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Introduction

Cette étude est issue d’une mission réalisée en 2009 dans le cadre du programme de recherche Entente des sciences et techniques utiles à l’aménagement de l’estuaire de la Loire et à la prévention des risques sanitaires (ESTUAE), menée à l’université de Nantes de 2008 à 2011, et ayant pour objet l’aménagement de l’estuaire de la Loire et la prévention des risques sanitaires qu’il engendre. Notre mission avait pour objet l’analyse de l’activité de certains des acteurs les plus présents dans les zones humides de l’estuaire : les agents de l’Entente interdépartementale pour la démoustication du littoral atlantique (EID Atlantique).

L’objectif était double. Il s’agissait d’abord d’alimenter la réflexion du programme ESTUAE. Mais il s’agissait aussi de satisfaire les attentes propres de l’EID Atlantique : sa direction entendait tirer profit d’une telle analyse en vue, premièrement, d’une meilleure (re) connaissance du métier de ses agents – qui reste obscur pour le grand public comme pour leurs interlocuteurs sur le terrain, ce qui menace parfois l’efficacité et la pérennité de leurs interventions – et, deuxièmement, d’une refonte de leurs programmes de formation initiale et continue – qui étaient à l’époque essentiellement articulés autour de savoirs théoriques.

Cette étude restitue l’analyse de l’activité des agents. Notre propos s’articule en quatre moments. Après une brève présentation de l’Entente et des techniques de démoustication couramment utilisées par ses agents (1), nous explicitons le cadre théorique et méthodique dans lequel notre analyse s’inscrit – la didactique professionnelle (2). Nous présentons ensuite les résultats de notre analyse en nous attachant, tout d’abord, à caractériser le contexte de l’activité des agents (3). Nous proposons alors une modélisation de cette activité (4 et 5). Nous esquissons enfin, en conclusion, la manière dont cette analyse a pu satisfaire les attentes de l’EID Atlantique.

1.  L’EID Atlantique

1.1  Présentation générale

L’EID Atlantique est un opérateur public chargé par les Conseils généraux qui y adhèrent d’assurer la lutte contre les moustiques. Il a été créé à la fin des années 1960 pour favoriser le développement touristique de la Charente-Maritime. En 2009, il est présent du Morbihan à la Gironde, et compte 55 agents.

Sa principale mission est celle d’une lutte dite « de confort »; il s’agit de « maintenir la présence des organismes nuisibles en dessous du seuil à partir duquel apparaissent des dommages ou une perte économiquement inacceptables[1] ». Toutefois, la présence d’espèces potentiellement vectrices – par exemple l’Aedes albopictus, vecteur du chikungunya et de la dengue – est avérée en métropole : les missions des EID (Atlantique, Méditerranée, Rhône-Alpes) évoluent donc lentement d’une lutte de confort vers une lutte partagée entre contrôle des nuisances et contrôle des risques sanitaires.

1.2 Les techniques de lutte

Les agents de l’EID Atlantique mettent en oeuvre une lutte intégrée, qui consiste en l’« application rationnelle d’une combinaison de mesures biologiques, biotechnologiques, chimiques [et] physiques[2] ». Elle déploie trois modes d’interventions principaux : des travaux de réhabilitation des zones humides, des opérations de gestion hydraulique et des traitements antilarvaires.

Les travaux de réhabilitation des zones humides et leur gestion hydraulique sont une des priorités de l’EID Atlantique, conformément aux préconisations du ministère de l’Écologie :

En priorité, il convient chaque fois que cela est possible de détruire mécaniquement les gîtes larvaires potentiels ou actifs. Cette réduction passe par des actions de salubrité de l’environnement (ramassage et élimination des déchets notamment, entretien des terrains et des voies de circulation, curage des fossés, etc.) auxquelles il convient de sensibiliser les collectivités locales[3].

Les espèces cibles de l’EID Atlantique, principalement des Aedes, ont un cycle de vie tel qu’un phénomène d’assèchement et de remise en eaux est nécessaire à leur développement : les moustiques femelles déposent leurs oeufs dans des végétaux croissant sur des zones temporairement asséchées; la remise en eaux de ces zones (en raison de pluies, de crues, de marées, etc.) déclenche l’éclosion des oeufs. Les travaux de réhabilitation des zones humides, leur remise en eau et leur gestion hydraulique tout au long de l’année permettent le rétablissement des circuits traditionnels de circulation de l’eau et la suppression de ces phénomènes. Ils sont l’une des techniques de lutte les plus efficaces et les plus pérennes.

Quand la remise en eau et la gestion hydraulique d’un gîte larvaire potentiel sont difficiles ou impossibles, pour des raisons techniques (par exemple en cas d’installations hydrauliques dégradées) ou sociales (par exemple en cas de refus du propriétaire de la zone considérée), les agents n’ont d’autre solution que de passer d’une lutte préventive (prévention des éclosions) à une lutte curative, et d’effectuer des traitements antilarvaires (ou, dans les cas d’envols, antiadultes).

