Corps de l’article

Introduction

Afin de tracer les contours problématiques d’une contribution centrée autour des trois termes que toute intention scolaire met nécessairement en tension (instruction, socialisation, qualification), je voudrais placer en regard l’un de l’autre – dans le cadre constitué par les politiques et les finalités scolaires en France – les propos de deux personnalités intellectuelles très différentes, ne serait-ce d’abord que par leur appartenance générationnelle, le professeur de grec Maurice Lacroix d’une part, la sociologue Lucie Tanguy d’autre part. La référence à ces deux personnes est une manière d’entrer dans la considération de la longue durée, puisque seront concernées ici aussi bien l’histoire de l’institution scolaire française de la fin du XIXe et de la première moitié du XXe siècle que son histoire contemporaine.

Maurice Lacroix (1893-1989), agrégé de lettres en 1919, a enseigné dans plusieurs lycées et terminé sa carrière en occupant la chaire de grec en classe de Première Supérieure au lycée Henri IV ; il incarne ainsi l’élite professorale de l’enseignement secondaire français, ce « puissant Empire du milieu » (selon l’expression de l’historien Lucien Febvre). Parallèlement à sa carrière de professeur, il a mené une activité militante dans plusieurs organisations syndicales, politiques et religieuses, catholiques. En 1937, il est l’un des fondateurs du Syndicat des professeurs de l’enseignement secondaire, organisation restée très influente chez les professeurs français du second degré. Ses engagements syndicaux et politiques le situent clairement à gauche. Lors de son décès, l’historien Jean-Pierre Rioux lui a rendu hommage en ces termes : « Ce chrétien fervent, qui joua un grand rôle à la paroisse universitaire, avait puisé dans l’amitié et l’exemple de Marc Sangnier la force de ses choix : un engagement laïque sans concessions, une fierté républicaine à toute épreuve, l’espoir d’un socialisme à visage humain, une fidélité à soi-même et à son métier »[1] (cité par Seguy, 2010, p. 195). Sa personnalité nous intéresse pour toutes ces raisons, et en l’occurrence particulièrement pour celle-ci : ardent défenseur d’une certaine conception de l’enseignement secondaire et des humanités, tout en étant favorable à la démocratisation scolaire, il s’est fortement opposé à plusieurs réformes impliquant une éventuelle redistribution des relations instruction, socialisation, qualification, en ne pouvant imaginer autre chose que l’exclusivité donnée à l’instruction[2], c’est-à-dire l’action de communiquer des connaissances et de former l’esprit d’un enfant.

Lucie Tanguy, directrice de recherche au CNRS, n’a pas besoin d’être présentée, ses travaux de sociologie du travail et de la formation sont en effet bien connus dans la francophonie (par exemple : L’introuvable relation formation-emploi, L’enseignement professionnel en France, et tout récemment : Une histoire de la sociologie du travail en France 1950-1990). Au centre de son oeuvre sociologique se trouve ce qu’elle appelle « le basculement de l’ordre scolaire » désigné par le glissement de la notion d’éducation à celle de formation, problème qui recouvre le champ de nos interrogations présentes. A l’occasion d’un récent jury de soutenance d’habilitation à diriger des recherches, elle s’exprimait en ces termes : « Loin d’être un simple glissement sémantique, [ce glissement] indique des changements politiques majeurs, qui ont placé les préoccupations de l’emploi au coeur du système éducatif : politiques éducatives qui sont désormais énoncées en termes de niveau de formation ou de qualification, formules qui témoignent de cette volonté, toujours réaffirmée, d’établir des relations d’équivalence entre ces quatre registres différents de la réalité sociale que sont l’éducation, la formation, la qualification et l’emploi occultant ainsi que la formation n’est qu’une composante de la qualification et que celle-ci se définit sur le marché du travail et au sein des entreprises. C’est dans le cadre du Plan (des années 1960) que des politiques et des experts économiques ont fait admettre sur la scène publique la nécessité de lier l’éducation à l’économie, ont promu la notion de formation, en lieu et place de l’éducation, ont fait apparaître cette notion comme une grandeur mesurable et l’ont posée au fondement de la qualification »[3].

