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Introduction

L’expérimentation d’une situation didactique innovante proposée par des didacticiens en collaboration avec des professionnels de terrain peut se révéler être un révélateur de leur professionnalisation comprise comme la mobilisation en situation de schèmes d’action au sens de Vergnaud (1991). Il s’agit des principes qu’ils tiennent pour vrais dans leur manière de conduire la classe (rapport aux savoirs, rapport au contexte institutionnel et conception de l’apprentissage des élèves), des valeurs qui sont les leurs, des buts qu’ils poursuivent et règles d’action, de prises d’information et de contrôle qu’ils mobilisent. Cette conception est différente de celle de Wittorski (2005) qui la considère comme « une intention sociale de transmission, construction, développement d’un système d’expertise (compétences, capacités, savoirs et connaissances pour l’essentiel) caractérisant la profession concernée et dans le même temps de développement de l’identité professionnelle des personnes » (p. 9). Dans cette filiation, les travaux portant sur la professionnalisation et son développement questionnent et analysent les discours des professionnels pour cerner les finalités qu’ils poursuivent, leurs attentes et comprendre les places qu’ils occupent ou souhaiteraient occuper dans les institutions qui les emploient.

Dans cet article, à travers une étude de cas longitudinale, ce n’est pas le discours d’un enseignant expérimenté (M) sur son activité professionnelle qui est interrogée, mais son activité effective, alors même qu’il semble passionné par l’enseignement de l’histoire et qu’il est dans une période de mutation professionnelle puisqu’il veut devenir professeur des Écoles Maître Formateur (PEIMF), et qu’à ce titre il est volontaire pour expérimenter une situation didactique ouverte, un débat en histoire. La conception de la professionnalisation que nous développons relève donc non pas d’une intention sociale de transmission, mais plutôt d’une mobilisation de l’activité effective, d’une identité qui se traduit par la gestion en acte d’une situation didactique innovante pour l’acteur. C’est bien en effet, « le sujet qui est incarné dans la situation » (Maubant, 2013).

En France, devenir formateur de terrain pour des enseignants suppose la passation de trois épreuves : une observation et une évaluation de sa pratique de classe par un jury composé d’inspecteurs, de conseillers pédagogiques et professeurs de l’École Supérieure du Professorat et de l’Éducation (ESPÉ), une observation de la manière dont un entretien de conseil est mené auprès d’un enseignant débutant suite à l’observation de séances de classe que ce dernier met en oeuvre et la rédaction d’un mémoire professionnel. Dans notre contexte de recherche, la collaboration des didacticiens est d’autant plus bienvenue pour (M) que, outre l’expérimentation de la situation ouverte (débat en histoire), l’analyse de la pratique du même débat par une étudiante en M1 de sciences de l’éducation via un enregistrement vidéo, lui est proposée par les chercheurs ainsi qu’une aide, si besoin, pour l’écriture de son mémoire professionnel portant sur l’histoire.

Les conditions d’expérimentation de ce débat en histoire sont pour nous d’autant plus intéressantes que nous avons eu l’occasion de repérer, par une analyse comparative de l’expérimentation de ce même débat entre une enseignante en fin de carrière et l’étudiante de M1 dans une classe qui n’est pas la sienne (Le Marec, Munoz et Vinatier, soumis) que la conduite d’une telle séance avec ses enjeux de savoir spécifiques est cependant fortement indexée au contexte culturel de la classe. À ce titre, nos travaux antérieurs nous ont montré qu’une expérimentation didactique qui ne rentre pas dans l’expertise de l’enseignant peut être contrariée par les modalités de gestion des échanges scolaires construits tout au long de l’année scolaire et fonctionne comme un révélateur d’une norme implicite, autrement dit un canevas d’actes verbaux et non verbaux constituant d’une culture (Bazin, 2008) qui est ici scolaire. Cette culture exerce son influence à l’insu des acteurs (enseignant et élèves) alors même qu’ils la construisent et l’actualisent en permanence dans leurs interactions. De notre point de vue, cette expérimentation fonctionne donc comme un révélateur d’une identité professionnelle en cours de reconstruction puisqu’il s’agit pour (M) de changer de statut professionnel. Dit autrement, de par notre ancrage théorique croisé entre didactique de l’histoire (Le Marec, 2010) et didactique professionnelle (Vinatier, 2009) c’est dans la lecture de son activité qu’on a accès aux principes organisateurs (ou schèmes) de la conduite de classe que cet enseignant défend (Vinatier, 2007). Et ce, à un moment spécifique de la réorganisation de son cursus professionnel.

L’enjeu de notre recherche collaborative avec ce professionnel expérimenté autour d’une étude de cas est de repérer en quoi il intègre une expérimentation didactique dans son projet professionnel et dans quelle mesure cette dernière entre en tension, cohérence ou dissonance avec son projet d’évolution professionnelle. Que peut-on comprendre de sa conception de l’enseignement de l’histoire (Doussot, 2009) ? En quoi et comment peut-on repérer dans les actions de cet enseignant in situ la mise en tension de l’expérimentation didactique avec son projet professionnel ? Dit autrement, que devient la mise en oeuvre de l’expérimentation didactique dans un parcours professionnel en cours de transformation ?

