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Introduction

L’alternance est un fait social total, tel est le titre que choisit Jobert (Jobert, 2012, p. 6) pour son éditorial du numéro qui marque l’achèvement du processus de la conférence de consensus sur l’alternance (2011-2012). Le sens de cette totalité est qu’elle « contient ensemble des dimensions sociologiques, politiques, économiques, épistémologiques, pédagogiques… ». Une telle affirmation est prononcée dans le contexte socio-économique de ce début du XXIe siècle, celui d’un monde incertain, en changement permanent, nécessitant des ajustements incessants. Dans un monde incertain, le sens se perd et celui de l’alternance ne fait pas exception. Une perte de sens entraîne une perte de repères et une absence de prise en compte d’une approche globale et complexe d’une pratique pédagogique ordinaire dans le champ de la formation professionnelle. Quels peuvent être ces repères dès lors que les textes réglementaires énoncent les finalités des formations alternance : alternance intégrative, autonomie, réflexivité et responsabilité, comme cela est le cas, par exemple dans la formation en soins infirmiers en France ? Dans ce texte, nous nous engageons dans un travail d’approfondissement du sens de l’alternance. Du sens singulier à la signification du terme et à son usage en formation ; nous explicitons des instants singuliers de compréhension de l’alternance. L’approche par processus pour dire l’alternance se révèle particulièrement féconde dès lors qu’elle nous permet de reconnaître le tracé sinusoïdal des rythmes vitaux, la vie pleine et entière, oublieuse des frontières et l’« inconnaissable du sujet » (Cornu, 2014). L’approche compréhensive (Honoré, 2003) permet de dévoiler, au coeur de la pratique de l’alternance, dans un dispositif de formation, six processus piliers : production, transaction, coopération, intégration, autorisation et émancipation. Les trois premiers configurent une première tripolarité et les trois autres une seconde. Ils sont à la fois reliés et enchevêtrés et forment un ensemble, un tout indissociable. La fermeté du système complexe de cette alternative pédagogique coopérative la constitue comme projet éducatif. Ces repères explicités sont porteurs d’un projet anthropologique, éthique et politique pour des sujets citoyens.

1. Sens de l’alternance et sens du sujet

La pratique pédagogique de l’alternance s’inscrit dans une histoire pédagogique que Girod de l’Ain en 1982 comparait à celle d’un petit animal, le furet, qui court beaucoup. L’image apparaît toujours d’actualité et rend compte de toute la difficulté à se saisir de la question.

1.1 D’hier à aujourd’hui : l’alternance comme réponse formative

Il y a un peu plus de 40 ans, les Maisons Familiales Rurales trouvaient dans l’alternance une réponse pédagogique à une problématisation de la formation dans un contexte socio-économique spécifique. Le terme est construit à partir du participe présent alternant. Le recours à ce terme savant parut nécessaire pour expliquer le caractère hors norme de cette pédagogie : l’alternance de séjour entre la maison familiale et la ferme avec un rythme d’alternance variant suivant les régions (Chartier, 1986). L’alternance est devenue, aujourd’hui une réponse formative appliquée à toute formation professionnelle. En effectuant ce mouvement, l’ingéniosité initiale a été englobée par le modèle scolaire dominant, celui de l’école. La formation professionnelle en France s’est scolarisée (Schneider, 2012, p. 14). En subissant ce mouvement, le sens qu’y avaient mis les pionniers s’est dilué. Que dit-on aujourd’hui de l’alternance ? Quel est son sens ?

Les travaux issus de la conférence de consensus ont permis de mettre en exergue la prégnance implicite et explicite des dualismes à l’oeuvre dans les formes d’alternance aujourd’hui, dans les idéologies qui orientent l’action, au niveau des dispositifs et des conceptions de l’apprentissage. Ainsi, Tilman (2012) montre que les dichotomies qui traversent les discours analytiques et normatifs sur l’alternance : dispositifs caractérisés par un fonctionnement en deux lieux séparés où la conception de l’apprentissage est fondée sur le modèle d’une rupture entre théorie et pratique et sur un rapport à l’erreur et à l’autorité différent. Durand montre que ce modèle bipolaire se caractérise par des « pôles réifiés en des évidences peu discutées » (Durand, 2012, p. 32) tels que théorie/pratique, école/entreprise, jeune/adulte, apprentissage/travail, éducation/formation… La conception dualiste domine. Et elle est aujourd’hui, pour cet auteur, inopérante pour penser l’apprentissage de l’homme tout au long de la vie dans un contexte humain, politique, économique et social incertain, aux repères changeants. Il avance l’hypothèse que l’organisation sociale actuelle sollicite une compétence à l’alternance « sensu lato » (Durand, 2012, p. 33) c’est-à-dire une compétence à agir dans un monde incertain, car l’alternance apprend à se confronter au désordre, à l’imprévu, l’incertain, par la multiplicité des espaces et des temps, des acteurs et des situations.

De sa genèse aux propos actuels, chacun s’accorde à dire que la pratique de l’alternance met en mouvement le sujet, l’acteur social en favorisant le développement de compétences à agir dans un monde imprévisible. Ainsi, en nous saisissant du joli titre de Schneider (2012, p. 10), nous reconnaissons que l’alternance a quelque chose à nous dire que nous devrions écouter. Mais que convient-il d’écouter ? Du bruit ou quelque chose de plus profond et de plus sensible, mais aussi de plus caché ? Quelque chose qui serait de l’ordre du sens du sujet, celui qui alterne, ici et là, hier, maintenant et demain ?

