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Introduction

Nous enseignons à un public d’étudiants inscrits en Master MEEF (Métiers de l’Enseignement, de l’Éducation et de la Formation) préparant le concours de professeurs des écoles, lycées et collèges en première année puis exerçant le métier à mi-temps en deuxième année. L’étude de l’histoire de l’éducation et la pratique de plusieurs formes et systèmes d’éducation institutionnels et para-institutionnels, comme l’éducation populaire, nous amène particulièrement à nous intéresser aux pédagogies implicatives, en mobilisant un point de vue intégratif. Ces questions sont complexes, dans le sens entendu par Morin (1992). Notre analyse ne pourra se faire de façon réductionniste, d’autant qu’elle aborde des aspects humains. L’approche retenue sera donc nécessairement multidimensionnelle et pluri-thématique. Elle portera sur des sujets variés, intriqués et en synergie.

De la même façon que l’interprétation de la science est subjective, bien que visant à l’objectivité, nous savons aujourd’hui qu’il est impossible de distinguer et de séparer l’enseignement ou la recherche des caractères conscients et inconscients de la personne qui mène ces enseignements ou conduit ces recherches. De même il est impossible d’ignorer l’influence du contexte environnemental d’exercice du métier. Il s’agira donc de rester ouvert à la différence et à la nouveauté dans une posture de distance critique. Car c’est seulement ainsi que la science peut progresser, depuis Galilée, sous peine de rester dans le giron des influences dominantes imposées par le milieu bureaucratique et politique.

État des lieux : le monde, les systèmes éducatifs et les personnels d’éducation sont interreliés

Le réquisitoire sur l’état de la planète malmenée par l’homme est chargé. Nombreux sont ceux qui citent au banc des accusés le « capitalisme de catastrophe », selon l’expression d’Ignacio Ramonet, ancien directeur du mensuel Le Monde diplomatique. Ses conséquences sont désastreuses : dérèglement climatique, spoliation des biens communs (eau, air, vivant et nature), inégalités dans la répartition des richesses, hyperconsommation de quelques-uns et dénuement du plus grand nombre, suprématie des énergies fossiles et nucléaires, pollution et empoisonnement de l’eau et de l’air[1]… Tout est lié et tout annonce à court terme la fin de l’espèce humaine (Y. Paccalet, 2013). Mais pas celle de la Terre, qui lui survivra sans remords. Voilà donc l’état du monde dans lequel nous vivons en tant qu’adultes et auquel nous destinons nos enfants et nos adolescents, sans leur donner vraiment les possibilités critiques et pratiques d’une remise en question adéquate via des systèmes éducatifs qui seraient critiques et responsables.

Car cet état des lieux ne résulte pas d’un manque d’éducation à l’échelle de la planète : selon le rapport annuel de l’ONU, en 2012, 82 à 84 % des enfants déclarés à l’état-civil recevaient a minima l’équivalence d’une éducation de niveau primaire. La persistance de ces problèmes n’est pas due non plus à un manque d’accès à l’information : toujours selon ce rapport, 92 % des habitants de la planète possédaient un téléphone portable (dont 55 % dans les pays les moins développés) et 38 % d’entre eux avaient accès à internet. D’où provient alors ce décalage entre une « culture » humaine avérée et une « déforestation » de la planète observée ? L’éducation actuelle ayant échoué à rendre l’homme heureux dans un environnement apaisé, faut-il remettre en question le processus éducatif tel qu’il est actuellement en place, voir pour certains le concept même d’éducation (Lepri, 2012) ? Finalement, faut-il et peut-on changer la façon de donner et recevoir des enseignements ?

Problématique et enjeux : du sens des mots en éducation et de leurs implications

En matière d’éducation, l’approche théorique[2] montre que la compréhension de verbes aussi courants qu’éduquer, former, enseigner, tutorer, accompagner, co-éduquer, s’auto-former etc. peut varier selon les sensibilités et attentes de chacun. Il en est de même de la compréhension de termes plus techniques comme l’hétéro-formation, les apprentissages formels, non-formels, informels… Des différences d’interprétation existent aussi selon que l’on aborde ces questions du point de vue des institutions, des savoirs académiques, des connaissances, des parents, des enseignants, ou encore des élèves et des étudiants.

