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Introduction

Dans le domaine de la santé et des services sociaux, la conception, la diffusion puis l’implantation d’une innovation ont pour finalité ultime l’accroissement de la qualité des services. Cette amélioration de la qualité passe inévitablement par une transformation durable des pratiques professionnelles et managériales. L’innovation se présente comme une invention, soit une bonne idée porteuse de changements, mais mise en forme de façon à être efficacement diffusée vers les praticiens. Toute innovation porte donc en elle un projet transformationnel des pratiques et une stratégie de conduite du changement.

Ces deux attributs réunis peuvent faire en sorte que l’innovation soit perçue comme vectrice d’une standardisation des pratiques dont le locus de la force transformationnelle est externe au mouvement naturel de leur évolution. En contexte de grande complexité fonctionnelle, comme c’est le cas dans le domaine de la santé et des services sociaux offerts aux personnes âgées en perte d’autonomie fonctionnelle, les modèles linéaires diffusionnistes (Rogers, 2003) de l’innovation (les étapes du processus de diffusion de l’innovation) semblent partiellement inadéquats pour rendre compte des mouvements réels constituant le processus concret d’appropriation par les praticiens des diverses propositions innovantes qui leur sont faites. Ce processus va de l’adoption de l’innovation à sa pérennisation dans les pratiques effectives, ce qui produit ipso facto une innovation réinventée, au moins partiellement.

Le présent article porte sur l’implantation d’un dispositif sociotechnique visant à augmenter l’intégration des services aux personnes âgées en perte d’autonomie fonctionnelle en France. Portée par un groupe de chercheurs soutenu par des concepteurs de politiques publiques, cette innovation est largement inspirée du modèle PRISMA, développé et évalué au Canada par Hébert et ses collaborateurs (2010). Cet article poursuit comme objectif de répondre à l’appel de Greenhalgh et ses collaborateurs (2004) qui concluent leur importante méta-analyse sur l’innovation par la nécessité du développement d’une analytique processuelle de la diffusion des innovations dans le domaine de la santé et des services sociaux.

L’article se déploie sur trois plans. Le premier concerne la théorie de l’innovation, le second le modèle d’intégration des services objet de l’innovation, alors que le dernier porte sur le rapport que les praticiens entretiennent aux dispositifs sociotechniques constitutifs de l’innovation, rapport pensé ici comme une forme d’interdépendance, voire de solidarité, homme-machine (Dodier, 1995). Ce rapport s’effectue dans une tension épistémique entre une représentation philique de ces dispositifs, supposés porteurs d’un renouveau attendu des pratiques professionnelles et managériales, et une représentation phobique, projetant sur l’innovation différents fantasmes quant à leur caractère plus ou moins explicitement totalitaire (Gagnon, 2016).

1. La diffusion des innovations dans les systèmes complexes

Les divers savoirs et théories concernant la diffusion des innovations ont fait l’objet de synthèses importantes, pensons notamment à Greenhalgh et collaborateurs (2004) ou à Chaudoir, Dugan et Barr (2013). Ces travaux montrent qu’il importe que les différents utilisateurs finaux de l’innovation puissent l’adapter à leur contexte spécifique pour qu’elle se pérennise utilement dans leurs pratiques professionnelles. Selon Oldenberg et ses collaborateurs (1997), le processus de diffusion d’innovations comporte cinq phases : 1/son élaboration, qui constitue la part d’invention du processus ; 2/sa dissémination, soit le processus par lequel l’innovation est communiquée largement au public visé ; 3/son adoption, c’est-à-dire l’adhésion par ce public aux principes qui fondent l’innovation, suivie par la décision de participer à son implantation ; 4/sa mise en oeuvre par les utilisateurs dans leur contexte de pratique ; 5/sa continuité, qui consiste à assurer sa mise en oeuvre sur une période suffisamment longue pour produire les effets escomptés dans des pratiques professionnelles routinisées.

