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Introduction

Accueillir en travail social est somme toute une pratique banale, voire de prime abord « évidente ». L’accueil est le premier acte de l’accompagnement social, mode d’intervention privilégié par les travailleurs sociaux auprès des personnes rencontrant des difficultés d’ordre social et économique. Ces professionnels sont amenés à accueillir un public toujours plus nombreux et varié, avec de nouvelles problématiques. Pour autant, le temps de la rencontre entre le professionnel et la personne en est-il modifié ? Cette mission d’accueil a-t-elle un impact sur l’évolution des métiers du travail social ? (Rougerie, 2015). À partir de ce questionnement initié dans la recherche doctorale, je propose de mettre en perspective dans cette contribution l’accueil du chercheur par des acteurs de son terrain de recherche. En s’engageant à accueillir le chercheur dans le cadre de leurs activités quotidiennes et à échanger sur leurs pratiques sur la base du volontariat, l’accueil montre la nature de la participation des salariés à la recherche.

L’analyse de l’implication du chercheur provoque des effets sur les agirs coopératifs avec les personnes qui participent d’une certaine façon à la recherche. Ce sont ici des agents d’accueil administratifs ou d’animation, des travailleurs sociaux, des chefs de service dans un Centre Communal d’Action Sociale (CCAS). Les CCAS proposent une variété de missions : gestion d’un centre d’hébergement d’urgence (personne itinérante, famille migrante) ; aide financière locale sur les activités périscolaires et de loisirs (familles très variées) ; logements adaptés et restauration pour personnes âgées, etc. Leurs missions de service public et d’accueil des publics les plus à la marge les amènent à tenir, depuis leurs origines (la révolution française), une place singulière dans le champ de l’action sociale.

L’accueil du chercheur dans ce type d’établissement social français et la nature de la relation d’accueil implicite sont présentés à travers une démarche de recherche de type socioclinique. Il s’agit d’une approche compréhensive des situations vécues par les acteurs/sujets (professionnels de l’accueil), en articulant la dimension sociale dans des contextes institutionnels, sociohistoriques précis et les vécus, les faits subjectifs qui construisent la réalité, la vision du monde des sujets. L’Analyse Institutionnelle (AI) permet de les mettre en discussion au regard du concept d’implication à savoir les dimensions affectives, organisationnelles et idéologiques que le sujet entretient à l’institution (Lourau,1970). Le cadre théorique est d’abord précisé afin de replacer le champ conceptuel de l’accueil et son utilisation pour comprendre les effets de la rencontre des différents acteurs. La recherche collaborative est ensuite questionnée sous l’angle méthodologique à partir de l’analyse des implications de chacun des acteurs en présence. La réflexion se prolonge par l’analyse de ses effets sur l’agir coopératif entre chercheur et professionnels, socle fondateur de la recherche collaborative. Les interférences créées par la présence du chercheur et le dispositif en lui-même génèrent des résultats sur l’accueil en travail social.

1. Le cadre théorique de la recherche : l’accueil un cadre conceptuel ?

1.1 L’analyse Institutionnelle

L’AI propose des lectures possibles de l’organisation sociale, des données générales et conceptuelles qui permet d’approfondir des champs plus ciblés, comme le travail social. Elle s’intéresse aux pratiques professionnelles à travers son utilisation dans des dispositifs d’analyse de pratiques. Même si ces activités ont déjà été pratiquées sous des formes différentes dans les années 1980, l’analyse des pratiques fait l’objet de recherches depuis le milieu des années 1990. Ses chercheurs contemporains développent des spécificités. Monceau s’engage notamment vers une socio clinique institutionnelle qui prolonge, poursuit et réactive autrement ce courant. Les dimensions militantes et engagées des prémices du courant laissent place à des renouveaux de l’approche avec notamment l’Analyse Institutionnelle en acte. L’Analyse Institutionnelle des pratiques sociales est une modalité de la socioclinique institutionnelle. Elle mobilise des outils par l’écrit (le journal de recherche), l’oral et l’attitude (jeu de rôle, restitution collective), en replaçant la question de l’intervention à partir de groupes qui semblent plus ou moins restreints, dans une même logique de déranger l’institué, en partant de collectifs de travail au niveau micro, pour produire de l’analyse. L’intervention socioclinique n’est jamais exempte d’une volonté de transformation.

La dimension professionnelle de l’implication apparaît dans l’AI à la fin des années 1990 dans une volonté d’asseoir la théorie à partir de l’analyse de situations. L’analyse des pratiques des professionnels dévoile les implications des agents. En ce sens l’implication professionnelle apparaît davantage comme un concept méthodologique opératoire, comme nous le verrons en seconde partie. Un deuxième concept issu de l’AI a également étayé mon analyse. Il s’agit de l’analyseur.

