Corps de l’article

Introduction

L’intérêt pour les discours didactiques et les interactions en classe a mobilisé pendant une bonne trentaine d’années la recherche en didactique des langues dans le monde anglophone comme dans le monde francophone. Plus récemment, l’attention s’est portée sur des éléments non présents dans l’interaction même, et qui apparaissent rétroactivement. Au cours du visionnement de leur cours de langue filmé, les professeurs éclairent la scène d’enseignement lorsqu’on leur permet d’émettre un commentaire sur l’action. Les nombreuses études qui ont vu le jour depuis montrent que les indications d’un professionnel révèlent certains fondements de l’action. Des savoirs cachés émergent à la surface — en partie du moins — à l’occasion de ces retours sur action. Quelle est cette parole ? Comment est-elle obtenue ? Que dit-elle ? Sur qui et à qui ? Quelles en sont les limites ? Pour Woods & Knoerr (2014), l’activité d’enseignement étant hautement complexe, l’enseignant s’appuie sur des schèmes acquis et routinisés, il agit donc en partie sans « savoir » au moment même comment il accomplit l’action. Si on lui donne l’occasion de produire rétroactivement un commentaire, il découvre et fait découvrir les soubassements de son action. L’enseignant se livre à une interprétation de sa pratique, de l’interaction avec les participants du groupe. En nous appuyant sur des corpus recueillis au sein de l’IDAP[1], nous voulons montrer, dans la réflexion que nous proposons ici, que « sous l’interaction », qui peut paraître lisse, se révèlent les hésitations, les inquiétudes, les envies et la réflexion constante du sujet agissant. La question à laquelle nous essayerons d’apporter une réponse, au moins partielle, est celle de l’apport des verbalisations à l’intelligibilité de l’action enseignante. Dans l’esprit des travaux de Schön, ce n’est pas la routine qui fait avancer la connaissance mais ce sont les problèmes, les incidents qui encouragent la réflexion.

1. Cadre théorique et parti pris méthodologique

1. 1 Un processus de retour sur l’action

Pour aborder la parole de praticiens, enseignants de français langue étrangère, amenés à revenir sur leur action, nous nous appuyons sur deux références qui, toutes deux, accordent de l’importance à ce qui peut être tiré de l’expérience pour que se développe un approfondissement de la compréhension de l’action passée.

Dans le cadre d’une sociologie phénoménologique, Schütz (1998) propose une théorie de l’action humaine faisant appel à la notion de typification. La capacité d’opérer des typifications est ce qui permet à un sujet de réaliser une action en fonction de son expérience passée. Les conduites sociales sont partiellement organisées en fonction d’expériences intériorisées et stockées en mémoire. Dans la plupart des cas, le comportement ne relève pas d’une opération intellectuelle consciente et préméditée. Un grand nombre d’actions sont accomplies de façon spontanée en réponse à des situations qui l’exigent. La réserve d’expériences antérieures est là pour aider le sujet à s’orienter. L’action de typifier n’est pas sans rapport avec la culture éducative, la connaissance des actions typiques étant acquise dans un contexte donné.

Le professeur dans sa classe fait usage de ces typifications. C’est en vertu de son expérience, de routines acquises qu’il est capable de donner des réponses appropriées.

Si on examine les réalisations discursives produites par des enseignants amenés à commenter leur cours, on observe leur capacité à opérer des généralisations ou des typifications. Par l’opération de typification, les actions exécutées sont mises dans des catégories, que l’enseignant a l’occasion de construire car ces situations ont déjà été rencontrées. Ce qui se traduit dans le discours de commentaire de l’action par l’occurrence d’adverbes comme « normalement », « généralement », assortis de conseils et de remarques qui renvoient à des « principes » ou à un répertoire de convictions que s’est forgé l’enseignant (« j’essaye toujours de leur montrer comment ils peuvent réemployer quelque chose » ; « parce qu’on peut pas apprendre une langue si on est complètement comprimé »).

Ainsi dans les verbalisations d’enseignants apparaissent le projet d’enseignement et la manière dont le projet (matérialisé par les tâches et les activités pédagogiques) est accueilli par les publics. L’enseignant produit un grand nombre d’indications sur la construction de son activité : il identifie et commente un problème rencontré, exprime qu’il l’a résolu de telle ou telle manière, revient sur l’attitude des apprenants, etc.

Son « répertoire didactique » se modifie au gré des situations et des occasions qui se présentent, des obstacles rencontrés et des solutions trouvées… ou non. Ce que nous avons appelé répertoire didactique est l’ensemble des ressources qu’un enseignant met au service de son action d’enseignement. Mais il faut prendre garde : le répertoire didactique n’est pas un « observable ». En dehors de celui qui en fait usage, personne n’y a accès. Si on ne peut décrire exhaustivement le répertoire c’est parce que ce ne sont que des actualisations partielles qui en constituent la face visible. Soulignons ici l’importance de la théorie des motifs[2] proposée par Schütz et qui éclaire de façon significative l’action d’enseignement décrite comme une action orientée vers le but, intentionnelle.