Or, on ne peut pas réfléchir en profondeur aux questions éducatives si l’on n’a pas clarifié au préalable le sens de ce vocabulaire pour dialoguer à partir des mêmes bases. Et combien y a-t-il de façons de comprendre et de se positionner dans ces domaines où le consensus est rare ? Les dispositifs que chacun cherche à mettre en oeuvre dépendent autant des points de vue des acteurs impliqués que des tendances économiques et sociales de fond dans lesquelles s’inscrivent les actions éducatives. Que cherche-t-on à favoriser et quels sont les objectifs poursuivis ? Ceux-ci sont extrêmement variés : la capacité à comprendre et à obéir, à (re) produire des modèles de consommation ; le développement d’une pensée latérale ou divergente qui permet la créativité en réponse aux problèmes de notre temps ; l’émancipation et la solidarité ; la qualité de présence pour préparer des êtres conscients de qui ils sont et de ce qu’ils font… Finalement, comment s’y prendre et que faire ?

Hypothèse : la nécessité d’explorer d’autres voies éducatives

Revenons une dernière fois sur les questions de sémantique, le choix des mots et des expressions n’étant jamais neutres. Nous préférons parler ici de « voie éducative » plutôt que de « modèle éducatif » car modeler, c’est donner une forme qui, si elle est préétablie, revient donc à conditionner à nouveau - même si c’est d’une autre façon -. De même que nous préférons parler d’un « investissement éducatif » plutôt que d’un « coût de l’éducation ». D’autres mots pièges sont aussi très en vogue : l’excellence, l’innovation, le numérique… Trop abstraits, ils peuvent se révéler facilement vecteurs d’inégalités dans leur mise en pratique. Nous allons donc approfondir quelques-unes de ces pratiques et apprécier les intérêts.

Méthodologie : revue du champ et entretiens

Nous allons procéder à une revue du champ des orientations prises par certaines politiques éducatives. Puis nous nous intéresserons à la parole d’étudiants qui se destinent au métier de professeur. Nous discuterons alors de quelques aspects que pourrait prendre en compte un renouveau philosophique éducatif.

L’impasse du seul usage des technologies

La revue du champ montre des usages toujours plus nombreux et variés des technologies de l’information et de la communication (Tic). Elles semblent devenir un nouveau Saint Graal[3], un sésame qui mènerait à la panacée éducative. Au point qu’elles deviennent pour certains un tic d’utilisation, et pour d’autres un toc (trouble obsessionnel compulsif). La « classe inversée » suscite ainsi l’intérêt. Il s’agit de la mise à disposition en ligne d’un cours, entre chaque séance présentielle. Cela revient à en faire un devoir à la maison, portant non pas sur une révision mais sur une découverte de nouveaux contenus. Ils seront ensuite suivis en classe d’exercices d’application. Cette façon de procéder a pour but de permettre à l’enseignant de pratiquer plus de différenciations : à chaque élève un travail adapté à ses besoins et ses capacités. Il en est de même du Byod (Bring your own device). Il s’agit pour chacun d’utiliser son propre matériel électronique qu’il apporte en classe. Les Tic sortent alors de la seule salle informatique et ce procédé permet de suppléer au manque de dotation des établissements. En réalité, cela ne fait que déporter le problème, puisque tout le monde n’est pas ou ne souhaite pas être équipé en smartphone, tablettes électroniques et autre devices. Enfin, les cours d’enseignement à distance (ENT - espace ou environnement numérique de travail -, Moocs - massive open online courses - et autres Spocs - small private online class -) rencontrent pour leur part des taux d’abandon énormes jusqu’à plus de 95 % (Frayssinhes, 2016) ; sans compter le problème de la non-certification de la plupart de ces cursus par les établissements qui les mettent en ligne.

De son côté, la vague des « humanités numériques » s’appuie sur des dispositifs techniques dont la mise en oeuvre débouche sur des analyses de données personnelles massives[4] (big data puis huge data). D’abord utilisées pour le suivi du travail des apprenants, elles le sont ensuite pour leur pistage (en vue de leur évaluation) et finissent par prendre le contrôle de leurs méthodes d’apprentissage au travers des actions observées et des attendus de production imposés. À partir de là, il n’y a qu’un pas qui les sépare d’une surveillance de type big brother qui peut s’étendre à l’ensemble de leur vie citoyenne. Ce constat permet de poser la question : quelles sont les intentions poursuivies derrière la montée en puissance de ces dispositifs ? De plus, le recours aux seules technologies n’est pas en l’état une réponse suffisante à la résolution des défis que doit relever l’humanité. Faut-il rappeler qu’en 2001, un être humain mourait de faim toutes les 2,5 secondes (dont 85 % d’enfants de moins de 5 ans) ?

