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Introduction

Depuis maintenant une trentaine d’années, l’autonomie des établissements scolaires s’accroît dans presque tous les systèmes scolaires des pays développés (Mons, 2008, Dupriez et Drelants, 2016, Lessard et Carpentier, 2015). Dans ce cadre, il est attendu des chefs d’établissement une intervention plus importante dans la régulation de l’action des enseignants pour améliorer l’apprentissage des élèves (Bravo, 2008, Meuret, 2007, Hassani et Meuret, 2010). La littérature sur l’organisation des établissements scolaires montre que celle-ci est une bureaucratie relativement « faible » ou « souple » : un pouvoir important est en effet laissé aux enseignants pour concevoir et mettre en oeuvre leurs pratiques d’enseignement. Certains sociologues des organisations scolaires (Weick, 1976) parlent de l’existence d’un « couplage lâche » ou d’un « découplage » entre la structure organisationnelle et les pratiques des enseignants, se traduisant par une faible interdépendance structurelle, une faible coordination entre acteurs et un faible contrôle interne du travail des enseignants. Toutefois, ce « découplage » n’est pas unidimensionnel et monolithique. Selon les contextes culturels des pays développés, les politiques éducatives mises en oeuvre, les niveaux d’enseignement (primaire et secondaire) et les domaines curriculaires, les mécanismes organisationnels de couplage entre l’autorité bureaucratique et le travail réalisé par les enseignants sont variables (Spillane et Burch, 2006). Par exemple, des pays comme les États-Unis et l’Angleterre ont mis en place depuis quelques années des politiques de reddition de comptes relativement fortes afin de renforcer le couplage entre les structures scolaires et les pratiques d’enseignement (Maroy, 2013). Ces politiques se traduisent par une multiplication de dispositifs de sanctions et d’incitation ayant des conséquences importantes pour les acteurs de l’école (Meuret, 2007). Dans les autres pays européens, la régulation repose davantage sur la confiance envers les professionnels enseignants et sur un présupposé d’engagement et de réflexivité des acteurs au sein de l’établissement (Mons et Dupriez, 2010). Malgré ces différences de contextes nationaux, il existe des tendances transnationales qui confèrent aujourd’hui une définition normative du récit institutionnel faisant de l’établissement et du travail collectif des enseignants un facteur d’amélioration de l’efficacité scolaire (Dupriez, 2010 ; Lefeuvre et Dumay, 2017). L’enjeu du travail collectif des enseignants et de « l’établissement mobilisé » vise à organiser l’enseignement et son évaluation de sorte qu’un maximum d’élèves atteigne les standards fixés, participant ainsi à un recouplage fort entre l’environnement institutionnel et les pratiques de classe.

En France, l’organisation du système scolaire maintient encore fortement ce découplage entre une bureaucratie obéissant à des règles et des normes universalistes et une marge discrétionnaire laissée aux enseignants concernant les modalités pédagogiques. Dans le secondaire, les chefs d’établissement, malgré les textes juridiques qui ont accru leurs prérogatives (concernant la conduite de la politique éducative et pédagogique de l’établissement), ont des limites assez étroites pour réguler le travail des enseignants. Certains travaux mettent ainsi en évidence la légitimité qu’ils accordent à leur référentiel de métier et notamment à leur intervention, non seulement pour coordonner le travail des enseignants, mais aussi pour transformer et contrôler le travail de chacun d’eux (Hassani et Meuret, 2010). Dans les faits, nous observons que leur légitimité pour réguler les pratiques d’enseignement est très faible. Pour certains enseignants et syndicats majoritaires, l’intervention du chef d’établissement est nuisible à leur professionnalité et à leur autonomie pédagogique. La régulation du chef d’établissement est plutôt informelle et porte sur la périphérie de l’enseignement. Face à cette difficulté, les chefs d’établissements mettent parfois en oeuvre des stratégies de détour avec les enseignants pour parvenir à leurs objectifs, notamment par le déploiement de dispositifs prévus par l’institution et rendus possibles par les marges de manoeuvre de la gestion des moyens depuis la décentralisation (Barrère, 2006). C’est à partir d’une étude qualitative réalisée dans un établissement secondaire français que nous illustrerons la manière dont un chef d’établissement a profité de la marge de manoeuvre laissée par l’institution[1] pour mener une expérimentation de « classes sans notes ».

Cette expérimentation a été l’occasion de réguler les pratiques des enseignants conformément aux attentes institutionnelles, notamment dans la mise en place du socle commun de connaissances et de compétences, puis de les transformer afin d’améliorer les résultats scolaires des élèves et de se conformer au paradigme éducatif prônant l’approche par compétence et la pédagogie différenciée. Nous analyserons les conditions mises en oeuvre par le chef d’établissement et son adjoint pour problématiser et susciter l’intéressement et l’enrôlement des enseignants dans ce dispositif innovant. Cette analyse permettra d’identifier les stratégies de détour mises en oeuvre par l’équipe de direction pour contourner les obstacles de la structure cellulaire du travail enseignant et créer les conditions du changement des pratiques pédagogiques au sein de l’établissement. Nous présentons les propositions générales de la théorie de la traduction à partir desquelles ont été analysées les données collectées dans notre étude de cas.

Cadrage théorique : le modèle de la traduction

Les travaux de la théorie de la traduction sont représentés en France par des auteurs comme Akrich, Callon et Latour (2006). Deux notions clés constituent le coeur de cette théorie : celle de réseau et celle de traduction. Un réseau constitue « une forme d’organisation qui relie des éléments hétérogènes, actants humains et non humains, par exemple des dispositifs techniques, mis en intermédiaire les uns avec autres par des opérations de traduction. » (M’allait, 2009, p. 47). Latour (1992) définit la traduction comme suit : « l’opération qui permet d’établir un lien intelligible entre des activités hétérogènes. » (p. 65). C’est une opération symbolique qui transforme un énoncé problématique dans le langage d’un autre énoncé. Cette opération n’est pas figée mais toujours révisable en fonction des conventions locales et des éléments contextuels. Le processus de traduction se caractérise par plusieurs moments clefs (Callon, 1986) :

  • L’activité d’analyse du contexte qui vise à repérer les acteurs humains et non humains concernés ainsi qu’à discerner leurs enjeux, leurs objectifs et leurs intérêts, à définir ce qui les unit ou les sépare.

  • L’activité de problématisation qui consiste à formuler un problème, ce qui permet aux acteurs qui s’en emparent de délimiter les questions et de se montrer indispensables à sa résolution. Ces questions deviennent alors des points de passages obligés. La problématisation indique au traducteur « les déplacements et les détours à consentir et pour cela les alliances à sceller » (Callon, 1986, p. 183).

  • L’activité d’intéressement qui a pour fonction de déployer des discours, des objets et des dispositifs destinés à séduire et attacher les différents acteurs au réseau. Le traducteur s’emploie notamment à détourner les acteurs d’objectifs concurrentiels et à les faire passer par un point de passage obligé, celui défini dans l’activité de problématisation.