Si nous reconnaissons que la diffusion d’une innovation peut positivement s’analyser au regard de telles phases typiques, nous pensons cependant qu’il faut se méfier d’une analyse trop linéaire. D’ailleurs, les travaux traductionnistes sur l’innovation soutiennent que la capacité adaptative des utilisateurs finaux de l’innovation constitue une condition fondamentale de la réussite de son implantation (Barry et al, 2005). Il importe donc de pouvoir identifier les facteurs qui augmentent le potentiel de succès d’une telle adaptation locale dans la traduction d’une innovation au regard des conditions locales de son usage. Ainsi, les activités de sens making (Maurel, 2010) effectuées lors de la mise à l’épreuve de l’innovation, idéalement soutenues par des accompagnateurs compétents, sont au coeur de ce processus de traduction d’un concept (l’innovation) dans une pratique transformée.

Plusieurs facteurs sont susceptibles d’influencer l’adoption et l’incorporation dans les pratiques de l’innovation. Greenhalgh et collaborateurs (2004) les synthétisent efficacement en nous indiquant, de surcroît, que pour un certain nombre d’entre eux, les résultats de recherche sont si probants qu’il n’est pas nécessaire de poursuivre les travaux exploratoires à leur propos, pensons par exemple à la présence de leaders et de champions participant localement à l’implantation de l’innovation. Parmi ces facteurs se trouvent les capacités transformationnelles de l’organisation et des praticiens, la valeur ajoutée escomptée, la compatibilité de l’innovation au contexte, ou encore la conviction des décideurs quant à son adéquation à la mission de l’organisation. La présence de réseaux d’échanges, d’information et de communication, la qualité du soutien financier, comme la sensibilité culturelle et l’engagement réel des principaux acteurs, figurent également comme déterminants reconnus de la capacité de l’innovation à s’implanter dans un contexte particulier et à s’intérioriser dans des pratiques professionnelles routinisées (Ollerearnshaw et King, 2000).

Toutes ces conditions supposent que les acteurs se sentent capables de mettre en pratique l’innovation (Nutley et coll., 2001) et soient en mesure de l’adapter à leur contexte, sans cependant en compromettre l’intégrité sur le plan de ses principes structuraux (Jané-Llopis et Barry, 2005), notamment quant à sa cible de transformation. Ainsi, si l’adaptation est cruciale, elle ne peut se faire au point d’atteindre l’intention transformatrice que l’innovation porte, sinon à quoi bon innover ?

Par-delà sa capacité intrinsèque[1], l’innovation doit donc être adaptée aux contours locaux du contexte de mise en oeuvre. Pour ce faire, elle doit être sous-tendue d’une infrastructure de soutien à l’implantation mise en place par ses promoteurs, condition essentielle de ce que nous nommons l’espace d’offre (qui inclut la conception de l’innovation, la formation, la nature et la qualité du soutien technique et professionnel, un dispositif d’accompagnement du changement, etc.). L’espace d’offre s’adresse à l’espace d’usage de l’innovation : les professionnels, les équipes d’encadrement, les systèmes techniques locaux, etc. Le processus de diffusion de l’innovation pose donc empiriquement un rapport adaptatif, voire réflexif, entre l’espace d’offre, qui conçoit et soutient la diffusion de l’innovation, et l’espace d’usage, qui la met en oeuvre dans un contexte réel.

Cet énoncé précise, à notre sens, l’une des principales conclusions de la synthèse de Greenhalgh et collaborateurs (2004), à savoir que les recherches sur la diffusion des innovations doivent quitter le seul domaine des facteurs de contingences (barrières et facilitateurs, ainsi qu’attributs de l’innovation et des adoptants), car fort bien documentés, pour s’intéresser davantage au processus concret de mise en oeuvre. Si les théories sociales de l’innovation (Akrich, Callon & Latour, 2006) fournissent des matériaux conceptuels pertinents, nous pensons que l’étude spécifique des processus de réflexivité « offre/usage » à l’oeuvre dans la traduction de l’innovation par des acteurs situés ouvre des pistes de recherche fort pertinentes, surtout pour les innovations en systèmes complexes, comme c’est le cas pour les systèmes de santé et de services sociaux.