Et qu’encore en 2012, le nombre de personnes n’ayant pas accès à l’eau potable était estimé entre 1,8 et 2,4 milliards selon l’ONU ? De toute évidence, le recours aux seules technologies n’est pas une réponse suffisante en l’état à la résolution des défis que doit relever l’espèce humaine, dont le nombre d’individus va toujours croissant. Plus que jamais, « science sans conscience n’est que ruine de l’âme » (Rabelais). La question de l’intention reste donc essentielle puisque, dans d’autres contextes et avec d’autres modalités, les technologies obtiennent des résultats inespérés. C’est le cas par exemple du dispositif alternatif aux éducations formelles dit du « trou dans le mur[5] » pour un co-apprentissage informel de l’informatique mené puis répliqué à grande échelle en Inde.

Représentations de futurs enseignants sur le métier : l’humanisme en chemin

Depuis cinq années nous interrogeons, lors de nos premiers cours, nos étudiants en master MEEF (Métiers de l’Enseignement, de l’Éducation et de la Formation) à Paris sur l’expression de leurs valeurs personnelles et/ou sur la façon dont ils se représentent l’école, dans son fonctionnement passé et sur le modèle vers lequel ils voudraient la voir évoluer. Nous en dressons un tableau collectif avec eux en temps réel, comme ceux ci-dessous.

Tableau 1

Représentations de l’école et valeurs des étudiants de Master MEEF en Master 1re année, (2016-2017)

Représentations de l’école et valeurs des étudiants de Master MEEF en Master 1re année, (2016-2017)

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Tableau 2

Représentations de l’école et valeurs des étudiants de Master MEEF en Master 2e année, 2016-2017

Représentations de l’école et valeurs des étudiants de Master MEEF en Master 2e année, 2016-2017

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L’analyse des représentations, des attentes et des désirs des étudiants montre que leur façon d’envisager l’exercice de leur métier, en tant que futurs professeurs, va bien au-delà d’une simple transmission des programmes et des connaissances. Un avenir possible d’éducation humaniste est ancré dans les représentations idéalisées de ce qu’ils aimeraient voir se réaliser. Mieux que cela, ces façons de vouloir exercer leur futur métier sont congruentes avec les valeurs personnelles sur lesquelles ils pourraient s’appuyer.

Exemple de pistes à explorer

D’autres façons d’enseigner sont ainsi déjà mises en oeuvre par de très nombreux acteurs de terrain. Elles sont assez rarement médiatisées car elles vont à l’encontre du paradigme productiviste qui domine encore largement l’enseignement « massifié », c’est-à-dire mené à l’identique pour tous. Leur point commun est sans doute de vouloir prendre le temps nécessaire à l’établissement de relations de qualité grâce auxquelles des apprentissages pérennes peuvent se construire avec bienveillance. Elles sont souvent l’oeuvre de ceux qu’Apolline Torregrosa, enseignante et chercheuse en Arts et en Santé, nomme « les maîtres clandestins » (2013). Ceux-ci exercent dans le cadre de la « liberté pédagogique », en école primaire et secondaire :

« La liberté pédagogique de l’enseignant s’exerce dans le respect des programmes et des instructions du ministre chargé de l’Éducation nationale et dans le cadre du projet d’école ou d’établissement avec le conseil et sous le contrôle des membres des corps d’inspection. Le conseil pédagogique prévu à l’article L. 421-5 ne peut porter atteinte à cette liberté. »

Code de l’éducation. article L.912-1-1

Et de la « liberté académique » à l’université

« Les enseignants-chercheurs, les enseignants et les chercheurs jouissent d’une pleine indépendance et d’une entière liberté d’expression dans l’exercice de leurs fonctions d’enseignement et de leurs activités de recherche, sous les réserves que leur imposent, conformément aux traditions universitaires et aux dispositions du présent code, les principes de tolérance et d’objectivité »

