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Introduction

En quelques années le concept de « développement durable » (infra DD) est entré dans la sphère du grand public et de l’enseignement. Il est explicite dans les circulaires ministérielles (2004, 2007) prescrivant l’éducation au développement durable (infra EDD) applicable à tous les niveaux d’enseignement, dans le socle commun des connaissances et des compétences (2006)[1], dans les programmes du primaire et du collège, en particulier en sciences et en géographie (2008) et dans ceux des enseignements technique et professionnel. La médiatisation, la vulgarisation et la généralisation de l’expression DD ne sont pas exemptes d’ambiguïtés, à la fois parce que les définitions en sont nombreuses et divergentes et parce que l’expression même renvoie tantôt à un concept, tantôt à un projet de développement. La question est objet de débat pour les scientifiques (les savoirs stabilisés, consensuels sont rares), pour les politiques et plus largement l’opinion (divisée sur la pertinence des projets et sur leur urgence). Les débats mettent en jeu des valeurs et des principes. Cette dimension éthique est partiellement prise en charge par les circulaires françaises qui prescrivent une « éducation à l’environnement pour un développement durable » (2004) puis une « éducation au développement durable » (2007), qui prônent certaines valeurs et ont une certaine visée d’action locale. En conséquence, l’éducation au développement durable (infra EDD) pose de réels problèmes aux enseignants, tant du primaire que du secondaire : je développe ici particulièrement ceux qui sont liés à la prise en compte des finalités de l’EDD, en prenant appui sur une recherche conduite de 2006 à 2012[2].

1 Savoirs scolaires, valeurs et enjeux politiques

De nombreuses approches, en particulier scolaires, n’interrogent pas suffisamment l’arrière-plan théorique du DD et de l’EDD, comme si les paradigmes en allaient de soi ou encore comme s’il faisait désormais partie d’une culture commune. Or le concept implique de réelles ruptures avec l’épistémologie scolaire de l’histoire, de la géographie, des sciences de la vie et de la terre. Certaines me semblent concerner plus directement la thématique de ce numéro.

1.1 Une rupture sur la nature des savoirs scolaires

Le concept de DD est centré sur les relations société – économie – environnement – valeurs. Si ces relations sont un objet apparemment banal des sciences sociales, elles le sont bien moins pour les sciences de la vie et de la terre (Aramburu Ordozgoiti, 1998). Usuellement les disciplines scolaires se partagent ces domaines ; aucune discipline n’assumant pleinement les quatre dimensions du DD (société, environnement, économie, éthique politique). La prise en compte des valeurs comme dimension explicite de la réflexion contraste avec les représentations sociales dominantes de neutralité de l’enseignement, de respect de la liberté de penser des élèves, d’objectivité scientifique, surtout si ces valeurs sont une composante potentielle d’un projet de société à construire ou à critiquer (Lautier, 2001). L’éducation aux valeurs, explicite dans les schémas ordinaires du DD, dans certaines définitions et dans l’agenda 21, peut se heurter à la déontologie professionnelle des enseignants. Le statut même des savoirs scolaires semble en cause. Leur dimension de scientificité est une prescription explicite, dans la visée d’une éducation critique[3], à laquelle adhèrent les enseignants ; comment dès lors faire place aux enjeux ethiques ? Les hésitations sont le fait, non seulement de ceux qui s’opposent au choix idéologique que représente le DD, mais même de ses partisans, dans la mesure où ils récusent un « endoctrinement » des élèves et hésitent devant les questions politiquement dérangeantes comme la stratégie des entreprises, les inégalités nord-sud, les projets communaux, régionaux ou nationaux d’aménagement et de développement... L’éducation explicite aux valeurs rompt avec la tradition scolaire, surtout dans le secondaire, d’autant qu’elle impose une vision du monde, une idéologie, à laquelle tous n’adhèrent pas : ce ne sont pas seulement les contenus d’enseignement, mais aussi les finalités qui en sont potentiellement affectées. En outre, pour ceux qui l’assumeraient, comment se positionner alors qu’éduquer au DD suppose aussi d’éduquer à agir pour le futur selon des normes moralement justes – mais qu’il y a débat et sur ces normes et sur la pertinence du DD pour les assurer ?