Enfin, même pour les composantes strictement technologiques, Checkland (1995), comme DeLone et McClean (2003), insiste sur l’analyse du rapport d’usage qu’entretiennent les utilisateurs à ces composantes pour comprendre le processus d’innovation jusqu’au moment de son incorporation dans les pratiques, car il constitue l’analyseur concret du rapport réflexif entre système d’offre et système d’usage.

2. L’intégration des services aux personnes âgées en perte d’autonomie fonctionnelle

Selon Kodner et Kyriacou, l’intégration des services se définit classiquement comme « un ensemble de techniques et de modèles d’organisation conçus pour la transmission d’informations, pour la coordination et la collaboration à l’intérieur et entre les secteurs de traitement et de soin, les prestataires de services et de soins et les secteurs administratifs ou financeurs » (2000 : 1, traduction libre).

Pour les situations cliniques complexes, pour lesquelles l’interdépendance clinique des besoins est grande (lien entre nutrition, risque de chute, médication et soutien social chez la personne âgée fragile), une intégration cohérente des diverses interventions (nutritionnelles, pharmacologiques, de réadaptation et psycho-sociales) augmente la qualité des services (Kröger et al., 2007). L’intégration des services a pour impact attendu une meilleure continuité informationnelle et relationnelle (Couturier et Belzile, 2016). De plus, elle accroît l’efficacité, la cohérence et l’efficience des services, se constituant même en caractéristique centrale des nouveaux modèles de la qualité dans le domaine de la santé et des services sociaux (Kröger et al., 2007).

La recherche dont nous rendons compte ici documente le déploiement en projet-pilote dans le contexte français d’un dispositif adapté du modèle PRISMA. Cette expérimentation, débutée en 2003, visait à soutenir l’intégration des services aux personnes âgées en perte d’autonomie fonctionnelle en France. Elle a permis l’émergence d’une série d’innovations françaises se déployant encore aujourd’hui sur le territoire français[2] (Trouvé et al., 2015 ; Somme et al., 2011 ; Couturier et al., 2009). Le modèle PRISMA a donc été expérimenté en France dans trois zones pilotes, à partir d’une adaptation du modèle à ce contexte. L’étude d’implantation à laquelle nous avons participé a donc documenté ce processus de mise en oeuvre dans trois contextes différents, à partir d’analyses documentaires, d’entrevues semi-directives et d’observation directe de rencontres managériales portant sur la mise en oeuvre de l’innovation.

Le modèle d’organisation de services PRISMA intègre six composantes sociotechniques essentielles et interdépendantes (Hébert et al., 2010) : 1/L’établissement permanent d’une concertation des décideurs et des gestionnaires au niveau régional, local et clinique permettant l’adaptation de l’innovation aux conditions locales d’implantation ; 2/L’implantation d’un dispositif de gestion de cas favorisant la coordination des services.

Le gestionnaire de cas est un professionnel dédié à évaluer les besoins des usagers, puis à planifier et coordonner les services requis à sa situation, et ce, dans le temps (tout au long de la perte d’autonomie) et dans l’espace (dans toutes les organisations prodiguant des services à cette personne) ; 3/La mise en place d’une porte d’entrée unique, à partir de laquelle des processus clinico-administratifs stables et prévisibles se déploient tout au long d’un continuum de services ; 4/L’utilisation d’un outil standardisé d’évaluation des besoins des usagers fondé sur un système de classification, ici l’outil d’évaluation multi-clientèle (OEMC) et les profils ISO-SMAF (pour système de mesure de l’autonomie fonctionnelle) ; 5/L’utilisation d’un outil standardisé de planification des services, le plan de services individualisé, permettant de coordonner tous les services, peu importe que leurs prestataires soient publics, associatifs, privés ou familiaux ; 6/L’utilisation d’un dossier clinique partageable facilitant la circulation des informations cliniques entre les divers prestataires de services, qu’ils soient publics, associatifs, privés ou familiaux.

