Corps de l’article

Introduction

Le monde contemporain semble de plus en plus compliqué et chaotique. Le sentiment grandissant d’aliénation de l’individu ainsi que son isolement dans la foule, rendent difficile la prise de responsabilité dans le domaine du travail qui est souvent schématique, stéréotypé, guidé de l’extérieur, contraint par des éléments et des situations, rythmé par les horloges. Plongé dans cette condensation sémiotique, l’homme se sent souvent perdu, impuissant et démuni. Cependant la nouvelle civilisation attend de lui qu’il endosse un rôle d’Homo Creator et s’engage dans des activités aussi bien créatrices que contemplatives favorisant le bonheur des individus et de la société dans son ensemble. Elle attend aussi de lui qu’il ralentisse son rythme d’activité et s’accorde le repos nécessaire au calme et à la concentration de l’énergie vitale qui lui permettront de redynamiser son potentiel physique et spirituel.

En tant que société, nous nous trouvons aujourd’hui face à une tâche difficile, dans un monde en quelque sorte nouveau. Nous voyons qu’une époque est révolue, mais nous ne savons pas quelle forme prendra l’époque à venir. Il semble que le meilleur moyen pour découvrir « la route d’accès » au futur soit dans la rencontre et dans le dialogue entre toutes les sociétés et cultures ; il importe donc de se mettre en quête de repères pour la définir. La grande réorientation des valeurs conduisant aux comportements créateurs et innovants à l’échelle du monde d’aujourd’hui doit, entre autres, aller : du repli sur soi à l’ouverture à l’autre, du déterminisme au potentiel créateur, de la production à la survie, du but fixé au but désiré, de l’adaptation à la création, de l’apprentissage par formation subie à à une démarche d’apprentissage qui oeuvre au devenir soi. Nous pensons qu’un tel changement devrait s’effectuer d’abord individuellement, en nous-mêmes, et ensuite, à l’échelon social. Il en résulte une immense responsabilité à prendre en charge par l’éducation !

Dans cet article, nous articulerons notre réflexion comme suit :

Dans un premier temps, nous exposerons la clé d’interprétation adoptée. Il s’agit d’un paradigme de la dualité tiré des racines mythiques et historiques de l’Europe. Nous esquisserons ensuite le cadre d’une interprétation basée sur l’histoire des idées européennes et les caractéristiques de l’Europe contemporaine. Enfin, nous formulerons, à l’aide du paradigme de la dualité, les défis auxquels devra se confronter une éducation européenne conçue de façon holistique, et nous essaierons de répondre à la question de l’articulation entre: intégrer le monde, habiter l’Europe, être bien chez soi.

1. Racines mythico-historico-culturelles de l’idée « d’européanité »

Pour trouver les clés d’interprétation du thème présenté ici, nous avons remonté au mythe de l’enlèvement d’Europe. L’interprétation mythologique de l’idée d’« Europe », avec son dualisme, me conduisent à émettre l’hypothèse que voici : Pour les Grecs, Europe était la fille du roi de Tyr, enlevée par Zeus métamorphosé en taureau. Ses frères, envoyés à sa recherche, ne revinrent jamais. L’un d’eux, Cadmos, désespéré, consulta l’oracle de Delphes. La Pythie lui répondit qu’il était impossible de retrouver Europe, qu’il fallait la créer. C’est pourquoi, sur le chemin de leur quête, les frères fondèrent de nombreux États et villes qui sont, à chaque fois, une trace d’Europe, mais ne peuvent y être identifiés. Même si on les réunissait, ces villes et ces États ne vaudraient pas Europe. Europe est un idéal. L’allégorie « Europe » est féminine (comme, Galia, la Gaule ; Germania, la Germanie ; Polonia, la Pologne) ; certes, l’importance de la femme, dans la culture symbolique, est minimisée par rapport à l’homme (Janion, 2000, p.37). On peut donc dire que l’Europe apparaît comme une communauté et une expérience, comme achevée et encore à construire, comme limitée et sans frontières ; la dualité est inscrite dans son destin. C’est dans cette optique de la dualité (Piasecka, 2003), que les considérations qui vont suivre prennent sens.

La trame mythologique de l’enlèvement d’Europe compris comme un archétype pèse lourd dans l’idée européenne. Cependant définir « l’européanité » n’est pas chose facile. Car, souvent, « seule une mauvaise géographie, qui ne tient pas compte du temps, attribue à l’Europe des contours fixes. L’histoire lui confère alors délibérément un contenu unique et immuable, celui de la religion, ou du droit, ou de l’économie, ou de l’éthique ou bien de la culture (Pomian, 2009). Mais les difficultés liées à l’Europe ne s’arrêtent pas là. À côté de cette image imprécise de la réalité, il existe une « Europe-idée », c’est-à-dire un ensemble des valeurs culturelles qui, de façon spécifique, s’inscrivent dans la conscience individuelle et collective des différentes nations. Se pose donc la question de savoir si on peut trouver, dans ce pluralisme de sens, quelques traits communs permettant de définir la culture européenne.