1.2 De la réflexion sur une pratique à la compréhension de la notion

Le sens se construit dans l’expérience que chacun a d’une situation. Par son explicitation, c’est-à-dire en osant des mots malhabiles, nous en renouvelons les significations, mais en laissant de côté ce que nous ne savons et/ou ne pouvons dire. Le sens est traversé par les cinq paronymes du projet (Boutinet, 1990) : oeuvre d’un sujet (su-jet) à un moment de son histoire singulière (le tra-jet), dont il rapièce les morceaux en les reliant avec un point de surjet (le sur-jet), porté par une intention (le pro-jet), rejetant (re-jet) des morceaux et des possibles. Dans le sillage des travaux d’Honoré (2003), nous poursuivons notre engagement dans une démarche de réflexion sur l’expérience que nous avons de l’alternance, comme sujet et comme enseignant-chercheur intervenant dans des dispositifs de formation en alternance, à l’Université et en Institut de Formation en Soins infirmiers. Nous orientons notre interrogation sur la question du sens de cet agir, comme « ouverture du chemin du sens par la compréhension » (Honoré, 2003, p. 15). Le sens de quelque chose, ici le sens de l’alternance, est « la perspective dans laquelle nous pensons ce dont il est question » (Honoré, 2003, p. 37). Pour Honoré (2003, p. 42) « dire que l’homme existe, c’est affirmer qu’il vit dans la possibilité de donner un sens à ce qu’il fait, à ce qu’il dit ». Dans le sillage des travaux de cet auteur, notre propos ici n’est pas d’expliquer, mais d’emprunter le chemin d’une démarche compréhensive (Honoré, 2003, p. 48), d’un engagement dans un questionnement sur le sens de l’alternance, un sens que nous savons singulier, un sens qui essaie aussi de dire la pratique quotidienne du pédagogue, son action et la réflexion sur celle-ci. Comprendre, c’est tout à la fois, et de manière indissociable, porter attention, ici à l’alternance, en lui donnant un sens, reconnaître ce qui la rend visible, l’éprouver en tant que « faire l’expérience que ce qui s’offre à la compréhension est bien une possibilité de s’y projeter » (Honoré, 2003, p. 49). Ce projet vise à mettre en lumière les repères qui orientent l’agir professionnel en formation.

Notre première attention à l’alternance se situe dans les années 1990 lorsque, professeur du second degré au sein d’un établissement public de formation professionnelle en France, nous nous intéressons aux balbutiements de l’alternance sous statut scolaire dans le contexte de l’Éducation nationale. Au-delà de cette étude, l’alternance s’est instituée pour nous, au fil des années, comme une méthodologie de reliance, une école de la conjonction (Guillaumin, 2011) visant une herméneutique du sens de l’expérience, au sens où, à la suite de Ricoeur (2007, p. 7), l’accent peut être mis sur une pluralité d’interprétations, de compréhensions. Dans le cadre d’une approche rétrospective et prospective, nous avons essayé d’expliciter cette alternance intérieure (Guillaumin, 2013a, 2013b), devenue au fil du temps chronologique, le fil d’Ariane d’une professionnalisation comprise comme telle, successivement agent, acteur, sujet, occupant différentes places et différentes fonctions, assistante sociale, tuteur, professeur, formateur, enseignant-chercheur, dans divers dispositifs et institutions, service social, lycée professionnel, Rectorat, Institut de Formation en Soins infirmiers, Université. La diversité des places et des fonctions occupées enrichissent la compréhension du phénomène observé au regard des 3 niveaux d’ingénierie, pédagogique, de formation et politique. L’écriture fait reliance et oeuvre de médiation entre expériences et approfondissements théoriques.

Ainsi, après en avoir fait l’expérience de ce que nous identifions comme l’École de Tours (Guillaumin, 2012), nous en avons exploré les fondements théoriques. La notion d’émergence ingénieuse (Guillaumin, 2010) nous est apparue féconde pour rendre compte de « transactions aux frontières des organisations » (Pineau, 1980) saisies furtivement (kaïros) par Lerbet et Pineau. Ceux-ci ont relié opportunément l’étude du contexte spécifique de la formation des années 1980 et leurs champs de recherche. Ils ont inventé, au sens de concevoir, des dispositifs particuliers de formation des adultes qui perdurent aujourd’hui, toujours traversés par cette dynamique de l’alternance. Le sens de l’alternance fait état de la perspective dans laquelle nous la pensons aujourd’hui, comme sujet et comment nous la mettons en actes pédagogiques, comme enseignant-chercheur.