Les trois premières composantes sont sociotechniques, alors que les trois dernières se présentent sous une forme davantage instrumentale. Ce modèle a été évalué par un devis quasi expérimental en contexte réel de pratique (effets et processus), à partir de données populationnelles, cliniques et managériales (Hébert et al., 2007). Des effets positifs populationnels et cliniques ont été montrés (taux de satisfaction, baisse des besoins non-comblés, meilleur usage des ressources hospitalières, baisse du déclin fonctionnel, etc.) à partir du seuil de 70 % d’implantation des six composantes.

3. Rapports des praticiens aux dispositifs sociotechniques comme condition d’adoption des composantes essentielles du modèle PRISMA

Nous avons réalisé une soixantaine d’entrevues pendant la phase d’adoption de l’innovation auprès des divers primo-adoptants (2003-2005), et nous avons indirectement observé les suites de la primo adoption jusqu’à ce jour via une participation régulière à des activités de formation destinées aux gestionnaires de cas des MAIA. Nous avons fait une analyse de contenus de ces discours en appui sur trois cadres théoriques : 1/la théorie traductionniste de l’innovation (Akrich, Callon & Latour, 2006) ; 2/quelques attributs reconnus des théories diffusionnistes de l’innovation (Greenhalgh et al., 2004) ; 3/les composantes essentielles du modèle PRISMA. Nous présentons par la suite quelques constats relatifs aux six composantes de ce modèle.

3.1 La concertation :

Dans un contexte institutionnel complexe comme la France, la concertation s’est avérée cruciale, mais insuffisante, au déploiement de l’intégration des services. Outre sa complexité, découlant d’une tradition bismarckienne de négociation de nombreux compromis entre grands corps sociaux, le système de santé et de services sociaux français est marqué par des fragmentations structurelles fondamentales (entre le social et le sanitaire notamment), par sa politisation, par une territorialité à plusieurs échelles, et par son caractère concurrentiel (présence de 350 mutuelles, logique de projets soutenue par les Agences régionales de la santé, etc.), condition à première vue favorable à l’innovation (Couturier et al., 2009). Ces lieux de concertation sont encore actifs plus de dix ans après leur lancement. Ils auront permis une lente appropriation de la problématique de l’intégration des services et auront suscité un très grand nombre d’innovations locales, mais qui se butent cependant toutes sur l’inertie institutionnelle d’une France qui peine à conduire des réformes d’envergure sur le plan national dans le domaine de la santé et des services sociaux. Le rapport aux dispositifs sociotechniques de l’intégration des services est essentiellement problématique, et ce, dans les deux sens du terme. D’abord problématique au sens commun du terme, puisque les lieux de concertation étant vécus comme des instances faiblement capables de faire remonter vers les décideurs les inerties locales, ce qui pose problème à la capacité même de se concerter.

La concertation se confronte en effet à une incapacité relative d’agir. Puis, la concertation est aussi problématique au sens qu’elle s’est constituée en un lieu de mise en problème des dysfonctionnements et autres bris de continuité expérimentés autour des personnes âgées les plus fragiles. Si ces dispositifs n’ont pas réussi à ce jour à changer l’économie générale du système de santé et de services sociaux français, ils ont été de grands vecteurs d’une réflexion sur les problèmes récurrents du système de santé et de services sociaux français, mais aussi sur les solutions. Grâce à ce travail de problématisation et d’innovations locales, le projet de mieux intégrer les services est clairement dans l’air du temps en France. Parcours de santé et autres dispositifs d’accompagnement sont ainsi au coeur de l’effervescence conceptuelle que connaît la France en la matière (Bloch et Hénaut, 2014).