Depuis fort longtemps et bien qu’il remonte à l’Antiquité, dans sa dimension historique, le terme « Europe », ne signifie plus grand-chose au niveau de la conscience commune,

On peut dire que l’expérience de l’Europe et de « l’européanité » relie deux niveaux d’intégration : le culturel et le religieux. C’est sans doute le « logos » (la parole) qui crée l’Europe, mettant l’accent sur son idéal (l’oxymore d’idéaux) et son « l’éthos » - et qui détermine les catégories de l’espace habitable en vue de le former et de le conduire vers l’idéal (subjectivité et transcendance) (Grad, 2000, p. 105).

Le christianisme, qui a pour fondements la culture antique et la culture juive (des racines chrétiennes), peut être considéré comme l’une des racines de l’idée « d’européanité ». 

En organisant l’espace et le temps des hommes, le christianisme a fixé des modèles culturels de vie étroitement liés à la religion. Peu à peu, cette vision est devenue un facteur supranational, supra étatique pour l’intégration des citoyens d’Europe. Dans le monde de la chrétienté, le mode de vie est fondamentalement déterminé par deux dimensions : la subjectivité et la transcendance. La subjectivité incarne le refus d’être manipulé, de bafouer sa dignité en accomplissant un travail d’esclave. La transcendance s’oppose à la dimension existentielle réduite à ses composantes matérielles, sociale ou politique.

Dans l’Europe contemporaine, la nécessité trace également des frontières entre la chrétienté comme telle et les cultures laïques dans leurs versions dominantes (Reale, 2005 ; Jacques, 2009).

« Il n’y a pas eu, il n’y a pas et il n’y aura pas d’Europe sans le siècle des Lumières » (Bocheński, 2002, p. 17). Le siècle des Lumières a voulu mettre en avant l’intelligence de l’homme, de l’homme platonicien, dont les vertus sont guidées par la raison. Le rationalisme, en tant que stricte confiance dans l’intelligence, aussi appelé « bon sens masculin », ne redoute pas de servir le genre humain. Le siècle des Lumières a assuré à la culture européenne une homogénéité rationaliste. D’aucuns affirment que c’est un romantisme sauvage qui a construit la culture européenne, enfermant l’humanité dans des ghettos de cultures locales (Janion, 1991, p.228). M. Janion (2000) souligne la nécessité de réactiver la tradition romantique dans la culture européenne, qui modifierait sa relation au Positivisme et aux Lumières, abusivement privilégiés (Witkowski, 2001, p.39). Définir des lignes de démarcation très précises à l’intérieur d’un héritage européen partagé entre rationalisme et irrationalisme est, d’après moi, impossible. Ce sont des contradictions et des ruptures interprétées d’une façon dualiste qui ont constitué l’héritage de l’Europe.

Quelle est l’Europe contemporaine ?

2. Ébauche de portrait de l’Europe contemporaine

Comment se présente actuellement l’Europe ? La réponse à cette question n’est pas facile et demande de porter un double regard sur l’Europe : externe, extra européen et interne, européen. Notre argument s’organisera autour des axes suivants : la mondialisation, l’occidentalisation, la sécularisation et l’américanisation.

Quand nous observons l’Europe dans une perspective mondiale, nous analysons sa place dans un monde dont l’image réelle, malgré la division entre nantis et marginaux, est cependant mondialisée. Il devient également très difficile d’imaginer un tel monde et de savoir comment le régir, car, dans le cadre des États, s’opère une mutation de la société de masse en une société extraétatique. Ce processus se produit évidemment en Europe qui, composée d’États nationaux, doit construire son devenir en tant qu’Europe des Patries. Il convient d’accepter la mondialisation, c’est un phénomène irréversible. Elle permet de construire le projet d’une société planétaire et citoyenne qui s’opposera aux nationalismes tout en protégeant les traditions nationales (Pluta, 2003).

On peut comprendre la mondialisation de deux façons. Si nous examinons la culture et, plus précisément, sous son aspect technico-culturo-communicatif, on peut y voir une célébration postmoderniste des différences. Dans ce sens, les cultures du monde communiqueraient entre elles dans un esprit de tolérance. Mais si nous abordons l’aspect économico-technico-communicatif de la mondialisation, on voit se profiler une menace d’homogénéisation, de standardisation, d’assimilation des marchés locaux aux marchés mondiaux (Burszta, 2004, p.99). La mondialisation peut avoir des aspects positifs comme négatifs. Nous considérons le premier modèle comme bon, puisqu’il offre à l’homme une circulation de l’information au niveau mondial, et conduit à l’émergence d’un monde globalisé en préservant les richesses des nations et des cultures – le monde ne serait donc ni européano- ni américanocentré.