1.3 Le sens de l’alternance aujourd’hui

Si nous considérons, à la suite d’Edgar Morin (2015, p. 38) que la méthode est davantage « le résultat final de mon cheminement, et non pas le premier principe applicable à mon travail », nous faisons donc ici oeuvre de méthode. Sur ce chemin de compréhension, la notion de processus, pour penser l’alternance, prend une large place. La pertinence de la notion nous est apparue alors que nous cherchions, comme pédagogue-chercheur, à concevoir une forme qui rendrait compte de l’alternance et ceci, quel que soit le groupe de formés, le dispositif, le niveau de qualification. D’une interrogation sur l’alternance, nous avons progressivement mis en exergue le problème central auquel se confronte toute tentative d’exploration de la notion, celui des disjonctions à l’oeuvre. C’est la raison pour laquelle, nous avons choisi de reconnaître dans l’alternance, une école de la conjonction (Guillaumin, 2011), une conjonction qui permet de relier par-delà et au-delà des dualismes. Et pour ce faire, nous nous sommes saisie d’une notion constitutive du paradigme de la complexité et qui se révèle particulièrement féconde pour éclairer le sens de l’alternance. Il s’agit de celle de processus.

Le terme de processus rend compte de tout ce qui contribue à la fabrication d’un produit et également ce que devient ce produit (Köhn, 1982). Ce terme est également largement utilisé pour parler du vivant et rendre compte de son mouvement, des processus vitaux autant que des processus pathologiques. Il est à la fois, précise Köhn, contexte, complexité et dynamique des interactions des sujets-acteurs et durée. Il est ce qui continue et n’a pas de frontière. Les travaux de Simon (1991, p. 196) portant sur la description des états et des processus, et ceux de Le Moigne (1990, p. 46), permettent de penser la notion dans ses formes visibles et invisibles. La distinction entre produit, élément visible, et processus, tout ce qui contribue à la fabrication du produit, mais échappe tant à l’inventeur qu’à l’observateur, est un aspect du processus d’une extrême pertinence. Ces travaux éclairent ce qui se joue dans l’alternance. Les trois moments de l’alternance, avant, pendant et après (le stage par exemple ou le travail, le moment d’expérience) traduisent à leur manière le référentiel Temps. L’Espace est celui des lieux (de travail, de stage, de formation, de vie). Les activités professionnelles et pédagogiques sont les produits et peuvent être identifiés par leur Forme. C’est la forme visible du processus de formation alternée. Par sa répétition, le référentiel TEF (Temps-Espace-Forme) permet une approche globale de l’ensemble d’un cycle de formation en alternance. Le produit, qui sort du moment, sert de lien visible entre les différentes temporalités-spatialités. Dans ce processus invisible et qui lui échappe dans sa très grande partie, le pédagogue de l’alternance construit les balises (portfolio, rapports, observations, analyses de pratiques ou d’activités…) qui vont, de son point de vue, éclairer l’expérience et permettre de l’expliciter. L’approche par processus s’intéresse aux changements, à ce qui relie, à ce qui distingue, aux transitions, aux transformations silencieuses (Jullien, 2009), à ce qui ne se voit pas, au-delà des logiques d’oppositions plus habituelles dans nos cultures occidentales. Nous l’identifions comme outil pour configurer le sens de l’alternance. Pour ce faire, nous proposons d’avancer dans notre réflexion en identifiant des mots-processus qui, dans leur visibilité et leur invisibilité, disent, chacun à leur manière, le sens de l’alternance. Qu’est-ce qui, au-delà de la succession des temporalités et des espaces de formation, configure spécifiquement cette pratique pédagogique et lui donne sens ?

2. Les trois processus-piliers fondateurs de l’alternance

Nous identifions trois processus (production, transaction et coopération) qui, comme des piliers, confèrent sa spécificité à la formation en alternance et autorisent des modalités d’apprentissage alternatives.

2.1 Du primat de l’expérience au primat de la production

L’expérience est, à la suite des travaux de Pineau (1989), une formation, sans médiation de formateurs par contact direct, où la question du sens est centrale : le sujet ne comprend plus ce qui se passe. Le surgissement de la nouveauté introduit la discontinuité, du désordre dans l’ordre établi, connu, déjà éprouvé. La nouveauté est dé-formatrice car elle fait éclater la forme antérieure. L’expérience est première et devient formatrice par un triple mouvement de distanciation, de questionnement et de mise en lien avec les notions nécessaires à sa compréhension. Le produit visible de cette compréhension peut être un objet, un service, un soin ou un mémoire de recherche. Historiquement, le primat original qui configure l’alternance est celui de production, production de savoirs (Chartier & Lerbet, 1993) et production de sa vie (Pineau & Marie-Michèle 1983). Pour Lerbet (1990, p. 115), « Produire du savoir n’est pas en inventer. C’est en organiser à sa façon, pour produire un sens qui soit son sens ». Produire sa vie est, pour Pineau (2014, p. 132), le « geste de formation ou la geste de formation ouverte par l’ouverture de la formation permanente de tous les gestes humains pour que dure cette vie ». Chacun à leur manière, ces auteurs ont en commun le fait de placer en premier l’expérience et de rendre compte de celle-ci par une production, un état visible, qui ne peut traduire une totalité et qui a pour particularité de pouvoir se constituer comme un objet de dialogue et de compréhension mutuelle.

Pour passer de l’expérience déformatrice à la production d’un savoir ou d’un objet, la forme doit être reconstruite et la continuité réorganisée par contact réfléchi intégrant la dimension cognitive « selon des transactions allant au-delà de la séparation, à travers elle » (Pineau, 1989, p. 30). Ainsi, un peu moins visible, est mis en lumière un deuxième processus nécessaire pour qu’une production puisse exister, celui de transaction. De quoi s’agit-il ?