Si les agents de l’EID Atlantique ont longtemps utilisé toute une gamme d’insecticides, la Directive communautaire 91/414/CEE du 15 juillet 1991 concernant la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques ne leur permet plus aujourd’hui que d’utiliser un insecticide d’origine biologique, le Bti ou bacille de Thuringe. Cet insecticide a l’avantage d’être spécifique (il cible les espèces voulues sans affecter les autres) et non rémanent. Son action est en revanche difficilement maîtrisable : d’une part, son pouvoir d’action, défini en unités biologiques, n’est jamais stable (il peut varier d’un mélange à l’autre et dans le temps); d’autre part, le stade de développement des larves et les variations du milieu (profondeur de la lame d’eau, abondance de la végétation, etc.) peuvent empêcher ou minimiser son absorption, et donc son efficacité. L’usage exclusif de cet insecticide induit pour les agents de démoustication de nouvelles pratiques : il les contraint à être beaucoup plus rigoureux lors de leurs traitements – un ensemble de techniques de diffusion devant être appliqué pour garantir une diffusion optimale –, et à en contrôler systématiquement le résultat.

Ces quelques précisions sur les missions et les techniques de lutte de l’EID Atlantique étant posées, intéressons-nous à présent à l’activité effective de ses agents. Et précisons avant tout dans quel cadre théorique et méthodique nous inscrivons notre analyse.

2. Cadre théorique et méthodique

2.1 La didactique professionnelle, un cadre pour analyser l’activité de démoustication

Ce cadre est celui de la didactique professionnelle, méthode visant à « analyser le travail en vue de la formation des compétences » (Pastré, 2002, p. 9). Puisant dans le double héritage de de la psychologie du travail, qui met en évidence la dimension cognitive de tout travail, et de la psychologie du développement, qui s’intéresse au rôle de la conceptualisation dans l’action, la didactique professionnelle est fondée sur quatre concepts. Le premier, emprunté à Piaget via Vergnaud, est celui de schème. Toute activité, écrit Pastré, est rationalisable à l’aide d’un schème composé, au premier chef, de « concepts pragmatiques » (Samurçay et Pastré, 1995) (deuxième concept). Ces concepts, forgés dans et pour le travail, manifestent d’emblée une double dimension théorique et pratique :

L’opposition entre la théorie et la pratique repose sur l’idée, largement répandue, que la pratique professionnelle efficace résulte de l’application en situation des savoirs appris à l’école, alors qu’en réalité, la pratique efficace ne peut être obtenue qu’au prix d’une production de savoirs réalisée par les travailleurs dans leur rapport singulier à la tâche.

Jobert, 1999, p. 207

Ces concepts sont associés à des indicateurs (troisième concept) qui renseignent sur « [leur] valeur […] dans une situation donnée » (Pastré, 2011, p. 176). Cette valeur indique à celui qui agit dans quelle classe de situations (quatrième concept) il se situe, ce qui lui permet d’adopter les règles d’action adéquates pour atteindre les buts qu’il s’est fixés. Pastré (2011, p. 177) conclut : « C’est le triplet concepts, indicateurs, classes de situations qui constituent le guidage conceptuel de l’action. » C’est ce triplet qui structure notre modélisation de l’activité des agents de démoustication (cf. infra, section 5).

2.2  Choix des situations à observer

Les tâches des agents de l’EID Atlantique peuvent être divisées en trois ensembles : (1) celles visant à actualiser la connaissance des zones d’intervention (prospections, identification des espèces animales et végétales, des caractéristiques des biotopes et des biocénoses, cartographie, discussions avec les différents acteurs des marais…), effectuées toute l’année, mais de préférence hors saison (de novembre à février); (2) celles visant à contrôler les populations de moustiques appartenant aux espèces cibles (travaux de réhabilitation des zones humides, gestion hydraulique, traitements, toujours précédés de prospections), effectuées pour la plupart en pleine saison (de mars à octobre); (3) les tâches annexes (administratives et logistiques).

Il nous a d’abord fallu identifier, parmi ces tâches, celles qui mobilisent au plus haut degré le savoir-faire des agents. Deux ensembles de données ont orienté notre choix. Une série d’entretiens exploratoires avec des encadrants de l’EID Atlantique (le directeur général, le directeur scientifique et technique, le chef de l’unité Nord-Loire), à l’hiver 2009, visant à nous familiariser avec le métier des agents, nous a tout d’abord permis de réduire notre choix au deuxième ensemble évoqué ci-dessus, celui des tâches visant à contrôler les populations de moustiques. Une première observation à Saint-Laurent-de-la-Prée (Charente-Maritime), au cours d’une journée de formation organisée par l’EID Atlantique au mois de mars de la même année, nous a ensuite incitée à ne retenir de ces tâches que leurs moments proprement cognitifs : ceux du diagnostic – de l’évaluation du risque d’éclosions ou d’envols et de leur caractère potentiellement nuisant – et de la délibération sur les moyens d’action.

Nous n’attendions, à dire vrai, pas grand-chose de cette première observation : le contexte d’une journée de formation, organisée autour de simulations de traitements, ne nous semblait pas le plus propice pour approcher l’activité effective des agents. Son déroulement a pourtant été particulièrement instructif. Les agents, invités à se concentrer sur le geste technique de l’épandage de Bti sur un site choisi pour ses faciès marqués (fossés, mares, prés salés…), se sont d’abord prêtés au jeu – faire comme si un traitement y avait été reconnu nécessaire. Ils ont toutefois rapidement abandonné l’exercice, se sont rassemblés par petits groupes, et ont commencé à discuter de manière informelle. Au dérushage – nous nous étions munie pour cette première observation d’une caméra vidéo –, il est apparu que l’essentiel de ces discussions tournait autour des critères permettant d’évaluer un risque d’éclosion ou d’envol, autrement dit qu’ils se concentraient sur le moment du diagnostic. Aux yeux des agents présents ce jour-là, le moment clé de leur activité – celui à propos duquel ils ressentaient le besoin d’échanger avec leurs collègues –, se situait bien en amont du traitement lui-même.