L’idée d’occidentalisation se fonde sur le stéréotype de « l’emprunt à l’Ouest ». On peut dure qu’elle revêt quatre visages : la ville, la bourgeoisie, l’intelligence et le féminisme, et « à chacun est lié une caractéristique : l’arrogance, l’homme efféminé, la cupidité, et la décadence. » (Buruma et Margalit, 2005, p.22). Le thème de l’occidentalisation est présent dans toutes les civilisations, il recouvre : l’instinct, l’amour de la nature, l’âme, la communauté, le pluriethnisme et le libéralisme. Au nombre des caractéristiques de l’occidentalisation, il faut mentionner les trois grandes religions monothéistes : le judaïsme, le christianisme et l’islam. Sur la scène de la mondialisation, ces religions, présentes partout, commencent à jouer d’autres rôles sociaux que par le passé. On ne peut plus dire que l’Europe contemporaine occidentale soit de « religion chrétienne ». Dans la société occidentale, la religion n’est plus aussi chrétienne qu’elle le fut au Moyen-âge. La chrétienté s’adapte sans cesse au monde nouveau. La religion - « religio » dans son sens premier du latin primitif, est une structure interne, symbolique, qui soude la société et lui et manifeste son origine divine.

Cicéron distinguait déjà « religio », religion authentique, de « superstitio », peur irraisonnée des dieux. Bien qu’il s’en soit défendu à l’origine, le christianisme s’est progressivement posé en défenseur de la religion d’État, et cette alliance a eu l’Europe pour fruit.

Le bouleversement opéré par le siècle des Lumières a conféré un nouveau statut à la science en Occident, reléguant la religion chrétienne du côté de la superstition. Si le christianisme peut encore être considéré comme un système scientifique et institutionnel, c’est en arrière plan : au premier plan se trouve la foi chrétienne dans sa dimension de spiritualité et d’éthique sociale (Buruma et Margalit, 2005).

La société occidentale vit aujourd’hui dans un certain dualisme : d’une part, on observe une sorte de compromis entre la foi et son absence, et de l’autre une possibilité de doute honnête. Ceci constitue le phénomène de « demi-sécularisation » de l’Europe de l’Ouest, qui provoque un équilibre instable, mais à préserver (Pluta, 2003).

Certains intellectuels recherchent la source de la sécularisation à l’intérieur de la religion elle-même. P. Berger, sociologue américain, affirme que, dans le cas du christianisme, la sécularisation est due à l’institutionnalisation de l’Église elle-même, qui a divisé le monde chrétien en laïcs et clercs, en sphères de la logique et du théologique. C’est pour cela que les explications religieuses, imprégnées de magie et de mystère, cèdent le pas au rationalisme du monde laïc (Berger, 2005).

Le doute s’installe : qu’en sera-t-il, dans l’avenir, du « religio » des communautés occidentales ? Les médias prendront-ils ce rôle ? Le christianisme peut-il jouer un rôle de médiateur entre les différentes cultures ? Aujourd’hui, alors que le monde, l’Europe y comprise, vit une crise majeure, il faut se poser la question du sens de l’Union pour l’Europe. Celle-ci s’était donné pour objectifs l’harmonisation des intérêts des nations européennes, l’instauration de la solidarité entre elles et la construction d’un second bloc aux côtés des États-Unis. Elle se voyait promue au rang de centre du monde, responsable de l’avenir de la civilisation occidentale. En même temps, elle a fait naître une civilisation fondée sur la démocratie, le marché libre, la tolérance, l’espoir d’améliorer le niveau de vie. Ceci, dans la fidélité à un héritage historique, venu à la fois des cultures antiques grecque et romaine et des valeurs du christianisme. Ce système de valeurs est aujourd’hui mis en doute dans la société dite occidentale, notamment en Europe et en Amérique (Bortkiewicz, 2000).

Cependant, si l’américanisation du monde est un fait, les Européens n’ont pas, en principe, de possibilités de s’y soustraire, quelles que soient les différences – flagrantes - entre les modèles américains et européens sur le plan économique et social. Il convient sans doute de souligner que, d’un point de vue historique, la force et la sécurité sont toujours mises en avant, alors que les valeurs, elles, sont reléguées au second rang. Observant le cours des événements dans le monde, l’Amérique ne tolérera que les processus qui lui seront favorables, qui garantiront sa sécurité et le progrès. Une telle attitude de la part de l’Amérique peut susciter des réserves, attiser dans les milieux intellectuels des rancoeurs antiaméricaines et alimenter le débat autour du mythe de la suprématie d’une Amérique qui ‘de facto’ se trouve confrontée aux mêmes graves problèmes que l’Europe : la délinquance, l’immigration, les réfugiés, les menaces qui pèsent sur l’environnement naturel, l’intégration institutionnelle (Pluta, 2003).