1.2 L’accueil comme analyseur

Le concept d’analyseur en AI est issu de la dyade analyseur-analyste Lourau emprunte ce concept à Pavlov par la psychothérapie institutionnelle. La définition couramment proposée est celle issue de sa thèse d’état, mais elle ne suffit pas toujours clairement à appréhender les fonctions de l’analyseur, à savoir : « ce qui permet de révéler la structure de l’institution, de la provoquer, de la forcer à parler. » (Lourau, 1970.). La mise en mot par la prise de parole des acteurs concernés par la recherche permet l’accès à des dimensions cachées. Les analyseurs apparaissent aussi à travers des non-dits, des comportements particuliers, etc. Avec le développement de la socioanalyse, les chercheurs s’approprient ce concept d’analyseur. L’utilisation de ce concept permet aussi de remettre en question le rôle de l’analyste comme expert. Par exemple ; le chercheur induit ainsi des postures particulières chez les acteurs de terrain, il dérange au moins momentanément l’institution par sa présence. Ce dérangement participe lui-même à faire émerger des analyseurs. Les phases de restitution collectives présentées précédemment le démontrent. Naturels ou construits, les analyseurs permettent de lire les implications. On distingue d’abord l’analyseur naturel dit analyseur social « imprévisible et surgit spontanément dans les situations de crise » (Guillier, 2001). L’analyseur construit est lui souvent qualifié d’artificiel, car élaboré aux fins de provoquer l’institution par des effets contradictoires dans une situation donnée. En ce sens il interroge la nature et le rôle du dispositif de recherche socioclinique. Il est décrit comme un concept négatif, à la croisée de rapports d’opposition et/ou de complémentarité. Les analyseurs montrent que les organisations ne font pas que reproduire ce qui est prévu. À travers certains évènements comme les situations de conflits, les pratiques professionnelles se mettent en oeuvre différemment du cadre prévu par les organisations de travail. Elles peuvent produire d’autres fonctionnements et d’autres modalités de travail imprévu (Romagnoli, 2015). Ainsi aborder la mission d’accueil devient un analyseur de la pratique sociale en fonction de sa mise en oeuvre par les différents professionnels en présence. Elle amène à souligner les tensions, les contradictions de cette activité professionnelle. L’accueil révèle des éléments de connaissance sur la professionnalité des agents en présence. L’un des effets analyseur de l’accueil attendu est de montrer la déconstruction des rapports institués entre salariés et entre corps de métiers. Il révèle progressivement des rapports de pouvoir cachés sous un consensus apparent, revendiqué notamment par les cadres de service. L’accueil en position d’analyseur constitue donc un élément central de l’analyse institutionnelle. Il met à jour les contradictions de l’institution du travail social et oblige chaque acteur à clarifier ses rapports à elle, provoquant l’analyse. (Rougerie, 2015).

1.3 Accueil et accueillir l’autre : un chercheur accueilli et accueillant

Dans le travail social, l’accueil est d’abord un lieu, un espace organisationnel, un endroit de communication. Ainsi, il se décline selon différentes modalités, du guichet d’accueil à la permanence d’accueil. Il peut aussi se faire au domicile de l’autre, dans un établissement d’accueil permanent ou temporaire, etc. Il devient aussi outil de communication : du livret d’accueil à la charte d’accueil, il officialise son existence en la contractualisant. Il est une posture. On n’accueille pas l’autre sans une conscience de soi et de l’autre. Plus la relation se spécialise, se complexifie et plus elle demande à être préparée à recevoir la parole de l’autre (Rougerie, 2015). L’accueil est porteur d’une forte dimension intégrative : celle d’aller vers l’autre pour s’associer. Il demeure cependant un objet très peu mis au travail dans le champ de la recherche. Je n’ai trouvé aucune thèse française sur l’objet même. Cela ne signifie pas pour autant qu’il ne préoccupe pas chercheurs et professionnels, mais qu’il est davantage considéré comme une technique.

L’accueil est d’abord perçu comme un acte d’accueillir interrelationnel. Il s’agit d’un ensemble de tâches quotidiennes, immédiates nécessitant d’avoir un contact direct avec le public, d’établir une relation « adaptée » avec lui, d’être « auprès de », c’est-à-dire de partager avec lui un lieu et un temps communs. Le fait d’établir, d’instaurer ou de mettre en place une relation est une compétence qui va apparaître dans quasi tous les référentiels des professions du social et du soin. Fréquemment, un qualificatif accompagne le mot relation tel que « professionnelle », « appropriée », « adaptée » ou encore d’aide. Il est parfois associé au terme de communication. En ce sens, le chercheur se doit d’adapter sa relation avec les acteurs de la recherche. Même s’il est en position d’être accueilli sur le terrain, il n’est en pas moins accueillant dans son propre dispositif de recherche qu’il a la plupart du temps préalablement pensé voire construit. La démarche présentée ici l’illustre. Les salariés adhèrent à une démarche et collaborent à un dispositif qu’ils n’ont pas construit. .D’ailleurs l’accueil apparaît souvent réduit à une activité au sens organisationnel (règles d’accueil, procédures, postures, aménagement de l’espace). Mais l’accueil est aussi une porte d’entrée dans les organisations à l’interface de l’État et de la communauté citoyenne. Il est la réponse à ce qui arrive du « dehors » et qui représente un danger potentiel pour l’institution, car il est de plus en plus imprévisible et demande une constante adaptation. Il étouffe ou ravive les potentialités intérieures, éclaire les fonctionnements et les dysfonctionnements des institutions, provoquant parfois la crainte et l’insécurité chez les agents vis-à-vis de « ce qui va leur arriver ». Il est donc le révélateur de politiques sociales locales et territoriales. Ainsi défini, l’accueil est pris comme point de départ plus global des implications professionnelles. On a vu précédemment comme la posture du chercheur pouvait générer chez les salariés du CCAS de la crainte et/ou du respect. La seule présence du chercheur dans l’institution ravive des tensions institutionnelles. La façon dont il est accueilli montre une photographie institutionnelle de la structure, de ses modalités relationnelles. Il revêt une dimension temporelle. L’accueil est-il à recentrer au premier contact, à la première fois ou est-il à l’oeuvre à toutes les fois de la rencontre ? Est-il le moyen qui permet de changer ou donne-t-il l’illusion de changer une rencontre de deux statuts différents en une rencontre de deux êtres humains ? En ce sens, il interroge les modalités collaboratives.

