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Introduction

En 2009, une formation spécifique des agents de chambre mortuaire voyait le jour en France. Auparavant, aucune formation n’était exigée. Le métier d’agent de chambre mortuaire est méconnu. Un lien peut être établi avec le fait que ce métier évolue dans un contexte socialement marqué par le tabou et le déni de la mort ainsi que l’ont analysé le philosophe Elias (1998), ou encore l’historien Vovelle (1993). Dans le champ du soin mortuaire (secteur public hospitalier), quelques recherches ont été menées sur la gestion hospitalière de l’après-décès et notamment sur le travail réalisé en chambre mortuaire (Wolf, 2012). Dans le champ des opérations funéraires (secteur privé concurrentiel), des recherches ont été menées sur les métiers du funéraire, fossoyeur, maître de cérémonie ou encore commercial de services funéraires (Bernard, 2009 ; Trompette & Caroly, 2004). En revanche, nous n’avons pas pu identifier de travaux concernant la formation proprement dite des agents de chambre mortuaire. Cette étude a par conséquent la caractéristique d’être un travail d’exploration et de défrichage.

Notre objectif est de tenter de comprendre le processus d’apprentissage de ce métier en situation de travail. Ainsi, nos observations portent uniquement sur le temps de la formation pratique des stagiaires réalisée dans une chambre mortuaire d’accueil. Se former à la réalisation de soins mortuaires n’est pas tout à fait anodin, au sens où la formation implique nécessairement le stagiaire en l’interrogeant d’une manière ou d’une autre sur les dimensions de la (sa) vie et de la (sa propre) mort (Schepens, 2013). C’est, en somme, l’ensemble de son expérience qui peut être mobilisée à cette occasion. Au cours de nos analyses, nous avons constaté à plusieurs reprises la difficulté pour le stagiaire de s’exprimer sur ce qu’il vivait en situation de formation avec le tuteur ou l’équipe de la chambre mortuaire. Tout se passe comme s’il était important de montrer au tuteur en particulier, qu’il maîtrise la situation. Or, accéder aux difficultés rencontrées par le stagiaire et la manière dont il s’y prend pour les surmonter, est susceptible de nous éclairer sur le processus d’apprentissage. Le fait de garantir au stagiaire l’anonymat et de n’être pas impliqué dans le processus de son recrutement éventuel, a sans doute facilité son expression.

Dans cette perspective, nous avons utilisé les entretiens en autoconfrontation (pour une synthèse, voir Theureau, 2010, p. 298-301). Ces entretiens visent une meilleure compréhension de l’activité, or nous faisons l’hypothèse qu’ils ont aussi un effet sur l’apprentissage, et c’est ce que nous souhaitons étudier. Dans un champ différent, celui de la profession enseignante, Vanhulle (2009) précise que les savoirs, ne s’apprennent pas dans une démarche d’appropriation mais se reconfigurent dans une démarche réflexive. Nous reprenons à notre compte cette analyse, au sens où l’entretien d’autoconfrontation que nous utilisons peut être investi par le stagiaire comme un moment réflexif pouvant avoir un effet sur l’apprentissage. Plus précisément, notre questionnement est de savoir comment identifier des moments ou des opportunités d’apprentissage dans les verbalisations du stagiaire lorsqu’il est confronté aux images filmées de sa propre activité au travail.

Dans un premier temps, nous présentons le cadre théorique retenu concernant le processus d’apprentissage et la place particulière que l’expérience y prend. Puis nous décrivons les dispositions réglementaires prévues de la formation d’adaptation à l’emploi (FAE) des agents de chambre mortuaire. La partie méthodologique se centre sur les entretiens d’autoconfrontation. Enfin et à titre d’illustration, deux entretiens sont présentés, analysés et discutés.

1. Vers une caractérisation du processus d’apprentissage, la place de l’expérience subjective

Nous nous intéressons aux moments d’apprentissage à partir de traces repérables dans les verbalisations d’entretiens d’autoconfrontation. Pour en rendre compte, nous avons besoin d’une définition de l’apprentissage et de se doter d’outils d’analyse pour les identifier. Comme vu plus haut, c’est l’ensemble du parcours personnel du stagiaire qui est susceptible d’être mobilisé au cours de sa formation pratique particulièrement impliquante. Le parcours personnel peut être conçu en termes d’expérience. C’est pourquoi nous nous référons à des auteurs ayant étudié le rapport entre expérience et apprentissage.