1.2 Une rupture avec l’idéal de simplification

Penser en termes de DD est aussi penser en termes multiscalaires, à la fois dans le temps (le choix fait sur le court terme a des conséquences sur le moyen voire le long terme), dans l’espace (le local, le régional et le global se trouvant eux aussi articulés), et dans la société (choix individuels, choix collectifs, choix des personnes, des entreprises, choix de vie, choix de développement...). Ces approches multisclaires sont d’autant plus complexes qu’on repère des contradictions entre les différentes échelles. De tels raisonnements, multiscalaires et dialectiques, sont particulièrement difficiles à concilier avec les postulats pédagogiques qui prônent souvent la simplification, en particulier pour les élèves jeunes. Ils ne sont qu’exceptionnellement travaillés dans les classes (Audigier, Crémieux, Mousseau, 1996, Tutiaux-Guillon, 2004, Astolfi, 2008). Les représentations sociales de l’apprentissage, largement partagées par les enseignants, donnent une place primordiale aux « certitudes » et aux « bases » (Lautier, 2001) – on en est loin. Et bien entendu se pose aussi la question – fondée – de l’âge auquel les élèves peuvent mettre en oeuvre, même modestement, de tels raisonnements.

1.3 Des problèmes idéologiques

L’omniprésence actuelle du DD est source d’éventuelles confusions (clichés, propositions éventuellement « dangereuses » idéologiquement, par exemple lorsqu’il conduit à diviniser la planète ou à ne voir dans le genre humain qu’un agent nuisible). Son extension très large (certains y intègrent les valeurs esthétiques ou le patrimoine ou une sorte de « primitivisme » qui prennent pour idéal les modes de vie des « peuples primitifs », largement mythifiés), ce qui contribue au flou épistémologique (Grumiaux, Matagne, 2009). En 2006, on recensait plus d’une centaine de définitions controversées[4]. Les dimensions critiques sont absentes des prescriptions, ce qui certes « refroidit » la question du DD, mais pose aussi problème dans l’enseignement des sciences sociales, voire des sciences de la vie et de la terre, en niant de fait certaines contradictions du monde actuel, pourtant inhérentes aux thématiques prescrites. La question des choix énergétiques, celle du développement de la Chine ou de l’Inde, celle des climats... en offrent des exemples en géographie. Les manuels de 5e publiés en 2010 témoignent des divergences d’option prises par les équipes éditoriales quant à l’intégration d’un traitement scolaire critique des modèles de développement dominants ou des conflits d’usages des ressources. Dans l’usage le plus courant, celui des médias, mais aussi celui de certains manuels[5], développement économique, développement social et protection de l’environnement constituent les trois piliers mentionnés. Des définitions moins fréquentes insistent sur le choix politique et éthique (gouvernance) nouveau que constitue le développement durable. À y regarder de près, le DD est un objet idéologique (Girault, Sauvé, 2008). Sa prescription est elle-même idéologique, en particulier parce que le modèle économique de référence, implicite, mais transparent dans les textes prescriptifs, reste celui du capitalisme libéral, qui fait de la nature un ensemble de « ressources » qu’il convient de « bien gérer » pour garantir une « croissance » suffisante. Les critiques de la notion (par exemple Brunel 2007, Sauvé, Girault, 2008, Mancebo, 2006) mettent l’accent sur la confusion avec « croissance durable » et sur les limites d’une conception qui conforte les formes politiques et économiques d’organisation du monde tenues pour responsables des problèmes. Il est d’ailleurs frappant que les mentions du rapport Brundtland critiquant ce modèle ou affirmant la priorité absolue des besoins des plus pauvres soient passés sous silence. Les divergences idéologiques contribuent aux difficultés des enseignants. D’une part il leur est difficile de cerner quelle connaissance stabilisée et véridique ils pourraient faire apprendre. D’autre part ils ne savent guère comment se positionner, comme enseignants devant mettre en oeuvre les prescriptions, comme adultes impliqués ou sceptiques, comme citoyens militants ou critiques.