2.2 Les transactions : processus implicite, mais essentiel pour cheminer de l’expérience à la production

Le processus de transaction est implicite, beaucoup moins visible et bien moins sollicité que l’explicite processus, celui de production. Cependant, en termes de repères pour l’agir professionnel dans les formations en alternance, il est important de l’éclairer. Le terme de transaction (Rey, 1998, p. 3888) est emprunté au latin transactio qui signifie : action d’achever, de finir. Le mot désigne l’acte par lequel on transige, par lequel on prévient ou on termine une contestation grâce à des concessions réciproques. Ce mot a ici le sens concret de transfert d’un bien (1298). Il s’est ensuite répandu en économie pour désigner un contrat entre un acheteur et un vendeur (1826) et dans l’usage courant pour « accommodement, arrangement » (1810) souvent avec une connotation péjorative. Comme processus, il s’impose du fait même de l’alternance : pour peu que l’on nomme ainsi ce qui est occasion de désordre et nécessite, pour s’en sortir des transactions aux frontières. Pineau la définit comme « (…) une opération, sinon l’opération de base des rapports sociaux, l’opération qui fait communiquer bon gré mal gré, les unités sociales par-delà leurs frontières (…). Elle implique une action interne dans chaque unité sociale, un échange, une réciprocité. Les frontières ne peuvent vraiment être dépassées qu’en transigeant avec l’autre et avec soi, en allant au-delà de l’un et de l’autre (…). La transaction rend compte du travail spécifique qui s’effectue aux frontières, lesquelles ne sont pas seulement des lignes de séparation, mais aussi des zones de double communication. Ce travail articule l’autonomie du vivant à sa dépendance vis-à-vis de l’extérieur » (Pineau, 1980, p. 99). Le sens est porté par le préfixe trans (Rey, 1998, p. 3889) emprunté au latin, préverbe et préposition signifiant au-delà, à travers. Il exprime le passage, le changement. Il l a aussi la valeur de part en part et marque le changement total dans transformare (transformer, mais aussi transfigurer). Ces transactions sont bio-cognitives (Pineau & Legrand 1996). Elles se situent entre l’information extérieure au sujet et l’expérience lorsque le sujet fait acte de reliance et dépasse une limite intérieure, jusque-là indépassable qui lui permet de comprendre davantage des éléments du monde et de lui-même. Mais les transactions s’exercent également aux frontières entre soi et les autres, aux frontières intérieures et extérieures des organisations, entre les organisations elles-mêmes. Le processus de transactions montre ainsi toute sa validité pour chacun des trois niveaux de l’ingénierie (Ardouin, 2013), pédagogique, de formation, politique et pour celui qui se forme, celui qui forme, entre pairs, au sein du conseil pédagogique, dans les négociations avec les instances politiques.

La transaction, dès lors qu’elle aborde la question des rapports sociaux, met en lumière le tiers processus, celui de coopération, dans cette construction modélisatrice du sens de l’alternance, au sens où il participe des deux autres, production et transaction.

2.3 La coopération : le tiers processus

En effet, l’alternance nécessite des formes de travail partagé entre les acteurs des différents espaces de formation : entre les tuteurs, mais également, plus que tout autre forme pédagogique, entre formateurs. La coopération est donc le troisième processus-pilier. Lui conférer une visibilité est essentiel dans la conception-construction du sens de l’alternance et dans la mise en évidence des repères qui la constituent. Dans son deuxième ouvrage « Apprentissage 2, Éducation permanente et créativités solidaires », Desroche (1978), sociologue et praticien de la coopération, fait référence à Mauss et s’intéresse, tout particulièrement au rôle d’autrui. L’étude de la genèse des formations en alternance, dans le contexte des Maisons Familiales Rurales, montre l’association de trois hommes (Duffaure, Desroche, Lerbet) issus de trois organisations distinctes, dans un grand mouvement de coopération. Desroche (1978) explicite méthodiquement la session organisée de manière à susciter des interactions favorables au développement de chacun et à une coopération entre les membres du groupe. On ne cherche pas seul, mais avec soi-même et les autres. La démarche est accompagnée par des Autrui, les formateurs, qui sont alors parrain, compagnon, directeur de recherche, par le groupe des pairs, écoutant, dialoguant, interloquant. Cette démarche est aussi appuyée auprès de la communauté des autres praticiens par l’élaboration et par la communication d’un savoir neuf.