Bourgeois (2014, p. 69), souligne que « le thème de l’expérience est toujours apparu central dans la formation des adultes, tant comme champ de pratiques que comme champ de recherche. ». En effet, il est possible de considérer que le sujet adulte en situation d’apprentissage, formel ou informel, volontaire ou non, convoque et mobilise son rapport à sa propre expérience. Faisant référence aux travaux de Knowles (1970, 1973), Bourgeois (2014, p. 70) souligne que l’expérience est l’un « des paramètres majeurs permettant de caractériser l’essence de l’adulte apprenant et partant, de la formation des adultes ». L’apprentissage chez les adultes se spécifierait par la prise en compte du rôle essentiel qu’y joue l’expérience. Ainsi, « toute formation ne pourra jamais, en réalité, qu’accompagner des changements, des transformations déjà en cours chez les sujets. » (Bourgeois, 2009, p. 32). En ce sens et d’un point de vue foncièrement dynamique là aussi, l’apprentissage peut être défini « comme une transformation d’habitude d’activité donnant lieu à valorisation de la part du sujet et/ou de son environnement social (…) » (Barbier, 2013, p. 80). Nous pouvons considérer que l’apprentissage se noue « au croisement de ce que le sujet expérimente à l’intérieur de la formation et en dehors, de ce que vit le sujet au moment de la formation et de ce qu’il a vécu dans son passé » (Bourgeois et Enlart, 2014, p. 236). Un lien indissociable peut alors être établi entre vécu antérieur et transformation de ce vécu en formation.

Rendre compte de « l’expérience » considérée ici comme facteur individuel nécessite d’y associer le facteur « situationnel » dès lors qu’une formation se déroule dans un lieu de travail. C’est l’une des caractéristiques de notre terrain de recherche. Ces deux types de facteurs sont notamment étudiés dans le courant du Workplace Learning. L’apprentissage en situation de travail peut être essentiellement considéré, selon Bourgeois et Mornata (2012, p. 35) comme un processus de transformation cognitive, « en phase avec le paradigme cognitiviste (…), apprendre est essentiellement comme un processus d’ordre cognitif, par lequel le sujet construit ses connaissances actuelles. ». Billett (2009, p. 37) modélise les apprentissages au travail autour de ce qu’il appelle une relation d’interdépendance ou « de relation de réciprocité » entre des affordances (« offres » de la place de travail) et la manière dont le stagiaire s’engage « pour travailler et apprendre en fonction des ressources offertes ». Pour cet auteur, l’apprentissage au travail résulte de deux types de facteurs interdépendants. Comme le souligne Billett (2009) et bien que les affordances soient mises à disposition par une pratique sociale, elles ne sont finalement significatives qu’en fonction de la perception qu’en a chaque individu, et ce que l’on pourrait désigner par perception subjective.

La dimension subjective nous semble étroitement liée au processus d’apprentissage au regard de la nature de notre terrain d’étude. Dans une perspective critique des sciences de l’ingénieur, les travaux menés par Böhle et Milkau (1998) autour de la notion d’activité subjectivante, peuvent être éclairants. « L’activité subjectivante n’est pas, dans cette perspective, «non rationnelle», ni même «irrationnelle», elle s’exécute selon une autre logique et une autre rationalité que l’activité objectivante. » (p. 31). Ces auteurs caractérisent l’activité subjectivante par quatre dimensions qui forment un ensemble indissociable et représentant une seule et même action (la perception sensible; le rapport à l’environnement qu’il lui est associé ; le commerce avec l’environnement ; le rôle du sentir). L’idée forte développée réside dans le rapport entre le sujet et son environnement de travail : ce n’est pas le sujet qui s’approche de cet environnement mais c’est lui qui rapproche l’environnement vers lui. L’environnement de travail se trouve ainsi subjectivé, c’est-à-dire perçu en fonction de l’expérience subjective du sujet.

En synthèse, les éléments qui se rapportent au vécu ou à l’expérience subjective passée, caractérisent principalement les traces d’apprentissage qui peuvent être repérables dans les verbalisations d’entretiens d’autoconfrontation. Avant d’en détailler le dispositif, nous présentons ci-après la formation d’adaptation à l’emploi.

2. La formation d’adaptation à l’emploi : contexte, prescriptions

Le champ empirique choisi, celui de la formation pratique des agents de chambre mortuaire, n’est pas tout à fait anodin. La recherche a fait preuve d’un strict respect des règles déontologiques et éthiques. L’approche réalisée ne relève ni du morbide ni de la banalisation du champ du soin mortuaire hospitalier. Ce dernier peut être envisagé en termes d’objet de recherche, et donc, comme une activité au même titre que d’autres en vue de mieux en comprendre un métier et son apprentissage. La démarche générale de recherche, descriptive et compréhensive, s’inscrit dans une analyse des activités (Barbier et Durand, 2003), telles que mises en oeuvre par ces futurs professionnels pour se former. Qui sont-ils ?