  • L’activité d’enrôlement qui consiste à définir et à attribuer des rôles spécifiques aux acteurs concernés pour en faire des acteurs du changement visé. Elle passe notamment par l’identification de porte-parole qui sont les représentants des différents groupes d’action en situation puis par la construction d’objets intermédiaires comme des contrats, des calculs, des comptes rendus, des rapports, etc. qui représentent la réalité.

  • L’activité de solidification progressive du réseau qui est établie selon deux modalités : l’extension du réseau et son ancrage dans des dispositifs organisationnels et techniques. La solidification du réseau permet de l’institutionnaliser et par là même de le rendre irréversible. Le rôle des objets et dispositifs est ici important car ils participent à réduire la possibilité de formuler des alternatives et de remettre en question les actions et traductions réalisées par le réseau.

Le traducteur joue un rôle important car son intervention doit contribuer à aligner les traductions des différents acteurs du réseau afin que l’objet de la problématisation soit accepté. Dans cet article, nous montrerons comment le chef d’établissement et son adjoint jouent les rôles de traducteur afin d’aligner les enseignants de leur établissement autour de l’enjeu relatif à l’évaluation sans notes.

Contexte de l’étude et méthodologie de recherche

Notre étude s’est déroulée dans un collège public de centre-ville situé dans une grande ville française. L’établissement accueille 400 élèves. La population est relativement mixte socialement puisque 54 % des parents sont associés à des catégories socioprofessionnelles défavorisées.

Nous constatons une évolution de la population depuis les quatre dernières années : une augmentation importante des CSP défavorisées et une baisse majeure des CSP favorisées. Du point de vue des résultats scolaires, le pourcentage de réussite au Diplôme national du Brevet est inférieur à la moyenne académique. Le pourcentage d’élèves dont la moyenne est inférieure ou égal à 10 se trouve en dessous de la moyenne académique. Ce collège a la particularité d’avoir une section SEGPA[2] qui accueille des jeunes de la sixième à la troisième ne maîtrisant pas toutes les connaissances et compétences attendues en fin de primaire. Les classes de SEGPA sont encadrées par un directeur et par des professeurs des écoles, de collège pour les enseignements généraux et de lycée professionnel pour l’approche de l’enseignement professionnel. Dans ce collège, les professeurs d’enseignement général, notamment ceux de langues et d’EPS participent à l’encadrement pédagogique des classes de SEGPA. Plusieurs projets interdisciplinaires sont coordonnés durant l’année par les professeurs de collège et des écoles avec les classes de SEGPA. Lorsque nous avons commencé notre étude en septembre 2014, le chef d’établissement était arrivé depuis un an. En juin 2014, l’équipe pédagogique a décidé d’expérimenter l’évaluation sans notes pour toutes les classes de sixième du collège. Nous avons collecté des données durant deux années (de septembre 2014 à juin 2016) afin d’étudier la manière dont la direction (le chef d’établissement et son adjoint), les enseignants et la conseillère principale d’éducation (CPE) se sont appropriés cette expérimentation. Les données collectées ont été les suivantes :

  • Trois entretiens semi-directifs avec le chef d’établissement, deux entretiens avec l’adjoint-directeur et un entretien avec le directeur de la section SEGPA

  • Une première série de 13 entretiens durant le premier trimestre de l’année scolaire 2014 (de septembre à novembre) avec les enseignants de sixième et la CPE[3]

  • Une deuxième série de 12 entretiens durant le dernier trimestre de l’année scolaire 2016 (d’avril à juin) avec les enseignants de sixième.

Les entretiens réalisés avec la direction, les enseignants et la CPE nous ont permis de décrire et de comprendre la genèse du dispositif de classes sans notes pour les élèves de sixième ainsi que la manière dont les acteurs se sont approprié ce dispositif (les difficultés rencontrées et les changements de pratiques occasionnées). Dans cet article, nous nous centrerons prioritairement sur les données qui permettent de comprendre la genèse de ce dispositif et plus particulièrement les stratégies mobilisées par l’équipe de direction pour intéresser, enrôler et solidifier le réseau des acteurs concernés par l’expérimentation. À partir des entretiens retranscrits, nous avons identifié dans le discours des acteurs les indices permettant de repérer les moments clés du processus de traduction défini plus haut : les activités d’analyse du contexte, de problématisation, d’intéressement, d’enrôlement et de solidification du réseau. Nous présenterons dans les résultats des extraits des discours qui illustrent chacun de ces moments clefs. Nous avons également consulté le projet pédagogique de l’établissement, observé et interrogé la manière dont les enseignants utilisent le logiciel SACOCHE[4] permettant d’enregistrer numériquement l’évaluation par compétence des élèves. Ce logiciel a été expérimenté par l’équipe pédagogique suite à la décision de mettre en oeuvre l’évaluation par compétence pour les élèves de sixième du collège.

Résultats

L’identification de problèmes locaux au sein du contexte de l’établissement

Lorsque le chef d’établissement est arrivé dans l’établissement, il a effectué, avec l’aide de son adjoint, un diagnostic du contexte à partir d’un certain nombre de constats qui s’appuient sur la sélection d’informations quantitatives et qualitatives concernant l’environnement de l’établissement.

Une partie de ces constats a été formalisée dans la production du contrat d’objectifs pluriannuel avec le Rectorat puis dans l’élaboration de l’état des lieux au sein du document relatif au projet d’établissement. D’autres constats, plus difficilement quantifiables, comme l’état des pratiques pédagogiques des enseignants, ont été identifiés de manière plus subjective par le chef d’établissement à partir des discussions informelles avec les enseignants et les élèves, des observations hors de la classe et des traces d’évaluation des élèves par les enseignants : « vous savez, pour savoir ce qu’il se passe dans une classe, il suffit de passer dans les couloirs. Vous n’avez pas besoin de passer dans la classe pour savoir si la gestion de la classe est bonne ou mauvaise. Il suffit d’écouter les enfants parler. Moi, j’aime bien traîner les oreilles auprès des petits. Je lis également les commentaires dans les bulletins ». Voici les principaux constats formalisés et/ou évoqués par le chef d’établissement et son adjoint qui auront, comme nous le verrons, une incidence dans le processus de traduction générant l’expérimentation de l’évaluation sans notes :

  • Une forte augmentation des catégories socio-économiques défavorisées dans la population d’élèves : les catégories socioprofessionnelles de la population accueillie ont été totalement bouleversées depuis les quatre dernières années. La représentation des CSP défavorisées est passée de 31 % en 2008 à 54 % en 2004. Parallèlement, le pourcentage de CSP favorisées a baissé de 19 % passant, pour la même période de 40 % à 21 %. Dans l’état des lieux du projet d’établissement, plusieurs facteurs explicatifs de ce phénomène sont proposés : la modification de la sectorisation scolaire, l’augmentation des dérogations de familles qui souhaitent quitter leur collège de rattachement dans les territoires d’éducation prioritaire, la fuite des « bons » élèves dans le privé, etc. Face à cette paupérisation, l’état des lieux du projet d’établissement note que « de nombreuses prises en charge particulière des élèves en difficulté, PAI ou PPS, ont été réalisées ces dernières années. Ainsi le collège compte 34 PAI[5] et 36 PPS[6] pour 404 élèves ».