1. Un dispositif d’analyse croisée entre didactique disciplinaire et didactique professionnelle

Le croisement entre didactique professionnelle et didactique de l’histoire est pertinent dans la mesure où les deux entrées théoriques sont complémentaires pour plusieurs raisons : 1/la première entrée théorique interroge le cheminement du processus d’enseignement-apprentissage à savoir l’avancée de la séance et les relations entre les acteurs alors que la seconde interroge le cheminement du savoir dans la classe ; 2/les deux entrées théoriques se focalisent toutes deux sur le fonctionnement des interactions verbales ; 3/la première est focalisée sur ce que l’on peut comprendre de la conduite verbale de la séance du professionnel avec ses élèves en situation dont le sens est la plupart du temps à l’insu du professionnel lui-même et la deuxième est focalisée sur le problème historique qu’arrivent à construire les élèves avec le maître.

1.1 Le cadre théorique

D’un point de vue de didactique professionnelle, c’est l’activité de l’enseignant en interaction avec ses élèves qui est analysée. Dans ce champ de recherches dont la paternité revient à Vergnaud (1996) et Pastré (1999), l’idée centrale qui est développée est que toute activité professionnelle est organisée par la nécessité d’une adaptation de l’acteur à la situation à laquelle il se trouve confronté. Fondamentalement, cette adaptation n’est pas de nature comportementale, mais conceptuelle. En effet, pour agir, un professionnel mobilise des concepts dans le feu de l’action. Ils sont opérants dans l’activité même de la personne sans qu’il en ait toujours conscience. Étant toujours en construction et en devenir, l’expérience ne peut jamais se clore comme un savoir constitué. Par ailleurs, elle engage un rapport à soi toujours en développement. Par l’activité qu’il déploie, le sujet agit sur le réel en mobilisant non seulement ses connaissances, mais aussi ses valeurs. Pour en rendre compte, nous avons emprunté à Vergnaud la conceptualisation qu’il opère de la notion de schème, mais non sans avoir dû l’adapter aux particularités présentées par la gestion des échanges. Dans les échanges, les entités constitutives du schème, à savoir buts, règles d’action, les actions de prise d’information, de contrôle ainsi que les théorèmes et concepts en acte[1], sont heuristiques pour saisir la portée de l’activité verbale des interlocuteurs. Pour autant, la dimension opérative de la connaissance, explicitée par la notion de schème ne rend compte ni de la réalité de l’engagement subjectif des sujets dans les interactions, ni des valeurs qu’ils y projettent. C’est cette complexité de l’activité interactionnelle que nous avons progressivement conceptualisée par la notion d’identité en acte.

La notion d’identité en acte (Vinatier, 2009) se présente comme l’unité d’un rapport qui, dialectiquement, articule l’implication subjective de l’enseignant et la gestion des échanges scolaires. C’est un organisateur puissant des interventions en situation professionnelle. La formalisation de cette notion s’est opérée progressivement, en lien étroit avec le développement d’une méthodologie destinée à capter la manière dont s’y prennent in situ les professionnels dans leurs échanges avec les élèves. Ces échanges eux-mêmes s’appréhendent dans les termes d’un rapport où se nouent en tension enjeux intersubjectifs, enjeux des apprentissages et avancée de la séance. L’identité en acte doit être comprise comme une forme opératoire de l’engagement subjectif de l’acteur dans la gestion de la situation et dans son rapport au savoir. L’identité en acte, en tant qu’organisateur (Vinatier, 2007) puissant des interactions verbales, est une conceptualisation de la gestion par le sujet, in situ, de la tension entre sa maîtrise de l’objet des échanges (le savoir), celle de son positionnement subjectif face à l’autre et celle de l’avancée de sa séance scolaire. Les enjeux intersubjectifs constitutifs de ces échanges peuvent en contrarier ou au contraire optimiser le savoir, tout comme ils peuvent desservir ou favoriser l’atteinte des buts de chacun des interlocuteurs.

Du côté de la didactique disciplinaire, notre regard se concentre sur la construction des savoirs dans la classe, à partir des interactions verbales permettant de repérer à la fois l’avancée de la tâche et la régulation des énoncés de savoir circulant dans les échanges (Le Marec, 2010). De ce point de vue, notre analyse didactique est fondée sur une conception de l’enseignement de l’histoire donnant une grande importance à l’épistémologie, donc à la nature des savoirs produits. Nous privilégions des savoirs de type apodictique (construction de raisons) fondés sur une enquête des élèves examinant les réponses possibles à un problème historique, aux savoirs de type assertorique essentiellement composés d’une suite d’indications factuelles, indépendamment de toute construction problématique (Orange, 2012). Les échanges entre les élèves, régulés par l’enseignant sous la forme d’un débat d’histoire, visent à saisir les énoncés spontanés, à les épaissir et à les transformer en énoncés secondarisés (Jaubert, 2007), conservant la trace du problème et celle de l’élaboration de ses solutions.