2.3 Recueil et analyse des données

Le corpus à partir duquel nous avons travaillé se compose de deux ensembles de données : (1) un ensemble de chroniques tirées de deux journées d’observation réalisées en avril 2009 dans les marais de Guérande (Loire-Atlantique); nous accompagnions alors le chef de l’unité Nord-Loire et un de ses agents opérationnels, occupés à effectuer des opérations de gestion hydraulique (cf. exemples en annexe 1); (2) un ensemble d’interactions tirées de deux journées d’observation réalisées en mai 2009 dans les marais de l’île de Ré (Charente-Maritime); nous suivions cette fois un agent seul, chef de l’unité de l’île, dans l’une de ses tournées de prospection (cf. exemple en annexe 2). Les noms de ces agents nous avaient été suggérés par le directeur scientifique et technique de l’Entente; deux critères de choix avaient été retenus : il s’agissait d’agents expérimentés, reconnus comme « experts » par leurs collègues et leurs encadrants; ils appartenaient à deux unités différentes, dont les zones d’activité étaient comparables (zones littorales essentiellement consacrées à la saliculture).

Du premier ensemble de données, nous avons tiré des situations critiques grâce auxquelles nous avons esquissé une première modélisation de l’activité des agents; elles nous ont notamment permis de dégager la double dimension – technique et sociale – de cette activité, la quasi-totalité des situations critiques montrant que, face à un problème, la solution technique envisagée par les agents est souvent rendue difficile – mais parfois facilitée! – par les besoins ou les souhaits des autres acteurs des marais (cf. annexe 1, situations nos 1 et 3).

Le deuxième ensemble de données est essentiellement constitué d’interactions avec l’agent que nous accompagnions. Il nous a permis, d’une part, de confirmer notre premier modèle – notamment les deux concepts pragmatiques autour duquel il s’articule –, et d’en préciser certains éléments. Les interactions de l’annexe 2, par exemple, témoignent bien de la double dimension – technique et sociale – de l’activité des agents, les possibilités de S. étant en permanence déterminées par les choix des paludiers en matière de gestion de l’eau; elles font apparaître en outre une multitude de critères de diagnostic (hauteur, température et dynamique de la lame d’eau, état préalable de la métière, présence de végétaux favorisant la ponte d’Aedes…) et de règles d’actions possibles (renouvellement de la prospection, traitements) pour S. Ce deuxième ensemble de données nous a permis, d’autre part, de confirmer que l’activité des agents était relativement homogène dans les différentes unités de l’EID Atlantique – en tout cas dans celles qui sont principalement constituées de marais salants. Une possible extension de notre étude – ainsi qu’une mise à l’épreuve de ses résultats – consisterait à analyser l’activité des agents des unités situées les plus au nord (Morbihan) et les plus au sud (Gironde) de la façade atlantique, dont les caractéristiques sont différentes.

Nous devons enfin dire un mot de notre posture. Nous avions prévu d’enquêter en deux temps : un temps de découverte consistant en un ensemble d’observations, que nous voulions les plus neutres possibles; un temps d’approfondissement constitué d’entretiens d’explicitation (Vermersch, 2004) a posteriori, de retour au local. Notre volonté d’effectuer des observations neutres s’est cependant révélée problématique. Celles-ci, notamment sur l’île de Ré, ont en effet rapidement pris la forme d’initiations, au double sens du terme : au sens initiatique, d’abord, les agents accompagnés s’attachant à nous révéler la richesse de ces zones souvent délaissées du grand public; au sens pédagogique, ensuite, notre relative jeunesse au moment de l’étude (25 ans) et notre curiosité pour leur activité nous mettant involontairement dans une posture d’apprenante, au même titre que les nombreux stagiaires accueillis à l’EID Atlantique dans des cadres divers (des collégiens de troisième aux internes et médecins se spécialisant dans l’entomologie médicale). Nous avons donc décidé de profiter de la volonté pédagogique des agents pour mener in situ nos entretiens d’explicitation, en orientant les verbalisations qui nous étaient adressées vers la mise au jour de leur activité cognitive. Nos échanges ont dès lors pris la forme d’interrogations croisées, les questions des agents visant à nous faire deviner leurs critères et leurs règles d’action (« Qu’est-ce que tu observes? », « Qu’est-ce que tu en conclus? », « Qu’est-ce qu’on devrait faire? »), les nôtres ayant pour but d’amener les agents à préciser leur place et leur fonction dans leur raisonnement.

3.  Les zones humides littorales, un « agencement » à l’équilibre précaire

3.1 Le couple situation-activité

C’est dans la confrontation aux situations que se forgent les concepts pragmatiques organisateurs de l’action. Pour que notre analyse soit complète, nous devons donc nous intéresser au couple situation-activité, et non à une activité idéale, détachée de son contexte :

Analyse cognitive du travail, analyse du travail situé : telles sont les deux caractéristiques de l’analyse du travail en didactique professionnelle : il faut passer par l’analyse de la situation pour avoir accès à la compréhension de l’activité. Mais c’est l’analyse de l’activité qui permet d’identifier les éléments conceptuels organisateurs que les acteurs retiennent de la situation. Le couple situation-activité est le noyau théorique central autour duquel s’organise notre analyse.