Nous faisons appel en second lieu à la didactique professionnelle, un courant de formation d’adultes, né dans les années 1990 pour lequel le préalable à la construction d’une formation (d’adultes en l’occurrence) est une forme d’analyse des pratiques faisant appel à la dimension réflexive. Considérons l’énoncé suivant comme un postulat de départ pour notre propre réflexion (Pastré, Mayen & Vergnaud, 2006, p.42) :

[…] quand il agit, un sujet transforme le réel (matériel, social et symbolique) ; c’est le côté activité productive. Mais en transformant le réel, le sujet se transforme lui-même ; c’est le côté activité constructive

Nous savons qu’il y a dans l’interaction didactique la volonté ou l’obligation de faire passer des savoirs, des savoirs faire, des savoirs dire et, par conséquent, de la part du sujet enseignant volonté de rendre l’apprenant « sujet mieux connaissant ». Ceci se fait par une action qui est un processus de transmission. La seconde partie de l’énoncé cité met l’accent sur le sujet enseignant lui-même. En transformant le réel (didactiser les savoirs pour son public, être à l’écoute pour optimiser le processus d’apprentissage, etc.) « il se transforme lui-même ». Pastré, Mayen et Vergnaud (2006) font une distinction entre l’activité productive qui est l’action elle-même et qui s’arrête avec l’action effectuée et l’activité constructive se prolongeant au-delà de l’action et qui est constituée par la transformation, la modification, l’élargissement de la perspective du sujet agissant devenu sujet réflexif. Lorsqu’on encourage un professionnel à revenir sur son action par un mouvement d’analyse réflexive, on contribue à faire émerger cette partie d’activité constructive qui est souterraine. Pourquoi encourager l’« activité constructive » ? Les auteurs considèrent que l’expérience vécue d’un sujet singulier permet le passage à la conceptualisation. En effet, à partir d’une situation strictement singulière qui est celle d’un enseignant face à sa classe, à qui un chercheur-enquêteur a demandé de faire l’investigation détaillée de son action, va s’opérer une transformation du vécu en une seconde expérience, qui le met sur le chemin d’une conceptualisation de l’action (voir Cicurel, 2015).

C’est du terrain, de l’expérience singulière que vont émerger des bribes de théorisation marquées par :

  • des tentatives pour inscrire l’action singulière dans un comportement plus général, l’agir professoral tel qu’il le perçoit : je fais toujours comme cela ; là, c’est la première fois, etc.

  • des allers-retours entre l’action accomplie et un dispositif méthodologique identifiable, rapportable à un ensemble de pratiques socialement organisées et connues par la communauté des professionnels (correction, approche globale, etc.) ;

  • un jugement sur le potentiel acquisitionnel que génèrent les activité proposées : si on fait cela, alors ils seront capables…

Curieusement, on constate bien souvent la part réduite accordée à la description pure de l’action. C’est l’invocation des motifs, des intentions qui est au coeur des discours de verbalisations. En témoigne, dans les différents corpus que nous avons à notre disposition, le volume important de considérations autour de l’action : motifs, jugements, regrets, comparaisons avec d’autres situations rencontrées, etc. Ceci nous semble être la marque qu’enseigner est une dynamique, une activité toujours en construction.

S’il convient de rester prudents et de considérer que cette médiation langagière entre l’action et la pensée, pour précieuse qu’elle soit car elle constitue un processus de sémiotisation, ne « transforme pas de facto l’expérience en connaissance » (Vanhulle, 2009), revenir sur l’expérience permet de communiquer cette expérience et d’exprimer comment elle est vécue et interprétée, à condition que ce processus de production langagière ancré dans la remémoration soit abordé par des concepts et méthodes d’analyse bien circonscrits (voir les processus de mise en texte proposés par Vanhulle, 2009, p. 251). Ce que nous allons tenter de faire dans la suite de notre texte.

Les verbalisations, des données pas comme les autres ?

Dans le cadre de recherches que nous menons à l’IDAP, nous recueillons des données où il y a production d’un commentaire sur des cours de français langue étrangère[3]. Le dispositif d’autoconfrontation consiste à provoquer la parole de praticiens qui réagissent spontanément devant une séquence de l’un de leurs cours filmé. Le chercheur peut, selon l’objectif qu’il poursuit, se contenter de produire un minimum de stimulation ou choisir de poser des questions au praticien. Notre groupe de recherche a pour règle de transcrire à la fois l’interaction et le commentaire qu’il provoque, comme on le voit dans le tableau donné en 2.1, ici même. De telle sorte que le lecteur peut embrasser à la fois la transcription de ce qui s’est dit dans la classe et la verbalisation qu’en fait l’enseignant.