1.4 La collaboration

Toute recherche dite collaborative impose de prendre en compte la place particulière tenue par chaque acteur. L’emploi du terme collaboration permet plus distinctement « d’assigne(r) des places aux uns et aux autres », à savoir celles de « praticiens » et de « chercheurs », « amenés à entrer, au moins temporairement, dans une logique de recherche » (Monceau, 2012b). Le chercheur est pris lui-même dans son objet de recherche. L’aspect commun de l’accueil m’a renvoyée à mes origines, celui de la tradition locale, de l’art d’accueillir, de dimension spatiale et conviviale et mon rapport entretenu à la souffrance en tant que travailleur social puis directrice de CCAS. La complexité des liens, quand le chercheur cumule deux parcours professionnels (chercheur et travailleur social), questionne le trait d’union entre praticien et chercheur. Il oblige un retour sur ses différents savoirs : (travailleur social-chercheur) pour se souvenir d’où l’on vient et qui l’on est pour pouvoir passer à un nouveau monde et s’y inscrire. La teneur de la mise en oeuvre d’une recherche collaborative et de l’accueil du chercheur par les acteurs du terrain de recherche peut alors amener à interroger la nature de l’accompagnement qui en découle. Si l’accueil est un analyseur des modalités de la rencontre en travail social, prémices à la mise en oeuvre d’un accompagnement ; analyser l’accueil du chercheur sur son terrain revient à supposer qu’un processus d’accompagnement soit à l’oeuvre entre les acteurs. Penser les relations d’accompagnement revient à interroger la place des individus dans la relation (Giuliani, 2013). L’enjeu professionnel pour le chercheur est de proposer un accompagnement collaboratif sans le faire dévier vers un accompagnement social ou professionnel, au risque de faire perdre le sens de la démarche de recherche engagée. Le cadre théorique précisé, la collaboration participe à produire de nouvelles connaissances. Le type de démarche de recherche que je développe s’inscrit dans cette lignée conceptuelle. Au croisement des savoirs, le chercheur doit apprendre à discerner les enjeux liés aux différents champs institutionnels et à doser avec plus de précisions et précautions la spécificité des acteurs en présence. Il doit tenter de saisir l’articulation complexe entre milieu professionnel et milieu universitaire. Chaque acteur est pris dans son espace de travail avec ses particularités et des passerelles sont à construire entre ces milieux. Les pratiques de recherches se confrontent aux pratiques professionnelles et parfois aux pratiques de vie des personnes. Une méthodologie particulière est retenue en tenant compte du contexte institutionnel et des demandes des salariés.

2. La méthodologie de recherche : de l’accueil du chercheur à l’élaboration d’une dimension collaborative

2.1 Analyse de l’implication du chercheur

Assistante sociale puis un temps directrice de CCAS, j’avais déjà réalisé, mais avec un tout autre regard, des constats proches de ceux recueillis sur mon terrain de recherche. J’avais constaté l’existence d’un espace d’accueil difficilement identifiable, le ressenti de personnels qui se disent en souffrance au travail et la quasi-absence de travailleur social dit de coeur de métier en poste pour accueillir un public de plus en plus varié. La construction de mon objet de recherche sur l’accueil en lien avec mon parcours de vie m’a demandé un travail particulier de mise à distance. L’analyse de mes propres implications professionnelles m’amène progressivement à opérer un retour réflexif et distancié à partir de ma propre pratique et à privilégier des espaces d’expression en construisant une méthodologie adaptée. Le concept d’implication en AI facilite cette exploration des rapports affectifs, organisationnels et idéologiques que le sujet entretient avec l’institution. Les aspects organisationnels (espace professionnelle, repère dans l’action) et la présence des affects (sentiments qu’ils ont d’eux) s’appuient clairement sur l’approche du concept louraldien. Dès 1980, Lourau explique comment ce concept largement inspiré de la psychothérapie institutionnelle évolue au-delà de sa dimension de contre transfert institutionnel (Lourau, 1980). En s’organisant entre autres autour des concepts d’analyse de la commande, de la ou des demandes, l’implication devient un concept central dans la démarche socioclinique. L’implication dépasse la question de l’engagement. Elle désigne « le vecteur par lequel la dialectique institutionnelle se manifeste dans la réalité des situations étudiées par la manière dont les praticiens, face aux évènements qu’ils rencontrent, posent les actes, volontairement ou non » (Guillier, 2003). La compréhension de la pratique professionnelle prend sens dans la façon dont le praticien la saisit à travers sa propre construction cognitive et affective et à travers sa propre histoire personnelle. Les manières d’être reliées aux autres membres de la profession sont incluses dans la pratique professionnelle. La pratique professionnelle est l’ensemble des actualisations de l’implication professionnelle d’un sujet à travers des paroles, des écrits et des actes. J’analyse ainsi les différentes manières d’être impliqué, par exemple du travailleur social ou de l’agent d’accueil. J’opère la même analyse sur l’implication du chercheur. Monceau définit l’implication professionnelle comme « l’ensemble des relations que le sujet entretient avec la profession (pensée comme une institution ayant sa dynamique propre) à laquelle il “appartient” et avec les autres institutions dans lesquelles ou en lien avec lesquelles il exerce sa profession » (Monceau, 2012 a). Cette approche du concept questionne le sens donné par l’ensemble des professionnels concernés par la recherche. Les échanges verbaux entre le chercheur et les personnes considérées comme sujets impliqués dans la recherche produisent des données pour l’analyse. Le sujet se mobilise psychiquement par sa motivation et ses ambitions qu’il souhaite valoriser. L’implication doit donc mobiliser un effort d’analyse supplémentaire. Elle questionne à ce titre l’éthique même du chercheur, la nature de ces liens, de l’institution et des champs de force dans lesquels il est pris, dans l’Etat lui-même. De fait, elle amène à interroger le caractère inconscient des rapports dans ce qui n’apparaît pas au premier abord, dans les non-dits, dans les actes qui ne se font pas. Le choix d’un CCAS comme terrain de recherche relève ainsi d’une réalité complexe. Une certaine évidence à « retourner » chercher d’où je viens professionnellement, fait partie de mes pratiques de recherche. J’écoute, je m’immerge progressivement dans ce milieu professionnel. Au CCAS, je suis assez vite perçue comme une personne du sérail par la communauté de professionnels. Mon parcours « légitimise » en quelque sorte mon intérêt et mes connaissances opératoires sur la mission d’accueil et les réalités de terrain. Mais il n’évite pas les interrogations sur le sens de ma présence. Suis-je à la solde d’une commande institutionnelle officieuse ? Ce questionnement souvent explicitement posé par certains agents participe à clarifier mon positionnement de chercheur au regard de l’institution et pour le chercheur lui-même. Il oblige le chercheur à réexpliquer, reformuler autant que nécessaire sa posture et son intention de recherche. Ma démarche s’appuie sur la sociologie de la traduction développée par Callon et Latour et selon laquelle le chercheur participe à réunir une communauté d’acteurs à partir d’une intention personnelle pour créer un espace commun d’échanges et de savoirs (Callon, 1986).