Pastré, 2002, p. 16

Commençons donc par nous intéresser aux caractéristiques du contexte dans lequel travaillent les agents, les zones humides littorales.

3.2 Caractéristiques écologiques : un équilibre précaire

Les zones humides littorales ont toutes été façonnées par l’homme à un moment de leur histoire, en vue de leur assainissement (assèchement) ou de leur exploitation (saliculture, ostréiculture, élevage). En ce sens, ces zones ne sont pas (plus) « naturelles » et leur abandon, loin de favoriser le rétablissement d’un hypothétique équilibre écologique préhistorique, implique leur dégradation et engendre un déséquilibre écologique favorisant, en particulier, la prolifération de moustiques. La dégradation des talus et des installations hydrauliques et l’envasement des bassins perturbent la circulation de l’eau et favorisent des assèchements et des remises en eaux anomiques, propices à l’éclosion et au développement d’Aedes. Pour lutter contre cette prolifération, l’EID Atlantique s’est très rapidement positionnée comme gestionnaire des zones humides littorales abandonnées, et a étendu ses actions d’une lutte curative (traitements antilarvaires) à une lutte préventive (réhabilitation de ces zones, gestion hydraulique).

3.3 Caractéristiques sociales : une multiplicité d’acteurs et d’intérêts

Une pluralité d’acteurs et d’usages, qui implique une pluralité d’intérêts, se croisent dans ces zones. Des exploitants (paludiers, ostréiculteurs, éleveurs) y côtoient des chasseurs, des naturalistes (notamment des ornithologues) et des touristes (randonneurs assidus ou promeneurs occasionnels). Des conflits émergent fréquemment entre ces acteurs autour de la gestion de l’eau, du fait de sa rareté et des besoins différents – et parfois contradictoires – que leurs activités engendrent. Lors d’une matinée passée sur le terrain avec des agents de l’unité Nord-Loire, nous nous arrêtons ainsi devant un ensemble de bassins à sec, envahi par des végétaux propices à la ponte d’Aedes (joncs, salicornes, etc.). Ph., chef d’unité, nous fait part de la situation conflictuelle de ces bassins :

Pendant dix ans, ça se passait très bien, les bassins étaient en eau, on en faisait la gestion l’été, et les chasseurs, propriétaires des baux, prenaient le relais l’hiver; et puis la CNPB [association naturaliste locale] est passée par là, et a décidé, sans en parler à personne, de déclarer la zone « réserve naturelle ». Un matin, on est arrivés, et il y avait des panneaux partout. Les chasseurs se sont énervés, et pour embêter les ornitho, ils ont décidé de vider les bassins. Résultat : il n’y a plus d’oiseaux, ni pour les uns, ni pour les autres, et pour nous, c’est redevenu des gîtes qui produisent puissance 10.

Observation du 24 avril 2009

À côté de ces conflits, des associations peuvent également émerger : la gestion « fine » des zones confiées aux associations ornithologiques est, par exemple, appréciée des agents en ce qu’elle est conforme à leurs objectifs propres. Devant un autre bassin visité ce matin-là, Ph. m’explique ainsi que la hauteur de la lame d’eau est gérée « en collaboration avec un ornitho ». Les deux acteurs maintiennent un niveau d’eau suffisamment bas pour que les oiseaux puissent se nourrir au fond du bassin, mais suffisamment haut pour éviter qu’ils ne soient menacés par leurs prédateurs, par exemple les belettes; enfin, ils débroussaillent les îlots du bassin lorsqu’ils sont envahis par le Bacharris halimifolia, plante invasive qui empêche la nidification des oiseaux et favorise la ponte d’Aedes. C’est, selon Ph., une gestion « très fine », plus encore que celle qui est requise pour une bonne « gestion moustique ».

3.4 Les zones humides littorales, un « agencement » d’entités hétérogènes

Un concept peut nous aider à poser le problème de la cohabitation de ces entités, qui toutes contribuent à définir le contexte dans lequel les agents de l’EID Atlantique travaillent. C’est le concept d’« agencement », emprunté à Deleuze :

Un agencement « met en jeu des populations, des multiplicités, des territoires, des devenirs, des affects et des événements » (Deleuze et Parnet, 1996, p. 65). Il invite à décrire les situations comme des compositions d’entités hétérogènes et mobiles ayant chacune leurs mouvements, leurs logiques propres ou leurs « lignes », et dont la rencontre suscite des interactions, produit des événements et induit d’autres mouvements. Les agencements résultent de « forces », mais aussi d’énoncés qui, en « donnant à voir », suscitent des pratiques originales.

Mougenot et Mormont, 2009, p. 36

Si ce concept nous semble préférable à celui de « système » généralement utilisé dans le cadre des recherches en didactique professionnelle, c’est qu’il invite à considérer comme formant un tout un ensemble d’entités hétérogènes. L’idée de système implique nécessairement celle d’homogénéité, et donc la distinction nette entre les domaines du physico-chimique (biotopes), du biologique (biocénoses) et du social (systèmes d’acteurs). Le concept d’« agencement », au contraire, embrasse l’ensemble de ces entités, considérant le double défi que posent leurs interactions : un « défi de coexistence » (Deleuze et Guattari, 1980, p. 403) – comment faire tenir ensemble ces entités « hétérogènes et mobiles » (ibid.) autrefois séparées? – et un « défi de succession » (ibid.) – comment les maintenir dans le temps?