Ces modes d’investigation de l’action s’inscrivent dans des courants dont le but est soit de faire restituer l’action au plus près de sa réalisation première, tels les entretiens d’explicitation qui n’utilisent en principe pas l’image mais la remémoration (Vermersch, 1994)[4] ou des courants à visée plus clinique, tels les travaux de Clot, Faïta, Fernandez et Scheller (2000) qui cherchent à faire émerger une conscience de l’action et à provoquer chez le sujet des transformations, si besoin est. De nombreux travaux se basant sur le souvenir provoqué par le contact avec des données se sont développés. Ils ont pour nom language teacher cognition, teacher thinking, pensée enseignante[5], et font appel à des méthodes – autoconfrontation, rappel stimulé – dont la base commune repose sur le fait de faire commenter une action que l’on revoit par le biais d’un filmage. Le terme de verbalisation[6] est utilisé pour parler de la « mise en discours d’une pensée ou d’une action par des mots » (voir Bigot & Cadet, 2011). Le sujet commente une action qu’il a réalisée et revient sur l’activité mentale qui accompagne cette action.

Ce qui dans la pensée est fugace prend alors corps discursivement. On découvre que les verbalisations contiennent des informations cruciales sur le déroulement de l’action ou, en tout cas, sur la manière dont ce déroulement est perçu par les acteurs. L’investigation de l’action est conduite d’une autre manière que par l’observation en direct car elle sollicite le point de vue du sujet agissant qui peut commenter, après coup, des éléments ayant présidé à la réalisation de son action. Tant qu’il était « en action », le sujet ne pouvait en avoir une conscience articulée. Placé ultérieurement devant une trace de son travail, — l’image filmée — il parvient à convertir cette action en discours. Il en propose alors très spontanément un ensemble de significations.

Mais le sujet ne « verbalise » pas tout seul : la verbalisation se fait par la médiation d’une communication avec autrui (l’observateur-interlocuteur), au cours d’un entretien qui suit l’action. Pour autant, il ne s’agit pas d’une conversation ordinaire, car c’est par rapport à une action passée et à laquelle participait l’acteur amené à verbaliser qu’elle est déclenchée. En effet, le processus de verbalisation implique un « déjà existant », quelque chose qui a été accompli et qui est reconstruit, voire construit, par la parole de l’un des acteurs de la situation.

Paradoxalement, il s’agit à la fois d’un processus rétroactif (puisqu’il porte sur quelque chose qui s’est déjà passé) et dialogal (il y a présence d’un témoin-enquêteur qui réagit). Amené à revenir sur son action d’enseignement, le sujet se trouve en quelque sorte directement propulsé dans la rétrospection car on lui donne l’occasion de verbaliser une action accomplie et d’en « donner sa version ».

Il se trouve ainsi confronté à deux sources d’inspiration :

  • sa propre mémoire car, par le biais de l’introspection/rétrospection, il se souvient de ce qu’il a fait et il explore les motifs et les circonstances de son action passée ;

  • le visionnement du cours filmé, qui lui révèle une image de lui au milieu de sa classe, devant ses élèves. Il « s’écoute parler » si l’on peut dire, il se voit agir avec les interactants de la classe, ce qu’il ne peut certainement pas faire au moment où il fait cours. Surgit alors un ensemble d’idées, de sensations, d’appréciations qui vont nourrir la verbalisation de l’action d’enseignement.

Les commentaires des enseignants amenés à verbaliser frappent par la diversité des contenus de discours et le passage rapide d’une séquence discursive à l’autre : des séquences de jugements sur soi, des commentaires sur les apprenants, des remarques à caractère généralisant, des retours sur les moyens d’enseignement mis en place se succèdent et s’entrecroisent. Sans doute, l’apparent « désordre » de ce discours tient-il à son caractère oral et improvisé, à la dimension émotionnelle liée au fait de se voir agir en classe et souvent de se découvrir pour la première fois comme professeur-en-acte. Au cours de séances d’analyse en commun menées dans le groupe de recherches IDAP[7] nous nous sommes demandés si ces verbalisations avaient un caractère aléatoire ou si l’on pouvait y déceler une logique actionnelle. Remarquons d’abord qu’il n’y a rien de naturel ou d’usuel à faire un commentaire parlé de son action. Il faut qu’un enquêteur le demande, et il faut que l’informateur accepte le contrat.

Chercher à qualifier les discours de verbalisations requiert beaucoup de prudence. D’un côté, on est tenté de dire qu’il s’agit d’une confrontation avec sa propre pratique et que c’est un discours stimulé et provoqué par la remémoration de l’action. D’un autre, on ne peut ignorer la présence de l’enquêteur qui est le tiers et dont le statut (chercheur, doctorant…) a une influence sur l’entretien et risque même de le biaiser quelque peu[8]. C’est dans cette ambivalence que se situent les verbalisations. Mais, pour autant, gardons à l’esprit que l’autoconfrontation que l’on pratique est une méthode de documentation de la conscience réflexive selon Theureau (2010). Nous disposons d’un moyen pour analyser l’activité humaine. Il n’est pas parfait, mais il existe.

1. 3 Comment analyser… un mouvement de pensée ?