Pour cerner l’activité de cet enseignant en projet de mutation professionnelle nous nous appuyons sur un corpus qui s’échelonne dans le temps de sa préparation du CAFIPEMF. Il est constitué par : 1/un entretien d’auto-confrontation conduit par les chercheurs avec l’enseignant expérimenté en projet de mutation professionnelle basé sur la lecture de la vidéo de la séance de l’étudiante ; 2/une vidéo de la séance en fin d’année scolaire de l’enseignant lui-même (28 juin) s’appropriant le dispositif didactique dans sa classe ; 3/un entretien de co-explicitation sur cette séance ; 4/une seconde séance vidéo (20 septembre) de l’enseignant dans sa classe reconstruisant le dispositif d’expérimentation didactique parce qu’il n’était pas satisfait de la séance du 28 juin ; 5/son mémoire étant l’une des épreuves du Certificat d’aptitude aux fonctions d’instituteur ou de professeur des écoles maître formateur (CAFIPEMF), diplôme exigé des candidats et comportant des activités d’animation, de recherche et de formation dans le cadre de la formation initiale et continue des instituteurs ou des professeurs des écoles en France.

1.2 Quel croisement pour quelle analyse ?

Pour rendre fécond le croisement de nos analyses de didactique disciplinaire et de didactique professionnelle et afin de comprendre sa professionnalité en acte nous mobilisons le modèle É-P-R (Vinatier, 2013). Ce dernier met en évidence les tensions entre enjeux épistémiques, pragmatiques et relationnels des échanges. Selon les intentions et les priorités que l’enseignant donne à son activité, ce modèle permet de repérer que les trois pôles de ce triangle sont diversement investis par un enseignant. Il est rare, en effet que les trois pôles se trouvent mobilisés de manière équivalente dans les interactions en situation d’enseignement-apprentissage. Selon ce que l’enseignant tient pour vrai en situation, de ses principes d’action, il donnera souvent priorité à l’un des trois pôles du triangle (au savoir, à sa programmation, aux relations avec ses élèves). En d’autres termes, ce modèle nous aide à comprendre les orientations que donne un enseignant à son activité effective qui est pour nous significative de ce que nous appelons sa professionnalité en acte.

La représentation graphique du modèle ÉPR met l’accent sur les tensions entre les différents enjeux repérables dans l’analyse des interactions verbales. Nous allons nous en servir également pour l’analyse des diverses formes de verbalisation du professionnel sur la conception de l’enseignement de l’histoire qu’il s’est construite eu égard à la mission de maître formateur ou conseiller pédagogique à laquelle il aspire.

Figure 1

Le modèle É-P-R : une lecture des interactions verbales

Le modèle É-P-R : une lecture des interactions verbales

(É) Dans l’interaction, les enjeux de savoirs sont repérables dans cette séance par la régulation des problèmes didactiques et le contrôle par l’enseignant de l’avancée du savoir.

(P) Dans l’interaction, les enjeux pragmatiques ou l’organisation séquentielle de la conduite de la séance sont repérables par les marqueurs d’enchaînement, les accentuations portées sur un propos, les régulateurs, les ouvreurs et les clôturants, tous termes utilisés pour faire avancer le « discours en interaction » (Kerbrat-Orecchioni, 2005).

(R) Dans l’interaction, les interlocuteurs ont l’occasion de prendre une position haute ou basse, ce qui correspond à l’axe vertical de la relation interpersonnelle (rapports de pouvoir), un des axes de la relation interpersonnelle développée par Kerbrat-Orecchioni (1992) ; de prendre position (s’engager en première personne ou au nom d’un collectif), en considérant que parler à la première personne au nom d’un « je » est plus engageant que prendre la parole au nom d’un collectif « on » et de construire leur image dans ce face-à-face. Le jeu des Face Threatening Act (FTA) qui est un acte de langage portant atteinte ou mettant en danger le narcissisme (l’image) ou le territoire (l’espace d’action) de l’interlocuteur, et l’inverse, à savoir le Face Flattering Act (FFA) qui gratifie l’image ou le territoire de l’interlocuteur sont, à ce titre, significatifs.

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1.3 Les caractéristiques de la conduite du débat en histoire

Dans le débat d’histoire proposé aux élèves, le didacticien est attentif à deux types d’enjeux. D’abord un enjeu de savoir : la gravure « 1787 » (annexe) présentée aux élèves est dans un premier temps comprise comme la représentation d’une réalité. Deux personnages sont debout sur un rocher en train d’en écraser un troisième qui meurt. Cependant, des indices pris sur l’image et des références aux leçons d’histoire précédentes permettent aux élèves de contester cette représentation et d’élargir le champ des interprétations possibles pour mettre en évidence le sens métaphorique, celui d’une société inégalitaire dans laquelle les riches (noblesse et clergé) écrasent les pauvres (le tiers-état) par les corvées et les impôts. Ensuite un enjeu méthodologique : la connaissance en histoire avance par des enquêtes et des échanges entre les chercheurs. La conception d’une classe comme une micro-communauté de chercheurs (Jaubert, 2007 ; Orange, 2012) permet aux élèves de développer des thématiques et de les mettre en débat au regard de ce que l’image montre vraiment et de ce que la classe sait déjà. Dans cette perspective, l’enseignant doit être attentif à laisser une parole largement ouverte pour entendre et comprendre les difficultés des élèves à interpréter correctement l’image. Il doit notamment observer comment se manifeste l’obstacle didactique (ici l’image qui représente une situation réelle) et comment le débat permet à des élèves de mettre en doute la représentation commune. Sa position consiste ensuite à souligner les doutes, à mettre en évidence les indices relevés et à réguler le débat par des questions qui tiennent compte de l’avancée de l’enquête (ici : que font les personnages ? Qui sont-ils ?).