Une simple analyse du contexte de l’activité des agents de démoustication de l’EID Atlantique, de la situation dans laquelle ils déploient leurs compétences, permet donc de formuler l’hypothèse que, loin d’être une activité d’extermination indifférenciée, la démoustication telle qu’elle est pratiquée par les agents de l’EID Atlantique est une activité complexe qui requiert de relever quotidiennement le double défi de « coexistence » et de « succession » que posent les zones humides littorales.

4. Portrait de l’agent de démoustication en équilibriste

4.1 Diagnostic et délibération sur les moyens d’action : deux moments clés de l’activité de démoustication

Nous avons dit plus haut que nous concentrions notre analyse sur les moments du diagnostic et de la délibération sur les moyens d’action. Précisons tout de suite que le second moment – celui de la délibération – doit lui-même être conçu comme double. Il est d’abord purement technique : face à un risque d’éclosion, il convient de déterminer quelle est la solution technique la plus efficace. Mais ce raisonnement doit, la plupart du temps, être nuancé par la prise en compte de considérations sociales : il faut alors se demander si la solution technique envisagée est socialement acceptable étant donné les intérêts des acteurs de la zone considérée la recherche de la meilleure solution technique s’efface alors devant la recherche d’une solution qui soit à la fois techniquement satisfaisante et socialement acceptable. C’est parfois la même; c’est souvent une autre.

Pour mieux comprendre ce qui se joue lors de ces deux moments clés de l’activité de démoustication, commençons par faire appel à la distinction aristotélicienne entre raisonnement théorique et raisonnement pratique (Aristote, 1997, p. 134-135) (4.2). Nous tenterons ensuite de discerner, pour chaque moment, les concepts pragmatiques que les agents mobilisent (4.3).

4.2 Raisonnement théorique et raisonnement pratique : l’activité de démoustication comme « phronesis »

L’activité de démoustication requiert deux types de raisonnement : un raisonnement théorique à l’étape du diagnostic; un raisonnement pratique à l’étape de la délibération. Ces deux types de raisonnement se déploient selon les mêmes modalités : ce sont tous deux des syllogismes, c’est-à-dire des enchaînements rigoureux de prémisses et de conclusions. Ils diffèrent cependant par leur objet : dans le cas du raisonnement théorique, cet objet est déterminé et susceptible d’une démonstration complète. Les sciences de la nature mobilisent habituellement ce type de syllogisme. Étant donné un corpus théorique (première prémisse) et un ensemble de conditions expérimentales (deuxième prémisse), je suis en mesure de déduire l’explication ou la prévision d’un phénomène donné (conclusion). Si je veux par exemple expliquer pourquoi j’observe un arc-en-ciel ce matin à telle heure au-dessus de tel sommet, alors que je me trouve dans telle vallée, j’ai besoin d’un certain nombre de lois de l’optique géométrique (réflexion, réfraction, etc.) d’une part, et d’autre part de données concernant la position du Soleil et des nuages ce matin-là par rapport à ma propre position (exemple adapté de Chalmers, 1987, p. 31-33). En revanche, une fois que je dispose de ces informations, mon explication est nécessaire, et donc unique.

L’objet du raisonnement pratique est, par opposition, indéterminé et non susceptible d’une démonstration complète. Ce type de syllogisme est par excellence celui du domaine de l’action – au plus haut point celui de l’éthique et de la politique; Aristote (1997, p. 134) cite en exemple les « questions de médecine », les « affaires d’argent » et la navigation. Dans ces domaines, il est impossible de déterminer une solution unique, une solution qui soit une fois pour toutes la « meilleure »; il n’existe que des solutions provisoirement satisfaisantes, ici et maintenant, dans les circonstances particulières de l’action. La déduction qui caractérisait le raisonnement théorique, et permettait de déterminer une solution unique à chaque problème, est remplacée par la délibération.

Le moment du diagnostic est celui d’un raisonnement théorique. Étant donnés, d’une part, un corpus théorique composé de connaissances biologiques et écologiques concernant, entre autres, le cycle de développement des Aedes, les végétaux favorisant leur ponte, leur capacité de déplacement, etc. (première prémisse); d’autre part, un ensemble de données concernant un gîte larvaire potentiel : caractéristiques de la lame d’eau, configuration botanique, prévisions météorologiques, etc. (deuxième prémisse); tout agent de démoustication est en mesure de déduire l’existence d’un risque d’éclosions, et d’évaluer l’importance de ce risque (conclusion). Cette conclusion est nécessaire et unique.

En revanche, le moment de la délibération est celui d’un raisonnement pratique. Le fait même qu’il existe, pour tout problème technique, une solution considérée comme la meilleure suppose qu’il y ait toujours plusieurs solutions, plusieurs manières de résoudre le même problème, ces différentes manières ayant une plus ou moins grande valeur. Le raisonnement technique est donc déjà un raisonnement d’ordre pratique, dont l’objet est indéterminé et non susceptible d’une démonstration complète. Pour prévenir des pontes et des éclosions dans telle situation, l’agent peut décider que des travaux de réhabilitation de la zone seraient préférables à toute autre solution; il n’empêche que, s’il n’est pas possible de mettre en oeuvre cette solution, d’autres permettent d’atteindre l’objectif fixé.