La présentation du chercheur et sa demande de recherche au CCAS montrent que l’accueil au sens large du terme ne se réduit pas à un premier contact relationnel. Le chercheur est accueilli à chaque fois différemment lorsqu’il arrive au CCAS. L’accueil est intimement lié avec le contexte institutionnel dans lequel il se déroule et où chacun des acteurs concernés doit avoir le temps et la possibilité de se présenter et d’exprimer ses intentions. Plus les demandes sont complexes, plus le temps d’accueil est modifié et influence la durée d’entrée en relation. Cette fonction d’accueil repose sur une adaptation constante de la posture de l’accueilli comme de l’accueillant. En ce sens, l’accueil apparaît déjà comme une finalité de la relation humaine qui nécessite de s’interroger ou de revisiter constamment sa posture éthique. Elle est influencée par le contexte et la nature de la demande, comme nous allons le préciser à présent.

2.2 La négociation de la demande avec le CCAS : un contexte sous tensions

L’accès au terrain est compris ici comme le premier contact avec l’institution. Afin de pouvoir être accueilli au CCAS dans les meilleures conditions, quatre mois ont été nécessaires entre la demande informelle et la formalisation de la démarche de recherche. Une demande d’autorisation préalable écrite a d’abord été effectuée auprès du maire de la commune, président du CCAS pour mener la recherche dans l’établissement. Elle se matérialise sous forme d’une convention de stage conclue entre le CCAS et l’université de rattachement du doctorant. À cette époque, mon statut est celui d’étudiante en doctorat en sciences de l’éducation. Ces documents ne mentionnent jamais une demande d’intervention ou la réponse à une commande institutionnelle, même si la structure est explicitement en demande d’aide et le formalise hors cadre institué. La demande se définit comme le décalage observé entre les dysfonctionnements institutionnels, les problèmes définis par les signataires de la convention (la direction du CCAS), ceux qui sont concrètement produits, mais aussi ressentis par les agents (y compris les cadres) dans le contexte organisationnel. L’analyse de ces écarts permet un état de la demande sociale à un moment « t ». La demande est toujours présente, mais pas toujours exprimée. Lourau souligne l’importance de l’analyse de cette demande en la considérant comme une règle fondamentale de l’intervention (Lourau, 1970). L’accès au terrain et plus particulièrement l’entrée du chercheur au CCAS dévoile ainsi des demandes différentes en fonction des salariés.

Du directeur au chef de service jusqu’à l’agent lambda, chacun attend plus ou moins clairement des résultats de la recherche proposée sur l’accueil. La négociation avec le terrain de recherche pose les bases de la collaboration future à construire. L’enjeu est double. Il consiste à saisir la façon dont les praticiens appréhendent les événements qu’ils ont à gérer et le rapport subjectif qu’ils entretiennent à leur pratique dans ce contexte singulier. Le dispositif de recherche pensé doit faciliter l’analyse des différents points de vue, croiser les regards des différents acteurs en présence à partir de leur pratique professionnelle. Ainsi les agents sont amenés à penser collectivement les clivages à partir de leur statut et de leur rôle différent dans la structure (Monceau, 2013). Leur attente n’est pas la même que celle du chercheur. Alors que ce dernier cherche à provoquer l’institution en amenant des propos énonçant une situation donnée, les salariés sont plus ou moins en attente de changements identifiés. Les salariés peuvent ressentir l’arrivée du chercheur comme une intrusion dans leur espace de travail comme nous l’avons vu précédemment à travers les questions qu’ils peuvent poser plus ou moins explicitement au chercheur.

Par ailleurs, une action de formation précédemment mise en place n’aurait pas donné satisfaction à une grande partie des salariés. Au cours d’un premier contact informel avec un chef de service, ce dernier évoque un dispositif d’analyse de la pratique. Il le qualifie de « plaqué », « imposé » aux salariés chargés de l’accueil. Il apporte des éléments de contexte en décrivant le turn over récurrent sur l’un des pôles d’accueil. Il justifie cette récurrence par des problèmes d’organisation du travail d’accueil qui empêchent les personnels de « souffler » au guichet. Ce cadre explique les effets produits sur le comportement professionnel des agents d’accueil et des travailleurs sociaux en termes de concurrence, voire de rivalité entre eux : « c’est à celui qui arrivera le mieux à résoudre le conflit, une bataille ». Il qualifie la situation actuelle de « sclérosante » (nous sommes en 2014). Les nouveaux agents administratifs arrivants sur le pôle ne seraient pas formés. Selon lui, « ils ont la trouille ! » et demandent à changer rapidement de poste. Ce chef de service est très récalcitrant au travail de recherche proposé sur l’accueil. Il le ressent comme intrusif et imposé par la direction centrale du CCAS. Progressivement au cours de l’entretien, il verbalise spontanément son propre épuisement professionnel. L’entretien de recherche est détourné de sa finalité par le chef de service. Il semble provoquer chez le salarié un certain lâcher-prise qui induirait la transformation de l’entretien en entretien d’aide, si le chercheur n’est pas vigilant. Cette situation s’est reproduite fréquemment lors des interviews avec les cadres. Elle semble illustrer un contexte de travail sous tension. Elle se révèle progressivement à travers le choix méthodologique retenu, consistant à mener des entretiens préliminaires avec les cadres pour faciliter l’accueil sur le terrain de recherche. Les différents services dévoilent et confirment peu à peu un rapport au travail d’accueil tendu. Un temps de présentation collective des intentions de recherche aux agents de chaque pôle d’accueil concerné est alors mis en place à la suite des entretiens avec les cadres de service. Le chercheur en position d’être accueilli est amené à proposer en quelque sorte des conditions favorables à son accueil.