Code de l’éducation, article L952-2

Cette liberté des méthodes d’enseignement a fait l’objet, en Europe et dans le monde, de textes qui la définissent et la défendent, à la suite de la Conférence internationale sur la liberté académique et l’autonomie universitaire et l’adoption de la « Déclaration de Sinaia[6] », en Roumanie en 1992. Voici donc une énumération non exhaustive d’aspects très concrets permettant d’instaurer des enseignements non-usuels : d’autres organisations de l’espace (tables regroupées en îlot, placées en « U » ou remplacées par des tapis) ; principes de l’école « ouverte » (sur la société et sur la nature) ; introduction massive de flore et de faune[7] ; sorties de classe et classes de nature/mer/montagne… ; retour aux basiques et au bon sens comme l’usage par tous des « mots magiques » (bonjour, s’il te plaît, merci, excuse-moi, au revoir) ; quitter le « Faites ce que je dis et pas ce que je fais » pour passer au « Faisons ensemble » ; promouvoir la beauté et la sensibilité ; faire vivre l’égalité femme/homme et accepter les autres différences…

Les neurosciences

Les découvertes des neurosciences connaissent plus de succès auprès des partenaires de l’école (parents, chercheurs) qu’auprès de celle-ci et de ses personnels qui semblent pour le moment garder une distance prudente. Voici une présentation très simplifiée des liens entre cerveau et apprentissages tels qu’exposés par Alvarez (2016), ancienne enseignante en classe de maternelle multiniveaux dans une banlieue réputée difficile de Paris. L’évolution des hominidés voit se développer trois cerveaux imbriqués : le reptilien (dédié aux besoins primaires et aux réflexes), le limbique (émotions et mémoire), le néocortex (fonctions cognitives supérieures : raisonnement, imagination, abstraction…). Cette évolution s’accompagne d’une spécialisation des hémisphères : droit, synthétique et gauche, analytique. Dans le champ des neurosciences, Alvarez distingue les fonctions cognitives, affectives et sociales. L’être humain a une prédisposition naturelle à aimer et à apprendre, ce que Maria Montessori, médecin et pédagogue, appelait les « mécanismes naturels ». Or, la structure de l’école et son fonctionnement ne correspondent pas à la « physiologie de la vie », caractérisée par la souplesse, ni à son cadre naturel qui est l’adaptation. Ce non-respect aboutit à l’épuisement des acteurs (dépression, burn-out). Trois grandes lois naturelles sont à prendre en compte et à appliquer.

D’abord, la plasticité cérébrale : le cerveau se développe et se spécialise en fonction de la répétition des expériences, et non en fonction de leur qualité. Céline Alvarez cite deux études approfondies. L’une a été conduite à Philadelphie avec des mères cocaïnomanes, l’autre a suivi 136 enfants placés en orphelinat en Roumanie ayant eu peu de stimulations cognitives (cf. Bucharest Early Intervention Project[8]). En voici quelques résultats illustratifs : lorsque les enfants sont placés avant l’âge de deux ans en famille d’accueil, la résilience, c’est-à-dire la capacité à retrouver une vie « normale », est totale. Passé l’âge de deux ans en revanche, le stress vécu aura trop abîmé le cerveau pour qu’il reprenne son rythme de maturation normal. En conséquence, il est recommandé de favoriser l’autonomie et la découverte dans les processus relationnels et éducatifs. Puis, les trois fonctions exécutives du cerveau : la mémoire de travail (qui fonctionne à court terme avant d’inscrire les acquisitions dans le long terme) ; le contrôle inhibiteur (pour ne pas se laisser distraire) ; la flexibilité cognitive (la capacité de passer d’une tâche à une autre). Ces fonctions sont les fondements biologiques des apprentissages. Il est nécessaire pour les activer de montrer l’exemple, de permettre la répétition, l’action, de définir des objectifs, d’encourager le feed-back, de proposer un environnement qui soit régulièrement ordonné… Enfin, l’étayage bienveillant : une relation aidante et positive permet au cerveau de produire de l’ocytocine (pour comprendre les besoins de l’autre), de la dopamine (pour la motivation), de la sérotonine (pour la stabilité émotionnelle), de l’endorphine (pour le bien-être), du BDNF (le Brain Derived Neurotrophic Factor) qui tonifie et protège les neurones, etc. Il engage donc à réduire les situations de stress, à intégrer la morale, à suivre une conduite éthique. L’école devrait être pensée selon un modèle physiologique à partir des lois naturelles de l’apprentissage que favorisent donc un environnement social varié, empathique, aimant, avec un mélange des âges, la pratique de la gestion des émotions, la disponibilité des intervenants et un accompagnement de qualité.