En France, depuis un décret du 3 août 2007, les aides-soignants ont une qualification pour prendre en charge les opérations mortuaires : « Les aides-soignants peuvent, en outre, être chargés du service des personnes décédées, de l’accueil des familles en chambre mortuaire et de la préparation des activités médicales sur le corps des personnes décédées, après avoir suivi une formation d’adaptation à l’emploi, dont la durée et les modalités d’organisation et de validation sont fixées par un arrêté du ministre chargé de la santé ». C’est en 2009 que le dispositif de formation est décrit dans un arrêté ministériel relatif à la formation d’adaptation à l’emploi (FAE) des aides-soignants et des agents de service mortuaire chargés du service des personnes décédées. Sont présentées ci-dessous les prescriptions relatives à la formation des futurs professionnels des chambres mortuaires qui nous intéressent tout particulièrement. Globalement, les tâches de travail[1] pour tout professionnel en soins mortuaires consistent en la préparation du corps du patient décédé et la dispense de soins post mortem en vue de sa présentation à son entourage. Plus précisément, les tâches portent sur :

  • Préparation du patient décédé en tenant compte des principes de respect des personnes et des corps, et du choix des familles

  • Réalisation de la toilette post mortem

  • Restauration tégumentaire

  • Habillage du corps

La fiche ministérielle du métier d’agent de service mortuaire (2015) précise par ailleurs des « savoir-faire » relationnels attendus, comme par exemple :

  • Adaptation de son comportement, de sa pratique professionnelle à des situations critiques ou particulières, dans son domaine de compétence

  • Création et développement d’une relation de confiance et d’aide avec l’entourage du patient décédé

  • Gestion de ses émotions, de son stress

Aides-soignants et agents de service mortuaire doivent avoir suivi une FAE avant d’être affectés dans un service de personnes décédées. Cette dernière se déroule dès la nomination de l’aide-soignant et, pour les agents de service mortuaire en fonction, elle est dispensée, en principe, dans un délai d’un an au plus tard à compter de l’entrée en vigueur de l’arrêté ministériel. Elle doit permettre, en complément des parcours antérieurs, l’acquisition et le développement des compétences nécessaires à l’exercice des fonctions correspondantes. Celles-ci sont déclinées à l’intérieur de quatre modules thématiques de formation qui ont fait l’objet, en amont pour chacun d’entre eux, d’une description précise des activités et des compétences spécifiques s’y rapportant :

  • module 1 : mettre en oeuvre des prestations spécifiques auprès des corps des personnes décédées

  • module 2 : soutenir les familles et les proches

  • module 3 : veiller à la qualité et à la sécurité des prestations

  • module 4 : assurer l’hygiène des locaux et du matériel et veiller à la sérénité des espaces d’accueil

La FAE, d’une durée de huit jours, peut se décliner sur le mode de l’alternance. Une attestation de présence remise au stagiaire clôt la FAE. L’arrêté ministériel relatif à cette formation indique également qu’elle se compose de « savoirs théoriques » et de « savoirs pratiques » pour chacun des quatre modules de formation.

Afin d’illustrer ce point, déclinons ces deux types de savoirs à travers l’exemple du module 1.

Les savoirs théoriques prévus dans le module 1 sont : les valeurs dues au corps d’une personne décédée; respect de la personne, des rites, des religions ; la réglementation concernant la gestion des corps en milieu hospitalier ; les étapes de la dégradation du corps ; les règles de sécurité du transport en brancard : identification, respect des personnes rencontrées; les règles d’hygiène ; les principes de manipulation des corps (charges lourdes) ; l’autopsie : définition, buts, règles juridiques, environnement matériel ; la restauration tégumentaire : définition, buts, règles, normes, moyens.

Les savoirs pratiques prévus dans le module 1 sont : toilette et habillage post mortem hors soins de conservation ; le transport dans l’établissement d’une personne décédée : identification, conduite du brancard ; préparation de l’autopsie : déroulement, traçabilité, archivage des demandes; préparation de la restauration tégumentaire : déroulement, traçabilité, archivage des demandes; préparation du corps pour la mise en bière.