L’Amérique est sans aucun doute une grande puissance, et ceci dans trois domaines : militaire – elle y domine l’Europe ; la sphère commerciale, où l’Europe est un partenaire à part entière ; dans le domaine culturel, par contre, on dénonce une relative faiblesse. L’Amérique exerce néanmoins une influence importante par : l’attractivité de son modèle socioculturel, une justice et une démocratie modèles fondées sur la liberté individuelle, la tolérance ethnique et religieuse et la créativité. L’Europe parviendra-t-elle à maintenir l’équilibre entre la créativité dans le style américain et la sécurité solidaire et sociale ? Sa nouvelle identité se façonnera-t-elle en opposition à l’Amérique ou cédera-t-elle à la séduction du modèle américain ? La réponse de V. Havel est significative à ce sujet : « Pourquoi nous définissons-nous par rapport à quelqu’un (par exemple à l’Amérique), est-ce que la valeur de la vie est seulement une question de concurrence, est-ce que nos États, notre Europe et, par-dessus tout, notre vie, ne peuvent être plus beaux, plus profonds et avec plus de valeurs sans cette concurrence ? Le temps est venu pour l’Europe de mettre en lien son unification avec une réflexion approfondie sur elle-même, sur le mouvement civilisationnel moderne qui a pris racine autrefois dans sa glèbe, sur les questions fondamentales qui touchent à la vie de l’homme sur terre : ses perspectives de bonheur et d’espérance » (Kagan, 2002).

L’Europe nouvelle apparaît comme quelque chose de définitivement illimité ; un retour sur son histoire n’apporte aucune réponse satisfaisante. Il n’est pas possible d’en tracer des frontières définies et lisibles ni sous l’angle politique ni sous l’angle culturel ou religieux. L’Europe nouvelle ne peut pas s’inscrire dans le cadre conceptuel actuel des États européens. Toutes les nouvelles conceptions, comme celles d’une « Europe patrie », d’« États-Unis d’Europe », ou une vision cosmopolite, rencontrent du pour et du contre (Beck, 2013). Après la chute du mur de Berlin, de nombreux intellectuels ont attiré l’attention sur l’Europe centrale : Gyorgy Konrad, Vaclav Havel, Milan Kundera… Ils ont souligné que « l’Europe centrale avait conservé quelque chose de ce qui était perdu dans l’Europe unie occidentale [...], que l’Union devait retrouver son âme. Il est clair que les deux parties de l’Europe - occidentale et orientale- sont encore divisées par le rideau de l’ignorance » (Michalski, 2009, p.38). Il est donc urgent de construire une Europe équilibrée et, avant tout, abattre ce mur mental.

Nous terminerons cette réflexion en essayant de répondre à la question suivante : comment et avec quoi la Pologne peut-elle « enthousiasmer l’Europe » (Żakowski, 2011) ? Face à la vague croissante de l’euroscepticisme, l’euro-enthousiasme des Polonais pourrait fournir des idées fédératrices (Zielonka, 2014). En outre, il est sans doute urgent de repenser la culture, aujourd’hui étouffée par une masse de réglementations juridiques et de catastrophes économiques, Les Polonais sont persuadés d’avoir une habileté naturelle à se référer à l’histoire, aux symboles, à la foi, et ceci avec emphase  parfois : il n’y a sans doute pas de quoi avoir honte. À l’Europe fatiguée, il serait bon de (re) donner des ailes !

2. Quels défis pour l’éducation européenne ?

L’éducation est le reflet ou l’écran de la culture. Nous entendons par là que le tronc commun, synonyme de culture européenne, est en même temps le fondement de l’éducation. Le retour aux sources des idées philosophico-pédagogiques de « l’européanité », donc à la tradition, pose la question de la temporalité et donc nous invite à réfléchir à leur actualité quels sont les liens entre passé, présent et avenir ?

La tradition peut être considérée comme une structure normative, faite de valeurs morales contraignantes concernant la vie sociale, la vie individuelle, les institutions (politiques, économiques, culturelles et éducatives). Les processus de création et les traditions transmises sont liés à des actes symboliques orientés autant vers le statu quo vers l’innovation. Libérée du poids de sa survie, la tradition acquiert un dynamisme nouveau et devient génératrice de valeurs avec deux objectifs apparemment contradictoires : faciliter le changement et assurer la continuité du changement au niveau de l’action des individus et de la société. La question se pose alors de savoir si cet oxymore (nous entendons par là l’ambivalence de la tradition) permet d’envisager l’avenir de l’éducation.

Peut-être devrait-elle prendre la forme du « souci distancié » ?

Puisque l’éducation n’est pas un « continent » isolé de la culture, tout comme l’Europe à l’égard du monde, il faut envisager l’éducation sur le mode holistique, comme étant  dans le monde, en Europe et « chez soi ». C’est une focalisation sur l’éducation qui tient compte des trois modes d’existence de l’homme contemporain : cosmopolite, européen et ethnique. La nouvelle civilisation attend de l’éducation des actions créatives, innovantes, réfléchies, propices au développement personnel et favorisant le bonheur de tous les hommes et de toutes les sociétés dans des conditions de « métaculture » (Burszta, 2004, p. 106) la grande réorientation des valeurs qui permettra de mettre en oeuvre de tels comportements suppose de passer : de l’isolement à l’ouverture, de la production à l’expérimentation, de la contrainte à la liberté, de la rivalité à la collaboration, de la mise en danger à la protection de la vie, du guidage à l’étayage/stimulation (Jungk, 1981).