Quant à Maurice Lacroix, dont on se rappellera l’ensemble des caractéristiques, voici comment il s’exprimait il y a un peu plus de cinquante ans, alors même que le mouvement de modernisation de l’école s’était amorcé sous la Quatrième et allait bientôt s’accélérer dans les années suivantes sous le nouveau régime de la Cinquième République : « Il est, sans doute, désirable que l’enfant ne soit pas jeté dans la vie sans avoir acquis certaines connaissances dont l’homme aura besoin pour l’exercice de son métier. Il est encore plus nécessaire qu’il soit préparé à sa profession d’homme, quelle que soit la spécialité dans laquelle son activité se déploiera. (…) Mais, en fait, on s’oriente de plus en plus vers un système de préparation indirecte : on tend à organiser les diverses branches de l’enseignement en fonction des débouchés, donc à substituer à la notion de culture celle de préparation préprofessionnelle. Nous devons dire notre désaccord. Le métier n’est pas toute la vie de l’homme. Il faut assurer à l’enfant, dans la mesure de ses aptitudes, une culture générale aussi large que possible. Nécessaire pour l’ensemble de son activité humaine et civique, elle ne lui sera pas moins utile dans la vie professionnelle en un temps où les conditions du marché du travail évoluent rapidement et où le problème de reconversion peut se poser avec acuité »[4] (cité par Seguy, 2010, p. 541-542).

Sur deux registres de langue bien différents, l’un militant (Maurice Lacroix), l’autre analytique et scientifique (Lucie Tanguy), nous avons affaire avec ces propos à l’agencement de questionnements implicites qui permettent d’esquisser une mise en perspective problématique de l’histoire du système éducatif français. A un pôle, historiquement le plus lointain, nous pourrions penser trouver, conformément à la conviction du professeur de grec, une prédominance de l’instruction - comme prétend le traduire le nom du ministère de l’Instruction publique (en vigueur des années 1880 jusqu’en 1932, date à laquelle seulement il devient ministère de l’Education nationale) - mais la réalité historique nous fait rencontrer une forte attention portée à l’éducation morale, à l’inculcation de valeurs et d’habitus, c’est-à-dire à une forme de socialisation par laquelle « une société se dote d’acteurs capables d’assurer son intégration » (Dubet, Martuccelli, 1996). Notons qu’un autre aspect de la socialisation ainsi comprise (socialisation républicaine et démocratique, pourrait-on dire) vise par ailleurs à doter la société « d’individus, de sujets, susceptibles de produire une action autonome »[5]. En France, nous voyons se stabiliser pour un temps dans l’institution scolaire un couple instruction-éducation, dont la modulation varie selon le type d’enseignement (pour les élèves du primaire, priorité donnée à l’éducation, c’est-à-dire à la socialisation intégrative, sans négliger une instruction de base ; pour les élèves du secondaire, priorité effectivement donnée à l’instruction, c’est-à-dire plutôt à la socialisation autonomisatrice, du moins sur le plan intellectuel, étant entendu qu’elle se combine avec une distinction éducative transmise familialement). A l’autre pôle, qui caractérise l’époque contemporaine (depuis la deuxième moitié du vingtième siècle), nous assistons, conformément à l’analyse de la sociologue, à une redistribution des rapports entre l’éducation (couplée à l’instruction), la formation et la qualification au bénéfice quasi exclusif d’une conception de plus en plus économiste de celle-ci (étroitement tributaire du marché de l’emploi). Cette redistribution, dont la logique, accordée aux évolutions du monde contemporain, paraît certes incontournable (comme en atteste l’actuelle formulation québécoise des missions du système éducatif), pose cependant la question de la position respective des termes, et surtout des réalités qu’ils recouvrent, au sein de la trilogie. La domination, voire l’exclusivité, de l’obsession qualificative ne manque pas d’interroger le sens conféré à la volonté de scolariser, et engage en dernière analyse une philosophie de l’éducation – toutes questions qui ne peuvent être déconnectées de la prise en compte d’un contexte historico-national.

Comment se sont opérés historiquement en France les glissements d’un pôle à l’autre, grossièrement définis au niveau de cette introduction ? Dans l’optique d’une philosophie humaniste, ancrée dans la tradition républicaine à la française, quel niveau de compromis peut-il être considéré comme acceptable entre instruction, socialisation et qualification ? Je distinguerai, dans une perspective très cavalière, trois grandes périodes, correspondant à des postures de l’Etat central relativement aux fonctions assignées à l’institution scolaire, eu égard à ces trois notions et leurs corollaires, en me situant nécessairement d’un point de vue « macro ».