Dans un livre que le philosophe Schlanger (2010) consacre à la pensée, il définit l’idée comme « un événement mental qui arrive en moi ». Et il ajoute que les idées ont la double propriété d’être événements mentaux et énoncés. Autrement dit, nos idées, évanescentes, fugaces ou obsessionnelles ne peuvent être fixées que si elles sont objets de langage. Le flux ininterrompu, parfois chaotique de l’activité de l’esprit, se cristallise dans une suite matérialisée en énoncés, en discours. C’est de ce lieu là, entre un discours qui peut sembler figé et une pensée, dans son immatérialité, sa mouvance, que nous tirons nos données.

Mais comment traiter ce matériau composite ? Ce ne sont, nous l’avons vu, ni des entretiens ni des conversations, que faut-il alors « inventer » comme outils d’analyse pour saisir ce matériau verbal si spécifique ? Notons-le, pour ce qui est du travail enseignant, l’analyse rétroactive de l’action est produite à partir d’une action, elle-même en grande partie verbale : le discours de commentaire porte à la fois sur la parole émise, sur les actions pédagogiques, sur les autres interactants (à savoir les apprenants), sur l’activité mentale qui accompagne l’action. C’est une parole qui se construit à partir d’une action déjà effectuée qui, elle, ne bouge plus.

Face à ces discours, selon une méthodologie proche de l’analyse du discours, nous avons tenté de repérer des indices langagiers, de chercher ce qui, à travers des verbalisations différentes dans des contextes différents tendait à revenir. Nous avons alors pu identifier des motifs, des pratiques de transmission et des thèmes récurrents. A cet égard, notre approche rejoint celle mise en place par Vanhulle (2009) et son équipe, basée sur des indicateurs langagiers, sur des « opérations réflexives » comme juger, douter, prendre position. On prend alors lentement connaissance, grâce à l’analyse de ce mouvement réflexif, de ce qui nourrit l’activité mentale au cours de l’expérience d’enseignement.

L’approche méthodologique mise en place pour l’analyse des différents corpus constitués au sein de l’IDAP[9] s’appuie sur des indicateurs langagiers qui permettent petit à petit de qualifier l’action d’enseignement et la position de l’enseignant qui s’exprime. C’est à partir de l’observation du corpus que l’on a dégagé des éléments qui semblaient réapparaître avec une certaine ténacité. Ces contenus sont signalés par un certain nombre d’indices langagiers — sémantiques, structures de phrase, marqueurs divers[10]. C’est ainsi que nous avons pu identifier dans ces discours des « séquences-typiques » :

  • séquences descriptives et rappel de l’action : je vais au tableau, je demande de répondre. L’enseignant, il faut le noter et peut-être s’en étonner, ne consacre que peu de temps à décrire l’action dans sa concrétude ;

  • caractérisation des publics : les Chinois c’est les spécialistes pour nous faire diverger vers la grammaire ;

  • obstacles rencontres et dilemmes : il se débrouille bien à l’oral mais on a un bavard qui devance toujours son copain et qui vient toujours là pour parler pour son copain donc c’est pour ça que je lui coupe la parole

  • séquences avec motifs en-vue-de, rappel constant des buts recherchés : si je fais cela c’est parce que je veux qu’ils puissent former une phrase sans l’aide du copain ;

  • l’évocation des méthodes ou méthodologies : je leur fais d’abord lire et je leur demande ce qu’ils comprennent ;

  • assertion de maximes professorales (avec le déontique) : il faut toujours d’abord se tourner vers celui qui ne parle pas ;

  • rappel de la situation d’enseignement, des conditions de travail, de l’identité des apprenants ; Le classeur d’appel je le fais circuler à la fin en général je l’oublie parce que euh leur présence en cours en extrêmement contrôlée par Tang et est sanctionnée s’il y a des absences

  • perception intensifiée de soi : le ton, les gestes, la théâtralisation.

Rappelons que ces séquences sont issues d’un commentaire de l’action. Il s’agit moins de ce qui se passe en classe que de la manière dont un enseignant donné perçoit les événements. Le fait d’avoir à verbaliser provoque une interrogation, un besoin de légitimer une action, on voit en quelque sorte l’émergence de ce que l’on pourrait appeler une proto-méthode de travail[11], différente de celle qui est projetée de façon plus consciente avant l’entrée en classe.

2. Du sujet agissant au sujet réflexif : à la découverte de « proto méthodes »

Le dispositif mis en place pour recueillir des verbalisations dans le cadre d’auto confrontations met un enseignant par deux fois face à un même contexte. Dans un premier temps, au cours de l’interaction en classe, il est plongé dans ce qui est son lieu de travail et à ce titre, il a une action sur les autres acteurs et sur le contexte, dans un second temps, celui de l’entretien, il cesse d’être acteur pour devenir observateur de lui-même en tant que professeur. Il commente les actions et leur attribue du sens. Sous l’apparence d’une classe qui se déroule normalement il voit autre chose. Il est amené à dire ce qui motive une action et bien souvent il mentionne ce qui fait entrave, obstacle et la manière dont il résout ces difficultés que l’observateur de l’interaction en classe ne voit pas.

