esprit l’activité fondamentale par laquelle la vie se réfléchit elle-même. Johann Michel s’efforce au contraire de maintenir l’herméneutique dans les bornes d’un ensemble de pratiques spécifiques et circonstanciées, dont sont exemplaires, en dehors du paradigme textuel, l’activité du médecin (qui décrypte les symptômes d’une maladie) et du chasseur (qui déchiffre les traces du gibier). Conformément à ses inclinations philosophiques, voire à son allégeance à telle ou telle école, le lecteur décidera lui-même s’il s’agit là d’une tentative louable ou bien d’une âpre déception.