  • Des résultats scolaires très fluctuants et des taux de redoublement importants : Excepté pour la session 2012, plus de 91 % de réussite, le pourcentage de réussite des années antérieures (de 2006 à 2011) au DNB[7] est inférieur à la moyenne académique. Par ailleurs, le taux de redoublement des quatre dernières années est largement supérieur à la moyenne académique. Le taux d’accès de la sixième à la troisième sans redoublement est inférieur de 10 % à la moyenne académique.

  • Les enseignants ne se sont pas approprié le socle commun de connaissance et de compétences. Le chef d’établissement et son adjoint font le constat que les enseignants de l’établissement ne mobilisent pas le socle commun de connaissance et de compétences dans leur pratique conformément aux attentes institutionnelles. « Moi, je leur ai dit qu’on n’est pas non plus dans le socle commun de connaissances et de compétences que l’on doit faire valider en fin de troisième. On n’y est pas du tout. Je leur ai dit, il faut que l’on s’y mette » (Chef d’établissement). Beaucoup d’enseignants, exceptés certains comme les enseignants de langues vivantes, n’évaluent pas les élèves par compétences.

  • Les enseignants, notamment ceux de sixième, expriment des difficultés et de l’inquiétude dans la gestion de l’hétérogénéité des élèves, leur mise au travail en situation de classe. Le chef d’établissement fait le constat que les enseignants sont en difficulté face à l’arrivée d’élèves en sixième qui n’ont pas construit la posture d’élève, phénomène se traduisant par des difficultés à donner du sens et à se motiver dans le travail scolaire : « Certains élèves ne savent pas trop pourquoi ils arrivent à l’école. Ils y viennent parce qu’il faut y venir. On sait qu’il n’y a aucun travail à la maison. Voilà. Donc il y avait cette difficulté-là. Il y avait cette difficulté du manque de motivation de beaucoup d’élèves, le fait de gérer des groupes totalement hétérogènes. Parce que les enseignants étaient bien conscients que c’était de plus en plus difficile d’enseigner ». Ce constat a notamment fait l’objet l’année dernière d’une prise de conscience collective des enseignants, confrontés à une cohorte d’élèves de sixième particulièrement difficile : « On n’est pas tombé sur une cohorte très scolaire l’an dernier. Non, il fallait que l’on fasse quelque chose de toute manière car les enseignants se demandaient comment ils allaient y arriver ». Cette difficulté s’est trouvée confirmée dans beaucoup d’entretiens réalisés avec les enseignants : « Depuis que je suis là, je trouve quand même qu’en sixième on a de plus en plus de gamins qui sont enferrés dans des problèmes scolaires ou autres. Et le pourcentage d’élèves en difficulté, il a vraiment augmenté. Après c’est peut-être ma sensibilité personnelle » (professeur d’histoire-géographie).

  • Les enseignants ne font pas suffisamment de remédiation dans leurs pratiques d’enseignement. Le chef d’établissement constate, à partir de discussions informelles, que les enseignants ne mobilisent pas suffisamment de dispositifs de remédiation dans leurs pratiques pédagogiques afin d’accompagner notamment les élèves en difficulté et de pouvoir (re) travailler avec eux les compétences et connaissances non acquises.

    « La remédiation, avec des groupes de besoin dans les classes, il faut que l’on y arrive dans toutes les disciplines. Parce qu’on y est pas encore ». Cette évaluation du chef d’établissement sur les pratiques pédagogiques des enseignants s’appuie sur un référentiel de la médiation qu’il exprime de la manière suivante : « Et après, quand ils les posséderont complètement, ils pourront travailler en groupe de niveau au sein même de la classe et évaluer des compétences différentes. Mais, on va y arriver. Après, ça peut être sur une heure de travailler avec un petit groupe et de donner un travail plus performant aux autres élèves. Mais j’écoute ou j’observe des enseignants qui ont des dispositions de classe et lorsqu’ils font de la remédiation, ils changent toute la disposition de la classe. On travaille autrement. Ça change l’approche des gamins. Les groupes sont constitués, les exercices sont constitués. Mais ça, il faut que ça vienne petit à petit. La révolution ne se fait pas en un jour. »

Le chef d’établissement et son adjoint sélectionnent ainsi des éléments qui posent problème dans l’environnement de l’établissement et élaborent, ce faisant, une chaîne de traduction mettant en relation l’ensemble de ces éléments. Nous pouvons définir cette chaîne de traduction de la manière suivante : Augmentation des catégories sociales défavorisées dans la population d’élèves, puis apparition de résultats scolaires fluctuants et de redoublements importants, puis difficultés, exprimées par les enseignants, à gérer l’hétérogénéité scolaire des élèves (notamment en sixième) et à mettre les élèves au travail, puis constat que les enseignants ne se sont pas approprié le socle commun de connaissance et de compétences dans leurs pratiques pédagogiques, puis constat que les enseignants ne font pas suffisamment de remédiation dans leurs pratiques d’enseignement

Cette chaîne de traduction s’appuie sur une hypothèse sous-jacente bien perceptible : l’appropriation par les enseignants du socle commun de connaissance et de compétences et l’usage de la remédiation dans les pratiques d’enseignement sont une solution pour réduire les difficultés des enseignants à gérer l’hétérogénéité scolaire des élèves, les mettre au travail, prendre en charge une population grandissante d’élèves en difficulté scolaire au sein de l’établissement, améliorer les résultats scolaires et diminuer les taux de redoublement. La question posée est donc la suivante : comment inciter les enseignants à modifier leurs pratiques pédagogiques conformément à l’usage du socle commun de connaissance et de compétences et à effectuer davantage de remédiation en situation de classe ? La construction de cette question par le chef d’établissement va mettre en scène les enseignants, premiers acteurs concernés, et leur faire admettre un point de passage obligé : l’évaluation sans notes des élèves de sixième.