1.4 Une difficulté à articuler citoyenneté et EDD

Une analyse systématique des circulaires ministérielles de 2004 et 2007[6] met en évidence leur flou. La seule définition explicite y celle de Bruntland, qu’on tend, dans une version quelque peu tronquée, à considérer comme consensuelle[7]. Mais la circulaire de 2004 se centre, dans la continuité de la prescription de 1977, sur l’environnement[8], tout en indiquant que les composantes scientifiques sont environnementales, économiques, sociales, culturelles ; si le lien avec la Charte de l’environnement intégrée à la constitution française en 2003 est précisé (article 8, « droits et devoirs »), la composante politique – par définition non scientifique – reste largement tacite. En 2007, les mêmes volets environnemental, économique et socio- culturel sont rappelés, mais il est dit aussi que la stratégie de Vilnius[9] élargit le champ « à de nouvelles problématiques et de nouveaux thèmes », sans autre précision. Il n’y a pas d’autre définition. La circulaire insiste surtout sur les projets d’établissement engagés dans des démarches du type éco-responsabilité ou agenda 21. Aucune des circulaires n’évoque les divergences entre définitions, ou les débats dont elles sont l’objet dans les champs de référence. En outre, dans les prescriptions institutionnelles, les enjeux politiques du DD sont posés, au mieux, comme des évidences et non comme sujets à débats entre citoyens. Il n’y figure aucune allusion aux controverses ou aux incertitudes. Il en est de même pour les programmes, même si la dimension des « enjeux » est mentionnée. Et la citoyenneté – ou l’éco-citoyenneté – de référence n’y est pas claire. Les textes officiels mentionnent fort peu la « citoyenneté » en relation avec l’EDD même si en 2004 il est indiqué que l’une englobe en quelque sorte l’autre. Dans les circulaires prescrivant l’EDD, les finalités de cette éducation sont cependant explicites, surtout comparativement aux programmes[10]. Elles visent principalement la solidarité, la responsabilité et l’action concrète. La responsabilité semble plutôt une responsabilité individuelle et l’action est une action locale, solidaire, construite dans l’établissement, hors de toute dimension politique explicite. Les principales échelles politiques de décision ne sont pas évoquées (région, État, Union européenne). La seule échelle mentionnée, outre le local, est la planète (mais évidemment sans qu’il y ait ici action politique à la portée de chacun, du moins dans un cadre institutionnel). Du coup tout se passe comme si l’action individuelle ou associative locale et les éco-gestes constituaient l’essentiel de l’action civique, même si par ailleurs il est dit que cela ne saurait suffire à une éducation éclairée et critique. La stratégie de Vilnius est d’ailleurs tout aussi muette sur ces questions, peut-être en raison de la diversité des systèmes politiques et des idéologies en Europe. Autrement dit – et cela éclaire peut-être le peu de mentions de la citoyenneté –, l’engagement en faveur du DD relèverait surtout de choix personnels et non d’un choix politique. Ou encore, l’intérêt général n’est plus défini par un contrat politique liant le citoyen et l’État – ce qui correspond à la conception française classique de la citoyenneté –, mais par le jeu des choix et des actions individuelles... La citoyenneté de référence semble ainsi plus proche de la citoyenneté libérale, référence des mondes anglo-saxons où a émergé précocement la question du DD comme projet, que l’on tairait dans un contexte où la citoyenneté normale est bien différente. Un tel silence peut aussi correspondre à une conception de l’enseignement, objectif, impartial et de fait refusant le politique (Audigier, 1993, Clerc, 2002, Tutiaux-Guillon, 2004) ; et peut aussi correspondre à une conception de la science – détachée des débats idéologiques et des enjeux politiques. Or les débats sur le DD mêlent étroitement l’une et les autres.

Sont ainsi mises à l’épreuve à la fois les finalités assumées par les enseignants, leur posture déontologique et, ce que je n’ai pas développé ici, la vulgate et les coutumes didactiques. De ce point de vue généralisant, les problèmes sont communs au primaire et au secondaire, voire au— delà, en muséographie par exemple (Soichot, 2008). Ce qui fait largement obstacle à l’EDD pour les enseignants d’histoire-géographie, ce sont les dimensions politique, éthique et comportementale de cette éducation : ils refusent à ce qu’ils perçoivent comme un endoctrinement et sont réticents à une éducation comportementale ; la formation du citoyen et surtout l’attitude critique face aux médias, qu’ils invoquent volontiers, passeraient par l’apprentissage de savoirs solides et avérés, ce que disent d’ailleurs les textes prescriptifs[11]. Les enseignants du secondaire au moins les débutants, se situent ainsi du côté de l’instruction plus que de l’éducation.