3. Le dispositif des entretiens d’autoconfrontation

Les prémisses de l’autoconfrontation datent, selon Theureau (2010, p. 299), de 1977 à l’occasion d’une recherche portant sur une activité d’analyse de feuilles de relevé de comportements de patients par des infirmières en unités de soins d’orthopédie. Les modalités d’usage de l’autoconfrontation sont illimitées, « sauf impossibilité de disposer d’une observation (inscrite d’une façon ou d’une autre) ou d’un enregistrement du comportement des acteurs lors de l’activité considérée » (Theureau, 2010, p. 299). Le même auteur conçoit l’autoconfrontation comme une méthode permettant d’explorer la conscience préréflexive durant cette activité. L’autoconfrontation se présente alors comme « une expression différée de la conscience préréflexive, en interaction avec son contrôle par le chercheur, grâce à une remise en situation de l’acteur par l’intermédiaire (…) d’un enregistrement du comportement de ce dernier. » (Theureau, 2010, p. 300).

La recherche a mobilisé un dispositif mixte organisé en deux séquences principales et successives. Tout d’abord une séquence d’observation filmée de dyades tuteur-stagiaire dont les interactions sont notamment nouées autour de tâches de travail. Dans un second temps, nous mettons en place une séquence d’entretien réalisée à distance de la séquence d’observation (environ quinze jours après) et qui s’appuie sur la méthodologie de l’entretien d’autoconfrontation simple telle que décrite et développée par Clot (2004, p. 142-159). L’auto-confrontation simple met donc en rapport les trois composantes du triptyque stagiaire-images-chercheur. Nous procédons à l’enregistrement des commentaires que le stagiaire est invité à produire lorsqu’il est confronté aux images de sa propre activité, commentaires relatifs aux activités qui ont eu lieu au moment de l’observation, et qu’il adresse au chercheur. Il s’agit pour Clot (2000, p. 135) d’une « activité de commentaire ou de verbalisation différée des données recueillies » donnant « un accès différent au réel de l’activité du sujet ». Le même auteur précise encore que « la parole du sujet n’est pas seulement tournée vers son objet (la situation visible) mais tout autant vers l’activité de celui qui la recueille ».

En pratique, est présenté au stagiaire l’objectif général de l’entretien visant à mieux comprendre aujourd’hui le métier d’agent de chambre mortuaire à travers leur formation : qu’est-ce qu’on apprend et comment ? Après avoir obtenu son consentement, il lui est précisé que l’entretien est filmé à des fins uniquement de recherche et que l’anonymat sera strictement respecté. Nous nous centrons principalement sur les verbalisations du stagiaire tout en tenant compte du fait qu’il est bien entendu partie prenante de l’interaction avec le tuteur. Trois éléments de la consigne donnée au stagiaire par le chercheur peuvent être distingués :

  • « Ce qui m’intéresse, c’est qu’en revoyant l’enregistrement de ces séquences d’apprentissage, vous me restituiez ce qui se passe entre le tuteur et vous-même, et aussi vos intentions, quels étaient vos motifs, ce que vous avez voulu faire ou pas faire, ou encore pas pu faire… »

  • « Voilà, donc ce n’est pas une description que j’attends de vous, mais plutôt des commentaires, des remarques ou encore des réflexions sur ce qui est en train de se passer là… »

  • « Et puis vous m’arrêtez quand vous voulez, si vous voulez dire quelque chose, ou quand ça vous semble important… »

4. Des moments d’apprentissage dans les verbalisations différées : proposition d’indicateurs

La méthodologie de l’autoconfrontation simple peut être appréhendée comme un instrument susceptible de faire émerger chez le stagiaire la possibilité de construire du sens autour de ses traces d’activités filmées : en quoi les verbalisations produites autours de ces traces d’activités filmées peuvent-elles également constituer des traces d’apprentissage ? Afin de sortir du discours aporétique qui consiste à dire que l’on apprend partout et tout le temps, nous nous sommes intéressé aux apprentissages reconnus comme signifiants par le stagiaire. Ce type d’apprentissages peut être décrit a posteriori comme ayant significativement pesé dans la priorisation de valeurs appréciées comme ce qui compte pour le sujet. L’activation de ce processus de priorisation axiologique est susceptible d’orienter autrement l’ensemble de l’expérience du sujet tel qu’il peut l’énoncer. Nous nous appuyons sur la conception du processus d’apprentissage proposé plus haut (Barbier, 2013 ; Bourgeois, 2009), dont les principales caractéristiques sont :

  • L’apprentissage est situé dans un environnement formatif, humain (tuteur par exemple) et matériel (chambre mortuaire d’accueil des stagiaires par exemple), qui ne peut qu’accompagner des transformations en cours chez le stagiaire