La construction d’un point de passage obligé : l’évaluation des élèves sans notes

Le chef d’établissement a déjà expérimenté dans son établissement précédent l’évaluation sans notes en sixième. Il porte un intérêt pour l’évaluation par compétence « Ça se fait dans d’autres établissements. Nous, on faisait comme ça dans mon ancien établissement et ça ne posait pas de problèmes particuliers » (chef d’établissement). Il repère les acteurs, leurs enjeux, leurs intérêts vis-à-vis de cette option de l’évaluation par compétence afin de traduire leurs volontés dans le langage de la sienne propre. La définition de ces acteurs que l’on retrouve dans les propos du chef d’établissement et de son adjoint permet d’expliquer en quoi ils sont nécessairement concernés par la question formulée et par la possibilité de l’évaluation par compétence. Ces définitions peuvent être synthétisées de la manière suivante :

  • Les enseignants de la SEGPA utilisent un double système d’évaluation, par note et par compétences. Par conséquent, ils intègrent déjà l’évaluation par compétence dans leurs pratiques d’enseignement. Par ailleurs, l’usage d’un même modèle d’évaluation dans l’enseignement général et en SEGPA permettrait de valoriser ces derniers et d’uniformiser les pratiques : « Ça permettait aussi de travailler de la même façon en sixième SEGPA et en général. D’avoir un modèle commun même si le palier n’est pas le même. De pouvoir avoir cet échange-là, d’uniformiser en fait ». Pour les enseignants de SEGPA, cette innovation n’est pas très coûteuse : « J’utilise les mêmes supports qu’avant car j’utilisais déjà le système par compétences. Comme on avait le double système j’ai fait disparaître simplement le système avec les notes » (enseignant de SEGPA) et, en tant qu’ancien professeur des écoles, correspond à leur idéal pédagogique : « La note n’a qu’une valeur pour celui qui la met. Pour hiérarchiser les élèves on se servait des notes. Alors que les notes, elles ne veulent rien dire. Le fonctionnement par compétence me convenait plus en déterminant ce que les élèves savent vraiment faire ou ne pas faire, par rapport aux attendus de la SEGPA ».

  • Les enseignants de langues vivantes (anglais, espagnol) utilisent également depuis quelques années l’évaluation par compétences, conformément aux directives européennes. De même, les enseignants d’éducation physique et sportive (EPS) mobilisent l’évaluation par compétence. Pour ces enseignants, l’innovation proposée s’inscrit dans le cours de leurs pratiques actuelles : « Oui parce que les profs de langue ils travaillent ça depuis longtemps. En EPS aussi Il y a des disciplines qui y sont rentrées depuis longtemps donc c’est plus facile pour eux ».

  • Les enseignants de sixième ont eu l’année passée des classes relativement difficiles à gérer, notamment dans la prise en charge des élèves en difficulté. Le chef d’établissement a senti une inquiétude profonde des enseignants à gérer ces élèves, à les motiver et les mettre au travail. Ces enseignants sont donc disposés à modifier leurs pratiques pour diminuer leurs inquiétudes et rééquilibrer la situation : « On n’est pas tombé sur une cohorte très scolaire l’an dernier. Non, il fallait que l’on fasse quelque chose de toute manière car les enseignants se demandaient comment ils allaient y arriver. Comment peut-on mener ces classes ? » (Chef d’établissement)

  • Le chef d’établissement et son adjoint ont pour enjeu de créer les conditions pour que les enseignants de l’établissement s’approprient le socle commun de connaissances et de compétences, conformément aux attentes institutionnelles, puis d’augmenter la réussite scolaire des élèves et de diminuer notamment les taux de redoublement.

Le chef d’établissement montre que les acteurs concernés ci-dessus, dans leur intérêt, doivent accepter l’usage de l’évaluation par compétence dans les pratiques d’enseignement. L’activité de problématisation se caractérise par la formulation d’une question, des déplacements et détours à consentir et pour cela des alliances à sceller avec les acteurs concernés ci-dessus. Après des discussions informelles avec les acteurs potentiellement intéressés par cette option, la décision sera prise formellement durant une réunion collective en fin d’année scolaire avec tous les enseignants de l’établissement :

« Donc le truc, c’était moi je leur ai dit, je souhaite que l’on rentre dans le socle et eux m’ont dit : « oui mais on ne veut pas un double système d’évaluation ». C’est-à-dire qu’il y a des systèmes où cohabitent l’évaluation par compétences et l’évaluation par notes ». Donc, je leur ai demandé : « qu’est-ce qu’on fait ? ». Et puis, même si derrière il y avait ma petite idée mais je ne pouvais pas l’imposer, il y a un enseignant qui a proposé « classe sans notes ». J’ai dit : « Bingo, moi je suis partant ». J’ai dit : « moi ça ne me gêne pas de faire sans note, on peut faire les deux mais si vous voulez le faire sans note, on fait sans note. Et il y en a beaucoup qui ont dit « oui » même si certains n’étaient pas convaincus au départ »

Ainsi, l’activité de problématisation engendrée par le chef d’établissement résulte de la formulation d’un problème, de la définition et de la mise en relation d’acteurs dont les intérêts convergent. Cette problématisation s’opère sous l’effet d’un traducteur, le chef d’établissement qui, après s’être livré à l’analyse du contexte, dispose de la légitimité nécessaire pour assumer le rôle de celui qui problématise et qui articule les intérêts en présence. La construction de la légitimité du chef d’établissement ne s’est pas seulement appuyée sur le contenu de l’argumentaire développé mais également sur des ressources personnelles et contextuelles particulières :

  • Le capital d’expérience : le fait que le chef d’établissement ait déjà expérimenté l’évaluation sans notes dans son ancien établissement a fortement influencé les enseignants dans leur prise de décision : « Il y a certains collègues dans l’équipe qui amenaient ce genre de réflexion et l’arrivée du chef d’établissement, qui lui avait lancé cette expérimentation dans son établissement précédent et qui avait envie de porter cela ici car c’est quelque chose à laquelle il croit, a changé la donne » (Enseignant d’EPS)

  • Le capital confiance : beaucoup d’acteurs indiquent que l’arrivée du chef d’établissement a modifié positivement le climat social et les rapports de confiance avec les enseignants. Son prédécesseur n’avait pas installé ce rapport de confiance. La rupture avec les pratiques de son prédécesseur a été une situation favorable pour construire un capital confiance avec le nouveau chef d’établissement : « Il nous a fait un bien fou. Dans le rapport humain, dans le fait qu’il nous fasse confiance, ce qui n’était pas le cas avant avec le principal précédent. C’est dans sa personnalité. C’est quelqu’un qui nous fait confiance. C’est un chef qui nous dit « quand vous n’êtes pas d’accord avec moi, vous pouvez me le dire ». Alors ils le disent tous mais en général ce n’est pas vrai. Là, c’est vrai, on peut lui le dire, discuter avec lui. Donc du coup, c’est plus détendu » (Conseiller Principal d’Éducation)

Les stratégies d’intéressement mobilisées par la direction de l’établissement

L’activité d’intéressement est l’ensemble des actions par lesquelles le chef d’établissement (et son adjoint) s’efforce d’imposer et de stabiliser les identités des enseignants qu’il a définies par sa problématisation (Callon, 1986).

Il s’agit, pour l’équipe de direction, de mettre en place des dispositifs pour intéresser les enseignants, les incliner à porter de l’intérêt à la problématisation, à consolider du lien entre les enseignants autour de l’évaluation par compétence. Plusieurs stratégies d’intéressement ont été établies par le chef d’établissement et son adjoint. Nous en citons quelques-unes.