2.1 Des savoirs d’action conscientisés : la conceptualisation et les motifs

Dans la séquence interactionnelle qui suit, l’enseignante C. annonce l’activité en demandant à des étudiants adultes chinois d’exprimer leurs goûts et préférences en commençant des phrases par «j’aime» ou «je n’aime pas». L’une des apprenantes répond qu’elle n’aime pas que le sol de sa chambre soit sale. Cette réponse, par les erreurs qu’elle comporte, entraîne de la part du professeur un feedback d’ordre lexical (sol/parterre/terrain) et un feedback d’ordre syntaxique (emploi ou non du subjonctif : j’aime que + subjonctif ou j’aime + verbe à l’infinitif).

1 P : bon alors et vous ? qu’est-ce que vous aimez qu’est-ce que vous aimez ? qu’est-ce que vous aimez ou qu’est-ce que vous n’aimez pas + donc quelque chose dont vous avez HORREUR ++ (elle efface le tableau) je n’aime pas j’ai horREUR de quoi

[…]

34 AF : sol

35 P : le sol hein ? le parterre le sol (elle tape du pied par terre) on dit pas le terrain le terrain c’est la terre hein ?(elle fait le geste d’émietter de la terre) c’est dehors + dans ta chambre tu vois le sol + ou tu peux dire le parterre + on dira plutôt le sol + donc elle n’aime pas que le sol de sa chambre soit sale + tu peux répéter s’il te plaît ?

36 AF : euh je n’aime pas voir le sol de ma chambre soit sale

37 P : alors je n’aime pas voir le sol de ma chambre sale + ici tu n’as pas besoin de subjonctif + je n’aime PAS voir + d’accord ? je n’aime pas QUE le sol SOIT sale + vous êtes d’accord ?+ (elle va au tableau) j’aime ou je n’aime pas + QUE plus subjonctif (elle écrit au tableau) j’aime QUE plus subjonctif mais après j’aime + ou je n’aime pas + VOIR + ici vous avez l’infinitif donc vous n’avez plus le subjonctif hein ? c’est terminé + justement + attention + j’aime que le sol + d’accord ? soit + propre + ok ?mais + j’aime que je n’est pas possible hein ? vous le savez ça ?

38 AS : oui

39 P : hein ? on doit pas on doit pas garder le même sujet hein ?+ donc vous changez de sujet hein j’aime que le sol + sinon vous dites j’aime voir +++ si c’est le même sujet ++ très bien

L’interaction porte d’évidence sur des problèmes de langue, avec l’émergence d’une dimension métalinguistique qui n’est guère surprenante dans un cours de langue.

On peut alors supposer que la verbalisation de C. va se focaliser sur ces questions délicates de distinction lexicale ou encore sur les constructions qui appellent ou non le subjonctif. Mais voici comment C., visionnant son cours, revient sur le détail de son action et en fait un commentaire inattendu (corpus Ginabat).

P : et en fait là vous voyez donc après l’avoir formulé moi-même + je lui donne l’occasion de répéter ce que je dis afin que eh bien dans sa tête y’ait un déclic qui se fasse et qui elle se soit dit j’ai fait une phrase j’ai pu exprimer une idée euh qui était compliquée avec du subjonctif moi-même lui donner même l’illusion mais elle l’a fait donc à partir du moment où elle a passé ce palier-là elle pourra faire n’importe quelle autre phrase parce que on peut pas passer à travers tout le subjonctif etc. mais il s’agit de débloquer la psychologie de l’étudiante de lui donner confiance c’est la base et une fois qu’il a la confiance après il fait ce qu’il veut + il reconstruit la langue euh et puis voilà hein là c’était vraiment flagrant

La verbalisation provoquée par l’interaction donnée plus haut porte non pas sur des questions de langue mais sur le projet d’apprentissage de l’enseignante, ou si l’on veut, sur les stratégies d’enseignement qu’elle met en place. Il ne fait pas de doute que le point de départ de son commentaire est axé sur une action qui s’est effectivement passé (vous voyez là) mais c’est sur le fait de faire répéter un énoncé à une apprenante que porte la verbalisation de C. Cette répétition qui, à l’analyse de la seule interaction passe inaperçue, fait l’objet d’un développement quant à l’intérêt de cette action.

Nous reprenons les étapes de la légitimation de l’acte de répétition telle que l’énonce l’enseignante C.

  • Il y a d’abord l’énonciation d’un motif-en-vue-de : je lui donne l’occasion de répéter ce que je dis afin que eh bien dans sa tête y’ait un déclic. La répétition (formulée comme une « occasion ») a pour but de provoquer un déclic qui va introduire de la confiance chez l’apprenante.

  • La seconde étape est tournée vers le futur car elle invoque l’argument qu’être capable de faire une phrase avec le subjonctif permettra d’en faire d’autres utilisations : donc à partir du moment où elle a passé ce palier-là elle pourra faire n’importe quelle autre phrase.