Cette phase de premier contact a étayé le besoin ressenti de mise en confiance entre le chercheur et les professionnels du CCAS. Elle demande à préciser plus explicitement le choix méthodologique retenu.

2.3 Un dispositif de recherche socioclinique

D’un point de vue méthodologique, la recherche décrite s’inscrit dans le champ des recherches sociocliniques. Le dispositif prend une place centrale dans la démarche de recherche car il permet de réinterroger les implications plurielles des acteurs en présence. Il s’appuie sur la combinaison de plusieurs modalités de recueil de données. Ce type de dispositif amène les sujets à réélaborer le sens qu’ils donnent à leurs actions. L’exemple précédent relatant les propos du chef de service l’illustre. Les données recueillies dépassent le registre de l’opinion. Le dispositif permet aux salariés de se réapproprier leurs propres discours et d’en approfondir le sens. La méthodologique s’inscrit dans une approche compréhensive des situations vécues par les acteurs/sujets, professionnels de l’accueil, en articulant la dimension sociale dans leur contexte institutionnel sociohistorique précis et leurs vécus, les faits subjectifs qui construisent la réalité, la vision du monde des sujets. « Tant il est vrai que plus on va vers le subjectif, plus on trouve et retrouve le social » (Revault D’Allonnes, 2014).

Des démarches collectives et collaboratives de pensée se construisent entre acteurs créant un type d’accompagnement spécifique. La recherche devient intervention à travers la construction de liens collaboratifs qui composent progressivement les bases de cette relation singulière. Par cette production de connaissances opératoires en situation avec les acteurs de terrain, la socioclinique institutionnelle vise avant tout à dévoiler les mécanismes cachés de l’institution. Elle fait éclore les premiers résultats de la recherche. Les modalités de collaboration restent cependant implicites car éphémères, construites dans un temps d’échange limité et sans perspective de suite. Des phases d’entretiens semi-directifs ont été alternées avec des phases de restitution collective avec les praticiens et des temps d’observation participante. Afin de maintenir le lien avec les agents, les entretiens individuels ont été menés par étapes successives, c’est à dire dans chaque service d’accueil. Vingt-cinq entretiens individuels ont été réalisés en immersion dans ces différents lieux, sur la base du volontariat. La quasi-totalité des agents d’accueil a été rencontrée entre novembre 2012 et novembre 2013. Les trois services d’accueil du CCAS sont qualifiés de « dispositifs d’accueil ». Le dispositif renvoie ici à une organisation de travail de l’accueil en lien avec des missions préétablies, une modalité d’action publique qui n’a pas de caractère imposé. Je dénombre trois dispositifs d’accueil : le Service Accueil Social tout Public composé de cinq Assistants socio-éducatifs et six agents administratifs ; l’Accueil Social des jeunes et plateforme téléphonique regroupant deux assistants socio-éducatifs, quatre agents administratifs ; l’Accueil de nuit et Accueil de rue comprenant un assistant socio-éducatif et sept agents d’animation.

La dimension participante prolonge la présence du chercheur après ou avant les entretiens. L’approche d’inspiration ethnographique consiste ici en une observation fine et systématique « de tout espace, de tout objet, de tout comportement (geste et parole) qu’ils soient repérés en dehors d’une situation d’entretien ou à son occasion » (Weber, 2009). Le chercheur discute avec les personnes accueillies notamment à l’accueil d’urgence. Il s’installe en salle d’attente et observe les interactions. Il prend le temps d’échanger avec les agents lors de ses passages dans l’institution. Ces moments d’immersion prolongée participent à sa présence et sa participation à la vie de l’institution. Ils permettent au chercheur de s’imprégner des ambiances. La prise de notes, le croquis de certains espaces de travail, la prise de photos de panneaux d’affichage participent aux recueils de données. C’est en quelque sorte un dispositif de recherche dans le dispositif de recherche socioclinique. Le chercheur recueille des données complémentaires et permet au-delà des mots d’affiner et de nourrir les interprétations et le travail d’analyse. Cet enchevêtrement participe de la volonté constante du chercheur de traduire la démarche de recherche comme pourrait le concevoir l’anthropologue à savoir traduire une culture (celle du travail social), dans une autre (celle de l’université) (Laplantine, 2010). À travers la visée politique du vivre ensemble, Laplantine montre qu’éprouver ensemble des intérêts et se conformer ensemble à des décisions engagent à penser le local sans l’opposer au global. L’observation participante apparaît alors comme une forme de dispositif bien plus qu’une forme particulière d’observation. Le chercheur se glisse discrètement dans leur quotidien. Cette présence sur le terrain amène le chercheur à décrire leur vie sociale. Plus l’observation se prolonge et plus la description offre des clés de lecture sur leurs pratiques professionnelles qui s’animent dans leurs espaces de travail.

Chaque acteur s’engage dans la recherche pour des raisons et des buts différents, lesquels sont liés à sa propre pratique professionnelle. Les phases de restitutions collectives proposées à la suite des entretiens individuels illustrent ces propos. Elles sont considérées comme une « contrepartie » pour les professionnels qui acceptent de s’engager dans la démarche (Fablet, 2004). Chaque temps de restitution clôt la présence du chercheur sur les espaces d’accueil. Les cadres participent à ces restitutions avec l’accord des salariés. Un début de processus d’accompagnement informel par la recherche permettant la verbalisation de difficultés de travail quotidiennes s’instaure. La restitution se fait sous forme de PowerPoint ou de support paper bord. Des retours écrits non normatifs sont soumis au groupe. Des effets libérateurs sont provoqués amenant certains agents à s’exposer face au collectif en dévoilant et verbalisant des vécus institutionnels. Les premiers résultats soumis en termes de savoirs d’actions provoquent des commentaires, appellent des demandes précisions, suscitent des commentaires et alimentent le débat interprofessionnel. Les propos recueillis collectivement sont moins descriptifs et plus distanciés que ceux recueillis individuellement. Les préoccupations quotidiennes des uns rencontrent les exigences hiérarchiques des autres. Le chercheur devient un médiateur entre l’équipe et la direction. Il est aussi celui à qui ils ont envie de donner des informations complémentaires, plus précises et proches de ce qu’ils perçoivent comme leur réalité. Le chercheur s’apparente alors à un vecteur de communication, une sorte de porte-parole du vécu institutionnel. Un agent confie à la sortie d’une séance qu’il aimerait prolonger son entretien individuel afin d’apporter un complément d’information.