Cette mise en oeuvre devrait donc nous permettre de repérer tout d’abord les conditions de l’appropriation du cadre didactique du débat d’histoire et ensuite l’appropriation théorique de l’acteur dans le cadre de la rédaction de son mémoire de Cafipemf. C’est dans les tensions entre les trois registres du modèle É-P-R qu’il nous semble possible de repérer la mise en oeuvre in situ de son projet professionnel. Que repère-t-on chez cet enseignant de son projet de mutation professionnelle en acte à travers la mobilisation du modèle É-P-R ?

2. Les conceptions de l’enseignant, futur maître formateur sur la conduite du débat historique avec des élèves de cycle 3[2] à l’école élémentaire ?

Nous avons évoqué précédemment les différents types de corpus dont nous disposons. Nous allons nous appuyer tout d’abord sur les commentaires de (M) au fur et à mesure du défilement de la séance vidéoscopée de ce même débat mené par une étudiante de master 1re année en sciences de l’éducation. Cette étudiante a accepté de conduire une séance débat en histoire suite à un enseignement en master 1 assuré par nos soins qui reprenait les dimensions saillantes d’une analyse croisée à partir du visionnement de cette même séance par une enseignante très expérimentée et qui montrait déjà que cette dernière avait délaissé les enjeux de savoirs attendus par le didacticien de l’histoire au profit d’un fort cadrage de l’activité des élèves. Dans le contrat de communication avec (M), et ce dès la première intervention des chercheurs il lui est indiqué explicitement que si les didacticiens ont des savoirs liés à leur domaine d’expertise, lui a des savoirs professionnels spécifiques que n’ont pas les chercheurs. À ce titre les principes inhérents au champ de la didactique professionnelle sont mobilisés dans la conduite de l’entretien. Il est très important pour la recherche de pouvoir bénéficier de son expertise spécifique pour l’analyse de cette séance. Nous ne retiendrons ici que les éléments les plus significatifs d’une posture de maître formateur en devenir.

2.1 Ce que (M) dit de la séance de l’étudiante

Cet enseignant repère très vite les hésitations de l’étudiante dans ses échanges avec les élèves :

(26) M : « Il y a une première chose qui me gène ».

(27) C : « Oui ? »

(28) M : « Les enfants rentrent dans une activité, mais ils ne savent pas ce qu’il faut faire ».

(41) M : « Ce n’est pas une classe. Il n’y a pas de vécu commun ».

M considère en effet que laisser les élèves interpréter le sens de l’image historique en menant une enquête à partir des éléments constitutifs de l’image avec le moins d’intervention possible de l’enseignant, qui doit avant tout laisser parler les élèves, constitue un cadrage trop faible de la séance. Il se montre très préoccupé du fait que les objectifs de la séance ne sont pas clairement énoncés et écrits au tableau. Il reprendra ce point plusieurs fois tout au long du visionnement de la séance :

(45) M : « Il n’y a pas d’objectifs écrits au tableau. Les élèves démarrent une activité pour suivre les consignes de la maîtresse, mais ça ne sert à rien ». (122) Si elle avait réfléchi avant… À quel moment j’annonce l’objectif ? » (167) Est-ce que l’objectif de sa séance est suffisamment clair dans sa tête pour qu’elle le formule et qu’elle le fasse comprendre à ses élèves ».

Pour cet enseignant, une frise historique présente en permanence dans la classe est une ressource importante pour (174) « gagner du temps, resituer visuellement, cela prend quand même moins de temps, c’est plus parlant qu’à l’oral ».

(76) M : « Elle n’a même pas de frise historique. Elle n’a rien ».

L’enseignant semble mal à l’aise avec l’idée de laisser les élèves formuler leur propre conception de l’image, de laisser du temps à l’exposé des thèses de chacun, de pointer les désaccords, les contre suggestions et progressivement dans les confrontations de point de vue permettre aux élèves de parvenir au sens que la gravure devrait avoir en se basant sur des indicateurs significatifs. En d’autres termes, l’accès par les élèves eux-mêmes à la conception d’une représentation métaphorique de la période pré-révolutionnaire avec les riches écrasant les pauvres d’impôts ne rentre pas dans la conception de l’enseignement de l’histoire de cet enseignant :

(90) M : « Alors qu’une seule réponse suffisait : t’es sûr, jette un coup d’oeil à la frise. À mon avis cela devait être fait rapidement. C’est une caricature ».