  • Puis vient le moment où l’enseignant révèle ses « théories personnelles » : d’abord que les formes du subjonctif ne peuvent être vues in extenso et ensuite elle avance les vertus que, selon elle, donne la confiance en soi qui permettra à l’apprenante de l’utiliser en « reconstruisant la langue » : c’est la base et une fois qu’il a la confiance après il fait ce qu’il veut + il reconstruit la langue

En quelques phrases, l’enseignante trace ce qui est, selon elle, la « trajectoire acquisitionnelle potentielle » de cette étudiante. Très certainement au moment où l’action se déroule en classe, l’enseignante n’est pas consciente de sa propre logique d’action mais alors qu’elle est mise en phase réflexive, elle approfondit les raisons de son action et la transforme en un agir, c’est-à-dire une action qui s’inscrit dans un projet, dans un argument.

Nous reprenons dans le tableau ci-après, à dessein la même séquence, afin que le lecteur puisse visualiser la scène d’autoconfrontation, avec dans la colonne de gauche l’interaction en classe, dans la colonne du milieu en italiques la verbalisation suscitée par le visionnement de cette séquence, et dans la colonne de gauche les éléments que nous désirons mettre en valeur.

Tableau 1

Interprétation de l’agir de C.

Interprétation de l’agir de C.

-> Voir la liste des tableaux

Le passage de l’enseignant dans-le-vif de l’action vers l’enseignant en-réflexion est rendu visible grâce à la présence d’indices divers comme la capacité à exprimer un principe général, à celle d’opérer des prévisions sur la progression future de l’apprenante. Sur le plan énonciatif, remarquons que le commentaire porte d’abord sur une action située et qui concerne le problème d’une apprenante en particulier désignée par « elle ». On observe comme un glissement énonciatif : l’étudiante devient « il », c’est-à-dire une catégorie de l’apprenant en général.

mais il s’agit de débloquer la psychologie de l’étudiante de lui donner confiance c’est la base et une fois qu’il a la confiance après il fait ce qu’il veut + il reconstruit la langue

D’acteur sur le terrain, tenant un rôle prédéterminé auprès de ses élèves, puis parlant de son action avec le chercheur-enquêteur, l’enseignant C. devient observateur, y compris de lui-même, produisant de la signification à propos de ses actions. Lorsque, par le jeu de l’autoconfrontation, il est demandé à un acteur de revenir sur son action passée et d’y réfléchir, il devient un « praticien réflexif »  (selon Schön, 1983; Bishop & Cadet, 2015). N’étant plus absorbé par les tâches d’enseignement, il a la possibilité de revoir sa pratique et, à ce titre, de prendre une distance vis-à-vis de l’action.

Dans la séquence donnée plus haut, on le voit tendre vers une position plus proche de celle de l’expert : non seulement il énonce ce qu’il a fait mais il cherche à donner les raisons de son action, il énonce des normes de comportement en rapport avec une « idéologie éducative ». Il anticipe également sur les progrès que son action vont permettre de faire à l’apprenante.

Le glissement énonciatif que nous avons mis en évidence montre le statut d’un professeur en mutation. De l’activité productive qui était celle du cours on passe à une activité constructive. Les actions professionnelles, parce qu’elles sont conscientisées, tendent à se transformer en savoirs d’expérience. Le retour sur expérience permet une modification des points de vue et des savoirs didactiques. Un enseignant est susceptible d’élargir sa connaissance du métier et son répertoire didactique par la maîtrise de la variation possible par rapport à des principes d’action qu’il s’est forgés. On rejoint ici la conception d’une activité constructive exposée au début de cette étude.

Le moment de la verbalisation étant à distance temporelle de l’action, il peut certes y avoir reconstruction des motifs, des perceptions et des jugements par le sujet qui n’est plus dans le vif de l’interaction mais se voit faire et agir. La logique actionnelle est peut-être rebâtie après coup : le sujet agissant prenant des décisions dans l’urgence, il se peut qu’il ait tendance à voir une intention là où il y avait réaction à l’environnement. Ce qui, à nos yeux, reste essentiel, c’est que l’acteur-enseignant ait l’occasion de revoir la scène pédagogique sous un jour nouveau. Il se regarde agir avec son groupe d’apprenants en situation, d’un autre lieu que le lieu premier, et le commentaire qu’il produit ouvre des horizons de réflexion pour le chercheur et pour l’enseignant lui-même qui peut interroger sa propre action, réfléchie comme dans un miroir.

2.2 Incidents de planification et répertoire didactique évolutif

L’action d’enseignement est une action présumée rationnelle[12] qui a pour but de favoriser ou de permettre l’accroissement des connaissances des participants-élèves. La plupart du temps avant un cours, est conçu un plan, qui peut être très précis, ou parfois simplement un canevas. Un cours a un début et une fin, il est préparé et souvent pré-organisé. Mais l’action à mettre en place rencontre des obstacles, du fait de sa nature même — transmettre des savoirs, essayer de transformer l’autre en un locuteur plus compétent, mettre en place une certaine méthodologie.