1. Première période : Etat éducateur ou enseignant, Ecole conquérante, sûre d’elle-même, mais séparatrice (1880-1940)

Qualifier l’Etat d’éducateur ou d’enseignant autour de la mise en oeuvre des grandes lois scolaires républicaines françaises renvoie directement à Jules Ferry lorsqu’il déclare devant le Sénat le 5 mars 1880 : « Il y a deux choses dans lesquelles l’Etat enseignant et surveillant ne peut pas être indifférent ; c’est la morale et la politique, car en morale, comme en politique, l’Etat est chez lui ; c’est son domaine et par conséquent sa responsabilité ». Alors que les contenus d’enseignement vont être contrôlés par l’appareil d’Etat pour la première fois sans référence explicite à l’Eglise, et concerner tous les enfants français, la mission d’instruction primaire étant confiée à l’école publique (article 4 de la loi du 28 mars 1882), le curriculum – tel qu’il s’expose dans l’article premier de la même loi relative à l’enseignement primaire – place en tête l’instruction morale et civique, devant toutes les autres composantes (constitués de savoirs et savoir-faire plus objectifs, certains directement orientés vers la pratique).

On n’insistera pas sur le fait que, quand bien même il ne se donnerait pas d’objectif d’instruction portant sur des savoirs dûment repérables, tout processus d’éducation comprend, dans son déploiement, une forme de socialisation entendue comme inculcation de « manières d’agir, de penser et de sentir », assurant une mise en forme sociale des dispositions présentes en l’individu appelé à stabiliser progressivement son appartenance à une société et à certains de ses groupes intermédiaires, tout en contribuant à la cohésion de cette société. Quoique désignées ici comme objets d’une instruction, la morale et les valeurs civiques qui constituent la priorité du programme primaire républicain relèvent d’une socialisation ainsi conçue, en ce sens que la mission assignée à l’Ecole consiste à faire éprouver de la manière la plus aiguë le sentiment d’appartenance à la Nation. Comme le dit explicitement dans une réunion publique Eugène Spuller, plusieurs fois ministre, à qui l’on doit la formule « La République sera éducatrice ou elle ne sera pas » : « C’est beaucoup que de rendre à leurs familles de petits écoliers bien instruits et bien cultivés, mais il faut encore en faire des hommes pour la France, des citoyens pour la République […] Où se fera cette unité morale dont nous avons tant besoin, après tant de ruines, tant de désastres, de discordes et de malheurs ? Messieurs, elle ne peut se faire qu’à l’école, où l’on vit dans la sphère des idées les plus désintéressées et les plus élevées » (Spuller, 1892). Se réclamant de l’héritage des révolutionnaires de 1789 et de certains de ceux qui les ont suivis (1848), les Républicains, tel précisément Eugène Spuller, revendiquent une philosophie qui se veut « fondationnaire », c’est-à-dire situant l’école au fondement de la construction nationale. Placée sous l’autorité de valeurs morales et civiques à vaste portée, puisque déclarées universelles et concernant l’humanité tout entière, l’école est assignée à la mission prioritaire d’enseigner ces valeurs et soumise à la responsabilité – dans ce même mouvement – d’instituer la nation en la personne des élèves futurs citoyens. Il n’est point besoin de recourir à la notion de curriculum caché pour rendre compte de la finalité ainsi dévolue à l’enseignement primaire tant son contenu explicite est affiché et revendiqué, à côté ou même confondu avec les objectifs d’instruction. L’idée d’une émancipation du peuple par 1) l’éducation morale et civique, 2) une instruction rationnelle (quoique limitée à « ce qu’il n’est pas permis d’ignorer ») se trouve au coeur du projet scolaire français de masse, visant des sujets abstraits, en principe sans considération de leurs caractéristiques et appartenances singulières. Ainsi l’équation sur laquelle repose l’institution scolaire française à ses origines est de nature essentiellement politique (ce qui ne veut pas dire – comme on va le voir – qu’elle n’occulte pas d’autres fonctions, à caractère économique et social), et l’on peut suivre alors l’analyse de Bernard Charlot :

L’action de l’Etat [au cours de cette période, la Troisième République] est politique, philosophique, morale, culturelle et non pas économique. Ou plus exactement, l’Etat éducateur ne remplit une fonction économique que de façon indirecte : par l’éducation, il pacifie la société et assure ainsi l’ordre nécessaire à la prospérité économique de la bourgeoisie ».