Le caractère clinique du dispositif a pour ambition de créer une transformation de l’activité quotidienne d’accueil des agents en agissant sur les relations des salariés entre eux (Monceau, 2003). Ces temps de restitution génèrent une dimension formative non commandée, mais plus ou moins consciemment désirée par l’institution. Le chercheur doit impérativement tenir le cadre de sa recherche, tout en acceptant les effets imprévisibles qu’elle produit, qui sont source d’analyses. Il est à noter que certains agents n’ayant pas participé aux entretiens individuels ont été intégrés aux restitutions collectives, après acceptation par le groupe. C’est le cas par exemple sur l’espace guichet unique, où deux nouveaux agents ont été recrutés depuis la passation des entretiens. Ils découvrent autrement la vie du service. Leur présence semble amender le turn over sur cet espace. Ils ne s’expriment pas verbalement sur les informations partagées pouvant parfois remettre en question les organisations de travail. Leurs mimiques peuvent dévoiler un certain étonnement lorsque par exemple je propose une vignette clinique sur le ressenti au travail des agents en première ligne. Les mots « guerre de tranchées », « combat » semblent les étonner voire les faire rire, mais ils ne s’exprimeront pas davantage lors de cette séance. Le chercheur a un rôle fondamental ici, celui de pointer ces contradictions pour en permettre l’analyse. Le concept d’implication révèle la subjectivité de l’accueillant et de l’accueilli. L’accueil devient le lieu de convergence de la professionnalité des acteurs en présence en tenant compte des configurations institutionnelles particulières dans lesquelles il se met en oeuvre. Au fil de la démarche de recherche, l’accueil se construit comme objet de recherche et s’impose comme un vecteur analytique puissant de la professionnalité des acteurs du travail social. L’analyse produite en Analyse Institutionnelle est toujours collective et vise à l’explicitation des implications individuelles, par la mise en évidence des contradictions institutionnelles. Elle amène à préciser plus spécifiquement le cadre théorique de la recherche.

3. Les effets de la dimension collaborative de la recherche sur l’accueil : des connaissances interreliées

3.1 Du chercheur accueilli au chercheur accueillant : un compagnon pédagogique

La confrontation entre le chercheur, l’ex — praticien du champ que j’ai été et les rencontres avec les professionnels menant l’activité d’accueil provoquent un agir pédagogique en constant mouvement. En ce sens, le chercheur crée une situation-problème à part entière sur laquelle il amène à agir les professionnels en s’appuyant sur le concept d’Implication. Le chercheur se méfie en quelque sorte de son rapport à l’objet, estimant, comme le fait remarquer Lapassade que « trop d’implication pourrait bloquer chez eux toute possibilité d’analyse » (Lapassade, 1991). La posture éthique est primordiale à tenir et caractérise le positionnement de chercheur dans sa façon d’appréhender les pratiques professionnelles étudiées. Elle repose sur ce que nomme Ricoeur « l’éthique régionale », autrement dit la convocation de ses propres savoirs professionnels et ses références théoriques (Ricoeur, 2000). Cet accompagnement du chercheur se formalise sous différentes formes. Il permet la mise en forme de résultats autant pour la communauté de chercheurs que pour celle des professionnels. Sa capacité à traduire les modalités d’analyse des pratiques professionnelles dans ces deux espaces s’en trouve facilité. La restitution amène le chercheur à osciller entre un rôle d’animateur d’une action-formation auprès du groupe et celui d’expert de l’accueil. Il s’agit d’un effet positif s’il est considéré comme une contrepartie implicite du chercheur envers l’établissement qualifié aussi de terrain de recherche. Le chercheur doit alors tenir son dispositif afin d’éviter la transformation de la démarche de recherche en commande institutionnelle.

Si l’on considère que l’accompagnement est un mode d’intervention avec autrui, la méthodologie employée dans cette démarche génère pourtant les bases d’une rencontre, une relation particulière à partir d’une demande de recherche. Progressivement les acteurs en présence cherchent ensemble, cherchent avec l’autre et cherchent pour leur propre intérêt. Nous pourrions désigner ce mouvement de co-animation ou de co-construction proche d’une relation d’aide ou d’accompagnement dans le champ professionnel du travail social. Deux ou plusieurs individus se rencontrent et se complètent dans l’action en croisant leurs regards. Cette recherche de type collaborative a été conçue pour anticiper des difficultés afin de libérer une parole que je perçois contrainte. Elle crée un processus d’accompagnement pactisé au sens entendu par Giuliani pour caractériser l’accompagnement social. Cette auteure insiste sur la dimension, au départ plus ou moins imposée, qui entrave d’abord l’entrée en relation et l’action et oblige les acteurs en présence à composer (Giuliani, 2013). Ma connaissance professionnelle du milieu m’a conduite à repérer des points saillants à travers l’analyse de l’implication des professionnels. J’instaure une relation éducative qui suppose une « circulation narrative » permettant de se construire et de « se comprendre en acte » au fil des restitutions collectives, mais aussi en amont pendant les entretiens semi-directifs menés auprès des salariés (Meirieu, 1990). Par exemple, j’utilise des situations d’accueil du public que j’ai observées ou vécues directement à l’accueil du CCAS où j’ai travaillé afin de permettre au salarié de se mobiliser intellectuellement sur des situations qu’il a lui-même vécues.