2. Des problèmes didactiques spécifiques, entre instruction et éducation ?

L’EDD pose ainsi doublement des problèmes didactiques :

  • le DD est une question socialement vive (Legardez & Simonneaux, 2006). La thématique oblige à rompre avec le paradigme positiviste qui domine les savoirs scolaires sauf à devenir un nouveau contenu dogmatique. L’EDD devrait ainsi être une éducation au doute : intégrer la prise en compte des incertitudes, de la différence entre ce que l’on sait/ce sur quoi il faut décider ; passer des certitudes naïves ou positivistes aux doutes ou aux hypothèses ou à la pluralité des interprétations ; permettre de comprendre les débats et d’y prendre position. Cette approche est toutefois difficile à assumer pour les enseignants, et n’est mise en avant ni par les prescriptions françaises ni par les manuels (rares sont ceux qui mentionnent explicitement les incertitudes sur les choix ou le manque de savoirs pour résoudre certains problèmes ou les débats). Les interrogations sur les savoirs qu’il convient d’enseigner sont particulièrement insistantes, même si les jeunes enseignants se sentent informés grâce aux médias. Donner une légitimité aux controverses est particulièrement malaisé. Ne pas les évoquer est peu crédible au regard de la société. La tentation est forte de dire « la vérité » en l’opposant aux débats. C’est le choix des circulaires ministérielles, et de certains manuels (quand ils ne nient pas tout simplement le débat comme le fait le manuel Hachette de 5e par exemple). L’enseignement remplit alors son rôle usuel d’instruction scientifiquement garantie.

  • L’EDD, comme « éducation à » pose aussi problème. Elle est prescrite comme une éducation comportementale qui devrait permettre d’articuler savoirs, valeurs et comportements, ce que les enseignants en formation traduisent volontiers par une éducation aux choix. Le souci de dépasser les « petits gestes » en faveur de la planète est souvent affirmé, surtout avec les élèves plus âgés, mais sans pour autant que se dessinent des pratiques convaincantes. Elle est aussi prescrite comme transversale, alors même que le thème du DD est inégalement inscrit dans les programmes. Mais il n’est pas aisé pour des enseignants concevant la science comme vérité objective et leur position comme nécessairement impartiale « donc neutre » de trouver une voie acceptable. Comme éducation aux valeurs, à la fois explicite et critique, mettant en évidence les intrications entre savoirs scientifiques et valeurs, j’ai dit plus haut qu’elle heurtait profondément certains enseignants.

Ceci peut expliquer que dans des académies[12], comme celle de Lille, les professeurs affirmant « faire de l’EDD » puissent avoir été peu nombreux ou hésitants à s’afficher comme tels. Les enseignants, les établissements, et même les corps d’inspection y semblaient faire preuve d’un attentisme prudent. Les actions dont les IPR de l’académie de Lille avaient connaissance en 2008 étaient éphémères et peu nombreuses, même lors d’événements marquants (Grenelle de l’environnement, semaine du développement durable) ; elles reposaient souvent sur la seule bonne volonté des enseignants (soumises aux aléas de disponibilités, des budgets ou simplement au souci de se renouveler[13]). Les IPR et IEN que nous avons rencontrés ont insisté sur les perspectives de développement à partir de 2008. Il semble toutefois que ces perspectives aient été abandonnées dès 2009, peut-être pour d’autres priorités (nouveaux programmes ? Mise en place d’une nouvelle structure de la formation ? éco-écoles ?)

D’autres problèmes surgissent dès lors qu’on prend pour références les expériences/expérimentations conduites depuis une dizaine d’années dans de nombreux pays. La lecture des travaux en rendant compte conduit à dégager une même tendance : les formes de travail avec les élèves s’écartent des situations d’enseignement-apprentissage ordinaires, dans leurs visées et dans les mises en activité (de Haan, Mann, Ried, 2000, Wheeler, Perraca Bijur, 2000, Tilbury, Stevenson, Fien, Schreuder, 2002, Scott W., Gough S., 2003, Ricard, Fortin-Debart, 2004, Mulcahy, Tutiaux-Guillon, 2005, entre autres). La nécessité de former à des compétences nouvelles est soulignée. Si certaines correspondent à un enrichissement des enseignements classiques ( compétences à penser la complexité), d’autres marquent plutôt une rupture épistémologique (compétences à se confronter à l’incertitude) ou éducative (compétences à débattre avec des experts, compétences à faire des choix et à les suivre, compétences à changer ses pratiques et à s’autoformer). De telles compétences sont aussi celles qui permettraient aussi de prendre part aux débats ou de se confronter avec des controverses qu’aucune « vérité » ne peut trancher. Elles supposent que les connaissances disciplinaires soient des ressources pour penser et agir, mais non l’objet unique du travail scolaire. Ces compétences ne relèvent pour la plupart pas des apprentissages scolaires usuellement suscités en histoire-géographie (ou même en éducation civique) ou en SVT. Même si elles ne sont pas étrangères aux capacités ou aux attitudes du socle commun des connaissances et des compétences, elles n’y figurent guère. Par exemple, la participation au débat y est vue sous l’angle de la maîtrise de l’oral et il n’y pas de visée d’apprendre à faire des choix ou de changer ses pratiques. Il y a sans doute là un obstacle potentiel à l’EDD ou une rupture avec les disciplines lorsque l’EDD est prise en charge dans toutes ses dimensions.