La motivation et l’envie de savoir deviennent alors telles que des enfants apprennent à lire presque seuls dès l’âge de trois ans[9].

Grandir en humanité

Cette proposition désigne un ensemble de champs et de pratiques à visées humanistes, comme l’éducation à la Culture de Paix. C’est le fond commun des documents qu’offre par exemple l’Unesco dont la devise est : « les guerres prenant naissance dans l’esprit des hommes, c’est dans l’esprit des hommes qu’il faut ériger les défenses de la paix ». De nombreux partenaires de l’école travaillent à ces questions, comme le regroupement « NVP21 » (Coordination pour l’éducation à la non-violence et à la paix), qui propose par exemple des formations aux techniques de Communication Nouvelle et Vivante (ex Communication Non Violente), dans une optique du « vivre ensemble ». Il y est question de promouvoir des pratiques apaisantes telles que le yoga[10] et la méditation en classe. Les enfants y sont le plus souvent sensibles et les effets en sont visibles très rapidement[11].

Une autre approche consiste à prendre en compte la dimension sacrée de l’être humain, la dimension ontologique, au travers d’une spiritualité vécue et incorporée dans les pratiques et les relations, comme par l’application systématique des notions de respect et d’écoute. Même si celle-ci n’est pas forcément, voire même pas du tout, formellement explicitée. En classe, il s’agit de dépasser les dogmatismes religieux, de pouvoir s’interroger sur une spiritualité laïque (Filliot, 2011). En se réappropriant par exemple les notions d’initiation et d’espace sacré tel que proposé par Michel Maffesoli (2017) et par le groupe de recherche Spiritualité et éducation[12], qui réunit des enseignants ayant fait une sorte de coming out spirituel.

En réalité, tout est là, à portée de mains. La Bruyère (1645-1696) l’écrivait déjà au XVIIe dans les Caractères : « Tout est dit, et l’on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes et qui pensent ». Il nous reste donc à faire la seule chose que personne ne peut faire à notre place : choisir de vivre, et même de vivre bien, et de nous rencontrer réellement, nous-même, et avec les autres également. Or, la plupart du temps, nous sommes ailleurs, dans nos pensées, nos idées, nos peurs, nos fantasmes et nos distractions. Et rarement dans l’ici et maintenant, seul lieu réel possible du changement ou d’une évolution. Alors, comment (re) prendre conscience de soi, des autres et de l’impact de nos actions sur le monde ?

Proposition d’un modèle éducatif issu des sciences contemporaines

Origine du modèle

Nous avons construit ce modèle à la suite de prises de conscience issues de deux recherches séparées et menées en parallèle. La première recherche porte sur la pensée transdisciplinaire, largement portée par Nicolescu (2016), ancien chercheur en physique quantique au CNRS, et président d’honneur du Ciret (Centre international de recherches et d’études transdisciplinaires). Pour résumer très brièvement, la transdisciplinarité, dans la lignée de Hegel (Buchwalter, 2012) et Lupasco (1987), est ce qui relie, se trouve entre, et dépasse les disciplines (les objets). La seconde recherche concerne la psychologie transpersonnelle, considérée comme la 4e vague de la psychologie après la psychanalyse, le comportementalisme et la psychologie humaniste. Deux associations internationales la représentent en Europe : Eurotas et ETPA, portée longtemps en France par Descamps (1993). Cette psychologie s’intéresse à ce qui relie, se trouve entre et dépasse les êtres humains (les sujets). Pour utiliser une métaphore, ces deux champs sont comme les deux faces d’une médaille qui aurait pour nom « éducation », les disciplines étant inscrites sur sa tranche. Notre modèle éducatif se présente comme une allégorie du temple grec (Pasquier, 2015).