Les grandes discussions concernant les stratégies éducatives ont déjà leur histoire et elles ont pris une dimension formelle. Le XXe siècle a été celui des Rapports éducatifs. De nombreux pays ont repris ce travail, en analysant les fondements de leurs systèmes éducatifs ; ils ont procédé à la vérification des objectifs à atteindre et des finalités visées. Les rapports ont été établis aux USA, en France, en Allemagne, en Grande-Bretagne, en Chine, au Japon, en Russie, en Suède, en Espagne, en Italie, au Canada ; la Pologne a publié les rapports suivants : un Rapport sur l’état de l’enseignement en 1973, et deux autres rapports, peu avant la chute du communisme, en 1989 : L’Education, une priorité nationale, et L’Education en situation de crise. A suivi le Rapport sur la nécessité de construire une vision stratégique du développement de la Pologne et sur le rôle de la science dans les transformations de l’économie (1993) ainsi que le Rapport de synthèse sur les besoins et les orientations de la réforme scolaire en Pologne (1996) ; ensuite, la réforme du système éducatif (1998). L’un des derniers rapports est le Rapport national sur l’éducation globale en Pologne (2010) qui rend compte du résultat des actions menées par le ministère de l’Éducation nationale et le Ministère des Affaires étrangères polonais, ainsi que les experts du réseau européen GENE (Global Education Network Europe) et le Rapport Ressources éducatives libres en Pologne (2013).

À la fin du XXe siècle ont été publiés quelques Rapports globaux par l’UNESCO, le Conseil de l’Europe, le Club de Rome. Le premier d’entre eux date de 1972, c’est celui d’Edgar Faure « Apprendre à être ». À cette même époque a paru le rapport du Conseil de l’Europe – une possibilité de variantes de l’éducation européenne pour l’avenir. Premier projet : Préparer l’homme à la vie du XXIe siècle. En 1979 le Club de Rome publie le Rapport « Apprendre, horizon sans limites », comment combler le vide humain ? En 1996, l’UNESCO publie, sous la direction de J. Delors, un Rapport sur « L’Éducation pour tous :  un trésor est caché dedans ». Les derniers rapports globaux consacrés à l’éducation sont : l’égalité de l’accès à l’éducation (2003/4), Valeurs de la formation (2005), l’alphabétisation (2006), l’éducation et la protection des enfants à l’âge de la maternelle et du primaire (2007) ; l’éducation pour tous (2008). Nombre de ces rapports comme les stratégies éducatives qu’ils préconisaient sont aujourd’hui obsolètes, ils ont été relégués aux archives de l’histoire, car le monde actuel s’est transformé en « modernité liquide » (Bauman, 2006). L’humanité s’efforce pourtant de comprendre cette modernité en acceptant de vivre dans « ce choc permanent avec le futur » (Melosik et Szkudlarek, 1998, p. 55). Dans le kaléidoscope du monde contemporain, toute configuration se présente comme une totalité, mais variable, éphémère, momentanée (Zadrożyńska, 2001, p.283). Les préconisations nous conduisent d’impasse en impasse. Cependant certaines recommandations restent d’actualité : apprendre pour comprendre, apprendre pour savoir, apprendre pour agir, apprendre pour vivre ensemble, apprendre pour être.

Quand aujourd’hui nous parlons de défis pour l’éducation européenne, nous devons les envisager dans la perspective à la fois de la tradition européenne et de l’Europe contemporaine. Cherchant un ancrage intellectuel aux défis de l’éducation européenne, nous avons procédé à la catégorisation suivante : l’éducation est entendue d’une part comme métonymie et comme métaphore, d’autre part comme « quelque chose » et comme « rien » (Bauć, 2010). Pour la première approche, nous nous sommes inspirée de l’article de Boris Uspieński. « L’Europe comme métaphore et comme métonymie » (Uspieński, 2007, p.42), l’auteur y montre que la généralisation de la dénomination référée à un centre culturo-historique donné peut se faire selon le principe de la métonymie, tout comme de la métaphore. Dans le premier cas, il s’agit d’un processus naturel d’expansion de la culture, qui pose le problème du centre et de la périphérie. On y rencontre généralement l’épithète « grand » (par exemple, la Grande-Bretagne). Dans le second, par contre, il s’agit d’un processus artificiel d’orientation culturelle, qui pose le problème du nouveau et de l’ancien. Alors, nous avons affaire au qualificatif « nouveau » (par exemple, la Nouvelle-Zélande). La métonymie s’appuie sur les relations dans l’espace, tandis que la métaphore établit des relations dans le temps (ibidem, p.44).