En primaire, la complexité des situations et des raisonnements nécessaires fait hésiter les enseignants, tout comme la nécessité de mettre les élèves en position de comprendre, d’expliquer, de critiquer, de s’approprier les choix individuels, choix qui se posent souvent comme un dilemme entre bien collectif et confort personnel. Les décisions à prendre font spontanément débat dans la classe, soit qu’elles paraissent peu fondées (par exemple, la diversité apparente du tri des déchets dont les critères varient au gré des municipalités ou des entreprises) soit qu’elles ne puissent être évaluées aisément (ainsi les carburants verts sont présentés, d’une part, comme une alternative à la consommation de ressource fossile, d’autre part comme une cause de l’accroissement des famines parce qu’ils concurrencent, sur les mêmes terres, les productions alimentaires). Pourtant les enseignants ne prévoient en général pas de débat régulé sur ces questions. Souvent, les connaissances scientifiques qui permettraient au moins de clarifier les termes du débat leur font défaut (par exemple sur les possibilités ou non de recyclage ou les types de pollution) et ils leur préfèrent les savoirs qu’ils maîtrisent suffisamment, ceux qui pourraient figurer dans la préparation de séances ordinaires. Dans les discussions entre enseignants, les choix politiques institutionnels sont mis en avant ; mais le maillon essentiel est l’individu, à la fois acteur responsable et victime, qui a comme tel besoin d’être éduqué. L’EDD débouche, ainsi sur une approche des responsabilités individuelles ; par exemple, économiser l’eau même si les enseignants se défendent d’une injonction morale. La dimension politique est effacée du travail en classe.

Les enseignants débutants du secondaire, questionnés dans le cadre de leur formation, ne sont pas représentatifs d’enseignants chevronnés. Cependant les réponses qu’ils apportent recoupent d’autres travaux (Boyer, Pommier, 2005). L’analyse des mots qu’ils associent spontanément à développement durable met en évidence une forte dominante de l’environnement et de l’économie, suivie par les mentions d’actions en faveur du DD ; société et valeurs arrivent ensuite, parfois aussi le politique (cette dernière dimension varie fortement selon les groupes, c’est-à-dire de fait selon les individus présents). Les actions en faveur du DD proposées en réponse à une des questions, se situent surtout à la rencontre de l’économique et de l’environnement ; les changements sociaux ne sont pas évoqués ; surtout le lien avec l’enseignement ou l’École est quasi absent. La variable « discipline » ne discrimine pas les réponses, ce qui est statistiquement normal, mais étonne, par exemple lorsque les historiens-géographes n’envisagent pas la dimension civique. Pendant le module de formation, la question du politique peut à l’occasion rencontrer de très fortes résistances et susciter des débats très vifs, tout comme la dimension d’éducation aux valeurs. Le plus souvent, les PLC2 de sciences économiques et sociales et certains PLC2 d’histoire-géographie, tenants des implications politiques inhérentes au DD et à la formation des élèves, se sont opposés aux PLC2 de sciences de la vie et de la terre et à d’autres PLC2 d’histoire-géographie, tenant de la neutralité nécessaire. Et lorsque les jeunes enseignants ont eu à inventer des projets interdisciplinaires, ils ont en général évacué la dimension politique et les débats sociétaux, comme si cela ne concernait pas les élèves ou ne constituait pas une référence pour penser des activités scolaires. Refus d’une prise de risque pédagogique ? Souci de se conformer aux représentations et aux pratiques dominantes ? Précautions devant les dérives d’endoctrinement et de politisation ? Il leur est imposé dans le module de formation d’imaginer un projet d’action réalisée par les élèves (et fondé sur des savoirs disciplinaires) ; la participation au débat public n’est jamais envisagée. Il y a là un écart avec des projets qui figuraient sur le site Eduscol dans les années 2007-08 et qui s’achevaient par un débat entre élèves et experts[14].