Il arrive que le plan prévu par l’enseignant entre en conflit avec les désirs du public. Il arrive que l’enseignant s’aperçoive, chemin faisant, que ce qu’il avait prévu ne trouve pas écho dans la classe. La planification ne peut se penser en dehors d’une déplanification possible[13]. Par quoi une action peut-elle être déplanifiée ? Par l’interaction avec les apprenants, sans aucun doute. Il faut alors aussi parfois savoir adapter le projet de départ ; accepter un détournement des plans initiaux, prendre des décisions dans l’urgence.

Dans la séquence de verbalisation ci-après (corpus Corny)[14], l’enseignante commente le fait de s’être heurtée à la non compréhension par son public de l’élément de localisation « en-dessous » (répété trois fois), ce qui a donné lieu à un court malentendu. Voici ce qu’elle en dit :

  • quand je dis en-d’ssousj’ai pas pensé une seconde qu’elle allait me dire juste en-d’ssous (rire) et pourtant elle a raison + mais j’aurais dû dire juste end’ssous ou quelques lignes j’aurais dû compter p’t’être les lignes ou : mais bon c’est après que tu tu tu y penses tu vois

  • « J’aurais dû dire », « C’est après que tu y penses » sont à prendre, pensons-nous, comme des « indices de développement du répertoire didactique ». Puisque l’enseignante a rencontré un obstacle, le fait de revoir la séquence filmée lui permet d’en prendre une conscience plus claire et de formuler la difficulté rencontrée.

Lorsque la planification rencontre des obstacles, cela pousse l’enseignant à trouver une autre solution, cela l’amène à réfléchir, à modifier ses stratégies ; la verbalisation nous permet alors d’être confronté — presque en direct — avec des « indices de développement » ou, dans le vocabulaire que nous avons adopté à l’IDAP, à une évolution du répertoire didactique.

Dans une seconde séquence, l’enseignante (corpus Corny) verbalise la stratégie adoptée alors qu’elle a fait erreur sur l’origine d’un mot (elle pensait ginko être un terme chinois). Les apprenantes, asiatiques, la rectifient — « c’est japonais ». Elle est alors amenée à s’appuyer sur leur savoir. Elle déclare en tirer satisfaction car, selon ses dires, cela donne aux apprenantes une place d’expertise qu’elles ne prennent pas souvent. C’est donc un incident positif puisqu’il lui permet de développer une stratégie de mise en valeur du savoir des apprenants.

Enquêtrice : Et comment réagis-tu au fait que ta planification échoue ?

Enseignante : c’est pas grave + c’est pas grave + parce que euh + parce que j’ai d’autres exemples quand même donc j’me dis un marche pas un autre march’ra + et ceci dit j’m’arrange toujours pour exploiter + après c’est p’t-être une forme de diversion mais quand elle a dit après tu sais euh mais moi ça m’paraît japonais j’ai répondu ah mais c’est intéressant pourquoi vous dites ça + et donc c’est une forme de diversion du coup peut-être qu’on oublie mon erreur (rires) et j’me focalise sur leur savoir (rires) tu vois et en même temps ceci dit c’est pas c’est pas complètement hypocrite ça m’intéresse euh + et + et j’en ai conclu c’était une question de phonétique peut-être parce que les mots en ko souvent les mots en ko tu vois ça peut évoquer un peu l’Japon + mais bon elle m’a surprise quand elle m’a sortie ça quand même

La séquence montre une certaine ambivalence. D’un côté, l’enseignante cherche à expliquer pourquoi elle a fait cette erreur (les mots en ko sont japonais). Elle n’exclut pas avoir eu recours à une stratégie de diversion en posant une question mais en contrepartie elle y voit des avantages. Grâce à cela, elle est obligée de se « focaliser sur leur savoir ». Le fait d’être confrontée à la séquence de classe la pousse à revenir à la fois sur ses stratégies et sur ce qu’elle ressent.

mais bon elle m’a surprise quand elle m’a sortie ça quand même

L’hypothèse que nous formulons est que la prise de conscience d’un obstacle (qui a pu se faire pendant l’action et qui est verbalisée pendant l’autoconfrontation ou qui surgit après l’action parce qu’elle est visualisée) conduit l’acteur-enseignant à interroger ses stratégies, à les mettre en doute, à en chercher les motifs. Et, ce faisant, à évoluer dans son répertoire didactique. Ce sont ces moments que l’on peut qualifier d’incidents de cours de route qui viennent déranger les typifications d’actions et qui font surgir des solutions inventives.