De la même façon un enseignement de l’histoire qui laisse le temps aux élèves d’arriver à un ensemble possible d’interprétations de la gravure ce qui suppose de surmonter l’obstacle que représente la simple description d’un réel qui n’existe pas. L’intérêt du débat est de permettre aux élèves de s’engager dans la construction du problème historique que la gravure représente. Cette conception trouve difficilement sa place dans une grille de lecture d’une séance sous l’angle de l’application de compétences clairement identifiées et listées de manière juxtaposée :

(185)… « Elle n’est plus dans la compétence là. Enfin, il y a un fouillis entre un savoir-faire, un savoir tout court et sa représentation elle d’adulte… C’est un peu confus tout ça ». (380) « il n’y a pas de trace écrite. Il n’y a pas de bilan ».

(214) « Il faut des contraintes de présentation. Il faut des contraintes de temps ».

Dans le même ordre d’idée, le cadrage du temps de l’activité est associé à des attendus de la hiérarchie :

(369) « Si un inspecteur était là… il me demanderait quel a été le temps d’activité de vos élèves. Je serais mal parti ».

Pour cet enseignant, qui d’ailleurs depuis est devenu maître-formateur, les objectifs d’apprentissage et les consignes à chaque étape de la séance doivent être écrits au tableau. Le cadrage du temps de chaque phase d’activité doit être annoncé aux élèves dès le départ. Une frise historique permettant aux élèves de se repérer dans le temps devrait couper court à des échanges qu’il considère comme inutiles.

2.2 Première mise en oeuvre de la séance (fin d’année scolaire, en juin, 1h30)

Nous avons commencé par procéder à un découpage en épisodes thématiques de la séance du 28 juin (1h30). Un épisode est cadré par une intervention de début et de fin d’épisode à propos d’un même objet de discussion. Lorsque la classe change d’objet de discussion, l’analyse identifie un autre épisode thématique.

1-41 : 3’ de discussion sur les caricatures apportées par les élèves

42-199 : 20’ autour de la question « cette image est-elle réelle ? » Extrait ci-dessous

199-335 : 17’ autour de la notion « d’intention » de l’auteur d’une image

19’ de travail en groupe sur les intentions de l’auteur de cette image

336-712 : 20’ de discussion sur les réponses des élèves (sens de l’image et identification des personnages)

713-778 : 8’ de bilan et de trace écrite

Parmi les critiques formulées par (M) sur la séance de débat mené par l’étudiante, nous avons retenu l’importance pour l’enseignant du cadrage des différents temps de la séance, du cadrage des objectifs, de l’importance des consignes précises, du vocabulaire. Il est intéressant de constater que les 50 minutes prévues initialement se sont transformées en une séance d’une durée de 1h30. Dans le travail individuel donné aux élèves, ils avaient à répondre à deux questions : qu’est-ce que vous voyez ? Est-ce que cette image est réelle ? Dans les consignes données par l’enseignant, il est précisé aux élèves qu’ils n’ont que 5 minutes pour répondre à la première question. En fait, l’enseignant prenant le temps de s’occuper d’élèves en difficulté dans la classe, cet épisode durera 20 minutes.

Extrait de la séance : début de l’épisode 2 au moment de la présentation de la consigne

Dans la transcription de cet extrait, les numéros correspondent aux interventions soit de l’enseignant (M) soit des élèves (El). Nous pouvons constater que (M) pose un cadrage ferme des échanges entre la durée du travail et l’activité à mobiliser. Les trois formats d’écriture permettent d’identifier le jeu des trois pôles du modèle É-P-R dans les interventions de l’enseignant : les caractères gras correspondent à l’avancée du savoir, les caractères soulignés concernent la gestion pragmatique de l’avancée de la séance et les caractères en italique correspondent à la gestion de la relation avec les élèves

Tableau 1

La passation de la consigne (épisodes 1 et 2)

La passation de la consigne (épisodes 1 et 2)

Légende : É/gras, P/souligné, R/italique

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Sur le registre pragmatique :

Ce sont les contraintes (temps, dispositif pédagogique) qui déterminent la tâche et permettent d’en contrôler l’avancée. D’abord les contraintes de temps : (5) « vous n’avez que 5 minutes » (69) « jusqu’à ce que la grande aiguille soit sur le 11. Le 10 ». Ensuite les contraintes du dispositif pédagogique : (5) « une recherche individuelle » (69) « on discute après » (55) « la contrainte est sévère c’est deux lignes » (76) « c’est noté sur votre feuille ».

Sur le registre épistémique :

Le problème didactique est posé délibérément sans laisser aux élèves le temps de participer à sa construction. Les élèves doivent écrire ce qu’ils voient (55) et (69) « ce que vous voyez » ce qui peut laisser entrevoir un possible débat sur les indices prélevés par les élèves et leurs différences d’interprétation. Mais l’enseignant coupe court à cette étape essentielle d’un débat en leur proposant de répondre en disant (76) « est-ce que vous pensez que cette image est réelle ? » Le didacticien considère que cette question court-circuite l’émergence de l’obstacle didactique. (M) a bien repéré dans la vidéo de l’étudiante que cette tension entre réalité et métaphore était la clé de l’interprétation de la gravure. Il pense gagner du temps en demandant directement aux élèves si l’image est réelle (il aurait sans doute plutôt fallu demander si l’image montrait la réalité). Mais les élèves ont réfléchi et écrit sur autre chose, que ce qu’ils voyaient. Ils n’ont pas d’éléments pour répondre. Dès lors, le problème didactique révélé par l’enseignant va tomber à plat.