Charlot, 1994, p. 28

Da fait, contradictions, tensions, inégalités ne manquent pas d’apparaître dès l’origine, même si elles sont théorisées-justifiées par les promoteurs du projet républicain et ne font qu’exceptionnellement l’objet de critiques, mais virulentes et parfois formulées du sein même de l’institution (par exemple par Ferdinand Buisson, le célèbre auteur du Dictionnaire de pédagogie). En effet, sûre d’elle-même, conquérante, l’école de l’Etat éducateur est en même temps foncièrement séparatrice. Ainsi l’enseignement secondaire d’Etat est payant (il le restera jusqu’en 1930) ; tout en se disant seulement préoccupé d’instruction à l’intention des élèves « capables », il est caractérisé par une distinction culturelle longtemps concentrée autour de l’enseignement du latin et des humanités, il englobe un enseignement élémentaire dès les petites classes avant la 6e, parallèle de l’enseignement primaire et réservé à une minorité sociale. Cela conduit le philosophe Edmond Goblot à recourir à l’image de la « barrière » pour évoquer la manière dont la bourgeoisie entend se protéger du peuple - cette barrière étant essentiellement constituée par le latin (Goblot, 1925, rééd. 2010). Cet enseignement ne saurait avoir aucune finalité professionnelle, le rattachant en quoi que ce soit à une notion de qualification, il prend le temps long d’une socialisation culturelle dans l’enseignement secondaire (Robert, 2005). La question de la formation professionnelle est en partie renvoyée, dans sa forme scolaire, aux Ecoles primaires supérieures ou « collèges du peuple » (Briand, Chapoulie, 1992). Des contre-projets, des tentatives de réforme et quelques réformes (particulièrement sous le Front Populaire, 1936-1939), de timides avancées de la démocratisation, des mesures de correction des traits les plus négatifs de cette organisation scolaire traversent la période sans parvenir à modifier en profondeur l’institution.

Pour conclure cette présentation nécessairement très elliptique de la première période, je voudrais m’arrêter sur une posture idéologique, que j’ai repérée chez une catégorie enseignante particulière, les professeurs des classes élémentaires de lycée (classes avant la 6e précisément), posture promise à une certaine postérité. Il s’agit de ce que j’ai appelé « démo-élitisme ». Par cet oxymore, j’entends une attitude idéologique associant un souci de démocratisation de l’enseignement (qui accepte d’élargir les bases sociales du recrutement secondaire en fonction des aptitudes) à une défense militante de la culture secondaire traditionnelle. Tandis que la notion d’élitisme républicain vise à dégager une élite de l’école du peuple au sein d’un continuum premier/second degré, le démo-élitisme pose d’emblée et a priori l’autonomie, la supériorité et la distinction définitive du secondaire. A ce titre, prétendant ne vouloir reconnaître à son fondement que l’instruction (l’instruction la plus haute) il incarne la socialisation distinctive de l’enseignement secondaire, abandonnant toute préoccupation même très indirecte de qualification au secteur de l’enseignement primaire ou surtout professionnel, comme le souligne le texte de Maurice Lacroix cité dans notre introduction.

2. Deuxième période : Etat-Providence modernisateur, Ecole saisie par l’économie, démocratisation relative (1945-1975)

Sans bien sûr que la période antérieure ait été exempte d’interrogations économiques et sociales explicites relatives à la fonction de l’école dans la société française (mais surtout concentrées sur les secteurs des enseignements professionnels et techniques, sur celui dit du « primaire supérieur »), les conséquences de la seconde Guerre Mondiale, les nécessités de la reconstruction et les nouvelles conditions de la compétition économique internationale constituent un tournant quant à la mutation de cette fonction, et quant à l’émergence significative de la notion de formation –ainsi que des termes de la même série paradigmatique, comme qualification - au coeur des préoccupations scolaires, principalement de second degré.

Dans l’immédiat Après-Guerre, l’institution scolaire est saisie par l’économie. A partir du milieu des années cinquante, parallèlement à une forte demande sociale d’enseignement secondaire sensible dans de nombreux pays, l’enseignement devient mondialement (du moins dans la sphère des nations développées) un objet d’investigation économique[6]. La théorie économique dite du « capital humain » s’empare de la question scolaire. Examinant le rythme de développement de divers pays dans l’histoire économique longue, certains chercheurs ont été amenés à constater que le capital physique n’a pas un rôle aussi déterminant dans la croissance économique qu’on avait pu le penser auparavant et que les trois facteurs de production fréquemment mentionnés (terre, capital, travail) ne suffisent plus à expliquer l’accroissement du produit national, compte tenu d’hypothèses comme celle des rendements dits décroissants, c’est-à-dire dont la rentabilité n’est ni maximale ni immédiate. Des économistes inventent la notion de « facteur résiduel », quatrième facteur qui est censé englober le progrès technique, l’accroissement des connaissances, la qualification de la force de travail, le niveau général d’instruction de la population. Peu à peu, la majeure partie sinon la totalité de ce facteur résiduel se voit dévolue à l’enseignement, en raison du fait que l’institution scolaire a spécifiquement pour mission d’accumuler et de transmettre les connaissances qui sont les conditions du progrès technique, un des tout premiers éléments à l’origine de la croissance.