La méthodologie employée induit le processus réflexif chez l’ensemble des acteurs en présence. L’action méthodologique autant que les pratiques d’accueil exposées s’enchevêtrent et constituent un continuum réflexif. On peut définir alors la relation d’accompagnement comme une forme de compagnonnage à travers la co-construction de savoir basée sur le partage d’un cheminement commun qui se met à l’oeuvre à travers l’échange sur l’expérience de l’accueil. Chacun apprend à partir de sa propre expérience et connaissance du terrain. La situation proposée à travers le dispositif de recherche lui-même amène les professionnels à s’adapter. Ils vont apprendre des informations distillées par le chercheur et de l’expérience elle-même proposée par le dispositif de recherche. Ils s’instruisent de leur propre expérience et de leurs propres savoirs faire. Par exemple lors d’une restitution collective, des agents d’accueil se réapproprient l’histoire de la structure apportée par les plus anciens et une co-construction historique s’élabore grâce à des précisions apportées par la mémoire vivante de certains collègues. Le chercheur apprend lui avec d’autres intérêts en termes de connaissances plus globales tirées de ces éléments recueillis. L’histoire de la structure illustre comment la mission d’accueil éprouve des difficultés à se situer dans l’institution et plus globalement dans l’histoire plus globale des CCAS en France.

La dimension de compagnonnage pédagogique s’impose progressivement à travers la construction de la collaboration mise en oeuvre par la recherche. Le chercheur issu du terrain facilite la mobilisation intellectuelle du professionnel en partant de la connaissance et du sens qu’il produit à partir de ses pratiques d’accueil. Il tient alors un rôle éducatif. Dans ce cadre, la recherche collaborative devient peu à peu émancipatrice, mais à des degrés différents en fonction de la place occupée par les acteurs. Là où le chercheur produit de nouvelles connaissances à visée de transformations sociales, les praticiens de terrain s’attellent à les transformer de façon à les rendre opératoires dans leur quotidien professionnel. Les connaissances des uns et des autres sont alors liées, complémentaires et différentes à la fois en fonction du contexte et de leur appropriation par chacun. Elles deviennent des vecteurs de l’émancipation au sens entendu par Charbonnier. L’émancipation, « c’est conquérir la puissance de se donner du jeu dans les jeux de langage, donc la force de s’y mouvoir plus librement (Charbonnier, 2013).

L’accueil est tour à tour analyseur de la place des acteurs dans la démarche de recherche collaborative, de leurs professionnalités et une modalité relationnelle capable d’influer sur la nature de l’accompagnement des sujets en présence. Il livre des connaissances sur la professionnalité du chercheur. Le rapport à l’éthique en est un exemple à travers l’analyse de son implication. L’accueil délivre également de nouveaux savoirs sur celles des professionnels de l’accueil.

3.2 L’accueil : un espace de reconnaissance professionnelle pour les praticiens du social

À partir des temps d’accueil avec les professionnels, des éléments de connaissance se construisent. Le chercheur partage séquentiellement la vie sociale et professionnelle des services. Par exemple, l’une des équipes d’accueil du CCAS a adhéré très spontanément aux modalités méthodologiques proposées. Elle est missionnée pour assurer l’accueil de nuit en hébergement d’urgence temporaire. Le chercheur investi progressivement une partie de leur nuit en menant les entretiens, assise sur le canapé-lit du bureau. Les agents lui imposent de s’asseoir sur ce sofa qui est aussi l’espace de couchage après minuit. Dans la pratique, un seul agent réside et dort dans le canapé-lit. Progressivement, je comprends l’importance de ce meuble. Dans le passé, un lit de camp faisait office de couchage pour la nuit. Cette installation sommaire et inconfortable aux dires des agents a été remplacée par ce mobilier flambant neuf. Le chercheur se rend compte qu’il est assis sur une sorte de trophée institutionnelle, issue de longues négociations avec l’institution. Chaque agent, à tour de rôle, expose l’histoire du canapé comme un combat gagné, une reconnaissance institutionnelle du travail de nuit. Cet élément analyseur permet de mettre en exergue leur rapport à la nuit. Comme l’activité de nuit des infirmières analysées par Perraut-Soliveres, ces agents montrent qu’« habiter la nuit c’est alors se reconnaître en elle et accepter le cadre et les effets de cette singularité » (Perraut-Soliveres, 2001). Des résidents passent, s’assoient dans cet espace d’accueil et partagent leurs journées, parfois leurs déboires. Certains agents confient que peu de personnes osent entrer dans leur espace de travail. Ils montrent alors comment ils assurent seuls le passage de la tombée de la nuit à la levée du jour. Ils participent, comme les travailleurs sociaux (qu’ils qualifient de rivaux) à l’accueil et plus globalement à l’accompagnement social des personnes accueillies. Un conflit latent au sujet des statuts de classe ressort de l’analyse des entretiens menés. Ils sont titulaires depuis de nombreuses années, ce qui n’est pas toujours le cas des travailleurs sociaux sur la structure. Ils leur opposent leur expertise délivrée par un diplôme d’état à celle du travail de nuit qu’il exerce sans qualification spécialisée du travail social.

Le jeu des potentialités des agents, leur rapport au savoir, leur rapport à leur propre désir, désir de savoir, forme, « un processus par lequel un sujet à partir de savoirs acquis, produit de nouveaux savoirs singuliers lui permettant de penser, de transformer et de sentir le monde naturel et social » (Beillerot, 2000). L’agent en première ligne ne participe qu’à une part infime de l’accompagnement, de la personne accueillie : Il accueille pourtant la détresse de l’autre tout au long de la nuit ou de la journée. Il fait alors comme s’il instruisait une demande qu’il allait poursuivre pour lui-même d’abord, et se donne l’impression qu’il participe à l’accompagnement, qu’il existe dans son travail. Un agent en situation d’accueil n’a guère d’autre issue s’il veut conserver son travail, ou le vivre le mieux possible, de développer des savoirs, ou de faire croire qu’il en développe, ne serait-ce que pour être requalifié et reconnu par l’institution. Le travailleur social, vécu présenté et qui se présente comme un expert qualifié de la relation devient le rival et non plus un collaborateur avec lequel partager et échanger. Ces derniers peuvent accentuer cette perception. Les liens collaboratifs se distendent alors à travers des relations de pouvoir. « Les relations de pouvoir “servent” en effet, mais non point parce qu’elles sont “au service” d’un intérêt économique donné comme primitif, mais parce qu’elles peuvent être utilisées comme des stratégies » (Foucault, 2001, [1977]).