  • L’apprentissage est par conséquent situé au sein de la propre expérience du stagiaire, c’est-à-dire défini comme une « transformation d’habitudes d’activités »

  • Cette transformation d’habitudes d’activités, c’est-à-dire penser, faire et/ou dire autrement que d’« habitude », se voit attribuer une valeur socialement reconnue

  • Cette valorisation sociale peut être effectuée par un autrui, significatif ou non, vis-vis du stagiaire ; cette valorisation peut être aussi effectuée par et pour le stagiaire lui-même

À partir de nos premières analyses empiriques, pour inférer la présence de traces d’apprentissages dans les verbalisations produites par le stagiaire au cours d’entretiens d’autoconfrontation, nous proposons l’indicateur suivant : mise en lien entre expérience passée et expérience actuelle faisant l’objet d’une transformation valorisée par et pour le sujet.

5 Corpus empirique et analyse : deux cas d’apprentissage tutoré au travail

Sont présentées ci-après les prises de parole spontanées du stagiaire pendant le visionnage du film. Nous en interrompions à ce moment-là la lecture et nous avons enregistré tous les commentaires du stagiaire. Pour des raisons de commodité de lecture et de place, ne sont pas transcrites ici l’intégralité des entretiens issues de la situation d’observation filmée, mais uniquement les extraits de verbalisations qui nous semblent les plus emblématiques de ce que nous cherchons à mettre en évidence, à savoir les traces d’apprentissage. À partir de nos premières analyses et au regard des indicateurs proposés plus haut, les verbalisations sont présentées sous forme de tableaux organisés de la manière suivante :

  • La deuxième colonne regroupe donc des extraits des verbalisations enregistrées du stagiaire au moment de la situation d’observation

  • La troisième colonne regroupe des extraits des verbalisations dont les thématiques peuvent être associées, d’une part, aux savoirs professionnels tels que prescrits réglementairement ; d’autre part, à la manière dont la prescription est effectivement investie par le stagiaire

  • La quatrième colonne regroupe des extraits des verbalisations dont les thématiques peuvent être associées aux apprentissages reconnus par le stagiaire lui-même ; les contenus de cette quatrième colonne sont étroitement liés aux contenus de la troisième colonne

Dans le corpus, les segments apparaissant en gras correspondent aux éléments saillants de l’analyse[2]. Les deux cas qui ont été choisis ci-dessous illustrent deux tâches de travail fréquentes en chambre mortuaire, le premier cas porte sur la tâche d’habillage, le deuxième sur une technique d’obturation nasale.

5.1 Cas 1. « Je sais je ne lui fais plus mal » (Katia)

La situation à partir de laquelle Katia (KA) va produire des verbalisations adressées au chercheur au cours de l’entretien d’autocofrontation est la suivante. Les interactants se trouvent dans la salle de préparation des personnes décédées en vue de leurs présentations à leurs proches. La séquence retenue cible l’apprentissage des gestes d’habillage d’un patient décédé, gestes effectués par KA, et qui est accompagnée par le tuteur (TU).

  • Thème : les interactions entre TU et KA autour de l’habillage d’un patient décédé conjointement réalisé par TU et KA. Or, certains des gestes nécessaires à cet habillage mobilisant certaines parties du corps du défunt, font hésiter KA

  • Au moment où débute la séquence, TU indique et montre au fur et à mesure à KA les différentes étapes à réaliser pour habiller le patient défunt, un échange s’installe fait de diverses consignes et de validations données

Tableau 1

Extrait n° 1 « Je sais je ne lui fais plus mal » (Katia)

Extrait n° 1 « Je sais je ne lui fais plus mal » (Katia)

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L’habillage du patient défunt constitue dans cet extrait la tâche à réaliser. Nous pouvons repérer dans la troisième colonne le rapport entre cette tâche et son investissement par KA qui fait émerger une tension. Dans la deuxième colonne, en ligne 2, la difficulté semble résider dans la propre peur de KA de « faire mal » au défunt qui la conduit à dire « on n’ose pas trop » (ligne 3).

KA semble ressentir une tension, « c’est un réflexe naturel qui est idiot mais qui reste humain ». Il est possible de penser que la prescription de savoir habiller un patient défunt pour KA au regard de l’investissement qu’elle en a réalisée, puisse dès lors s’énoncer, singulièrement la concernant, comme maîtriser la peur de faire mal à une personne morte.