3.2 La gestion de cas :

Cette composante est celle qui, à première vue, se rapproche le plus des pratiques professionnelles connues. Pour cette raison, elle a fait l’objet d’un important effort d’appropriation, notamment par des formations professionnelles dont le principal effet est la présence de milliers de gestionnaires de cas bien formés et compétents. Cependant, si ces derniers ont une compréhension profonde et juste de leur mission, l’incarnation de la gestion de cas dans leurs pratiques professionnelles se bute à un environnement institutionnel et organisationnel dont les fondamentaux n’ont pas changé sérieusement depuis 20 ans. Ils réalisent donc une pratique de pointe, véritablement innovante, mais dans un environnement qui demeure fondamentalement fragmenté sur les plans institutionnel et organisationnel. Ainsi, le dispositif de gestion par cas est formellement réalisé, mais vidé de sa capacité transformatrice par la désarticulation des six composantes, de facto traitées comme des conditions non-intégrées, distinctes les unes des autres.

3.3 La porte d’entrée unique :

Cette composante fut la plus travaillée de toutes par les différentes concertations locales. À défaut d’une réforme structurelle forte sur le plan national (ex. : intégration du social et de la santé dans une gouverne unique comme le fait l’Écosse), les acteurs locaux ont travaillé à inventer localement des arrangements locaux fonctionnels, prenant le plus souvent la forme de conventions entre partenaires d’un même territoire légalement indépendants, mais cliniquement interdépendants. Ces conventions, ardues à négocier, le sont encore bien davantage à réaliser cliniquement en raison, par exemple, des règles de financement qui n’ont pas changé depuis des décennies (ex. : l’utilisation d’un outil d’évaluation qui donne accès aux financements de services, que des professionnels d’autres organisations prodigueront). Concrètement, il y a donc autant de formes de porte d’entrée unique en France que de compromis locaux. La standardisation est donc ici modeste et les compromis sont dans les faits vecteurs d’un accroissement de la complexité institutionnelle, car chacune des portes d’entrée ainsi créée s’ajoute aux modalités préexistantes d’accès aux services, sans jamais les remplacer. Cela est, d’un point de vue intégrateur, un échec, car l’intégration des services devrait en principe contribuer à une simplification des services, au bénéfice des usagers. Néanmoins, ce foisonnement d’initiatives locales est porteur d’un mouvement de problématisation en France de la fragmentation de son système de santé et de son intégration en tant que solution à ladite fragmentation.

3.4 L’outil standardisé d’évaluation :

À l’instar des autres composantes, les innovateurs locaux ont utilisé de façon expérimentale plusieurs outils standardisés d’évaluation, souvent en les adaptant à leur contexte de façon telle qu’il n’est plus possible de les qualifier de standardisés, encore moins de valides scientifiquement.

Plus encore, ces outils n’ont de sens que dans la mesure où ils permettent de constituer un inter-langage interprofessionnel, inter-organisationnel et intersectoriel (Couturier et Belzile, 2016), et qu’ils engagent, ce faisant, des comportements cliniques dans l’ensemble des acteurs cliniquement concernés par le continuum de soins, pour une situation clinique donnée. En principe, une telle évaluation devrait faciliter la coordination de ces divers acteurs, cliniquement interdépendants.

Or, la France n’a pas encore fait de changements structurels qui reconnaitraient le caractère intégrateur d’un tel outil. Le choix de l’outil clinique standardisé prescrit sur le plan national n’a été fait qu’en janvier 2017, et sans qu’il soit réellement implanté depuis. Les gestionnaires de cas le déploient donc pour eux-mêmes, et que pour eux-mêmes, chacun de leurs partenaires cliniques, indépendants sur le plan institutionnel, faisant de manière fragmentée leur propre évaluation individuelle, pour eux-mêmes. Faute d’une décision ministérielle de reconnaître un tel outil comme instrument central à tout parcours, il n’y a donc pas eu d’effet intégrateur, et ce, même une décennie après le lancement des travaux expérimentaux en la matière.