Tel est le cas de la France. Voulu modernisateur et développeur, enrôlant désormais explicitement l’école dans le processus économique au nom du capital humain, l’Etat se fait planificateur. Le commissariat général au Plan est créé en 1946 ; son promoteur-théoricien Jean Monnet présente en 1947, dans le contexte législatif de la Quatrième République, le premier Plan de modernisation et d’équipement, destiné à indiquer tous les quatre ou cinq ans au gouvernement les évolutions économiques probables comme les grandes lignes des mesures à prendre, notamment en matière de formation. Dans la même période, sont établies dans le secteur de l’emploi salarié (par les arrêtés dits Parodi de 1946), des grilles consistant en des nomenclatures hiérarchisées d’emploi fondées sur une correspondance entre savoir-faire (donc qualification), emploi occupé et salaire minimum ; il est clair qu’en amont de ces instruments de classement, revendiqués et négociés par les organisations syndicales de travailleurs, se trouvait posée la question cruciale du type de formation à acquérir. Le général De Gaulle est entièrement rallié à cette conception planificatrice, ce qui le conduit à soutenir l’idée, tant en matière économique que scolaire, de « compenser l’inconvénient de la liberté sans en perdre l’avantage » (De Gaulle, 1970, p. 143), contribuant ainsi à soutenir une économie capitaliste régulée et à prétendre mettre à son service un système éducatif lui-même fortement organisé. Il s’agit de faire le plus possible coïncider aptitudes puisées dans tous les milieux sociaux, niveaux différenciés de qualification et besoins de cette économie. La question des niveaux (de formation et de qualification) commence à supplanter dans l’Ecole celle de la « barrière ».

De fait, les mesures de réforme de l’institution scolaire française s’inscrivent à partir de 1959, et pendant la période faste dite des « Trente Glorieuses » (1945-1975), dans cette perspective, les premières consistant à prolonger la scolarité obligatoire jusqu’à seize ans et à prétendre ouvrir à tous les petits français les rudiments d’une scolarité désormais appelée « de second degré ». Il s’agit d’élargir très considérablement le vivier des jeunes susceptibles de recevoir une formation initiale de second degré (à défaut d’une socialisation secondaire au sens traditionnel, revendiquée par les partisans des humanités du type Maurice Lacroix). Cet accroissement du nombre des bénéficiaires d’un début d’enseignement du second degré relève plus des besoins nouveaux de l’économie que de la bonne volonté des gouvernants, mais cela va malgré tout dans la direction d’une démocratisation quantitative. Autre signe du déplacement de la problématique de la formation (et partant de la qualification) de la périphérie au centre du système éducatif : l’enseignement professionnel, qui relevait d’un secteur propre, est désormais intégré à l’ensemble éducatif organisé en degrés.

Le propos n’est pas ici de détailler les difficultés et les contradictions suscitées par ces réformes, ni l’enchaînement des autres mesures qu’elles ont entraînées tant par le constat des échecs dont elles étaient porteuses que sous l’effet de luttes sociales menées au nom de la démocratisation. Les politiques scolaires menées pendant les « Trente Glorieuses » sous l’égide de l’Etat-Providence modernisateur sont certes traversées par toutes les contradictions inhérentes au système capitaliste fondé sur la domination d’une classe sur toutes les autres, comme y insiste dès le milieu des années 1960 le courant de la sociologie critique. Le mouvement de rénovation des contenus d’enseignement mettant en cause l’ancienne organisation du secondaire entraîne de fortes résistances, qui transcendent le clivage gauche/droite. Les tenants des humanités et de la barrière séparatrice voient se défaire l’ordre secondaire ancien, et le déplorent. A gauche, l’attitude démo-élitiste trouve à se redéployer sous l’idée d’une acceptation de l’élargissement des bases sociales de l’enseignement du second degré mais en maintenant la perpétuation de la tradition pédagogique secondaire au nom du haut niveau d’exigence auquel ont droit tous les élèves – ce qui va bloquer durablement toute rénovation pédagogique en profondeur. On peut parler d’une volonté de maintien de la socialisation traditionnelle propre à l’enseignement secondaire alors même que les conditions et finalités de l’enseignement et de l’instruction ont commencé à profondément changer.