Dans la quatrième colonne, en ligne 3, des traces d’apprentissage peuvent être identifiées par la mise en lien entre expérience passée (le temps de l’observation) et expérience actuelle (le temps de l’entretien d’autoconfrontation). Les indices permettant de l’étayer sont de nature temporelle « Bon maintenant ; au début ; on fera pas mal ». En outre, KA s’auto-attribue une valeur positive pour la réalisation de cette tâche de travail, le « j’y vais plus franco » peut être compris comme un « je réussis, j’y parviens directement ». Enfin, est constatée une modification au niveau de la tension identifiée au départ « je ne vais pas le casser… ((sourires)) ». Cette modification peut être interprétée comme la mise à distance de l’objet tensionnel, ce qui peut être favorable à un apprentissage en retrouvant davantage de disponibilité pour soi-même.

Comme l’illustre cet extrait et les points d’analyse réalisés, la tâche de travail est reconfigurée dans et par l’expérience du stagiaire. Cette reconfiguration est reconnue, et de manière axiologique, par lui-même. Dans le sens, les nombreux passages entre le « on » et le « je » attestent à la fois de la singularité et de l’affirmation personnelle du stagiaire dans ce qu’il réalise.

5.2 Cas 2. « Je peux me regarder sans problème » (Augustine)

La situation à partir de laquelle Augustine (AU) va produire des verbalisations adressées au chercheur au cours de l’entretien d’autocofrontation est la suivante. Les interactants se trouvent dans « la salle de préparation des personnes décédées » en vue de leurs présentations à leurs proches. C’est le deuxième jour de AU, avec le tuteur (TU), ils doivent finaliser la préparation d’un patient en vue de le présenter à sa famille. AU est aide-soignante et a déjà exercé dans différents services de médecine. Elle souhaite exercer ce métier, selon ses dires, par défi personnel et par curiosité. Aujourd’hui, au regard de l’activité de la chambre mortuaire et des disponibilités de l’effectif, TU est le moins gradé et le plus jeune de l’équipe.

  • Thème : les interactions entre TU et AU autour des derniers soins du corps d’un patient décédé, notamment le « méchage » (obturation nasale avec du coton pour éviter les écoulements lors de la présentation à la famille), soins théoriquement réalisés conjointement par TU et AU. Or, un problème technique va complètement mobiliser TU et contraindre AU à réaliser seule l’activité de « méchage », activité qui lui est inédite

  • Au moment où débute la séquence, TU vient de nettoyer avec une serviette en papier le bas du visage, les lèvres du défunt. Il caresse ses cheveux et se déplace à l’autre bout de la salle de préparation en passant entre AU et le défunt : « je vais lui ouvrir son cercueil ». De ce fait, TU laisse AU réaliser la tâche de méchage

Tableau 2

Extrait n° 2 « Je peux me regarder sans problème » (Augustine)

Extrait n° 2 « Je peux me regarder sans problème » (Augustine)

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Le méchage nasal du patient défunt constitue dans ce court extrait la tâche à réaliser. Nous pouvons repérer dans la troisième colonne le rapport entre cette tâche et son investissement par AU qui fait émerger une tension. Dans la deuxième colonne, en ligne 2, à l’instar du cas précédent, la difficulté semble résider dans la propre peur de AU : « on faisait mal au patient ». Cependant, AU semble le signifier d’une certaine façon. Tout d’abord, en ligne 1, elle ne parle pas directement du patient défunt mais d’un autre type de patient. Elle fait référence à son expérience professionnelle dans un service de grands brûlés dans lequel elle dit avoir difficilement supporté l’introduction de sondes nasales : « les sondes nasales… on voyait parfois des petites larmes… qui coulaient ça je me dis c’est parce qu’on faisait mal au patient ». Par ailleurs, AU, non seulement dit la douleur, la souffrance qui est serait infligée au patient, mais dit aussi sa propre douleur : « et ça ça me faisait mal en fait ». Enfin, cette douleur, cette souffrance, a une géographie corporelle, « le visage » dont elle dit qu’il est « précieux » et pour lequel elle énonce sa « sensibilité » (ligne 8).

AU ressent donc une tension qui semble être produite par la conjonction douloureuse pour elle et tel qu’elle le dit, de la perspective du méchage nasal à réaliser, la réminiscence de cette activité située dans une expérience professionnelle antérieure, et une vive sensibilité personnelle portée au niveau du visage. Il est possible de penser que la prescription de savoir mécher un patient pour AU et au regard de l’investissement qu’elle en a réalisée, puisse dès lors s’énoncer, singulièrement la concernant, comme maîtriser la peur de toucher le visage, le nez d’une personne morte.