Sur le registre relationnel :

La séance est marquée par un fort cadrage de ce qui peut se dire (pas la peine de tout dire), par des postures, par des informations sur ce qui est permis. L’enseignant est en position haute sur l’axe du pouvoir (axe vertical des relations intersubjectives selon l’approche de Kerbrat-Orecchioni, 1992). Le « on » est ici un déictique de prescription et le « je » est celui du professeur qui ordonne : (5) « On va commencer par »… (69) « On va se mettre d’accord sur le temps…. Je vous lâche complètement » (71). On ne fait que » (76) « On se redresse… on ne va pas écouter tous les avis, je vais commencer par… ».

Dans la conception de cet enseignant, c’est le cadrage pragmatique de l’avancée de la séance (temps, postures des élèves, ce qui est demandé à l’écrit, deux lignes « pas plus ») qui est un enjeu important de la conduite de séance de cet enseignant. Le contrôle du groupe et la réglementation rigide du fonctionnement de la séance semblent être un outil important de sa fonction professionnelle. De même le pôle relationnel des échanges est très fortement contraint.

3. Des principes d’action verbalisés à la théorie de son activité par l’enseignant

La deuxième partie de nos analyses concerne d’une part la conscience qu’a le professionnel de ce qui s’est passé et la manière dont il s’est emparé de l’expérimentation didactique. Il est certes attendu d’un conseiller pédagogique qu’il soit en mesure d’analyser sa propre pratique, mais pour les chercheurs que nous sommes, il était particulièrement intéressant de repérer si ce professionnel expérimenté repérait les écarts entre ce qu’il avait effectivement réalisé et les attendus des enjeux didactiques portés par l’expérimentation. Au-delà de ce premier temps d’analyse, l’enseignant a souhaité reproduire la même séance avec une autre classe l’année scolaire suivante. En effet, il était très mécontent de sa première expérimentation. Il s’est alors filmé lui-même pour se roder à l’analyse de sa propre activité. Enfin, nous avons pu disposer de la production d’un document écrit nécessaire à l’épreuve de passage du statut d’enseignant à celui de conseiller. Ces différentes étapes constitutives de sa mutation professionnelle ont donc été traduites en différents types de traces : verbales en différé, verbales en situation et enfin traces écrites. Autant de traces qui nous permettent d’interroger la tension entre les enjeux de l’expérimentation didactique et les prescriptions institutionnelles.

3.1 L’entretien d’auto-confrontation : des principes d’action verbalisés par (M)

L’entretien d’auto-confrontation est un entretien entre les chercheurs et le professionnel et qui a pour visée de confronter l’acteur au visionnement de sa propre activité. C’est lui qui met en route le visionnement de la vidéo de sa séance et qui interrompt son déroulement pour commenter l’image lorsque cela lui semble pertinent. De la même manière, le chercheur peut interrompre le défilement des images et demander à l’acteur de lui commenter tel ou tel évènement perçu. Dans ce qui suit, nous retrouvons des verbalisations de (M) correspondant à l’extrait de la séance (ci-dessus en 2.2.). Nous avons également gardé la formalisation de quelques-uns de ses principes généraux de la conduite de classe.

Tableau 2

Ce que l’enseignant dit de sa séance

Ce que l’enseignant dit de sa séance

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Le modèle pédagogique de M est fortement marqué par sa projection dans sa future fonction de PEIMF. Nous pouvons le constater à travers sa formulation de normes autour de l’usage du temps et de la régulation de la parole des élèves. Pour lui, il faut clarifier le contrat et lancer très rapidement l’activité. Nous constatons comment en (98), il émet ce qu’il appelle « une règle générale » ou bien en (102) quand il considère que « la difficulté est entre autres… ». (M) considère son activité avec une certaine distance. En visionnant sa séance, il observe lui-même son comportement vis-à-vis de normes qu’il s’est imposées et qui, pour l’essentiel, viennent de prescriptions tenues pour essentielles dans le monde des inspecteurs et des conseillers pédagogiques. Ces normes viennent s’interposer entre sa pratique réelle et une conception de l’histoire à laquelle il est pourtant sensible (faire construire le savoir par les élèves). C’est pour cette raison qu’il emploie ces mots forts, voire violents en déclarant (102) : « cadrer et scléroser presque. Enfin brider pardon » et (106) : « il y a des interventions que je bride ». Et ce, alors même que l’expérimentation didactique propose de laisser parler les élèves, de leur donner le temps d’épuiser toutes leurs conceptions sur l’image et de se confronter aux conceptions des autres élèves.