Pour la seconde catégorie, l’éducation comme « quelque chose » et comme « rien », nous nous inspirons de J. Baudrillard : « la question philosophique élémentaire résonnait autrefois : pourquoi existe-t-il quelque chose plutôt que rien ? Aujourd’hui cependant se pose une question plus importante – pourquoi n’y a-t-il rien plutôt que quelque chose ? (Baudrillard, 2008, p. 10). Le néant n’est pas une tragédie, mais il s’allie plutôt à la potentialité. Plus le néant est vide, moins il y a d’interdits limitant les modalités d’accomplissement des différentes stratégies de la vie. Celui qui préfère le « rien » a la certitude d’être toujours dans la vérité. Celui qui, par contre, préfère « quelque chose » doit sans cesse y penser. On peut donc être entre la vérité de « quelque chose » et la potentialité du « rien » (Kubicki, 2010, p. 98). L’éducation comprise comme métonymie et comme métaphore (où les relations entre l’espace et le temps sont importantes) ainsi que l’éducation envisagée comme « quelque chose » et comme « rien » (ce qui constitue la base des espaces métaphysiques - l’être, la connaissance et la langue) sont les deux aspects de l’éducation qui s’interpénètrent profondément.

Sans prétendre épuiser le thème, nous proposons quelques pistes de réflexion qui peuvent être le point de départ d’une discussion.

Premièrement : Réfléchissons à l’éducation dans le contexte de la mondialisation qui est aujourd’hui un fait incontournable. Étant donné que nous vivons dans une époque postmoderniste (Bauman, 2006), il convient d’appréhender l’éducation globale dans la perspective du discours postmoderniste de cette époque même. La réalité qu’elle crée peut être définie comme une hétérogénéité dans l’unité. Nous préciserons que la globalisation se caractérise par la croissance de l’interdépendance à tous les niveaux et sur tous les plans (les diverses régions du monde, sociétés, nations, états, collectivités locales) ainsi que par une sensibilité plus forte aux différences entre cultures et nations. Actuellement, une nouvelle catégorie, caractéristique de notre époque, « la simultanéité »  exprime le télescopage entre les phénomènes de standardisation et d’universalisation et ceux d’individualisation et de diversification, et fait que localisme et globalisme ne se différencient plus. Par conséquent, le globalisme postmoderniste rejette les anciennes théories de l’unité du monde au profit de la généralisation du système de valeurs d’une région particulière ; il met l’accent sur l’égalité des différentes cultures et civilisations (Melosik et Szkudlarek, 1998). C’est pourquoi, en tant que forme particulière de la « Grande Narration », la version moderniste de l’éducation globale, exige que soit révisée et comblée la lacune épistémologique qui est apparue, et ce d’autant plus qu’elle érige en principe immanent la valorisation de la globalisation et passe sous silence le processus d’américanisation. Il est donc urgent de trouver de nouveaux modèles, des paradigmes scientifiques pour la pédagogie.

Deuxièmement : La culture crée l’homme selon différents processus. Au cours de l’histoire, nous avons vu la société primitive se charger de la construction de l’homme, la société religieuse imposer l’orientation de sa vie, puis la société moderne assurer sa formation (Buliński, 2002). Comment nommer ce processus qui a cours dans le monde d’aujourd’hui ? Ce qui est en jeu, c’est la question de l’identité de l’homme post moderniste. La conception post moderniste de l’homme est celle d’une identité « fluide », en permanente construction de soi et de sa subjectivité par la consommation de biens toujours nouveaux, de nouvelles impressions, de nouvelles expérimentations esthétiques (ibidem, p. 191). On peut dire que, dans la société post-moderne, l’homme est sans cesse « en devenir », « à faire »  (Buliński, 2002). Par ailleurs, les processus de mondialisation constituent une menace pour les nouvelles identités en formation, comme l’identité « globale, transparente », banale, ou de « type supermarché », qui d’aucune façon ne sont en mesure de donner sens à l’existence. Ceci me fait revenir à la théorie de J. Habermas qui considère la socialisation comme l’union entre sociabilité et individualité, et le devenir sujet comme le résultat d’une interaction entre l’individu et son environnement socioculturel. La théorie d’Habermas se fonde sur la notion de « compétence communicative » (inspirée de l’interactionnisme symbolique de, G. H.. Mead), utilisée comme synonyme du « moi, identité ». Cette notion renvoie à l’aptitude du sujet à communiquer, dans le cadre de rôles aux structures toujours fragiles et obscures, tout en préservant son identité propre. Peut-être faudrait-il s’orienter vers une nouvelle interprétation de ces théories, non pas dans les conditions d’une ”métaculture de la tradition” (au sens où l’entend Habermas), dans laquelle tous les processus convergent dans la sphère publique, mais dans les conditions d’une « métaculture de la nouveauté », appelée aussi « métaculture simultanée ».

Cette culture engendre un monde autre, un monde imaginaire et imaginé, aux multiples modes d’expression, aux divers types de narration, elle engendre un style de vie fondé sur le paradigme de l’instrument (Burszta, 2008). C’est un piège dangereux. L’éducation devrait forger des identités fortes, et sa force dépend de ce caractère. Peut-être que l’identité de la narration, construite sur le lien dialectique entre l’identité « idem » « de même » et l’identité « ipse » « moi-même » (Ricoeur, 1984) permettrait de rester soi, face à soi-même et vis-à-vis des Autres, quels que soit le lieu et le moment.