Un peu plus loin au cours de l’entretien d’autoconfrontation, il est possible de repérer l’objet à l’origine de la tension éprouvée par AU. Dans la quatrième colonne, en ligne 1, des traces d’apprentissage peuvent en effet être identifiées par la mise en lien entre expérience passée (le temps de l’observation) et expérience actuelle (le temps de l’entretien d’autoconfrontation). Les indices permettant de l’étayer sont de nature temporelle « effectivement ce sont des soins ici aussi [à la chambre mortuaire], mais je parle des soins des gens avec aide, c’est-à-dire on faisait que c’était avec, on ne faisait pas pour, là maintenant on fait pour… pour le patient ». AU semble distinguer les patients qu’elle accompagnait dans ses exercices antérieurs (brûlés, gériatrie) avec lesquels elle faisait avec eux (ne faisait pas complètement à leur place), et les patients défunts avec lesquels elle fait maintenant pour eux (en quelque sorte contrainte bien entendu de faire à leur place). De la même façon, on peut identifier des indices de temporalité s’agissant du regard qu’elle porte sur sa propre image en ligne 8 : « Ça m’a fait un peu mal… mais là euh… je peux me regarder sans problème ». Ou encore en lignes 9 et 10 : « Sincèrement j’ai eu du mal au début à le faire » ; « Je pense que je me suis endurcie par rapport… avec les brûlés ». Ainsi, des traces d’apprentissage peuvent être identifiées, elles sont reconnues par le stagiaire et font l’objet d’une attribution de valeur positive pour la réalisation de la tâche de travail.

Comme l’illustre cet extrait, la prise en charge réflexive de la tâche de travail investie peut s’inscrire dans une visée formative, la tâche est reconfigurée dans et par l’expérience du stagiaire, en l’occurrence dans cette illustration, l’expérience professionnelle (exercice dans d’autres secteurs hospitaliers) et l’expérience personnelle (même brûlé ou appartenant à un défunt, le visage a une valeur en soi).

6. Discussion

Comme nous avons tenté de le montrer à travers les deux cas présentés, l’apprentissage d’un sujet appréhendé comme processus ne va pas de soi. L’une des questions centrales à son sujet nous semble être : qui dit qu’il y a eu apprentissage ? Le tuteur, le stagiaire, le chercheur, un autrui significatif ? Nous avons choisi de nous centrer, dans les verbalisations recueillies, sur ce que nous avons identifié comme la reconnaissance d’un apprentissage par le stagiaire. Bien que nous n’ayons pas opté pour les verbalisations du tuteur relatif à des traces d’apprentissage, nous pensons que dans le cadre d’une recherche ultérieure, il serait intéressant de croiser ces verbalisations avec celles du stagiaire : y aurait-il des convergences, des divergences ? Tant dans les matériaux recueillis que dans la manière de les exprimer ?

De manière un peu caricaturale, nous avons distingué, dans cette étude, plusieurs facteurs relatifs au processus d’apprentissage : (i) ce qui est prescrit ; (ii) ce qui est singulièrement vécu dans un contexte humain (tuteur) et matériel (chambre mortuaire) ; (iii) ce qui est dit (qui dit et comment il y a apprentissage). La problématique de cette contribution a principalement porté sur les conditions théoriques et méthodologiques nous permettant d’identifier des traces d’apprentissage dans les verbalisations issues d’entretiens d’autoconfrontation. Or, si les traces d’apprentissages sont identifiées à partir du rapport entre (i) et (ii), en quoi l’expérience personnelle donne-t-elle lieu à ce que nous appelons des verbalisations apprenantes ?

Le stagiaire est immergé dans une situation d’apprentissage au travail, est-ce pour autant que les verbalisations issues de l’entretien d’autoconfrontation seraient peu ou prou de nature « productive » au sens de Samurçay et Rabardel (2004) sur le rapport indissociable entre activité et apprentissage. Activité constructive et activité productive se présentent comme très étroitement intriquées entre elles : « en agissant un sujet transforme le réel (réel matériel, social, symbolique) ; mais en transformant celui-ci, il se transforme lui-même. Et ces deux sortes d’activités, productive et constructive, constituent un couple inséparable. » (Pastré, 2008, p. 110). Dès lors comment distinguer des verbalisations que l’on pourrait qualifier ici de « productives » (liées au travail), des verbalisations « constructives » (liées au processus d’apprentissage) ? Cependant, Pastré ajoute un peu plus loin que : « l’activité constructive n’est qu’un effet, qui n’est généralement ni voulu ni conscient. On peut parler alors d’apprentissage incident ». Or, nous avons vu que lorsque le stagiaire interrompt la vidéo pour faire des commentaires, nous en avons identifié certains qui relèvent non d’un apprentissage incident mais plutôt signifiant au regard de l’expérience du sujet : mise en lien verbalisée au chercheur entre éléments de son vécu antérieur et de son vécu actuel (au moment de l’entretien).