3. Des pistes didactiques ?

3.1 les propositions des manuels

Une analyse de 3 manuels de 5e en géographie, publiée en 2010, montre des interprétations différentes des prescriptions. Il s’agit là des premiers manuels publiés pour le nouveau programme organisé autour du développement durable. Comme souvent lors d’un changement de programme, la vulgate n’est pas encore constituée et les choix éditoriaux sont plus divergents qu’ils ne le seraient pour la seconde édition. Sans être significatifs du savoir réellement enseigné ou des pratiques, les manuels sont cependant un indicateur pertinent du fonctionnement de la discipline scolaire, d’autant que leurs documents sont en général le support du travail en classe (Clerc, 2002). Ils sont analysés ici en tant que produits, mais non en tant qu’outils pédagogiques (Choppin, 2008). Je ne retiens ici que quelques données relatives à la prise en charge des finalités et de l’EDD. Quelle place explicite les manuels donnent-ils aux valeurs ? Quelle prise en compte explicite de la formation du citoyen ? Comme l’indiquent les questions, l’analyse a porté sur les mots et les expressions et non sur l’interprétation que pouvait faire le lecteur de tel ou tel document ou support pédagogique. L’analyse est en cours et porte actuellement sur 3 manuels (Hachette, Hatier, Magnard). Sur les 3 manuels, un seul est conforme à la tradition de neutralité de la géographie scolaire (Hachette) ; pour Hatier et Magnard, les valeurs apparaissent discrètement dans le texte des auteurs et dans certains documents ou leur paratexte. Ces valeurs ne sont pas les mêmes selon les manuels. Dans Magnard, je relève surtout l’égalité, la bonne gestion de l’environnement (qui traduit la conception d’un environnement-ressources économique, et peut-être d’une confusion entre DD et croissance durable), et la solidarité. Ces valeurs sont proches de celles qui rallient les suffrages des adolescents (amour, justice, égalité). Le « respect de l’environnement » n’arrive qu’ensuite. Dans Hatier, la solidarité arrive en premier, suivie par le respect de l’environnement et la justice. Aucun de ces manuels ne met en avant la responsabilité individuelle ou ne préconise une action à la portée des élèves, même si Hatier présente deux documents relatifs aux écogestes. L’enseignant qui veut se conformer aux prescriptions d’EDD ne peut donc y trouver des ressources en ce sens. Seul Hatier propose 2 documents (sur 357 au total !) qui évoquent une dimension civique. La solidarité est ici surtout une solidarité entre pays, et tout particulièrement entre riches et pauvres ; elle s’exprime par exemple par l’action des ONG : elle s’inscrit dans l’approche du DD définie par Brundtland que les textes officiels négligeaient, mais que le programme de 5e permet de réintroduire. La solidarité intergénérationnelle par contre n’est jamais explicitée – la dimension de l’avenir est d’ailleurs quasi absente. Même si la dimension éducative de l’EDD paraît prise en compte par Hatier et Magnard, les valeurs n’y sont pas objet de travail (elles sont d’ailleurs moins présentes dans les questionnements que dans le texte des auteurs, y compris sur des documents qui les mettent en avant). Elles sont posées comme des évidences ou des nécessités pour le mieux-être des personnes et/ou le développement économique ou pour éviter les dégradations irrémédiables des environnements. Elles prennent ainsi, discrètement, un statut de vérité et non de choix éthique[15]. En outre, alors que Hachette a tendance à les édulcorer (préférant écrire « rivalité » ou « concurrence ») ou à les effacer, Magnard et Hatier mettent en évidence des conflits d’usage pour les ressources : terre, eau, poissons, hydrocarbures... et demandent aux élèves de les expliquer. On peut évidemment y voir – en négatif – un idéal de paix auquel souscriraient les adolescents ; on peut y voir aussi le souci d’insister sur le lien entre DD et géopolitique ou DD et enjeux politiques, alors que le programme de 5e ne prescrit aucun thème politique, ceux-ci étant abordés les années suivantes. Ces deux manuels ouvrent ainsi la possibilité pour les enseignants de ne pas neutraliser la problématique du DD[16]. Toutefois, aucun ne traite le DD comme une question socialement vive : les débats sociaux et politiques sur les projets de DD et leur pertinence ne sont pas présentés : Hachette n’en écrit rien ; Magnard joue parcimonieusement du conditionnel, dont il est douteux que les élèves de 5e décryptent la signification ; Hatier met dos à dos avantages et inconvénients de certaines mesures, mais sans esquisser une mise en contexte de ces oppositions. Il concilie ainsi appui à l’enseignant pour d’éventuels travaux sur les débats et impartialité neutre (Kelly, 1986, cité par Simonneaux, 2006).