Le matériau discursif que sont les verbalisations nous éclairent sur les choix inhérents à l’action d’enseignement. Elles font apparaître la référence à des normes en usage qui nourrissent l’action enseignante, mais elles montrent aussi des contradictions, des conflits intérieurs. Il n’y a pas qu’une seule voie possible pour une action professorale ; l’enseignant exerce un métier qui, certes, a ses caractéristiques mais qui s’actualise par un ensemble d’actions prenant effet dans une classe située, à un moment précis, devant un public formé de sujets apprenants dotés de personnalités uniques. Et c’est aussi un sujet unique qui est le fabricant de l’action. La vie d’un enseignant, dans sa créativité et sa liberté, consiste à opter pour l’une ou l’autre des voies qui s’offre à lui. Le fait d’avoir l’occasion d’être dans une posture réflexive, lui donne la possibilité de mieux pouvoir penser quels sont les termes des éventuels dilemmes ou les solutions qu’il a lui même trouvées dans le vif de l’interaction.

Trois remarques avant de conclure…

Un agir en évolution

Le désir de transmettre lutte contre une forme d’adversité. Or c’est cette adversité qui produit la nécessité constante de trouver des solutions. Il se peut que ces solutions soient plutôt du côté des routines et des reprises de comportements d’enseignants déjà acquis, il se peut aussi que ce soit plus inventif, mais c’est de cela que parlent les verbalisations, de la manière dont il faut mentalement adapter sa pensée afin de produire un agir qui soit adapté au public. Et il y a là quelque chose d’important qui nous éclaire sur l’agir, qui n’est pas quelque chose de figé, d’entièrement connu de l’acteur lui-même. La pensée enseignante est une pensée en mouvement, une pensée non figée, qui avance en se reprenant, et si la parole n’est pas la pensée, seule la parole permet de donner forme à cette pensée. Pour Schlanger (2010) l’idée est fixée par des traces verbales. « Les idées ne subsistent que par les mots qui les expriment » (p.43).

Un archivage des pratiques

L’expérience des enseignants est le plus souvent personnelle, et peu ou pas verbalisée et, par conséquent, non communiquée. Aussi le savoir pratique risque-t-il d’être perdu. Si on interroge les enseignants en mettant en place une méthodologie pour archiver ces savoirs pratiques en oeuvre, c’est la didactique des langues qui en est enrichie. On encourage le chercheur et le praticien à établir une « grammaire des actions » entreprises en classe, ceci afin de pouvoir les nommer, les identifier, évaluer ce qui advient et ce qu’il convient de faire. L’agir est pour une part personnel, l’enseignant construit son rôle d’enseignant, par la manière dont il hiérarchise les priorités, par la façon dont il agence les choix, dont il évoque ce qu’il considère comme une réussite ou un échec, par la manière dont il formule des jugements ou exprime des sentiments. Tochon (1996) insiste sur le fait que ces pratiques débouchent sur une « réflexion partagée ». La découverte de l’agir d’un enseignant offre la possibilité à des enseignants en formation de réagir, de comparer avec leurs propres pratiques.

Un changement de point de vue comme contribution à l’évolution du répertoire didactique

« Le fait de savoir en théorie comment gérer une classe, de connaître les processus d’acquisition, une méthode d’enseignement, ou la grammaire d’une langue ne préjuge en rien de la capacité à utiliser ces connaissances en situation réelle de classe ». Les auteurs de la citation, Woods & Knoerr (2014, p.18), soulignant la complexité de l’action d’enseignement, ne pensent pas qu’il y a intégration des compétences par la seule application d’idées. L’incorporation est plus complexe, elle comporte aussi l’expérience des savoirs en situation. Woods & Knoerr posent la question judicieusement, et nous la posons à leur suite : qu’est-ce qui fait avancer un professeur : la pratique ? la théorie ? l’expérience acquise ? la présence immédiate du public ? le fait de pouvoir prendre du recul ? partager les savoirs ? C’est cet ensemble de questionnements que nous livre la réflexion sur la vie mentale des enseignants qui est susceptible d’aider les enseignants, de les faire cheminer du sujet agissant au sujet pensant et vice versa.

Les verbalisations sont révélatrices d’éléments qui n’apparaissent pas à l’observation de classe. Certes, il faut garder à l’esprit que les verbalisations ne sont pas la reproduction à l’identique des situations originales vécues en classe de langue mais nous avons ici un aperçu de la vision enseignante. Grâce à ce que disent les enseignants, nous avons accès — au moins partiellement — aux intentions, aux émotions, et aux représentations de l’acte d’enseigner. A ce que nous appelons, avec d’autres, la pensée enseignante. Une pensée qui va dans des directions multiples. Elle est discontinue, elle semble désordonnée puisque, comme le dit le philosophe Schlanger (2010) « le matériau mental lui-même n’est pas fait que de mots » (p.67). Il y a les sensations, les émotions, les impressions, etc. Mais, insiste le philosophe, il faut prendre en compte le fait que la transmission des idées ne peut s’opérer que par des discours qui sont une « projection verbale de ces événements » (p. 67) et qui introduisent cohérence et continuité dans la pensée qui les produit. Ajoutons encore que quelle que soit son imperfection ou son inaptitude à suivre le mouvement de la pensée, sans le discours il n’y aurait pas d’expression de la pensée. Le flux de paroles que provoque le visionnement de l’action d’enseigner est révélateur d’une partie de ce qui habite l’univers intérieur du professeur.