3.5 L’outil standardisé de planification des services :

En l’absence d’une évaluation intégrée des besoins, évaluation productrice d’un inter-langage, il n’y a aucun sens clinique à produire un plan de services communs à des acteurs à qui, structurellement, on demande de demeurer indépendants. Les plans ne sont donc pas faits, tel que le prescrivait pourtant le modèle PRISMA.

3.6 Le dossier clinique partageable :

Si l’informatisation des dossiers cliniques va bon train en France, ces dossiers sont fragmentés en autant d’organisations indépendantes juridiquement. Alors que l’usager est une personne vivant de manière holistique sa situation de santé, la réponse à ses besoins demeure donc pour l’essentiel fragmentée en France, puisque les informations cliniques sont formellement peu partageables. D’une certaine façon, les services demeurent d’un point de vue systémique service-driven plutôt que patient-centered ou needs-based, comme le promeuvent les modèles conceptuels d’intégration des services (Couturier, Bonin et Belzile, 2016).

Il découle de ces analyses cinq constats généraux utiles à la conception d’une innovation porteuse d’intégration des services pour le contexte français :

  1. La standardisation sous-jacente aux dispositifs à l’étude ici est moins conçue comme le fait de la science que comme celui de la protocolarisation normative issue de tiers à la pratique, ici des scientifiques et des décideurs publics. Elle apparaît aux utilisateurs comme une injonction positive en principe, mais épuisante en pratique en raison de l’écart irréductible entre des principes que l’on sait positifs, et un environnement institutionnel et organisationnel dont on sait qu’il ne se modernisera pas sérieusement de son vivant.

  2. Dans le contexte français, le projet d’intégrer les services ne doit pas (ou ne peut pas) viser à réduire la complexité inhérente aux systèmes complexes, d’où l’émergence continue depuis 40 ans de dispositifs compensateurs utiles, mais qui ne réduisent pas la complexité du mille-feuille français, bien au contraire (Bloch et Hénaut, 2014). Il doit tout au mieux faciliter les parcours des usagers, sans chercher à les intégrer. Cela explique le succès en France des concepts de continuité, d’accompagnement et de coordination, qui permettent de fluidifier des parcours de soins sans rechercher à réduire la complexité structurelle du système. Cette focalisation sur les parcours disqualifie en partie les approches intégratives favorisant pour leur part une réduction de la complexité systémique, pour une meilleure prise en compte de la complexité clinique. En fait, la complexité systémique française est telle qu’elle donne aux professionnels et gestionnaires une forme de pouvoir d’opportunité, celui de faire jouer une règle contre une autre, au gré de leurs intérêts, d’où cette ambiance concurrentielle entre les acteurs.

  3. Les nouveaux dispositifs doivent donc réduire leur ambition intégrative et respecter les façons de faire en place qu’ils se proposaient pourtant de transformer. Par exemple, une modalité technocratique d’évaluation de l’accès au droit à une prestation, que chacun sait inadéquate, sera faite en parallèle de l’évaluation standardisée pourtant en principe valorisée par les institutions de l’autonomie en France, d’ailleurs reconnue de meilleure qualité sur les plans clinique et scientifique. Cela caractérise l’innovation intégrative comme une simple amélioration de l’existant et non comme sa transformation radicale. Cela a pour effet de générer un foisonnement d’innovations locales, mais qui montrent de facto le peu de capacités à changer l’ordre des choses, justement parce qu’elles demeurent coincées dans un temps court et un topos local. Cet emprisonnement dans le hic et nunc et le foisonnement innovateur local produisent à terme une fatigue à l’innovation (Alter, 2002), notamment chez les gestionnaires de cas, ceux qui sont les mieux formés en France en matière d’intégration des services.