Il propose de considérer l’être humain en général, et les élèves en particulier, selon cinq plans humains et contextuels qui doivent tous êtres pris en compte afin que les objectifs nobles d’une éducation deviennent accessibles. Cette « structure temple » est constituée d’un socle anthropologique et se trouve coiffée d’un chapiteau ontologique, avec entre les deux et les reliant, les cinq piliers suivants : biologique énergétique, émotionnel sensible, mental cognitif, groupal social et axiologique (post) métaphysique.

Mise en application au travers d’une pédagogie intégrative et implicative (P2i)

Nous nous entraînons à nous appliquer à nous-mêmes ces principes éducatifs humanistes avec nos groupes d’étudiants. Ceci afin de chercher une congruence entre le contenu de la formation que nous leur dispensons et la proposition que nous leur faisons de les utiliser avec leurs futures classes. Ce transfert de mes recherches en formation est une des modalités attendues dans les textes régissant le fonctionnement de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche (ESR) en France et s’en trouve ainsi légitimé. Notre filiation épistémologique est au moins triple : nous nous sommes inspirés de l’ouvrage « Le Maître ignorant » du philosophe Rancière (2009) ; de la période anarchiste post 68 (Lenoir, 2014) et de la pédagogie de projet (élaborée avec notamment les contributions de Dewey, Ferrière, Freinet et Montessori). Notre méthodologie consiste à partir d’une pédagogie frontale pour exposer les contenus principaux, les ressources, les attendus et les objectifs puis de poursuivre dans l’esprit des pédagogies coopératives et participatives, en les marquants par une démarche fortement implicative des apprenants.

La particularité de cette pédagogie implicative est qu’elle vise un triple développement : personnel, professionnel, et collectif. Par la recherche d’une émulation entre ces trois dimensions, elle ouvre une dynamique intégrative et permet de promouvoir des actions interniveaux, intercycles, interdisciplinaires et même intergénérationnelles (Whitehouse, 2005). Cette pédagogie combine un mélange de techniques d’animation (pour l’enseignant), de production commune des connaissances (pour les élèves) et de réflexion d’émancipation (pour le collectif). Car, comme l’explique Pain (2003), un cours classique reste en mémoire au cinquième sur un an ; un cours interactif reste pour moitié ; en recherche personnelle et en confrontation interpersonnelle, l’activité est retenue aux trois quarts.

Il s’agit donc de passer du « vivre ensemble » au « faire ensemble », comme le préconise Meirieu (2014). Il y a donc un changement fondamental de posture de l’enseignant qui passe de détenteur du savoir à passeur/accompagnant, garant, pour engager des prises de conscience des étudiants et des élèves, pour les aider à grandir/mûrir et à se dépasser en se plaçant non plus seulement dans une optique de transmission de contenus, mais aussi en explorant les processus possibles à mettre en place (Galvani, 2016). Le plus souvent, nous demandons aux étudiants de pratiquer une auto ou une co-évaluation. La sanction de la notation sommative mute alors vers une évaluation formative. Lors de notre premier cours, une table est préparée avec café, thé, jus de fruits, gâteaux afin de créer un climat de bienveillance, de convivialité, de bien vivre. Nous expliquons que nous allons orienter le cours dans le sens d’une démarche active, participative, voire écocitoyenne, avec ce discours argumenté de façon logique : « Vous êtes là pour devenir enseignant ; vous aurez la responsabilité d’une (ou plusieurs) classe ; vous préparerez des interventions. Et bien, vous allez pouvoir vous entraîner dès le deuxième cours à le faire ». Nous annonçons donc que ce cours, que nous dirigeons, est le premier et le dernier de la séquence de formation. Les étudiants sont ensuite incités à tour de rôle, seuls ou en petits groupes, sur la base du volontariat plutôt que de la désignation, à préparer et animer les cours suivants, avec mon soutien pour les préparations. Nous offrons parfois un cahier d’écolier à chaque étudiant, en proposant qu’il serve systématiquement à la prise de notes, d’idées et d’observations selon les méthodes de Rémi Hess (1998) et nous expliquons qu’il pourra aussi servir à préparer leurs futures interventions. Le cours passe alors en autogestion, en mode coopératif, avec mon aide et sous ma supervision chaque fois que cela s’avère nécessaire.

