Pour situer les remarques qui suivent, il me faut commencer par une précision historique. Depuis plus de trente ans, Thomas Dommange et moi avons noué une amitié de pensée à peu près continue, que rien n’est à ce jour venu interrompre. Comme une fraternité à la fois reçue et choisie. C’est pourquoi je lui dois, comme à la revue qui m’honore de cette invitation et à ses lectrices et lecteurs, les deux observations que voici. D’une part, ayant suivi son travail, puis la publication de tous ses livres jusqu’au dernier, avec un intérêt passionné et une admiration sans faille, je crois pouvoir noter que la synthèse livrée pour la présente discussion est un des textes les plus brillants d’une production qui n’en manque pas. Cette mise au point acérée ouvre à une pensée singulière qui devient à chaque pas plus irremplaçable. La seconde observation me porte à reconnaître que jamais je n’ai senti, comme aujourd’hui, la différence qui entre nous se glisse, au coeur d’une solidarité dont mon trajet — pourtant assez long — ne m’a offert aucun équivalent. Situons quelques points d’articulation de cet écart et de cette proximité. Le premier concerne le rapport entre l’ordinaire et l’histoire. Thomas Dommange précise d’emblée, et répète en conclusion, que « l’ordinaire est une notion historiquement construite, proprement européenne ». Ce pour quoi il en entreprend, dès sa première ligne, l’« historisation ». Cependant, tout au long de son texte, il me semble percevoir la description, ou l’espoir, d’un accès à l’ordinaire considéré comme une sortie hors de l’histoire. Assurément, toute sortie de l’histoire trouve dans l’histoire sa source, son terreau, ce que notre auteur sait, et développe. Celle qui se voit ici présentée, et louée, est à la fois historique, survenue à un moment déterminé, et géographique, par extraction hors du domaine où elle naît, l’Europe. Mais ce que j’évoque ici ne touche pas seulement à cette situation, à ce point d’apparition : je crois lire que l’ordinaire vaut comme nomination (historique, conceptuelle, européenne) d’une expérience qui déborde l’histoire, de façon transcendantale pourrait-on dire, tout comme elle s’éloigne de l’Europe. Il est trop simple de rapporter cette expérience — et peut-être ce rêve, ce désir — à la vie personnelle de l’auteur, né Européen, en un point exact d’explosion de son histoire, entre cultures française et germanique, ayant choisi de venir au « Canada français », pour y vivre, y fonder une famille, y acquérir une nouvelle nationalité et y ancrer la quasi-totalité de son projet, en particulier d’écriture. Cette composante biographique n’invalide en rien la puissance de sa proposition. Elle dit simplement que, pour lui comme tant d’autres, l’Europe n’est pas seulement un territoire qui s’éloigne, dont la mémoire se brouille, elle alimente aussi, par histoire et comme distance, le principe natif de sa pensée. Ici intervient le rapport entre histoire et géographie, et l’usage singulier que fait Thomas Dommange des « lieux » terrestres comme catégories métaphysiques. Il s’en explique de façon très fine, lorsqu’il évoque « la puissance géographique de l’Amérique […] dans cette extension du géographique au-delà de lui-même, dans sa métamorphose en un espace méta-physique ». Tout au long de sa note (et dans son livre), il indique, de façon rigoureuse, que cette géographie radicale, cette nouvelle situation dont il propose de penser la donnée irréductible, est issue d’une histoire qui en a ouvert la possibilité, et que la transformation dont il parle implique donc un débordement du géographique lui-même, par lui-même et au-delà de lui. La rigueur de cette construction est totale. Je ne souhaite pas la contester, mais interroger le sens du projet, de …
Histoire et géographie[Notice]
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Denis Guénoun
Sorbonne université