3.2 La reconfiguration de la séance par (M) (année scolaire qui suit, en septembre, 1h)

De la même manière que précédemment, nous reprenons le découpage en épisodes thématiques de la séance :

1-26 : 8’ de présentation de la tâche

27-35 : 3’ de travail individuel (recherche des points communs entre les 3 images projetées)

Extrait ci-dessous

35-200 : 20’ de mise en commun et discussion sur ce que montrent les images, leur sens et l’intention des auteurs

201-231 : 12’ de travail en groupe (écrire un slogan qui définit le sens des images)

232-275 : 4’ de mise en commun

276-289 : 13’ de présentation de la tâche et travail individuel des élèves (lecture d’un texte pour y chercher des informations)

290-314 : 2’ de synthèse

Par rapport à la 1re séance, l’enseignant a mieux cadré sa durée puisqu’elle est de 1 heure au lieu de 1h30 heure comme dans la séance précédente. La présentation de la consigne dure 3 minutes au lieu de 20. L’enseignant a donc privilégié le travail en commun et les échanges au lieu de passer beaucoup de temps à expliquer aux élèves ce qu’ils devraient faire. Nous reprenons ci-dessous des extraits des épisodes 1 et 2.

Tableau 3

La passation de la consigne et le temps de travail des élèves (épisodes 1 et 2)

La passation de la consigne et le temps de travail des élèves (épisodes 1 et 2)

Légende : É/gras, P/souligné, R/italique

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Cet extrait montre que le registre pragmatique est l’axe essentiel de la régulation de l’activité de (M). Comme nous l’avons vu précédemment (M) effectue un cadrage fort par des consignes sur la tâche dans un temps donné. Il utilise l’enrôlement par un micro-récit : (11) « on va faire un saut dans le temps… vous êtes en 1789… vous lisez un livre et vous tombez sur ces gravures ». Nous pouvons noter que (M) a aussi modifié le protocole de la situation didactique en ajoutant deux autres gravures afin d’élargir les enjeux de savoir de la séance et de moins focaliser la classe sur la gravure initiale. Le contenu de la tâche à réaliser est bien défini : (11) « trouver des points communs entre les 3 gravures » (23) « on cherche les points communs » (35) « donnez tous les points communs ». Cette consigne modifie la nature du travail, car, contrairement à la séance précédente où il fallait décrire et, éventuellement, inférer des interprétations et les discuter, la comparaison doit déboucher sur une montée immédiate en généralité. Les trois gravures ont cela en commun. Donc, nous pouvons dire que ce sont des caractéristiques de la situation historique. Par cette modalité, la nature de l’enquête historique s’en trouve changée et la situation devient plus conventionnelle pour (M). Les autres éléments du registre pragmatique sont la gestion stricte du temps (26) : « 3 minutes… 3 grosses minutes » (35) « les mêmes règles que tout à l’heure… inutile de lever la main ». Il faut cadrer le temps de travail des élèves et ne pas perdre de temps en les écoutant tous. C’est aux élèves de déterminer si ce qu’ils ont à dire a déjà été proposé.

Pour le didacticien, le registre épistémique est un axe minoré. Quand un élève s’interroge sur la date de 1789 (M) considère que c’est une simple question de repérage sur la frise. Il délègue la tâche (13) : « va lui montrer avec la règle jaune ». Un autre élève ne se souvient plus de la signification de l’expression « les 3 ordres » (28), « demande à ta voisine ». Ce positionnement pédagogique a pour conséquence de minorer fortement pour les élèves les éléments de savoir historique qui doivent pourtant constituer le référent commun de la classe. Nous pouvons constater aussi un certain flou dans l’usage des notions telles que gravure/dessin ou ressemblances/points communs/choses identiques. Enfin, et c’est essentiel, il n’y a pas de problème posé. Les élèves sont engagés dans une comparaison de gravures sans savoir ce qui constitue l’enjeu de la séance, de leur recherche. Nous savons pourtant l’importance du problème dans la construction du sens et dans l’investissement des élèves (Orange, 2012).

Le registre relationnel fonctionne en cohérence avec une accentuation du pôle pragmatique dans la gestion de cette séance. En effet, le cadrage fort de la succession des tâches est associé à une gestion verticale (ou axe du pouvoir identifié par Kerbrat-Orecchioni, 1992, Op. Cit.) de la gestion de la relation de l’enseignant avec ses élèves. En (11) le déictique « nous » qui signifie enrôlement collectif dans lequel s’inclut le locuteur est remplacé immédiatement par un « on » informel, associé à l’énoncé de règles et que nous allons retrouver tout au long de la séance. À deux moments de l’extrait (12) et (27) un élève, exprime ses difficultés. Dans les deux cas, les difficultés sont banalisées et dans les deux cas, c’est un camarade qui les gère, ce qui permet à (M) de ne pas perdre du temps. Le ton est injonctif : (11) « j’aimerais que vous… » (23) « On cherche » (26) « Allez, c’est parti… il vous reste » (35) « Allez je vous écoute, donnez-moi… ». Par ailleurs, au déictique « je » est opposé le « vous » : (11) (35) ce qui est aussi une manière de montrer la distance entre le locuteur et ceux auxquels il s’adresse sur l’axe horizontal des relations interpersonnelles identifiées par Kerbrat-Orecchioni.

Nous pouvons sans doute penser que si l’enseignant a repris la séance, le débat en histoire, c’est qu’elle n’était pas conforme a ce qui pouvait être attendu d’une telle séance du point de vue de l’institution. Le très fort cadrage de l’activité des élèves dans le temps consacré aux tâches qu’il leur donne, dans la mobilisation dans la classe d’un savoir assertorique, c’est-à-dire orienté vers la constatation de faits historiques et à une relation très hiérarchique avec les élèves, donne ici une vision grossissante de ce que l’enseignant pense que l’institution attend d’un maître-formateur.