Troisièmement : Le point suivant porte sur ce qu’on appelle « les théâtres de la mémoire » ; ils sont très particulièrement importants dans la formation de l’identité européenne. Nous nous référons ici au processus de mondialisation de deux sortes de mémoires : la : « froide » et la « chaude » (Rewers, 1999). La mémoire « froide » correspond à une compréhension traditionnelle, elle rappelle une base de données, et constitue une sorte de mémoire historico-calendaire. Elle s’appuie sur une connaissance ordonnée et experte et sur l’esprit européen. La mémoire « chaude », quant à elle, s’éloigne des frontières de la rationalité, favorisant par là même la créativité. Elle s’appuie autant sur les émotions et sentiments positifs que négatifs. Elle ouvre de nouvelles perspectives d’interprétation et de compréhension. Elle établit des connexions entre les personnes, les événements, les idées jusqu’ici séparés. Elle se réfère à des argumentaires éloignés de toute rationalisation, comme les légendes, les rêves et les émotions collectives. La mémoire « chaude » correspond aussi à des émotions négatives, sources de fanatisme et de déstabilisation. Ce qui revêt une importance particulière dans le contexte de la diversité des cultures européennes – rationalistes, irrationalistes, religieuses, laïques... Les mémoires « froide » et « chaude » sont toutes deux présentes, en permanence ; ce sont elles qui jouent leur pièce de « théâtre », nationale d’une part, Européenne de l’autre.

Quatrièmement : Dans l’espace multiculturel, le dialogue « en dépit des différences » (qui consiste à vivre/assumer l’unité dans la diversité) est essentiel. Bien qu’en état de choc permanent face à l’avenir, les hommes cherchent à comprendre le monde. Or, la compréhension est une question de dialogue. Changer de point de vue sur le monde des différences en dépit des différences peut donc se comprendre ainsi : 

Nous percevons les différences comme étant ce qui nous divise, nous sépare, dans notre tentative de comprendre le monde, elles sont les signes de la présence d’un « Autre » qui est notre égal. En dialoguant sur ce mode, nous ne cherchons pas à nous défaire de notre différence, mais à en tirer une vérité, c’est ainsi que nous sommes en mesure d’entrer dans un monde autre, nouveau. Nous habitons ce monde le temps de sa durée. Quand il s’achève, nous retournons dans le nôtre. Aujourd’hui, l’éducation ne peut se passer de dialogue en dépit des différences.

Les tentatives pour réconcilier particularités et universalité ne sont pas nouvelles. Nous en trouvons chez le poète polonais C. C. Norwid qui, en 1863 déjà, dans une oeuvre intitulée «  Au sujet de la liberté d’expression », écrit : «  se détacher de soi et entrer en soi ; une parole ; pour être un national, être au-dessus du national ». De même, cent ans plus tard, de tels propos se retrouvent chez Gombrowicz : «  Nous ne serons pas une nation véritablement européenne, tant que nous ne nous distinguerons pas en Europe – car l’européanité ne repose pas sur la confusion en Europe, mais sur ce qui pourrait être son ambition constituante – spécifique et ne laissant personne s’y substituer (Gombrowicz, 1988, p. 190).

Cinquièmement : Nous nous arrêterons à présent sur ce qu’on appelle le « sanctuaire de l’éducation » ; il réfère à la réhabilitation du sacré et souligne le rôle de la spiritualité dans le développement de l’homme. On peut sans doute reprocher à la civilisation occidentale sa banalisation du sacré (Eliade, 1998). La technocratie, qui dépersonnalise l’homme, le mutile dans sa dimension spirituelle, devrait s’équilibrer par la fréquentation de la culture qui permet de découvrir et de vivre les « manifestations de l’esprit » (dans la tradition allemande, les sciences de l’éducation s’appellent sciences de l’esprit).

L›éducation humaniste, fondée sur les valeurs antiques du vrai, du beau et du bien (la fameuse triade platonicienne) et reliée aux principes chrétiens de l›espérance et de la charité, constitue un contrepoids à l›éducation technique/technocratique qui se met souvent au service de l›idéologie néolibérale. L’éducation d’inspiration spirituelle peut revêtir plusieurs visages : elle peut prendre celui de l’éducation religieuse, ou celui d’une éducation par et pour l’art, dans laquelle les métaphores et symboles revêtent une importance centrale. Leur compréhension relève de l’herméneutique (Heidegger, 2002).

L’herméneutique est devenue indispensable avec le « second désenvoûtement » du monde, c’est-à-dire depuis le moment où la culture européenne s’est délitée. Dans le monde actuel, où les valeurs transcendantales sont peu présentes, le besoin de culture est flagrant. L’herméneutique rappelle que le réel, désenchanté par la technologie, a cessé d’être humain (Kobylińska, 1985, p. 166). Par ailleurs, de plus en plus souvent, les chercheurs qui s’intéressent à la culture identifiée aux techniques de la communication soulignent son rôle dans ce qu’on nomme « le quatrième enchantement du monde ».