Il demeure que cette période, marquée par l’alliance des économistes et des réformateurs scolaires (1945-1975) se caractérise par une progression spectaculaire en matière de démocratisation de la fréquentation d’un enseignement de second degré : + 438% en trente ans, cela ne préjugeant pas de la nature de la démocratisation qualitative. Que cette politique ait plus été dictée par des motivations économiques en rapport avec les nouveaux besoins du marché du travail que par une forme de générosité sociale importe peu si, au total et très globalement, idéaux de justice et finalités matérialistes ont tendu à se rapprocher. On peut risquer l’idée d’un équilibre précaire alors réalisé, dans une école restant encore assurée d’elle-même nonobstant ses défaillances et les critiques dont elle est l’objet, entre instruction, socialisation, formation et qualification. Le philosophe Marcel Gauchet propose sa vision de l’équilibre en question : « L’école de l’Etat-Providence opère la synthèse – dont on ne discerne pas à l’époque ce qu’elle a de provisoire - de la méritocratie républicaine, de l’égalité sociale de masse et du souci individualiste. Elle poursuit en effet un triple objectif. Elle entend assurer simultanément l’égalité des chances, avec ce que cela suppose de correction des situations de départ et donc de tension sélective, et l’ouverture à tous de la meilleure éducation possible, tout en dispensant dans ce cadre une éducation individuelle et libre. Et, ô miracle, dans une large mesure, elle y parvient » (Gauchet in Blais, Gauchet, Ottavi, 2002, p. 33).

3. Troisième période : Etat managérial et néolibéralisme, Ecole incertaine, dangers (1980-2010)

A la charnière entre deuxième et troisième périodes, à la faveur notamment des crises politiques et économiques, l’école devient plus incertaine d’elle-même. La sociologie a pu décrire ce fait en analysant la multiplication des principes de justice se déployant au sein de l’institution scolaire, le principe civique – fondateur et unique au cours de la 1e période – gardant une place, tout en étant attaqué et ne jouissant plus du monopole au bénéfice d’autres principes concurrents, industriel, marchand, domestique, artiste, parfois se combinant entre eux (Derouet, 1992). Au terme des alternances politiques gauche/droite survenues au cours de cette 3e période, on se trouve en France face à un extraordinaire empilement de mesures successives (réformes continuelles du primaire, du collège, du lycée, plans de lutte contre la violence, contre l’illettrisme, multiplication des Hauts Conseils) auxquelles chaque ministre veut attacher son nom, mais qui ne parviennent pas à faire complètement sens (Gauthier, 2011). Apparaît une confusion des missions de l’école, difficiles désormais à ordonner et hiérarchiser, du fait de la multiplication des injonctions qui lui sont assignées par la sphère politique et par la société elle-même  : donner des chances égales à tous, placer l’élève au centre du système et permettre son épanouissement, instruire, éduquer, socialiser, cultiver, répondre aux défis économiques du monde contemporain dans un contexte de concurrence exacerbée, élever le niveau général de la population, préparer à l’emploi et professionnaliser, sélectionner les élites, contribuer à la lutte contre l’exclusion, réduire la violence, compenser certaines défaillances parentales et pour tout dire apporter des remèdes aux maux sociaux que d’autres institutions n’arrivent pas à guérir, etc.