Des travaux récents explorent pertinemment le processus. Marcel & al (2007) montrent l’importance de la distinction entre les trois modalités du travailler ensemble que sont coordonner, collaborer, coopérer. Ils les distinguent selon le degré d’intensité du partage, celui-ci « allant croissant à partir des pratiques de coordination, en passant par celles de collaboration pour aller jusqu’à celles de coopération » (Marcel, & al. 2007, p. 9). Reprenant Schmidt (Schmidt 1994), les auteurs mettent en évidence que c’est « l’ajustement des activités en situation en vue d’une action commune efficace qui caractérise les pratiques de coopération » (Marcel, & al. 2007, p. 11). L’approche anthropologique décrite par Alter (Alter, 2009) met en lumière une spécificité de la coopération qui permet de poser des mots sur des attitudes et des postures d’acteurs de l’alternance (tuteurs, formateurs…). L’auteur montre qu’« on donne aux autres autant qu’à l’autre » (Alter, 2009, p. 9), c’est-à-dire au projet, à la compétence collective, au métier, à l’entreprise, à tout ce qui permet de donner sens et efficacité au travail. « On coopère parce qu’on a un problème à traiter, mais on choisit de coopérer avec telle ou telle personne parce qu’on a envie d’échanger avec elle » (Alter, 2009, p. 9). Compris ainsi, le projet éducatif est à la fois un projet éthique et un projet politique (Alter, 2009, p. 16). Dans la coopération, le geste professionnel est partagé. Ce partage dans l’action a été préparé par un dialogue et des échanges. Sennett (2014, p. 101) met en évidence que les échanges sociaux représentent tout un spectre de comportements  : échange altruiste, gagnant-gagnant, différenciateur, à somme nulle et en dernier lieu, celui où le gagnant prend tout et où une partie écrase l’autre. Au milieu du spectre, il situe l’échange différenciateur, celui dans lequel les partenaires prennent conscience de leurs différences et ajustent mutuellement leur agir. Dans cette situation, la coopération et la compétition sont les plus équilibrées, mais cet équilibre est fragile (Sennett, 2014, p. 118). Il est du domaine de la dialogique là où les échanges sont à la fois formels et libres. L’éclairage théorique dévoile toute l’importance des échanges sociaux entre tous ceux qui participent de cette construction allant de la simple coordination à une coopération fondée sur un échange différentiateur.

Au fil de l’approfondissement des notions, le sens de l’alternance se construit progressivement sous la forme modélisée d’une première tripolarité où les trois processus-piliers, production, transaction et coopération, occupent chacun un des pôles. Mais ainsi présentée, cette configuration ne dit pas suffisamment les exigences de la reliance entre les pôles ni d’ailleurs pourquoi il est si important de les relier. Tout d’abord, que signifie ce terme et en quoi peut-il être pertinent pour notre projet de mise en lumière de repères ? Mais également, quels sont ces processus cachés et qui donnent leur puissance à ceux que nous avons mis en exergue ?

3. Des trois processus-piliers de l’alternance aux trois processus cachés

L’intention de reliance, qui nous guide, constitue une invitation à dépasser ce qui se voit, ce qui se dit ou s’écrit pour essayer de rechercher, au-delà des dualismes, ce qui fait désordre dans l’alternance et qui se trouve étouffé par la forme scolaire surplombante et englobante. L’inventeur de ce mot, reliance, est Marcel Bolle de Bal (1996) qui se surprend lui-même, car il l’utilise de plus en plus fréquemment et constate que celui-ci lui convient. Morin (2015, p. 86) précise qu’il est aujourd’hui un maître-mot. L’auteur souligne qu’il ne s’agit pas d’un mot qui exprimerait la loi unique de l’Univers puisqu’il est soumis aux désordres et aux conflits. Il n’est pas davantage un terme permettant d’unifier nos connaissances. Il n’explique pas tout, car, ce qu’il tend à exprimer, est rempli d’explicable. Cependant, il peut avoir le statut de maître-mot s’il devient l’auxiliaire précieux permettant la conjonction, l’usage qui coordonne et qui relie des choses séparées. Pour Morin (2015, p. 87-88), « c’est un maître-mot éthique et politique, qui nous appelle à nous relier à l’échelle planétaire (…). Essayer toujours de comprendre et surtout de comprendre Autrui ». C’est bien là le projet que nous poursuivons : celui d’avoir une approche globale de l’alternance pour en éclairer la pratique au quotidien, afin de construire des repères, pour tous ceux qui s’y exercent, formés, formateurs, tuteurs… .

L’alternance contient en elle-même, une force propulsante qui est évacuée par la forme scolaire et dépasse la première tripolarité explorée. Qu’est-ce qui est caché et se dévoile par son absence ? Nous distinguerons successivement trois processus (intégration, autorisation et émancipation) formant une seconde tripolarité enchevêtrée à la première.

3.1 Entre le visible et le caché : le processus d’intégration

Jamais processus n’a été aussi visible et autant sollicité : la plupart des référentiels de formation (par exemple le référentiel 2009 de formation en soins infirmiers), en font une finalité de la formation professionnelle en visant une alternance intégrative. Mais qu’en est-il exactement ? Que signifie ce terme ?