Le raisonnement de l’agent de démoustication apparaît toutefois comme éminemment pratique au moment où il intègre les données sociales : pour neutraliser le risque de nuisances liées aux moustiques tout en préservant au maximum les intérêts des acteurs des zones concernées, les agents doivent entrer dans un processus de négociations et de compromis, et chercher des solutions dont ils savent bien qu’elles ne sont que provisoirement les meilleures. Pour reprendre notre exemple : la réalisation de tels travaux de réhabilitation serait certes, d’un point de vue technique, la meilleure solution pour éviter des éclosions, mais le propriétaire de la zone problématique s’y refuse pour des raisons de coût; une autre solution doit donc être trouvée, par exemple des traitements ponctuels et ciblés, qui éviteront les envols. Cette solution est moins « bonne » du point de vue des agents, parce qu’elle est curative et non préventive, donc plus coûteuse en temps et en moyens, et qu’elle ignore les préconisations du ministère de l’Écologie, mais elle satisfait momentanément les intérêts de chacun.

Pour résumer, l’agent de démoustication est à la fois un homme de connaissance et un homme d’action; en tant que tel, il doit à la fois faire preuve d’une sagesse théorique et d’une sagesse pratique, la fameuse « phronesis » ou « prudence » aristotélicienne.

4.3 Équilibre écologique et équilibre social : deux concepts pragmatiques pour structurer l’activité de démoustication

Essayons maintenant de distinguer quels sont les concepts pragmatiques que l’agent utilise à chacun des moments de son raisonnement.

Nous en avons identifié deux. Le premier est celui d’équilibre écologique « moustique ». Il désigne l’état d’un milieu qui ne permet ni à des éclosions, ni à des envols nuisants de se produire. Insistons sur la notion de « nuisance » : il ne s’agit pas de contrôler l’ensemble des éclosions et des envols possibles, mais uniquement ceux qui constitueraient une gêne pour les populations riveraines (espèces de moustique s’attaquant à l’homme, dont les gîtes sont situés à proximité de zones habitées ou fréquentées par les touristes). Ce premier concept a pour particularité d’être directement lié à la tâche prescrite; il donne sens à des indicateurs bien identifiés et facilement explicités, de nature tant écologique (état d’équilibre du milieu : Climat, dynamiques hydrauliques, végétation, etc.) que technique (état des installations hydrauliques).

Le second concept pragmatique est celui d’équilibre social. Il désigne l’état dans lequel l’activité des agents de démoustication ne menace pas les intérêts des autres acteurs des zones humides littorales – et ils sont, nous l’avons vu, nombreux –, voire les sert. Le maintien de ce deuxième équilibre permet aux agents d’être plus efficaces (objectif à court terme) et de pérenniser leur action (objectif à long terme). Il a pour particularité, contrairement au premier, de n’être lié qu’indirectement à la tâche prescrite; il est progressivement forgé par les agents lors de leurs expériences de terrain, et structure plutôt l’activité des « experts » – l’« expertise », qui consiste essentiellement en une connaissance parfaite des caractéristiques tant écologiques et techniques que sociales d’une zone donnée, requérant plusieurs années d’activité sur cette zone (en moyenne, trois). Il donne sens à des indicateurs très hétérogènes; aux indicateurs écologiques et techniques précédemment mentionnés s’ajoutent des indicateurs « sociaux » : la connaissance des différents modes d’exploitation des marais et, surtout, des intérêts de chacun, ici et maintenant, identifiés grâce à une présence constante sur le marais et à la participation à des réunions d’associations professionnelles, d’associations de chasse, d’associations naturalistes, etc.

Nous avons dit que ces deux concepts pragmatiques n’interviennent pas au même moment du raisonnement. Le premier, celui d’équilibre écologique « moustique », joue principalement, bien que non exclusivement, au moment du diagnostic : compte tenu de telles variables technique, écologique et climatologique, y a-t-il risque d’éclosion ou d’envol? Y a-t-il risque de nuisance? Le second, celui d’équilibre social, joue principalement, bien que non exclusivement, au moment de la délibération sur les moyens d’action : compte tenu du risque identifié, quels moyens techniques s’offrent à moi pour le neutraliser, sans pour autant mettre en péril l’équilibre social? Quels paramètres techniques, mais aussi sociaux, dois-je prendre en compte pour maintenir les deux équilibres souhaités?

Notons également que l’on observe néanmoins fréquemment un déséquilibre dans l’importance donnée à ces deux concepts, et donc dans la préservation de ces deux équilibres. Une bonne gestion des zones humides littorales les maintient tous deux; elle sait intégrer au moment purement technique du raisonnement un moment où il intègre tous les paramètres sociaux en jeux, et satisfaire au mieux les exigences propres des domaines techniques et sociaux. Mais un maintien des deux équilibres n’est pas toujours possible : parfois, la situation est dégradée au point que l’un des deux doit nettement être sacrifié au profit de l’autre. Quand la gestion préventive est impossible pour telle raison d’ordre social – par exemple en cas de refus de travaux – et doit être remplacée par des traitements curatifs, quand ces traitements eux-mêmes sont impossibles et que des envols se produisent, c’est le deuxième équilibre qui se maintient au détriment du premier; les intérêts des autres acteurs des zones humides sont préservés, et la pérennité des activités des agents garantie, mais au prix de quelques envols. Inversement, quand des risques de nuisances importantes contraignent les agents à réaliser des traitements « en cachette », c’est le premier équilibre qui prime; l’objectif de l’EID Atlantique est atteint, mais au prix d’une mise en péril de la bonne image de ses agents et de la bonne réception de leurs actions.