Évaluation de la mise en pratique

Nous avons pu appliquer notre proposition pédagogique à trois types de cours en l’affinant chaque année : des cours de technologies éducatives (Tice), des cours de suivi tutoré et des cours en tronc commun de formation (primaire et second degré, sur inscription volontaire). Il n’est pas rare que la dimension implicative soulève certaines résistances chez les élèves : refus de l’autonomie, de se soumettre au jugement des pairs, demande de contenus sous la forme scolaire très classique d’un cours magistral. Nous constatons aussi des dérives lors de l’exécution collective du travail, comme la participation et la spécialisation d’étudiants qui choisissent de ne réaliser que ce qu’ils savent déjà faire, ou encore la mise à l’écart des plus discrets… Un des buts, difficile, de cette pédagogie est alors d’amener ces étudiants, futurs enseignants, à découvrir et vivre une forme d’autonomie, d’éprouver leur responsabilité et de trouver le sens de leurs actions. Plusieurs autres points significatifs ressortent des évaluations : un élément de surprise, parfois de crainte, quant à la méthode pédagogique jugée originale, inusitée, inattendue, qui se transforme le plus souvent en facteur positif (majoritairement) ou parfois négatif (minoritairement) ; ainsi qu’un intérêt pour l’inattendu de ce qui sera appris et construit. C’est généralement un bon vecteur de motivation au début des « cours ».

Afin d’éviter que les étudiants aient trop de mal à entrer dans cette pédagogie intégrative et implicative ou encore qu’ils soient trop réticents, nous proposons quelques aspects sur lesquels il convient de bien porter attention : préparer progressivement au concept d’implication et à la prise en main des séances ; proposer une liste de thématiques possibles comme choix de travail ; prendre du temps à la fin de chaque séance pour un débriefing et pour la préparation de la séance suivante (pour être sûr que le contenu sera suffisant et adapté) ; préparer du contenu de fond en complément de celui proposé par les étudiants (en cours ou entre les cours) ; intervenir sans attendre si la dynamique s’essouffle.

Conclusion

Le transfert des savoirs au travers d’échanges avec justesse entre acteurs est pour nous primordial pour promouvoir la motivation et l’appropriation d’un pouvoir d’agir qui va dans le sens d’une émancipation individuelle et collective responsable. Car la liberté n’est pas la possibilité de faire ce que l’on veut. Elle consiste plutôt en l’apprentissage de la responsabilité et la connaissance des cadres dans lesquels situer nos actions individuelles et créatrices. Les nouveaux paradigmes éducatifs pourraient s’inspirer du personnalisme du philosophe Mounier (D’Astorg, 1985), de la question des transformations personnelle, collectives et sociétales et des liens entre les trois (Pasquier et al., 2017) ; de la variété des modalités éducatives existantes (éducation populaire, systèmes para et périscolaire, réseau d’échanges des savoirs, mouvements citoyens) tout comme de l’étendue des partenaires mobilisables (associations, parents, retraités, tuteurs volontaires…). Cela rejoint aussi des notions comme l’empowerment et l’agency (c’est-à-dire la capacité des acteurs à prendre en main leur destin) ; le fait de parler en « Je » plutôt qu’en « On », ou même de parler en tant que « citoyen du monde ». C’est probablement une des réponses possibles à la dérégulation économique mondiale : penser global, agir local. Devenir tous acteurs. Réfléchir plutôt que réfléchir ; agir plutôt qu’être agi ; pro agir plutôt que réagir.

Nous pouvons, pour conclure, nous demander s’il y aura une révolution éducative, d’où elle partira et dans quel sens elle ira. Attendu qu’une révolution en géométrie, qu’elle aille dans un sens ou d’ans l’autre, part d’un point, fait un cercle et retourne au point de départ, après avoir tout dévasté sur son passage. Le résultat est alors pire que la situation première. Vouloir progresser dans nos vies tout en évitant les difficultés n’est pas un espoir réaliste. Il nous faut plutôt apprendre à « danser sous la pluie ». Et à agir afin que les frottements de la vie ne se transforment pas en douleurs mais plutôt en caresses, et cela sans attachement. Ainsi, c’est le questionnement des acteurs, toujours remis à l’étude du sens et des moyens de l’éducation et en intégrant les apports des recherches et des expériences, qui permettra d’élaborer à chaque génération d’élèves et d’enseignants des réponses jamais figées et toujours à (ré) inventer, en bonne intelligence. Parce que le monde et le vivant sont en perpétuelle évolution.