Construire un argumentaire pour convaincre et séduire les enseignants

Le proviseur-adjoint a participé dans son académie à une formation des personnels de direction sur le socle commun de connaissances et de compétences. Cette formation lui a permis d’identifier les manières d’opérationnaliser ce socle commun dans les pratiques d’enseignement et de construire un argumentaire sur les « bonnes » raisons de l’utiliser :

« On a invité des profs qui l’utilisaient pour voir véritablement comment ça se passait. Pour avoir des armes pour en parler à nos profs ici. Donc on a invité trois professeurs, un en français, en histoire-géographie et en physique. Et là, j’ai compris ce que c’était. Donc on en a parlé ici au retour ».

L’objectif visé par le proviseur-adjoint était de mobiliser cet argumentaire afin de séduire les enseignants de son établissement de l’utilité de l’évaluation sans notes et de sa légitimité pratique :

« Donc on en a parlé ici au retour. Donc, il y a eu des profs qui ont été séduits. D’autres qui sont réfractaires bien évidemment ».

Une autre argumentation a été construite sur l’inefficacité de l’évaluation par les notes, notamment concernant ses effets négatifs sur la motivation des élèves et sur son manque de pertinence pour évaluer les réussites des élèves :

« Parce qu’effectivement on a des gamins qui réagissent différemment face à l’évaluation. Que les gamins on leur donne un 4, un 6 ou un 8, c’est la même chose pour eux, ils se sentent nuls. Je dirai même que ça va plus loin. Il y a des gamins qui sont stressés Voilà. Donc, c’est comme ça que c’est arrivé. On a dit que la note n’était pas suffisante et qu’il fallait aller plus loin pour raccrocher les élèves en difficulté et aussi les déstresser ».

Proviseur-adjoint

Par ailleurs, un autre argumentaire a été utilisé par le chef d’établissement pour convaincre les enseignants. Le fait que ces derniers ne mobilisent pas le socle commun de connaissances et de compétences dans leurs pratiques d’évaluation conformément aux injonctions institutionnelles :

« Moi, je leur ai dit qu’on n’est pas non plus dans le socle commun de connaissances et de compétences que l’on doit faire valider en fin de troisième. On n’y est pas du tout. Je leur ai dit, il faut que l’on s’y mette »

chef d’établissement

Le Chef d’établissement mobilise ici son rôle de représentant légitime de l’institution et son statut de supérieur hiérarchique pour convaincre les enseignants de se conformer aux attentes institutionnelles.

Organiser une journée de formation à destination des enseignants sur l’évaluation par compétences

Le chef d’établissement a organisé durant l’année une journée de formation pour l’ensemble des enseignants de l’établissement sur l’évaluation par compétence. Cette journée a été animée par un enseignant d’histoire-géographie de son ancien établissement qui a expérimenté l’évaluation sans notes. La première demi-journée a été une conférence pour présenter l’intérêt de l’évaluation par compétence et la présentation de différents outils d’évaluation à mobiliser dans les pratiques d’enseignement. Durant la deuxième partie de la journée, les enseignants se sont réunis par petits groupes pour réfléchir à la manière de construire un référentiel de compétence en lien avec leurs disciplines :

« C’était une formation que l’on a eue en lien avec le dispositif sans note, qu’a fait intervenir le chef d’établissement. C’est un professeur d’histoire Géo. Il nous a présenté un outil qu’est pas mal pour les élèves. C’est une grille, je n’arrive pas à retenir le nom. Tu as une grille avec une variation des savoir-faire qui augmente. C’est comme si tu avais des ceintures avec des compétences qui va du simple ou plus complexe avec des ouvertures sur ce que l’élève sait faire de plus. Et l’élève voit qu’il peut aller au-delà du CFG ».

prof SEGPA

Organiser des réunions par disciplines afin que les enseignants construisent leurs propres référentiels de compétences

La direction a demandé aux enseignants de sixième de se réunir par discipline afin d’élaborer un référentiel de compétences commun :

« Mais dans la façon de faire, on n’a pas voulu que ce soit quelque chose de tout fait. Donc on leur a demandé de construire leur propre référentiel par discipline. Donc à partir de leur programme, on leur demande d’identifier ce qui est important, ce qu’un enfant doit savoir faire. En mathématique, il doit savoir multiplier, faire des soustractions, etc. Compétences par compétences, ils ont donc construit leur référentiel »

proviseur-adjoint

L’objectif était d’engager les enseignants dans la construction d’un référentiel de compétences commun, par discipline, afin de les intéresser à la problématisation, et ce faisant, créer un système d’alliance et d’association entre enseignants :

« On est vraiment parti de la discipline car on voulait que les enseignants y voient de l’intérêt pour leur discipline. Et qu’ils voient que c’est faisable avec leur programme ».

Cette stratégie d’intéressement a créé des structures sociales et des systèmes d’alliance relativement cloisonnés par discipline. Elle était, aux yeux de l’équipe de direction, la seule manière d’engager les enseignants dans l’expérimentation puisque leurs préoccupations étaient en tout premier lieu d’ordre pratique et disciplinaire (comment utiliser l’évaluation par compétence en lien avec mon programme disciplinaire ?). Un logiciel (SACOCHE) a été mobilisé par la direction pour formaliser les référentiels de compétence, les évaluer au fur et à mesure de l’année et les rendre visible aux enseignants, aux élèves et aux parents. Le directeur-adjoint s’est chargé d’accompagner les enseignants dans la formation à l’usage du logiciel puis y a enregistré les référentiels de compétences pour chaque discipline. Ce rôle lui a permis de réguler auprès de chaque groupe d’enseignants disciplinaire l’harmonisation des référentiels de compétences :

« Donc, il a fallu faire bosser les équipes séparément, par discipline, pour construire les référentiels. Avec l’idée aussi de s’approprier le logiciel Sacoche car il fallait rentrer les référentiels dans SACOCHE. Le proviseur adjoint a beaucoup travaillé sur l’aspect du logiciel. À la fin, c’est même lui qui a rentré toutes les compétences (rires) »

Organiser des réunions avec tous les enseignants pour décider d’un cadre commun concernant les modalités d’évaluation et échanger sur les pratiques à mettre en place au sein de la classe

Le chef d’établissement a organisé deux réunions avec l’ensemble des enseignants. La première réunion en fin d’année scolaire a été centrée sur le choix des modalités d’évaluation des compétences. Il était nécessaire de construire un accord commun sur le nombre de modalités d’évaluation (trois, quatre ou cinq modalités d’évaluation) ainsi que sur la manière de les qualifier et de les représenter symboliquement dans les copies des élèves et dans le logiciel (par des couleurs, des formes, etc.). Au final, la décision a été prise d’évaluer toutes les compétences à partir de quatre niveaux : non acquis, en cours d’acquisition, acquis et expert. Chaque niveau est représenté par une couleur différente :

« Donc, il y a eu des temps de travail par équipe disciplinaire et puis des temps de regroupement où des décisions ont été prises. Par exemple, on se retrouve avec 4 niveaux. Est-ce qu’on garde quatre niveaux d’évaluation (expert, acquis, non acquis, etc.) ? Y compris des questions autour du jeu des couleurs. Enfin, voilà, il y a des choses comme cela qui ont été discutées. C’était proposé à la totalité des enseignants, beaucoup de profs étaient là. C’était là qu’il y a eu des résistances fortes aussi. »