Malglaive (1992, p. 292-295), en s’intéressant au mode d’articulation théorie pratique, c’est-à-dire aux dimensions pédagogique, didactique et personnelle, distingue alternance inductive, déductive et intégrative. Le déterminant intégratif s’est progressivement imposé pour rendre compte de la visée formative de l’alternance et ce, quelle que soit la dimension du fait éducatif considéré, que l’on se place au niveau réglementaire, comme finalité de l’acte de formation ou bien au niveau didactique, comme modalité d’accès au savoir. La littérature est abondante puisque tous les travaux de recherche portant sur les pédagogies de l’alternance posent la question de ce qu’est au fond le savoir, la question aussi de son origine, celle de la distinction entre savoirs pratiques et savoirs théoriques, entre information et connaissance. Legroux (1981) reprend les travaux de Dewey (1947) en soulignant que celui-ci distinguait la connaissance de l’information et insistait sur la transformation par l’expérience personnelle de toute information reçue du maître. En se fondant sur ses lectures et ses travaux, l’auteur d’Information, savoir et connaissance, (Legroux, 1981), en tire cet enseignement : « L’information est extérieure au sujet. Elle appartient aux autres. Elle est d’ordre social. Elle est facilement transmissible. La connaissance est intégrée au sujet au point qu’elle se confond avec lui. Elle n’appartient qu’à soi. Elle est d’ordre personnel. Elle n’est pas transmissible. Entre les deux pôles se situe le savoir qui n’est ni l’information, ni la connaissance et un peu des deux » (Legroux, 1981, p. 140). Il s’agit alors « de situer l’information, le savoir et la connaissance sur une échelle faisant ressortir le degré d’intégration des données extérieures par le sujet » (Legroux, 1981, p. 133). Pour l’auteur, le savoir rend compte de la « dénotation de la signification » (Legroux, 1981, p. 139), tandis que la connaissance « exprime une signification en fonction du sujet dans une situation donnée » (Legroux, 1981, p. 139). La connaissance, comme savoir, est intégrée par un sujet, à un certain degré. Ainsi, un sujet transmet ce qui est pour lui un savoir qu’il a construit entre information et connaissance avec la variabilité des niveaux d’intégration qui sont singuliers et contextualisés. Ce savoir devient, pour le destinataire, une information, qu’il va à son tour transformer pour produire son savoir singulier. Le savoir rend compte du degré d’intégration d’informations extérieures au sujet. Et toutes ces informations sont transmises de manière implicite, explicite, intentionnelle ou non (Guillaumin 2012). L’intégration fait référence à l’interdépendance des différents éléments que le sujet associe, sans les fusionner ni les confondre en les regroupant en système formant un tout supérieur à la somme des parties et qu’il mobilise dans la situation pour agir de manière convenable. En ce sens, on dit habituellement qu’il agit avec compétence. La distinction entre information savoir et connaissance, comme l’approche par compétences ont en commun de mettre l’accent sur la notion d’intégration en dévoilant, au coeur du processus, les liens d’interdépendance entre les différents acquis, l’appropriation incorporée et le construit singulier.

Ainsi, la production d’un savoir, la production d’un objet technique ou celle d’un service rend compte d’un état d’intégration d’un sujet singulier, entre information et connaissance, dans un contexte spécifique avec des dynamiques interactionnelles spécifiques. L’intégration est l’oeuvre avant tout du sujet qui se forme. Ici, l’art du pédagogue est de rendre possible les transactions, que seul le sujet sait leur donner, mais aussi une forme qui lui appartienne singulièrement et donc qui échappe au pédagogue. Force est alors de constater que l’intégration est une oeuvre de reliance singulière qui échappe au formateur. Et cette inventivité kaïrotique déroute le « faiseur » de formation, car elle transforme le chemin bien balisé et échappe ainsi à celui qui en est responsable aux risques de sa propre transformation. Et bien souvent, l’intégration, construite et produite, est somme toute bien éloignée de celle qui est attendue par le formateur. Voici un désordre qui place le formateur en situation d’alternance. Cela peut le surprendre et l’enseigner, le renseigner et le former à condition qu’il accepte la réciprocité formative (Labelle, 1996) à l’oeuvre. Va-t-il, peut-il ou doit-il autoriser ce qui lui échappe ? La question est d’ordre éthique. Et cette question conduit à dévoiler un processus caché. En effet, pour que se réalise l’intégration, tout commence par un autre processus, celui d’autorisation. C’est le deuxième processus-pilier caché.

3.2 Le double mouvement du processus d’autorisation

Car produire s’avère être une expérience d’autorialité. Il s’agit de devenir auteur dans un double mouvement d’autorisation par autrui et d’autorisation de soi-même. Et cette autorisation s’exerce à tous les niveaux de l’ingénierie : pédagogique, de formation et politique. Nous entendons ici auteur tant pour celui qui fait oeuvre de (maître d’oeuvre), celui qui oeuvre à (maître d’ouvrage, directeur, chef d’entreprise, responsable de formation, pédagogue, tuteur) que pour celui qui est autorisé à et par le maître d’ouvrage, le maître d’oeuvre. Chacun est concerné : formateur, apprenant qui produit une oeuvre comme le compagnon, un service, un produit, une recherche. L’autorisation par soi-même n’est pas plus simple, car l’acte lui-même expose à soi et aux autres. Il fait en quelque sorte autorité. Et il peut effrayer, car il ne dit pas tout, et il le dit mal. Il est l’objet d’interprétations qui déroutent l’auteur qui ne se comprend plus. Desroche disait, en parlant de l’autobiographie raisonnée, que l’adulte a cumulé laborieusement son éducation permanente et est taraudé par son besoin d’en accoucher. «  Mais il demeure démuni de l’art et du métier qui catalyseraient ce transit d’une telle expérience dûment vécue à une telle expression roborativement conçue. Et il requiert, auprès des universités, un canal d’offre profilées selon ses demandes. Notre hypothèse est que ce canal pourrait et devrait être celui d’une maïeutique sinon opposée, du moins apposée, en tout cas préposée à une didactique » (Desroche, Henri 1990, p. 48). Desroche choisit les mots avec soin pour exprimer d’abord l’opposition puis la juxtaposition et enfin la préposition, insistant sur la gradation dans un premier temps, afin de protéger un mouvement vital pouvant ensuite supporter l’altération. Ainsi, être autorisé à, c’est pouvoir devenir auteur d’un objet, d’une contremarche par exemple, comme Victor (Guillaumin, 1997), d’un service ou d’un soin (comme un infirmier) ou d’un écrit (comme un étudiant). À ce titre, le mémoire de recherche demandé, lors des formations universitaires en alternance, constitue une expérience majeure de production d’un écrit sur sa propre expérience réfléchie et problématisée. « Écrite, l’expérience est un capital » (Jobert, 1992). Elle engage l’acteur devenant auteur. En décalage par rapport à l’oral, les mots écrits demeurent une ressource, la mémoire d’un moment, dans un espace configurant l’histoire. Il importe que celui qui est en situation d’apprendre s’y sente autorisé, pour pouvoir s’autoriser lui-même, c’est-à-dire, exactement, devenir auteur de sa propre intégration.