Finalement ces trois manuels offrent des potentialités très différentes dans la relation entre savoirs scolaires et finalités éthiques et civiques de l’introduction du DD dans les enseignements. Reste évidemment à savoir lesquels sont prescrits aux élèves et lesquels sont utilisés par les enseignants comme ressources. Et bien entendu à poursuivre l’analyse sur les autres manuels.

3.2 Les propositions des chercheurs

Il ressort de la recherche que nous avons conduite que, si les demandes de formation concernent les contenus, les besoins seraient bien davantage autour des pratiques et surtout autour d’une acceptation de la prise en charge de dimensions problématiques qui relèvent sans doute pour les enseignants plus de l’éducation que de l’instruction (valeurs, débats, éducation au politique). C’est bien d’un changement de conception des disciplines scolaires qu’il s’agit selon nous. Mais de telles formations supposeraient un travail dans la durée et un travail collaboratif, ce que la forme actuelle de la formation continuée en France ne permet pas. Faut-il pour autant y renoncer ?

Une première piste de contournement des difficultés consiste à choisir et construire un projet interdisciplinaire. On peut imaginer suivre les propositions de la géographe Vergnolle Mainar, qui elle-même reprend des propositions de didacticiens des sciences, pour la transposition de savoirs interdisciplinaires (Vergnolle-Mainar, 2009). Elle propose d’appuyer la transposition didactique des savoirs issus de différentes disciplines nécessaires à l’EDD sur le concept « d’îlots de rationalité » de G. Fourez (2006). Construire un « îlot de rationalité » permet d’associer une prise en compte des contextes de construction des problèmes et des savoirs, un état des lieux des positions divergentes et un travail sur des thématiques, des objets ou des concepts. Pour Fourez, il ne s’agit pas de partir des savoirs savants, mais des problèmes concrets, des réalités quotidiennes et des décisions à prendre, et la visée sont de trouver une solution au problème, à l’image de ce que font les médecins, les architectes ou les ingénieurs, non de proposer un discours universel. L’approche théorique, nécessaire, est élaborée en contexte et en mettant en relation des savoirs de toute nature et de toute origine s’ils sont jugés pertinents[17]. On peut aisément imaginer que des problèmes qui auraient une place possible dans les programmes : « quelles énergies peuvent et doivent être privilégiées pour un développement durable dans les pays développés, les pays émergents, les pays les moins avancés ? » ; « peut-on considérer la forêt comme une énergie renouvelable ? » « doit-on considérer la nature comme un réservoir de ressources pour l’humanité ? », etc. En choisissant des problèmes authentiques[18] sur lesquels il n’y a pas de solution consensuelle, on peut trouver le moyen d’articuler débat et connaissances, valeurs, réflexion critique et informations. Toutefois nous n’avons pas testé cette approche.

Par contre nous avons pu constater dans les modules de formation à l’EDD que ce qui est proposé par les pairs dans le cadre de la construction d’un projet collectif est mieux accepté que ce qui est imposé par les prescriptions et ce que préconisent les formateurs. Surtout, le fait de construire un projet original, sur un thème qui ne figure tel que dans aucun programme et qui suppose une réalisation inhabituelle par les élèves (exposition, action pro-environnementale, création d’un espace spécifique...), engage à prendre une distance avec les fonctionnements disciplinaires et permet de lever certains blocages. Les valeurs y trouvent aussi plus explicitement leur place, du fait que les élèves sont mis en situation d’agir. Une telle structure se combinerait assez aisément avec le choix de situations propices à la construction d’îlots interdisciplinaires de rationalité et pourrait intégrer des temps de confrontation aux débats socio-politiques.

Une possibilité, modeste, mais sans doute de ce fait relativement aisée à mettre en oeuvre, serait de tirer pleinement parti des études de cas qui sont désormais prescrits en histoire et en géographie pour choisir des situations permettant de travailler sur les conflits d’usage, sur les dilemmes, sur les choix de développement réalisés dans le passé et sur leurs conséquences, sur les visions du monde et du progrès qui les ont inspirés et sur nos visions contemporaines. Les manuels proposent des cas dans lesquels on peut réintroduire du conflit, des controverses, des interprétations divergentes entre acteurs... d’autant plus aisément que nombre de documents (et de travaux de référence) sont accessibles sur la toile. Certains enseignants ont pris l’habitude en géographie de faire pratiquer des simulations de débats d’aménagement entre acteurs – ce qu’ils peuvent étendre aux questions de développement durable, introduisant ainsi le rôle potentiel, d’experts, de politiques, de chefs d’entreprise... À chaque fois le but est moins de construire des savoirs factuels sur la situation qu’une intelligibilité de la complexité de cette situation : on se rapproche des ambitions de l’EDD, surtout si on introduit une prise en compte explicite des conflits éthiques ou idéologiques. On pourrait même imaginer d’aller vers des situations problèmes pour confronter les élèves aux difficultés de trouver à ces situations des solutions satisfaisantes. Là encore ce serait une rupture avec l’ordinaire (Gérin-Grataloup, Solonel, Tutiaux-Guillon, 1994).