Ce moment de verbalisations autour des interruptions de la vidéo nous semble dès lors pouvoir être considérée comme un espace de productions possible d’« événements » au sens où l’entend Zarifian (2000, p. 169) : « La personne [stagiaire] n’est pas forcément consciente du sens qu’il mobilise de fait dans son activité. C’est au sociologue [chercheur] de reconstruire le sens ». Le sens, dit l’auteur (p. 178), relève d’événements « de ce qui surgit, survient, insiste, en excès sur le déroulement «normal» des choses ». Les interruptions de la vidéo pourraient relever de ce type d’événements aux yeux du stagiaire, provoquant le sens à ce moment-là. Le réel est problématisé par l’événement appelant à ce qu’on lui donne du sens (p. 179) : « c’est l’ouverture du langage sur une trame d’événements qui remettent en cause et interrogent les significations établies [prescriptions et auto-prescriptions]. Les évènements problématisent les états de choses, en les situant dans des devenirs inédits. ».

Conclusion

Nous avons tenté de montrer en quoi les entretiens d’autoconfrontation peuvent avoir un effet sur l’apprentissage professionnel. La nature même des situations de travail en chambre mortuaire mobilise tant l’expérience antérieure que subjective du stagiaire. Il semble bien que ce soit la subjectivation du travail qui permette son apprentissage et la transformation du sujet telle qu’il se la reconnaît au moins pour lui-même. Cependant, il est possible d’envisager également que l’expérience antérieure du sujet ne puisse pas systématiquement constituer une ressource pour l’apprentissage, mais se manifester aux yeux du sujet comme un frein, voire un obstacle difficilement surmontable. La présence et le rôle de tiers, comme un tuteur, peut s’avérer indispensable offrant au stagiaire la possibilité d’identifications différentes et multiples en fonction des situations rencontrées.

L’enjeu méthodologique a consisté à proposer un indicateur susceptible de repérer des traces d’apprentissage dans les verbalisations d’entretiens d’autoconfrontation : la mise en lien entre l’expérience passée et l’expérience en cours réalisée par le sujet et faisant l’objet d’une valorisation. Cependant, cet indicateur peut permettre d’inférer la présence d’apprentissages au sens limité d’un processus. En effet, les traces d’apprentissage identifiées dans les verbalisations du sujet ne constituent pas de l’apprentissage comme produit, seulement comme processus. Une étude linéaire ultérieure peut permettre d’entrevoir des « résultats d’apprentissage » en conformité avec soit la prescription initiale, soit ce que le stagiaire lui-même estime être un résultat d’apprentissage, soit encore ce que le tuteur estime l’être.

L’utilisation de l’entretien d’autoconfrontation nous a permis également de saisir la complexité d’un métier et de mettre notamment en visibilité toute la dynamique, le plus souvent silencieuse, de l’apprentissage de ce métier. Nous avons recueilli, au cours de notre recherche doctorale[3], de la part d’autres personnels hospitaliers, un certain nombre de représentations sociales spontanées concernant ces professionnels. Ils y sont décrits comme maîtrisant parfaitement leurs émotions, voire sans émotions, une mise à distance rendue a priori nécessaire compte tenu de la nature de leur activité professionnelle. La plupart des agents de chambre mortuaire que nous avons rencontrés sont en désaccord avec cette description. Ils revendiquent le ressenti et l’expression d’affects, « on n’est pas des robots » comme me le disait l’un d’entre-eux.

Dans cette perspective, l’entretien d’autoconfrontation peut constituer un espace-temps analysé comme pertinent pour le stagiaire pour expérimenter l’expression de ses ressentis comme de ses représentations dans leur mise en lien possible avec l’ensemble de son expérience personnelle, historisée et incarnée.

Enfin, il nous semble particulièrement intéressant d’introduire l’entretien d’autoconfrontation croisée avec des pairs et/ou des tuteurs. Parmi les multiples intérêts, celui des effets produits par la pluralité des adresses est particulièrement significatif s’agissant de ce métier qui reste socialement marqué par le tabou et le déni de la mort. Dans le cas de l’entretien d’autoconfrontation croisée, le discours n’a pas le même contenu selon le destinataire. L’exercice des représentations croisées qui peuvent résulter de ce type d’entretien ne serait pas anodin au plan de la recherche comme au plan praxéologique.