Un mouvement d’individualisation entre salariés s’opère à travers une mise en concurrence par rapport à la mission d’accueil. La compétence technique devient fer-de-lance. On assiste à une aggravation de la déstabilisation de la condition salariale et à une individualisation des rapports de travail (Castel, 1999). La recherche collaborative impacte les pratiques professionnelles des salariés. Ces derniers se qualifient entre eux de « bons » ou « mauvais » accueillants. Certains plébiscitent l’accueil comme sale boulot au sens de la sociologie interactionniste afin de valoriser leurs activités d’accueil. L’accueil devient un travail de combattant. De la guerre de tranchées au tir à vue, l’accueil donne l’impression d’un espace de guerre où agents et personnes accueillies s’affrontent. Il donne lieu à des joutes verbales entre collègues. Les entretiens individuels donnent l’impression de règlement de compte par chercheur interposé. L’emprise des uns sur les autres freine les collaborations. La restitution collective cristallisera ces tensions. Au dernier moment, l’emploi du temps individuel des travailleurs sociaux ne leur permet pas d’assister à la restitution avec leurs collègues agents administratifs d’accueil. Un autre temps a dû être proposé, ne permettant pas la rencontre et le travail collaboratif interprofessionnel. Cet évènement peut se caractériser comme un acte manqué actant les tensions entre les agents de catégorie. Il illustre par ailleurs comment la mise en oeuvre de l’accueil montre une forte fragmentation des services et participe par là même à une répétition, voire à une dégradation de l’accompagnement social.

L’accueil révèle une soumission à la collectivité territoriale, marquée très fortement chez les travailleurs sociaux et les agents administratifs et peut revêtir des figures de peur, pour soi, de soi et des autres. L’accueil est très vite associé à l’agressivité du public (prévenir l’agressivité, gérer les situations de conflit). Épuisement, stress, peurs diffuses sont alors réactivités, au même titre que le courage, la bravoure et l’esprit guerrier et font partie intégrante des dispositifs d’accueil. L’une des réponses classiques est la division des tâches, qui a pour conséquence une scission dans le processus d’accompagnement des personnes accueillies. Ces conséquences sur les procédures sont désormais connues par les personnes accueillies elles-mêmes, qui les anticipent, les fuient ou les évitent. Elles vont à l’encontre des missions du travail social. Elles font aujourd’hui l’objet de procédures d’évaluation interne dans certaines administrations françaises, via l’accueil du public, en privilégiant la forme au fond. L’accueil en travail social a ainsi amené le chercheur à comprendre dans l’après coup les enjeux de son accueil à travers le dispositif de recherche socioclinique proposé et sa double posture d’accueilli et d’accueillant.

Conclusion

La recherche collaborative favorise l’expression de réalités, la connaissance de l’histoire institutionnelle, celle des individus pris dans l’institution à travers une méthodologie appropriée et l’extraction d’un sens partageable. La démarche exposée s’inscrit dans une logique d’expérimentation à travers un cadre précisément posé. Elle permet d’aller à la rencontre, d’avancer parfois à tâtons. Si les constructions collaboratives et relationnelles entre chercheurs et praticiens apparaissent implicites dans le contexte présenté, elles impactent leurs pratiques. La méthodologie qui prend appui en partie sur le collectif à travers les phases de restitution permet progressivement de faire penser l’institution. L’agir coopératif est pris entre les dynamiques institutionnelles mises en oeuvre et la volonté de promouvoir un esprit de coopération au quotidien. Ces temps de restitution collective facilitent la confrontation des perceptions des activités d’accueil de chacun et amorcent une dimension réflexive de la pratique d’accueil. Ils permettent la mise en dynamique du groupe de professionnels qui devient groupe-sujet. Ce groupe sujet prend conscience de ses différences, des tensions à l’oeuvre et se met en situation d’auto-analyse que le chercheur accompagne et auquel il collabore. La dynamique collective prolonge les effets collaboratifs et permet l’appropriation de connaissances partagées et discutées en groupe.

En proposant d’interroger l’accueil au regard de la place du chercheur, des postures variées et des ressentis professionnels divers sont révélés. L’accueil explicite autant la professionnalité du chercheur dans le champ de la recherche que les transformations parcourant l’action sociale. Le dispositif socioclinique proposé montre que plus les techniques d’intervention sont ouvertes, moins elles sont soumises à des injonctions politiques, plus elles laissent la place à l’expression de l’autre. Aujourd’hui l’accueil du public est désolidarisé de la question du parcours et de l’accompagnement de la personne, occultant la dimension du processus d’aide à la relation. Si l’accueil renvoie à des moments « ordinaires » de la vie sociale, il n’en est qu’une étape. Il questionne la relation personne-accueillant — personne accueillie, la vulnérabilité des personnes dans l’entrée en relation, la rencontre de la vulnérabilité des personnes accueillies et accueillantes.

Créer des collaborations nouvelles, c’est aussi créer des effets émancipateurs pouvant être perçus comme des tentatives de résistance à certains modes de fonctionnement institutionnel. L’analyse de ce processus dans l’après-coup fait ressortir une relation d’accompagnement collaboratif et réflexif qui passe par l’étape essentielle de l’accueil. Dans ce choix de démarche de recherche, le chercheur a le devoir de mesurer jusqu’où il peut « embarquer » les autres, se décharger sur eux des conséquences de sa propre action pour autant qu’il puisse les prévoir. Il en est de même pour tout professionnel accueillant.