Une autre piste possible – et sans nul doute dérangeante – consisterait à faire plus de place au futur dans l’enseignement. Le débat actuel autour du DD, comme la prescription d’une EDD, renvoient aux futurs possibles, et aux choix à faire en termes de « gestion durable des ressources » ou de « mise en oeuvre d’un autre modèle de développement ». Partant de problèmes du présent, il intègre une visée prospective. Cette question est d’autant plus cruciale que les débats jouent souvent des ambiguïtés temporelles entre le court, le moyen et le long terme et s’appuient sur des projections statistiques dont il est difficile de discuter la pertinence et qui de ce fait font figure de prévisions. Pourtant cette visée n’est qu’implicite dans les prescriptions d’enseignement : comme s’il suffisait que les élèves soient des jeunes pour que le futur leur soit ouvert. Le futur (ou les futurs possibles) est très peu présent dans les programmes quelle que soit la discipline considérée. Évidemment l’adjectif « durable » convoie implicitement l’idée de futur, par exemple dans « développer un tourisme durable », mais ceci reste très flou. Le principe ici serait d’en faire un objet de réflexion pour les élèves. Deux arguments appuient cette proposition : l’un est épistémologique, l’autre institutionnel. Du côté de l’épistémologie, nombre de travaux insistent sur l’importance de pouvoir prendre en compte un avenir ouvert sur différents possibles (ce que Koselleck (1990) nomme « un horizon d’attente ») pour pouvoir écrire sur le passé et penser un présent en mutation[19], autrement dit pour construire une connaissance raisonnée, critique, interprétative et non seulement une chronique. Du côté de l’institution, le socle commun des connaissances et des compétences – qui est supposé donner à l’élève les moyens de « construire son avenir personnel et professionnel » - demande aussi qu’ils puissent « se projeter lucidement dans l’avenir » grâce à une culture solide et critique. Il nous semble qu’il serait possible, pour chaque enseignant, de construire une réflexion didactique sur certains chapitres autour de questions apparemment simples : ce thème fait-il débat et si oui quels sont les devenirs possibles qui s’affrontent (ou constituent des alternatives) ? Quelles connaissances sont nécessaires aux élèves pour repérer ces devenirs et pour en évaluer la probabilité ? À quelles informations sur le présent ou le passé correspondent ces imaginaires/projections/prévisions ? Comment les élèves pourraient-ils les connaître ? Les mettre en relation avec le futur et avec le débat ? Est-il efficace et pertinent qu’eux-mêmes « jouent » un tel débat ? Si oui, comment le conclure, comment en formaliser les acquis, surtout s’il ne peut pas être tranché ? Sinon quelles activités peuvent favoriser une réelle EDD ?

Faute d’expérimentations conduites dans notre recherche, il n’est guère possible de répondre empiriquement à cette question. Le contexte national (nouveaux programmes du primaire, du collège en 2008 ; évolution du statut des IUFM, réforme lourde de la formation) et local (rareté des initiatives recensées, manque de relais institutionnels) ne l’a pas permis. Les conclusions ne peuvent ainsi concerner que des « possibles ». La recherche conduite a permis de mettre en évidence à la fois les écarts considérables entre les projets d’EDD, si on les prend dans leur richesse et leur complexité, et les résistances de la discipline scolaire et des acteurs. Il est aisé de caractériser cette résistance comme le primat assumé de l’instruction sur l’éducation, dans une ignorance ou une illusion des finalités et de leur signification éducative. Il semblerait donc que les pistes utiles pour dépasser ces limites doivent se trouver d’abord dans des situations visant l’instruction des élèves, mais dans lesquelles les dimensions politiques et éthiques – avec ce qu’elles peuvent avoir de normatif même en contexte démocratique – ne pourraient être passées sous silence ? Il reste – du moins en France – à expérimenter davantage de telles perspectives.