Directeur SEGPA

La deuxième réunion de travail s’est déroulée quelques semaines après la mise en place de l’expérimentation de classes sans notes. Le chef d’établissement a invité les enseignants à échanger sur leurs pratiques d’enseignement et sur la manière dont ils intègrent l’évaluation par compétence dans leurs pratiques pédagogiques. L’objectif du chef d’établissement était d’entraîner une dynamique concernant la réflexion sur les pratiques pédagogiques et notamment les pratiques de remédiation avec les élèves en difficulté :

« L’objectif c’était que chacun prenne conscience qu’il y a des pratiques dans l’établissement dont il n’était pas obligatoirement au courant. Des pratiques qui correspondaient, attention à ce que je vais dire là ! Aux (au lieu de mes) attendus (rires) dans le travail à faire avec les élèves. Et là tout le monde a entendu ce que faisaient les autres. Et je me disais que ça pouvait peut-être aider certains à mettre des choses en place. Voilà. Chacun passait à son tour de rôle. C’était une interro (rires). Je leur demandais : qu’est-ce que vous avez mis en place ? Les gens se sont exprimés. Je voulais aussi que les gens qui ne font rien s’assument et qu’ils expliquent pourquoi. Et puis ceux qui ont mis en place des choses, qu’ils le disent. Mais voilà, je ne voulais pas juger, ça ne compte pas pour leur évaluation, même si je garde cela dans un coin de ma tête. Non, mais c’était vraiment pour que les enseignants qui n’ont rien fait, pour x raisons, puissent entendre qu’il y a des choses qui se passent. Et puis se dire : « tiens, je n’ai pas pensé que l’on pouvait faire cela. Je vais essayer mais peut-être différemment ». L’idée est d’essayer d’entraîner une dynamique. Comme ils ne le font pas d’eux-mêmes, il faut bien trouver un espace pour. »

Laisser du temps aux enseignants pour s’approprier l’évaluation par compétences

Le chef d’établissement et son adjoint ont conscience que tous les enseignants ne s’approprieront pas de la même manière l’évaluation par compétence dans leurs pratiques d’enseignement. Certains enseignants de l’établissement, notamment ceux de la SERPA, des disciplines de langues vivantes et d’EPS l’utilisaient déjà. Pour d’autres, à l’inverse, ce mode d’évaluation est nouveau. Il demande une surcharge importante de travail aux enseignants et bouscule leurs habitudes de travail. C’est la raison pour laquelle, l’équipe de direction ne souhaite pas mettre de pression aux enseignants concernant la qualité de la mise en oeuvre de l’évaluation par compétence. Leur premier intérêt est que tous les enseignants acceptent de s’engager dans l’expérimentation. Ensuite, elle souhaite leur laisser du temps pour changer leurs habitudes, se poser des questions sur leurs propres pratiques et les améliorer si besoin :

« Après, dans le management, il ne faut pas trop tirer sur la corde non plus. Autrement elle casse. Donc cette année, le projet est lancé. Donc on laisse faire. Et on fera le bilan à un moment donné. On prend la température au conseil de classe. On prend la température par des discussions informelles mais ça ne va pas plus loin ».

directeur-adjoint

« Je pense qu’il faut être raisonnable et leur laisser le temps, tranquille. Je pense que c’est important d’avoir du temps pour travailler, améliorer. Enfin, moi je le vois comme cela ».

Chef d’établissement

Le chef d’établissement choisit ainsi de « fermer les yeux » provisoirement concernant le fait que certains enseignants, notamment les plus réfractaires, ne changent pas fondamentalement leurs pratiques pédagogiques malgré l’usage de l’évaluation par compétences. Il ne souhaite pas être trop directif afin d’éviter le conflit potentiel avec eux et leur désengagement dans l’expérimentation.

Un « modus vivendi » est construit entre la direction et les enseignants concernant le niveau d’enseignement concerné par l’expérimentation

Les enseignants les plus volontaires pour l’évaluation par compétences souhaitent que cette évaluation ne se réduise pas seulement aux élèves des classes de sixième mais soit étendue à tous les autres niveaux du collège.

« La question est de savoir si on peut l’étendre sur les autres niveaux du collège. En troisième, il faut voir comment on peut l’harmoniser, voir si l’on peut garder les deux systèmes en parallèle, pour le brevet des collèges. Je pense qu’il faut convaincre les collègues pour que ce soit étendu à tous les niveaux du collège et réfléchir pour la troisième à un double système. Mais bon, je ne suis pas sûr que ça passe. Pour moi, ce serait bien que l’on arrive à un collège sans notes ».

Les enseignants les plus réfractaires ont accepté de s’engager dans l’expérimentation à condition que celle-ci se concentre exclusivement sur les classes de sixième. Pour engager l’ensemble des enseignants dans l’expérimentation, le chef d’établissement a décidé de la limiter à la sixième en mobilisant les arguments suivants :

  • Avec la nouvelle réforme du collège, la sixième intègre le troisième cycle avec les classes de primaires de CM1 et CM2. Par conséquent, il y a une réelle continuité entre la classe de sixième et le primaire. Les enseignants du primaire utilisant majoritairement l’évaluation par compétence, il y a un réel enjeu à continuer ce mode d’évaluation en sixième.

  • Il faut tout d’abord expérimenter l’évaluation par compétence sur un niveau avant de l’étendre sur l’ensemble du collège. Le chef d’établissement souhaite prendre le temps d’évaluer cette expérimentation collectivement, d’identifier les effets positifs et négatifs, d’améliorer le dispositif avant de l’étendre à d’autres niveaux de classe

  • La nouvelle réforme du collège à venir va modifier les programmes des cycles 3 et 4. Par conséquent, il est nécessaire d’attendre d’avoir une connaissance plus précise des contenus de ces programmes avant d’envisager de construire de nouveaux référentiels de compétences concernant l’ensemble des niveaux du collège.

Dans les entretiens réalisés avec les enseignants les plus réfractaires, nous avons identifié l’un de ces trois arguments dans la justification de leur engagement dans l’expérimentation de la classe sans note en sixième. C’est notamment le cas de ces deux enseignants de mathématique et d’histoire-géographie :

« Après, en sixième ce n’est pas trop gênant mais au-delà, ça devient plus gênant., je dirai que je ne serai pas du tout favorable pour l’étendre au collège. Pas rapport aux nouvelles orientations de cycles, c’est quand même bien dans la ligne car maintenant, il y aura un cycle CM1, CM2 6e. Et après un cycle cinquième, quatrième troisième ».

Professeur de mathématique

« La note me manque-t-elle ? Non car j’en ai sur les autres niveaux. mais je dirai que non. C’est bien la sixième car ça fait une transition avec le primaire qui utilise soit le double système soit le sans note. Et puis avec le changement des cycles, ça paraît cohérent ».