Cependant, cette disposition à autoriser transforme profondément le rôle de chacun et ceci réciproquement. Nous avons pu faire par nous-mêmes l’expérience du déséquilibre intérieur que génère l’engagement nécessaire à la production d’un sens qui soit son sens, pour reprendre les termes de Lerbet (1990). Et dans un mouvement réflexif, nous avons pu dévoiler le problème central que constitue le lâcher prise, pour un formateur qui vit la douloureusement la tension paradoxale de perdre son pouvoir de former, tout en étant responsable du parcours de formation. Helson (2011, p. 56) explicite le jeu d’altération mutuelle au coeur de l’acte de formation : « (…) former et se former à la responsabilité d’autrui au cours de la vie adulte suppose d’élucider l’autrui dont il s’agit. Bien souvent, l’éthique molle de l’altruisme est ce à quoi on ramène trop souvent la sollicitude et le care, ignorant la densité des travaux sur la question, de Gilligan (2008) à Ricoeur (1990). Or, l’altruisme généreux n’est pas le seul ressort du souci d’autrui, qui repose d’une part, sur la reconnaissance de l’altérité dans l’autre et de notre propre altérité à nous-même, et, d’autre part, sur le jeu d’altération mutuelle qui est au coeur de la formation et de l’éducation, mais aussi de l’ensemble des rapports humains dès lors qu’ils ne sont ni de domination ni de destruction de l’autre (…). L’altérité est opération de différenciation quand l’altération mutuelle est opération de transformation de soi-même par autrui et d’autrui par soi-même ». Le processus d’autorisation mobilise le fragile équilibre qu’Heslon (2011) pointe et qui se situe entre la reconnaissance de l’altérité dans l’autre et celle de notre propre altérité à nous même. De la même manière que nous avons pu souligner la pertinence, tout autant que la fragilité de l’échange différentiateur (Sennett, 2014), nous soulignons ici l’importance du jeu des altérations mutuelles au coeur de l’alternance, lorsque chaque partenaire prend conscience de ses ressources, de ses différences et s’ajuste (Marcel & al. 2007) à chacun et aux autres incessamment. Ce double mouvement du processus d’autorisation se constitue comme un carrefour majeur d’apprentissage dans les formations professionnelles en alternance. Il concerne autant ceux qui s’engagent dans des formations en alternance pour acquérir une formation professionnelle que ceux qui encadrent ces formations. Pour les premiers, apprendre en et par alternance nécessite un engagement fort pour intégrer des apprentissages en différents lieux et avec plusieurs intervenants (tuteurs, usagers, formateurs, pairs…) et produire un service et un savoir dans l’action. C’est un bouleversement complet des habitudes de formation. De leur côté, les formateurs et les tuteurs sont confrontés à une transformation profonde de leur agir professionnel. Nous avons pu observer dans les pratiques formatrices d’alternance, ce que Rancière (2004) nomme la logique du pédagogue abrutissant, c’est-à-dire la logique de la transmission droite à l’identique. Autrement dit, ce que l’élève doit apprendre est ce que le maître lui apprend. Et il enseigne ce qu’il maîtrise en termes de savoirs.

Ainsi, alors que celui qui est en situation de se former en alternance est engagé dans un effort considérable pour tenter de rechercher ce qui fait pour lui problème, nous avons pu observer des situations où le formateur énonce lui-même le problème qui doit être dévoilé. À ce point, le formateur ne peut assumer ce que Cornu (2014, p. 46) reconnaît comme « l’inconnaissable des sujets », c’est-à-dire ni sujet désincarné, ni acteur calculateur. Le mot subjectivation permet à l’auteur de nommer cet inconnaissable des sujets. La reconnaissance et l’usage de ce « concept-problème  philosophique implique celui qui en use dans une dynamique à la fois critique et potentialisante » (Cornu, 2014, p. 47). En suivant le chemin qui relie les processus les uns aux autres et en les explorant successivement, nous dévoilons le sixième processus celui d’émancipation et la dimension anthropologique, politique et éthique du projet d’alternance.