La création en 1985 du baccalauréat professionnel constitue un indice révélateur des incertitudes désormais structurelles dans lesquelles s’est installée l’institution scolaire. Cette création s’inscrit dans le cadre d’une politique, cette fois menée par la gauche, qui entend poursuivre et renouveler (de meilleure façon que celles qui l’ont précédée) l’alliance entre l’école et l’économie, la formation et la qualification, l’instruction et la socialisation. L›exemple japonais est alors souvent invoqué à titre de modèle, avec ses 94% de jeunes scolarisés à dix sept ans et ses ouvriers de l›automobile «bacheliers» ; esquissée dans le rapport Les lycées et leurs études au seuil du XXI° siècle de l’historien Antoine Prost sous la forme : «atteindre en 1993 l’objectif de 80% de jeunes achevant une scolarité de second cycle», une politique et une formule , qui sera reprise par tous les gouvernements suivants, voient le jour : «80% d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat en l’an 2000». C’est dans ce contexte que, indissociable de l’objectif des 80%, la loi de programme sur les enseignements technologiques et professionnels institue un nouveau diplôme, le baccalauréat professionnel (Prost in Moreau, 2002, p.95-111), attestant une aptitude à exercer « une activité professionnelle hautement qualifiée » tout en pouvant constituer un passeport pour l’enseignement supérieur. Le statut de ce diplôme s’avère en effet d’emblée ambigu, hésitant entre un débouché immédiat sur l›emploi et une accession de plein droit à l›enseignement supérieur conférée par tout baccalauréat, hésitation entre perspective de qualification immédiate et perspective d’instruction prolongée. On peut voir dans cet exemple un concentré de traits significatifs : expression des incertitudes désormais caractéristiques du système éducatif français ; glissement, pointé par Lucie Tanguy, de l’éducation à la formation, voire à la qualification, comme priorités ; mais aussi, déplacement des inégalités d’un rapport situé antérieurement entre extérieur et intérieur de l’enseignement secondaire à une ségrégation devenue désormais interne au système éducatif, entre filières de prestige et filières peu valorisées. Le sociologue Stéphane Beaud a ainsi pu montrer l’échec et la frustration de bacheliers professionnels confrontés à l’enseignement supérieur (Beaud, 2002).

Dans les années 1990, l’Etat a de plus en plus de velléités de se débarrasser de son caractère providentiel pour s’affirmer comme managérial, exerçant une gouvernance où – du fait d’une volonté politique affichée - sa part propre et celle de ses agents diminuent au profit de l’intervention d’acteurs privés, réputés plus libres et innovateurs, en référence au paradigme du libéralisme économique. L’école et les politiques scolaires restent quant à elles hésitantes, soumises aux pressions managériales et libérales, tiraillées entre référence au principe marchand et au principe du bien commun, mais encore solidaires de ce dernier, c’est-à-dire de leurs fondamentaux historiques, notamment grâce à de puissantes réactions des personnels enseignants. Alors que l’obligation de résultats s’impose comme un nouveau credo sous la pression internationale des classements, du culte de la performance et de la révision générale des politiques publiques (RGPP), les projets réformateurs n’en continuent pas moins à être argumentés au nom de l’égalité des chances. La flexibilité des emplois, désormais soumis à concurrence sur un marché du travail devenu mondial, conduit à l’imposition du slogan de la formation tout au long de la vie, qui affecte la conception des études initiales et de la formation, ainsi que la manière de les évaluer (par compétences évolutives plus que par connaissances acquises).

La tendance libérale s’accentue au début des années 2000, et particulièrement après la présidentielle de 2007 à la faveur de la volonté renforcée de diminuer la régulation d’Etat et d’introduire des espaces concurrentiels dans le secteur public lui-même. C’est le néolibéralisme qui cherche alors à s’imposer ; celui-ci se présente à la fois comme une doctrine économique et comme une anthropologie, visant à promouvoir les valeurs du marché et de la prise de risque jusque dans les comportements humains. Si les ferments d’une telle anthropologie devaient être complètement mis en oeuvre, ils pourraient donner lieu à un type de socialisation où, comme certains manuels de coaching le recommandent et comme le pratiquent certaines écoles de commerce, l’individu est invité à se penser sur le mode de l’entreprise (« entreprise de soi »). En matière éducative, « l’école néolibérale désigne un certain modèle scolaire qui considère l’éducation comme un bien essentiellement privé et dont la valeur est avant tout économique […] elle est orientée […] vers les objectifs de compétitivité qui prévalent dans l’économie globalisée » (Laval, 2003, p. 7 et 9). La réforme conduisant à une autonomie et à un autofinancement progressif des universités publiques dans un cadre concurrentiel mondial apparaît comme le laboratoire de cette politique. Conjuguée à la suppression des organismes de planification (2006), la volonté de suppression de la carte scolaire dans le second degré – remise en cause du principe gaulliste d’organisation stricte du système éducatif (cf. ci-dessus)- va dans le sens de la dérégulation, de la compétition entre les établissements, et de la concurrence entre les familles.