Professeur d’histoire-géographie

Les stratégies d’enrôlement

L’enrôlement désigne « le mécanisme par lequel un rôle est défini et attribué à un acteur qui l’accepte » (Callon, 1986, p. 189). Il s’agit de l’ensemble des négociations, ruses et détournements qui accompagnent l’intéressement et lui permettent d’aboutir. Voici quelques stratégies d’enrôlement réalisées par l’équipe de direction pour engager les enseignants dans l’évaluation par compétence :

  • Le chef d’établissement a décidé de créer une commission de validation du livret de compétence avec la présence de tous les professeurs principaux. Jusqu’à maintenant, cette validation était uniquement réalisée par le chef d’établissement. L’objectif du chef d’établissement est de responsabiliser collectivement les enseignants dans le processus de validation des compétences.

    « Cette année par exemple, on a mis en place une commission de validation du livret de compétences. Je voulais qu’il y ait cette commission, avec des enseignants présents, afin de justifier du pourquoi on valide un gamin ou non. Et qu’on puisse aussi analyser ce qu’on n’a pas pu faire ou louper. Parce que c’est ma responsabilité de valider. Mais moi, je ne veux pas valider tout seul dans mon bureau comme ça se faisait jusqu’à maintenant ».

  • Le chef d’établissement s’est appuyé sur les professeurs de SEGPA, ayant un capital d’expérience dans l’évaluation par compétence, pour accompagner les enseignants de discipline dans la construction des référentiels de compétences.

    « Ceux qui ont été moteurs, ce sont les enseignants de sixième SEGPA. Ils ont beaucoup apporté parce qu’il a fallu construire des référentiels de compétences. Et les profs d’enseignement général avaient plutôt peu l’habitude de manipuler ces référentiels. En plus, ils étaient confrontés avec le niveau 2 du socle commun qu’ils ne maîtrisaient pas. Ce qu’ont apporté les enseignants de SEGPA, c’était la maîtrise du niveau. Ils ont fait les propositions d’items, ils sont allés travailler en groupe »

    directeur-SEGPA

    « On a participé à toutes les réunions. On a essayé d’être moteur. On n’a jamais traîné les pieds. On n’a jamais eu de doute sur la pertinence du dispositif. Et après, on a essayé de fonctionner en équipe. On a apporté nos grilles de références. Voilà. On a eu des discussions informelles en salle des profs pour faire passer le message »

    enseignant SEGPA
  • Le proviseur-adjoint s’est formé à l’usage du logiciel SACOCHE qui enregistre l’ensemble des référentiels de compétences produit par les enseignants. Il a eu un rôle d’expert et de référent dans l’usage du logiciel. De ce fait, il a accompagné les enseignants dans la construction des référentiels de compétences. Par exemple, il a parfois conseillé à certaines équipes disciplinaires de diminuer le nombre d’items dans les grilles de compétences ou bien de les formuler autrement. Par ailleurs, il a formé les enseignants à l’usage du logiciel pour valider au fur et à mesure les modalités d’évaluation des compétences.

La solidification du réseau

La solidification progressive est établie par son ancrage dans des dispositifs organisationnels et techniques. Ces derniers permettent d’institutionnaliser le réseau et de le rendre par là même irréversible. Pour illustrer ce processus de solidification dans notre étude, nous décrirons les effets de solidifications engendrés par l’usage du logiciel SACOCHE avec différents acteurs de la communauté éducative de l’établissement (enseignants, parents et élèves) :

  • L’inscription et la formalisation des référentiels de compétence et de leurs modalités d’évaluation. La construction des référentiels de compétences et leur inscription dans le logiciel SACOCHE ont participé à légitimer l’évaluation par compétence auprès des enseignants. Un des indicateurs de ce processus de légitimation se traduit par les préoccupations principales des enseignants : ces derniers ne remettent pas en cause l’intérêt du logiciel mais tentent de réfléchir aux modalités d’appropriation du logiciel selon la viabilité de leurs pratiques (doit-on remplir le logiciel après chaque évaluation de séquence, à chaque fin de trimestre, de semestre, etc.) et sa lisibilité auprès des parents et des élèves

  • L’institutionnalisation de l’usage de l’outil auprès des parents et des élèves. Au début de l’année scolaire, une réunion de parents d’élèves a été instituée pour les informer de l’expérimentation et les former à l’usage du logiciel. Les parents et les élèves ont reçu un code personnel leur permettant d’avoir accès au logiciel et de prendre connaissance de l’évaluation des compétences des élèves au fur et à mesure de l’année. Le logiciel permet aux parents d’avoir une vision synthétique des réussites de leurs enfants, soit compétence par compétence ou soit de manière générale par discipline, à l’aide des statistiques descriptives proposées.

  • L’usage du logiciel pour accompagner les analyses de résultats des élèves et les prises de décisions lors des conseils de classe. Le logiciel permet de construire pour chaque élève et pour l’ensemble de la classe des synthèses globales sur les réussites et difficultés des élèves, sous la forme de diagramme, pourcentages, etc. Ces données synthétiques sont exploitées par les enseignants lors des conseils de classe afin d’évaluer les élèves et formaliser les commentaires sur les bulletins scolaires.

    « Non parce que le logiciel est très bien fait. Il synthétise tout. Au conseil de classe, on visualise le bulletin à l’écran. On peut le visualiser de deux manières, soit compétence par compétence, soit de manière graphique. La manière graphique est plus parlante car on voit pour chaque domaine ou chaque compétence, pour chaque discipline, l’élève a acquis ou non acquis telle compétente. C’est en vert ou en rouge ».

    Proviseur-adjoint
  • L’usage de l’outil pour contrôler la convergence (ou non) des points de vue évaluatifs sur l’élève par les différents enseignants. Certains professionnels du collège nous ont exprimé, durant les entretiens, qu’ils regardent les évaluations de leurs collègues sur certains élèves à partir du logiciel afin de vérifier si leurs points de vue (notamment sur certaines difficultés transversales liées notamment à des compétences sociales) convergent ou non. Par exemple, la CPE indique qu’elle regarde régulièrement les évaluations de ses collègues enseignants sur les compétences sociales de certains élèves afin de conforter son point de vue et de légitimer davantage son argumentaire auprès de l’élève et/ou de ses parents en cas de conflits :

    « Tu vois ici par exemple dans SACOCHE la compétence pour un élève « responsable et autonome ». Et bien je vais voir qu’en math, il sait le faire, en SVT, il sait le faire. Donc ça avant, je n’avais pas cela, le point de vue des autres enseignants. Je l’avais de manière informelle avec eux en échangeant avec eux mais je ne l’avais pas formellement. Donc, je regarde beaucoup par exemple les évaluations du comportement en EPS car ce sont des bons indicateurs sur leur manière de s’intégrer en groupe. Par exemple la compétence « je ne conteste pas les décisions de l’arbitre » en EPS, ça, j’adore ou bien la compétence « j’accepte de jouer avec tout le monde sans contester ». Moi, du coup, ça me permet de dire à l’élève en entretien, qu’il est capable d’avoir tel ou tel comportement dans telle ou telle discipline donc ça permet d’amener l’élève à avoir un retour. Et c’est précis du coup. Ça l’aide à analyser. L’élève va me répondre : oui mais là j’y arrive parce que… Et du coup, on essaye de voir ce qui peut être transposable, ou non, c’est quoi qui pose problème. Est-ce que ça vient de l’adulte qu’il a en face qui ne lui convient ou bien le groupe d’enfants avec qui il est, etc. La plupart du temps, ça permet de dénouer vite des situations qui mettent des freins au parcours du gamin ».