3.3 Quand (M) théorise son activité

Rappelons que le mémoire constitue le troisième élément de la validation du CAFIPEMF (Certificat d’aptitude aux fonctions d’instituteur/professeur des écoles-maître-formateur). Il est préparé à Nantes lors de sessions d’initiation à la recherche avec une équipe d’enseignants-chercheurs de l’ESPÉ. (M) a choisi de le réaliser sur l’enseignement de l’histoire à partir de séances réalisées dans sa classe qu’il a enregistrées en vidéo. Cependant, la première partie de son travail, qui s’appuie sur les directives institutionnelles (Programmes et instructions publiés au Bulletin officiel de l’Éducation nationale et rapports de l’Inspection générale de l’Éducation nationale) met en avant la nécessité de revenir au récit et notamment au récit du maître. La démarche doit trouver sa voie entre mise en activité de l’élève et transmission par l’enseignant : « Il s’agit bien d’alléger les séquences d’apprentissage en y intégrant des phases transmissives, mais pas de prôner un modèle pédagogique magistral » (p. 10). Le récit du maître doit être considéré comme « un étayage de la réflexion » de l’élève (ibid). Ce « retour du récit en histoire » marquant dans les consignes pédagogiques officielles est conçu comme une rupture avec l’idée que les élèves doivent tout découvrir à partir d’études de documents.

Ce faisant, elle réoriente l’enseignement de l’histoire vers une conception des savoirs de type assertorique, et rend les élèves incapables de comprendre leur caractère socialement et culturellement construit. Si nous appliquons au mémoire de (M) une analyse à partir du modèle É-P-R qui nous guide dans cet article, nous pouvons remarquer que sur le registre épistémique, « la démarche d’investigation cède la place à l’usage du récit et à l’étude de documents patrimoniaux » (p. 4), sur le registre pragmatique, il s’agit d’« alléger les séquences d’apprentissage en y intégrant des phases transmissives » (p. 10). Sur le registre relationnel, « l’objectif du professeur est bien que l’élève parvienne non pas à s’exprimer, mais qu’il exprime quelque chose » (p. 11). La relation entre l’enseignant et les élèves ne semble donc pas être considérée comme un registre sur lequel un enseignant peut s’appuyer.

Conclusion

Il est important de noter que M possède une grande conscience de ce qu’il met en oeuvre. Il a compris et intégré les inflexions de nature didactique véhiculées par les écrits institutionnels qu’il cite dans son mémoire. Entre les propositions du chercheur en didactique qui souhaite orienter le travail des élèves en donnant une part plus importante à un processus d’enquête, au débat dans une perspective de savoirs ouverts et critiques, et le recentrage voulu par les agents du ministère de l’Éducation nationale pour une plus grande place du maître, de son récit, cet enseignant expérimenté a fait le choix de s’approcher au plus près de la demande institutionnelle. Le dispositif didactique proposé par le didacticien est alors modifié et exploité à des fins de production d’une séance, conforme, selon (M) aux attendus de l’institution. Nous mesurons à travers cette situation les difficultés à penser une évolution du rôle de l’enseignant que Sylvain Doussot, en se fondant sur les travaux de Peter Seixas, qualifie de médiateur entre la communauté historienne savante et la communauté historienne scolaire (2009, p. 284-285). Aux outils d’interaction langagière comme le débat, Doussot y ajoutait les écrits non linéaires visant à recréer des liens entre les traces du passé observées par les élèves et les éléments de référence commune des leçons passées. Cette position de l’enseignant médiateur entre deux communautés nécessite une autorité épistémologique forte que dément ici la minoration de la dimension épistémique de la situation didactique. Cela pose fortement le problème de la formation disciplinaire des enseignants de l’école primaire en France et de leur accompagnement dans l’exercice du métier par les corps d’inspection qui négligent les travaux des didacticiens.

Le projet professionnel de cet enseignant, celui de devenir maître formateur, est aujourd’hui réussi. La proposition que nous lui avons faite à savoir expérimenter une situation didactique pour engager les élèves sur la voie des savoirs apodictiques a été détournée par l’identité professionnelle que se construisait progressivement cet enseignant dans sa préparation à devenir conseiller pédagogique. Cette identité, il ne nous en a pas parlé, il l’a mise en oeuvre à partir de plusieurs types d’activités : commentaires sur la conduite de ce même débat par une débutante, mise en oeuvre du débat avec ses propres élèves et explicitation de sa propre théorie. Cette identité professionnelle s’est donc trouvée à l’oeuvre in situ. C’est ce que nous appelons l’identité professionnelle en acte (Vinatier, 2009).

Sur le plan de la démarche, proposer à un enseignant expérimenté de collaborer avec lui, participer à la mise en oeuvre d’une situation didactique innovante pour lui, nous a permis de constater à quel point l’identité de l’acteur résiste fortement surtout dans un contexte où la perspective de mutation professionnelle de l’acteur suppose de sa part d’adhérer à des conceptions institutionnelles qui ne font pas cas des apports de la recherche.