La récente réforme dite du « socle commun de connaissances et de compétences », qui prend place dans la loi d’orientation et de programme (2005), peut être appréciée au regard de ces orientations. La présentant comme une véritable révolution copernicienne, ses partisans lui confèrent une valeur de plus grande portée dans la mesure où elle prétend concilier – pour les temps présents – instruction désormais pensée en termes de compétences fondamentales, socialisation (exprimée en termes de compétences sociales et civiques, d’autonomie et d’esprit d’initiative), et perspectives de qualification future (en ne raisonnant plus en termes de moyenne où les notes des différentes disciplines se compensent, mais en définissant le bagage absolument indispensable à l’exercice de toute activité professionnelle future au XXIe siècle, écho du « ce que nul ne peut ignorer » du XIXe). Les détracteurs dénoncent quant à eux le caractère réducteur du socle, fait de connaissances et de compétences minimum, en fait réservées aux plus démunis, et y voient une déclinaison néolibérale, distinguant instruction de très haut niveau pour quelques uns, promesse de qualification de même nature et d’insertion aisée dans la société, et instruction minimale, base d’une possible adaptation à la flexibilité des emplois, pour le grand nombre.

Envisagée dans sa globalité, la loi française de 2005 sur l’éducation offre des contrastes. En prétendant poursuivre des objectifs tels que 100% d’élèves détenteurs d’un diplôme, 80% au niveau bac, et 50% dans l’enseignement supérieur, elle rejoint des orientations de politique éducative initiées à l’échelon international, et plus spécifiquement européen, s’inscrivant dans la visée d’une élévation générale du niveau des populations et dans celle du Life Long Learning, la relation école/économie faisant l’objet d’un développement tout particulier. Le rapport annexé affiche d’autres objectifs très volontaristes : la proportion de bacheliers généraux parmi les enfants de familles appartenant aux catégories socioprofessionnelles défavorisées devra augmenter de 20% ; la proportion de jeunes filles dans les séries scientifiques générales et technologiques de 20 %, etc. Il s’agit là d’autant de signes de ralliement de la politique scolaire de la France à une logique, européenne et mondiale, d’obligation de résultats, les systèmes éducatifs étant désormais pris dans une compétition et soumis à l’évaluation internationale permanente de leurs performances. Un autre aspect transversal à la loi consiste dans l’introduction de l’évaluation de la performance à tous les niveaux du système[7], conformément à un nouveau paradigme budgétaire promu par la LOLF, loi organique relative à la loi de finances, relevant du concept de nouvelle gestion publique[8] (Dardot, Laval, 2009, p. 377 et sq.). Le rapport annexé insiste : « Chaque année, un rapport annuel de performances, présenté à tous les niveaux d’organisation du service public, doit rendre compte de la mise en oeuvre des orientations définies et de la réalisation des objectifs fixés par la présente loi pour la réussite de tous les élèves ». Cette logique relève d’une dimension systémique et concerne prioritairement le collectif, ensemble dans lequel les individus singuliers n’ont de valeur que rapportés aux classements et à la mesure des objectifs, confirmant la saisie d’une école incertaine d’elle-même par une vision économiste, hyper concurrentielle et « désindividualisante ».

Perspectives conclusives

Ainsi, des composantes de la trilogie au prisme de laquelle j’ai tenté de considérer l’évolution des institutions scolaires françaises, c’est (pour la masse des élèves) la qualification à courte vue et de faible niveau, voire peu monnayable sur le marché du travail, qui semble l’emporter, du fait de l’emprise d’une certaine conception économique sur l’école. Ce n’est pas que, dans mon esprit, les notions d’économie et de qualification soient haïssables en elles-mêmes ; mais mes convictions humanistes m’inclinent à vouloir penser autrement l’idée de qualification en l’harmonisant avec celles d’instruction et de socialisation. Au début de la troisième période ci-dessus définie, un projet de réforme jamais abouti, connu sous le nom de plan Langevin-Wallon (rendu public en 1947), avait délimité les contours possibles d’une conciliation harmonieuse instruction/qualification/socialisation, à travers son slogan « former l’homme, le travailleur, le citoyen » (transmission de l’instruction et de la culture le plus longtemps possible dans un tronc commun à tous les élèves, préparation sérieuse à l’emploi et qualification professionnelle, formation civique et socialisation citoyenne). Conscients de l’impossibilité de revenir en arrière, notre tâche d’éducateurs humanistes est, me semble-t-il, de penser à nouveaux frais une réforme inspirée des mêmes idéaux, appliquée aux conditions de l’environnement socio-économique contemporain, fondée sur la conviction que l’éducation et l’instruction étant des biens en soi, ces biens devraient être mis en oeuvre dans le cadre d’une scolarité longue, cohérente, rendue véritablement « désirable » aux yeux des jeunes, et ne devraient en rien être présentés comme de possibles objets marchands, la conception marchande ayant pour effet totalement négatif de les soustraire à la considération prioritaire du bien commun et de l’intérêt général, références républicaines essentielles.