On peut résumer schématiquement les apports de cette section (fig. 1).

Figure 1

Les trois moments du raisonnement, les deux types de raisonnement qui y sont correspondent, et les deux concepts pragmatiques qui les structurent

Les trois moments du raisonnement, les deux types de raisonnement qui y sont correspondent, et les deux concepts pragmatiques qui les structurent

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5. Modélisation de l’activité de démoustication

5.1 « Concepts, indicateurs, classes de situations » : un modèle pour décrire l’activité de démoustication

Notre modélisation s’appuie sur le triplet « concepts, indicateurs, classes de situations » proposé par Pastré (2011, p. 177). Chaque situation à laquelle les agents sont confrontés donne lieu à un diagnostic d’équilibre ou de déséquilibre, effectué grâce à un certain nombre d’indicateurs. Ce diagnostic, structuré en outre par les concepts pragmatiques que nous avons dégagés plus haut, aboutit à la caractérisation de la situation en termes de classes : il existe des situations simples, où l’équilibre est préservé ou facile à rétablir, et des situations dégradées, où il est menacé, voire rompu. Chaque classe de situation appelle alors des règles d’action particulières.

Pour la clarté de la présentation, nous commençons par décrire l’activité de démoustication dans sa dimension purement technique (5.2); nous complétons ensuite notre description en intégrant sa dimension sociale (5.3).

5.2 La démoustication comme activité technique

La modélisation de la structure conceptuelle de l’activité de démoustication est relativement aisée si l’on ne prend en compte que le premier des deux concepts pragmatiques que nous avons dégagés – celui d’équilibre écologique « moustique » –, c’est-à-dire si l’on réduit l’activité de démoustication à une activité purement technique.

On peut tout d’abord définir un certain nombre d’indicateurs :

  • État des bassins, des talus et des installations hydrauliques. Un bassin ou un ensemble de bassins sera d’autant plus à surveiller que ses installations techniques seront dégradées : des bassins envasés, des fonds rehaussés, des trappes et des cuys (tuyaux) absents ou en mauvais état de fonctionnement favoriseront des montées d’eau anomiques et donc des éclosions.

  • Niveau, dynamique et température de l’eau.

  • Présence et localisation d’espèces végétales propices à la ponte d’Aedes.

  • Présence de larves, stade de développement. Les larves dont le développement est le moins avancé seront plus réceptives au Bti; les larves les plus développées y seront au contraire indifférentes.

  • Enfin, présence d’adultes.

La prise en compte de ces indicateurs concourt à définir quatre classes de situations :

  • Risque d’éclosions nul ou très faible. Dans cette première classe, on peut également ajouter toutes les situations où le risque d’éclosion est avéré, mais ne s’accompagne pas de risques de nuisances – par exemple parce que les gîtes produisant sont situés à bonne distance des habitations les plus proches.

  • Risque d’éclosions avec risque de nuisance ou risque sanitaire.

  • Éclosions avérées et risque d’envols avec risque de nuisance ou risque sanitaire.

  • Envols avérés avec nuisances importantes ou risque sanitaire. Dans cette dernière classe ne sont incluses que les situations dans lesquelles les nuisances sont importantes : une fois que les envols se sont produits, les traitements antilarvaires doivent faire place à des traitements antiadultes, qui sont beaucoup plus agressifs et soumis à une réglementation encore plus stricte. Ils ne sont donc que rarement mis en oeuvre.

Chacune de ces classes de situation suscite des règles d’action particulières. Dans les situations de classe 1, les actions sont généralement des actions de contrôle, des prospections (rondes à pied ou en véhicule, accompagnées de simples contrôles visuels). Dans les situations de classe 2, on observe des actions de contrôle renforcées (rondes plus fréquentes accompagnées de « coups de bac », les agents vérifiant par des prélèvements ponctuels si des éclosions se sont produites) doublées d’actions préventives (travaux de réhabilitation, gestion hydraulique). Les situations de classe 3 et 4 suscitent enfin, quant à elles, des actions curatives : traitements antilarvaires dans les situations de classe 3, traitements antiadultes dans les situations de classe 4.

Figure 2

Modélisation de la démoustication comme activité purement technique

Modélisation de la démoustication comme activité purement technique

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5.3 La démoustication comme activité de gestion des zones humides littorales

Cette modélisation est cependant insuffisante; elle doit à présent être complétée et affinée par la prise en compte du second concept pragmatique que nous avons dégagé, celui d’équilibre social.

De nouveaux indicateurs doivent être pris en compte, qui concernent cette fois les caractéristiques sociales des zones surveillées plutôt que leurs caractéristiques écologiques et techniques :

  • Présence d’acteurs, nature de leurs activités et de leurs besoins relativement à la « gestion moustique » de la zone (gestion hydraulique, entretien des bassins, etc.).

  • Relations avec ces acteurs et image de l’EID Atlantique, de ses agents et de ses activités auprès de ceux-ci. Les agents soignent quotidiennement les relations qu’ils entretiennent avec les différents acteurs des zones humides littorales, prenant systématiquement le temps de saluer et d’échanger avec ceux qu’ils croisent lors de leurs rondes. Ils participent aussi régulièrement à des réunions d’associations professionnelles, d’association de chasse et d’associations naturalistes pour connaître les besoins et les désirs de chacun, et mieux faire connaître leurs propres activités.