    CPE
  • L’usage de l’outil pour accompagner la construction de l’argumentaire lors des rencontres professeurs-parents d’élèves. Certains membres du personnel déclarent utiliser le logiciel lors des rencontres avec les parents d’élèves afin d’accompagner la construction de leur argumentaire concernant l’évaluation de l’élève. La CPE, par exemple, indique que l’usage du logiciel l’oblige à préciser avec les parents les difficultés et réussites de l’élève dans chacun des domaines de compétences et à valoriser les marges de progression :

    « Ce qui est évident c’est que quand je suis entretien avec les parents ou les élèves je n’ai plus à dire, je n’ai plus le support de la note, donc je suis obligé de décortiquer. Et c’est bien en fait. Du coup, je peux dire la marge de progression de l’élève. Et c’est plus précis de lui dire sur quelles compétences l’élève a une marge de progression importante que de lui dire tu as 5, il faut que tu ailles à 10. Du coup, pour les élèves, ça leur fait une pression de moins ».

Conclusion

La responsabilisation et l’autonomisation de l’établissement dans le pilotage des systèmes éducatifs se sont accompagnées d’attentes nouvelles pour les chefs d’établissements, notamment dans la régulation des pratiques pédagogiques des enseignants. La littérature sur l’activité des chefs d’établissement pointe de plus en plus une évolution nécessaire de leurs compétences, notamment celles centrées sur la mise en oeuvre d’un leadership « distribué » ou « partagé » avez les acteurs de l’établissement (Spillane, 2006, Garant et Letor, 2014). Dans ce cadre, le chef d’établissement mobilise plusieurs régimes d’action, tel que le décrit Baluteau (2009) : des régimes d’incitation, d’imposition et d’accompagnement auprès des acteurs de l’établissement.

Néanmoins, malgré ce nouveau rôle d’animation pédagogique dévolue aux chefs d’établissement, ces derniers ont peu de leviers d’action directs pour réguler les pratiques pédagogiques des enseignants. Ils doivent le plus souvent déployer des stratégies de détour avec les enseignants pour parvenir à leurs objectifs. C’est que nous montre cette recherche. Le chef d’établissement et son adjoint ont dû mettre en oeuvre un travail de traduction et de construction d’un réseau d’acteurs mobilisés et intéressés pour favoriser le changement des pratiques pédagogiques au sein de l’établissement (évaluation par compétence, intégration dans les pratiques du socle commun de connaissances et de compétences, usage des pratiques de médiation et de différenciation pédagogique en classe). La construction du réseau est, pour reprendre l’expression de Callon (1986), « une grammaire des forces et des rapports de force qui se traduisent par des formes qui s’irréversibilisent au moins pour un certain temps ».

Nous avons vu que le chef d’établissement et son adjoint ont mobilisé plusieurs types d’activités collectives associées à des dispositifs sociotechniques particuliers (tel que l’usage du logiciel SACOCHE) afin de convaincre et d’engager les enseignants dans l’expérimentation puis de rendre irréversible les actions innovantes créées. Ce faisant, ils ont élaboré plusieurs déplacements. Déplacements au cours de la problématisation : les enseignants de sixième ont déplacé le centre de leurs préoccupations et leurs intérêts individuels pour partager temporairement ceux de la direction. Déplacements au cours de l’activité d’intéressement : les enseignants ont été « séduits » et « convaincus » par les arguments déployés par l’équipe de direction, se sont engagés dans les dispositifs de travail collectif organisés de manière disciplinaire puis transdisciplinaire, ont accepté de construire un accord commun pour se lancer dans l’expérimentation (au niveau des classes de sixième). Déplacements au cours de l’activité d’enrôlement : certains acteurs de l’établissement (enseignants de SEGPA, professeurs principaux, directeur-adjoint) ont accepté d’accompagner leurs collègues pour les aider à opérationnaliser l’évaluation sans notes et de participer collectivement à la validation des compétences des élèves.

Déplacement enfin dans l’activité de solidification : les enseignants et le CPE se sont approprié le logiciel SACOCHE et l’utilisent dans leurs pratiques professionnelles. Tous ces déplacements décrivent le processus de traduction qui amène les acteurs de l’établissement, avec des modes d’appropriation variés, à passer par les préoccupations et les objectifs que s’était fixé le chef d’établissement. Comme l’indique Callon (1986), traduire c’est déplacer. Le chef d’établissement s’est efforcé de déplacer les enseignants pour les faire passer par un point de passage obligé : l’évaluation par compétence. Pour traduire, il a dû également trouver les arguments, exprimer dans son propre langage les intérêts et enjeux individuels des acteurs, afin de construire une unité et une alliance autour d’une problématique commune. Trois ans après cette expérimentation, l’évaluation sans notes continue d’être appliquée par les enseignants de l’établissement au niveau de la sixième. Certains enseignants – et le chef d’établissement – souhaiteraient que cette innovation s’étende à tous les niveaux de classe du collège. Néanmoins, les rapports de force au sein de l’équipe pédagogique de l’établissement ne permettent pas de faire évoluer ce compromis provisoire et encore fragile qui a été construit : celui de limiter cette expérimentation aux classes de sixième. Plusieurs enseignants, notamment ceux des disciplines scientifiques, sont plutôt réfractaires à l’idée d’étendre le dispositif à tout le collège. On voit ici l’importance de la question de la représentativité des acteurs favorables à l’expérimentation et le travail continu de définition et d’association des entités du réseau qui produit une configuration dont la stabilité reste toujours fragile et précaire, et pouvant être potentiellement remise en cause.

L’étude de cas présentée dans cette recherche est contextualisée dans un établissement particulier avec des acteurs singuliers. Malgré cet ancrage contextuel, notre étude met toutefois en évidence des moments clefs du processus de traduction élaboré par la direction de l’établissement pour réguler les pratiques pédagogiques des enseignants. Les stratégies de la direction que nous avons formalisées mériteraient d’être confrontées à d’autres études de cas et à d’autres dispositifs pédagogiques afin de stabiliser leur pouvoir explicatif. Il serait par ailleurs intéressant d’interpréter ces stratégies à partir de cadres théoriques complémentaires (par exemple les théories de l’analyse de l’activité, les concepts de phronesis et de méthisen philosophie) pour décrire et comprendre notamment les activités de détournement mises en oeuvre par les enseignants dans leurs processus d’appropriation du dispositif d’évaluation par compétence.