3.3 Le processus d’émancipation et le paradoxe du maître ignorant

Former en alternance expose celui qui accompagne la formation, formateur et tuteur, à la prise en compte de situations qui font sens pour celui qui apprend et ne font pas forcément sens pour lui. Et celles-ci sont rarement en phase avec l’organisation rationnelle du référentiel, pas forcément non plus en lien avec la logique singulière du sens de chacun. Elles sont inattendues et celui qui devrait savoir se perçoit comme ignorant. Rancière l’exprime ainsi : « A cette identité de la cause et de l’effet qui est au coeur de la logique abrutissante, l’émancipation oppose leur dissociation. C’est le sens du paradoxe du maître ignorant : l’élève apprend du maître quelque chose que le maître ne sait pas lui-même » (Rancière, 2008, p. 20). La prise de conscience de sa propre ignorance en situation de formation ou sur le terrain par le tuteur est une expérience majeure. Dans cette situation difficilement tolérable, la tentation de réorientation du questionnement est forte et rassurante. Or, ce peut-être aussi le saisissement d’une opportunité pour apprendre, de l’autre et avec lui, apprendre mutuellement et réciproquement, sous réserve de transactions et de dialogues. Chacun peut ainsi emprunter le passage qui permet de comprendre le sens de ses actes.

L’usage le plus commun de la notion d’émancipation appartient plus au droit qu’à la philosophie puisqu’il s’agit d’obtenir le statut de liberté au regard de la condition d’esclave. Pour Brassat (2013), en philosophie, on ne la trouve guère directement. Sont plus communément explorées les notions de liberté, d’indépendance, d’autonomie par opposition aux contraires que sont servitude, dépendance, aliénation, soumission, assujettissement. L’émancipation est alors passage, mais un passage qui fait rupture exprimant ainsi le devenir indépendant d’une personne qui trouverait enfin en elle-même « le pouvoir de décider du sens de ses actes » (Brassat, 2013, p. 45). L’émancipation place « d’emblée la réflexion philosophique à la confluence de l’éducation et du politique ». L’auteur soutient que l’on ne peut « accéder à l’indépendance de pensée et d’action pour soi et devant autrui que si celle-ci nous a été enseignée et que nous avons appris à l’exercer (…) » (Brassat, 2013, p. 47). L’auteur montre « la “déliaison” actuelle entre apprendre par soi-même dans un effort de travail et de recherche autorisé, contraignant, mais libérateur, et savoir en accédant librement à l’information disponible sans avoir à endurer une tutelle » (Brassat, 2013, p. 55) en raison du caractère fortement utilitaire des formations scolaires et universitaires. Difficile donc pour l’auteur de savoir si aujourd’hui l’école peut être une instance émancipatrice. Il avance alors l’hypothèse qu’il faudra adjoindre le « concept d’une subjectivation émergente singulière ». Cornu (2014) montre que la puissance d’intelligibilité du concept de subjectivation porte « l’agir des métiers qui soutiennent leur émancipation. Ce qui est en jeu est à la fois une pensée de la démocratie et une anthropologie du vivant parlant désirant capable de reconnaître ses capacités créatrices, en se protégeant contre la dévoration capitaliste (…) » (Cornu, 2014, p. 47). Or, cette dévoration est à l’oeuvre dans les différentes injonctions qui réglementent la formation jusque dans ses moindres détails supprimant, apparemment, toute possibilité d’ajustements et d’inventions créatrices. En l’absence d’autorisation, les transactions deviennent impossibles. La coopération est vidée de son sens par la domination de l’un sur l’autre. La production devient reproduction. Nous faisons l’hypothèse ici que le sens de l’alternance, que nous déployons et les repères que nous pointons, met en lumière cette subjectivation singulière. Ainsi, par le jeu même que permet l’alternance dévoilée, par le désordre qu’elle fait surgir, elle peut permettre à celui qui s’y exerce d’y comprendre quelque chose et d’une certaine manière de s’approprier ce qui fait désordre pour en réunifier singulièrement les parties.

Le processus d’émancipation apparaît comme celui qui fait tenir ensemble les autres processus-piliers explicites (production), implicites (transactions), tiers (coopération) et cachés (intégration et autorisation), qui n’accèdent à leur plénitude que reliés les uns aux autres.

Conclusion : L’alternance comme alternative pédagogique portée par un projet éthique et politique

Le processus d’éducation et de formation est largement fondé sur l’expérience vécue. Il est compris comme un processus permanent de développement des richesses humaines dans leur intégralité. Il ne s’agit pas seulement d’acquérir des qualités professionnelles, mais de permettre à chacun de participer pleinement aux choix qui façonnent son destin (Desroche, 1990, p. 126). L’exploration des six processus reliés permet une approche globale et complexe de l’alternance et remet au centre le mouvement de formation de soi, comme sujet, avec autrui, capable de faire face aux désordres des vies familiales, sociales et professionnelles actuelles. Les six piliers se constituent comme repères pour une pratique alternative d’apprentissage. L’ingéniosité autorisée permet à chacun alors de dessiner les formes qui lui conviennent le mieux et de trouver sa place comme acteur social.

Réfléchi ainsi, ce projet éducatif est à la fois un projet éthique et un projet politique. Ces dimensions renvoient à la nécessité tout autant qu’à l’exigence de porter attention à ce qui fait sens pour le sujet. Une attention à l’autre qui sait suspendre son jugement, qui sait prendre le temps des détours et du silence pour écouter le murmure du sens. Et ce chuchotement s’exprime, bien souvent, aux frontières de la situation dite de travail, parce que le sens est ailleurs. Le détour autorisé permet d’accéder alors aux apprentissages.