  • Existence d’accords écrits, oraux ou tacites pour la gestion concertée de la zone. Des accords écrits, formalisés, existent dans certaines zones. La plupart du temps, ces accords sont oraux ou tacites. Parfois, enfin, ils sont inutiles : le morcellement extrême du cadastre de certaines zones a pour conséquence que de nombreux oeillets sont à l’abandon, leurs propriétaires ignorant tout simplement qu’ils les possèdent!

  • Historique des activités de l’EID Atlantique dans la zone.

La prise en compte de ces nouveaux indicateurs vise principalement à permettre aux agents de l’EID d’estimer si une gestion concertée est possible; elle conduit à effectuer un dédoublement des classes de situation 2 et 3 décrites à la section précédente (cf. supra, section 5.2) :

2.a.)

Risque d’éclosions avec actions préventives possibles : c’est souvent – pas toujours – le cas dans des zones exploitées pour l’élevage en raison des « pas de bêtes » (dépressions provoquées par le piétinement des troupeaux dans les prés salés qui constituent autant de gîtes larvaires). C’est aussi le cas dans certaines zones de chasse, quand le contact avec les chasseurs est bon et la négociation possible. C’est enfin le cas dans les zones laissées à l’abandon dont les installations hydrauliques sont fonctionnelles et ne font pas l’objet de « manipulations sauvages » par des chasseurs ou des riverains indélicats.

2.b)

Risque d’éclosions sans actions préventives possibles : les zones exploitées (pour la saliculture, l’ostréiculture ou l’élevage), mais situées en bout d’étier (canal permettant d’alimenter en eau les marais salants), sont souvent problématiques à gérer, car l’eau se fait rare, et est laissée en priorité aux exploitants. Les zones « exploitées » sauvagement pour la salicorne ou les palourdes sont asséchées et remises en eaux de manière anomique, par des acteurs insaisissables. Certaines zones de chasse, où le contact avec les chasseurs est nul ou problématique, peuvent être également impossibles à gérer. Enfin, les zones laissées à l’abandon, dont les installations hydrauliques sont dégradées ou font l’objet de manipulations sauvages, sont bien souvent des gîtes dont la destruction mécanique est impossible.

3.a)

Éclosions avérées et risque d’envols avec risque de nuisances ou risque sanitaire, avec traitements possibles : quand la gestion hydraulique est impossible et les éclosions avérées, la plupart des envols peuvent être évités grâce à des traitements larvaires, les produits utilisés par les agents et leurs techniques d’application ne menaçant pas l’intégrité des productions ni la faune annexe (y compris les oiseaux).

3.b)

Éclosions avérées et risque d’envols avec risque de nuisances ou risque sanitaire, sans traitements possibles : dans certains départements (par exemple dans le Morbihan, où la présence de l’EID Atlantique est récente), la méconnaissance des actions de l’Entente et la résistance des propriétaires des zones prises en charge sont telles que même des traitements y sont impossibles.

Apparaissent alors des règles d’actions particulièrement intéressantes, qui manifestent que la compétence des agents de l’EID s’apparente à la « prudence » aristotélicienne plutôt qu’à une simple habileté technique, et qui sont totalement incompréhensibles si l’on veut réduire l’activité de démoustication à une activité purement technique : les traitements réalisés « en cachette » et les « manipulations » réalisées dans les situations de classe 3.b.

Figure 3

Modélisation de la démoustication comme activité de gestion des zones humides littorales

Modélisation de la démoustication comme activité de gestion des zones humides littorales

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Conclusion

L’approche permise par la didactique professionnelle offre ainsi un nouveau regard sur l’activité des agents de l’EID Atlantique : d’une part, elle permet de dévoiler un pan peu connu de leur activité, si ce n’est par eux-mêmes, son pan social; d’autre part, elle permet d’identifier et de rationaliser l’ensemble de leurs règles d’action, y compris et surtout celles qui demeurent incompréhensibles si l’on ne considère pas l’ensemble des variables avec lesquelles ils doivent composer.

Esquissons pour terminer en quoi notre analyse répond aux attentes de l’EID Atlantique rapportée en introduction. Elle permet premièrement une meilleure (re) connaissance du travail de ses agents puisqu’elle met au jour leur activité effective dans toute sa richesse : elle montre qu’ils accomplissent un véritable travail de gestion des zones humides littorales ou, pour reprendre les concepts de Deleuze, qu’ils relèvent quotidiennement le défi de « coexistence » et de « succession » posé par l’« agencement » particulièrement complexe de ces zones. Notre analyse permet deuxièmement d’outiller la réflexion sur le renouvellement de la formation des agents. Du point de vue des contenus, d’abord, elle révèle qu’elle devrait intégrer de manière beaucoup plus importante l’aspect social du travail des agents, quasi absent des programmes de formation à l’époque de la mission; du point de vue des méthodes, ensuite, elle suggère de compléter les apports théoriques certes nécessaires aux agents (techniques de lutte, biologie des culicidés, écologie des zones humides littorales, etc.) par des moments de confrontations à des situations problèmes telles que celles rapportées dans l’annexe 1, qui seraient résolues individuellement ou collectivement et permettraient aux agents novices de construire ou d’affiner les concepts pragmatiques propres à leur activité.