  4. La gouverne du changement se trouve devant une série de contraintes paradoxales, dont la plus fondamentale est de permettre l’adaptation au réel des dispositifs innovants sans sacrifier le coeur de son intention et de sa capacité transformatrice. Cette difficulté trouve un sens tout particulier lorsque l’innovation s’appuie sur des outils ayant notamment une intention d’accroître la standardisation. Or, la France est, en matière d’intégration des services, dans un long historique d’appels à projets ayant produit une succession infinie d’innovations locales (Bloch et Hénaut, 2014), sans portée transformationnelle à l’échelle institutionnelle, ni même organisationnelle dans bon nombre de cas. Tel Sisyphe, les innovateurs sont alors condamnés à pousser infiniment leur innovation sur la montagne d’un système dont tous reconnaissent la fragmentation, la centration sur une logique dite service-driven plutôt que needs-based.

  5. Les praticiens et les gestionnaires manifestent pourtant une ouverture réelle à l’emploi de dispositifs ou de technologies favorisant une meilleure efficacité de leurs pratiques. Mais ils craignent les usages technocratiques détournés d’outils standardisant. C’est donc moins la standardisation qui est en cause que le risque perçu d’un détournement politico-administratif de l’innovation qui les préoccupe. La standardisation est maintenant problématisée comme potentiellement intéressante en autant qu’elle porte une finalité clinique d’amélioration des services. La conception de la standardisation observée dans le contexte de l’expérimentation découple conceptuellement l’utilisation clinique de l’utilisation en gestion des dispositifs intégrateurs d’information, d’évaluation et de planification. Pourtant, leurs concepteurs cherchaient à les nouer. Ils voulaient que l’attribution de ressources soit orientée par une lecture clinico-scientifique des besoins des usagers plutôt que par des règles administratives. Cet écart d’interprétation s’explique en partie par l’intériorisation chez nos répondants d’une forte conviction quant à la difficulté de la France d’entreprendre des changements structurels sérieux.

Conclusion

L’expérience française relative à l’implantation de dispositifs sociotechniques portant le projet de mieux intégrer les services pour les personnes présentant des besoins complexes révèle le rapport en partie méfiant des acteurs au projet de soutenir une certaine standardisation des pratiques. Si, en principe, d’aucuns reconnaîtront la valeur de parcours de services mieux coordonnés, mais aussi les coûts financiers et surtout cliniques d’un mille-feuille institutionnel et organisationnel qui fonctionnent avant tout pour ses propres fins, nos travaux montrent que la fragmentation des services semble surtout utile aux professionnels et aux gestionnaires, qui profitent de cette sur-complexité institutionnelle et organisationnelle pour maintenir leurs pouvoirs corporatistes, le plus souvent à l’encontre de l’intérêt supérieur de leurs usagers. Cette contradiction apparente entre principe et réalité est moins imputable selon nous aux objets sociotechniques, ici en question, ni même à la standardisation, qu’à des déterminants externes à leur pratique.

En effet, nos répondants, mis à part quelques personnes, ne conçoivent pas leur intervention selon le continuum classique philie-phobie à l’égard de ces dispositifs. Ce qui est plutôt en cause est leur perception d’une incohérence systémique quant aux conditions structurelles de pratiques qui pourraient être mieux en phase avec des standards de qualité reconnus si ce n’était d’importantes inerties institutionnelles et organisationnelles qui résistent au temps, malgré les travaux et preuves scientifiques, et malgré trente ans d’innovations locales et une problématisation sans cesse accrue de la question de l’intégration des services en France. Il y a in fine rencontre de deux forces inertiques, celle relative à l’incapacité systémique à agir au niveau structurel des déterminants de la fragmentation des services, et celle relative aux avantages corporatistes de la sur-complexité systémique. La seconde est une adaptation prudente et stratégique des acteurs à l’égard d’un système de facto peu sérieux à propos des innovations dont il se fait pourtant officiellement le promoteur.