Sixièmement : Il me semble que favoriser la métaphorisation et de symbolisation (Eliade, 1998) en tant que mécanismes élémentaires de l’imagination créative, peut être un pont entre les cultures du monde. La présence de symboles et d’images fait que les cultures restent ouvertes. Dans chaque culture, les meilleures représentations des situations limites que l’homme traverse sont de nature symbolique. Les symboles sont au fondement de toutes les cultures. Comme l’affirme P. Ricoeur, ils relèvent de trois sphères : celle du mythe, qui crée le discours  du « sacrum », celle des rêves nocturnes et des rêves éveillés, celle de l’imagination poétique, des images et des mots, qui relèvent de la langue. L’étude des symboles va au coeur des cultures, ce coeur qui bat depuis la nuit des temps. Les symboles sont un peu comme des fenêtres grandes ouvertes, qui laissent entrer les processus d’enrichissement interculturel dans les consciences et favorisent le réenchantement du monde (Prigogine et Stengers, 1990). Ce qui conduit à la dissolution de l’ethnocentrisme et à la centration sur le vaste monde.

Il faut cependant se rappeler que, du fait de la complexité de l’histoire, les mythes et les symboles (présents dans la littérature, la peinture et la musique) de l’Europe Centrale, possèdent une forte connotation politique. Les mythes et les symboles de la partie occidentale du continent ont, pour leur part, une consonance plus universelle. Dans le dialogue entre les différentes régions de l’Europe, le fait de connaître ce qui constitue la conscience collective des peuples de l’Autre Europe, ne correspond plus seulement à une forme de curiosité intellectuelle, mais devient un instrument pour réunir/réconcilier le centre et la périphérie, l’ancien et le nouveau (Nowicki, 2009). L’esthétisation du monde, telle est la tâche d’une éducation par l’imagination.

L’imagination institue donc une conscience subtile avec, pour effet en boucle, un monde qui devient d’autant plus subtil que l’esprit l’est devenu lui aussi.

Il faut cependant souligner que la communication esthétique interculturelle qui a sa place, avant tout, dans l’art, doit se fonder sur une théorie de la culture adaptée à la situation actuelle d’interculturalité. Malgré de nombreux essais de conceptualisations (anthropologiques, ethnologiques, structuralistes, sociologiques, sémiotiques), nous n’avons toujours pas de théorie suffisamment solide. On peut considérer que le travail de G. Vico « Scienca nova » (1744) ouvre des pistes intéressantes. Pour lui, chaque culture s’appuie sur une conception du Bien issue de la « la sagesse poétique des hommes » (Vico, 1966, p. 168). Confronté à un Autre, dont il ne comprend pas l’intelligence, l’être humain devient poétiquement créatif.

Septièmement : Si nous soulignons l’importance de la lecture des symboles, c’est pour faire comprendre la nécessité de retenir le temps. La lenteur est mise à mal dans le monde d’aujourd’hui qui valorise clairement la rapidité, la vitesse. « Ralentir, c’est s’adonner à la contemplation, à l’imagination. Cette négation de la poésie de la banale réalité est au fond un essai de dévoilement des dimensions plus profondes de l’existence humaine, un essai d’atteindre les strates, dans lesquelles naît cette grande dualité humaine, multiple : la pensée et la vision, la volonté et l’inspiration, la technique et la contemplation, la domination et la communauté, les affaires et les émotions, l’action et la création » (Witkowski, 2001, p. 84).

Le ralentissement, la lenteur, c’est aussi l’état de veille nocturne. La nuit a été oubliée, elle est quasiment absente des théories éducatives, et pourtant elle occupe la moitié de la vie. Peut-on transformer ce temps mort en temps productif ? La nuit a été reléguée dans la catégorie éclectique de l’éducation informelle, et pourtant il ne doit pas nécessairement en être ainsi. La nuit existe aussi pour l’éducation : « la nuit est un tableau sur lequel on écrit. La nuit ouvre, pour les processus éducatifs, l’espace qui est le temps où on peut se montrer et déployer la force opposée à la force diurne. Ce contrepoids éducatif, qui puise ses forces de la nuit, c’est l’autodéveloppement » (Pineau, 2000, p. 39).

Il faut aussi accorder une importance particulière à l’autonomie, l’inventivité et la coopération qui sont des compétences-clés. L’autonomie s’entend comme la capacité à s’autocontrôler et à contrôler son environnement, le sens de la responsabilité, la capacité à persévérer dans une tâche et à tenir bon face aux difficultés. L’inventivité, c’est la capacité à faire usage de l’imagination, à anticiper les événements, à concevoir des situations réelles, souhaitables, idéales. La coopération, c’est la capacité à viser des buts altruistes, à la compréhension empathique et à agir avec les autres.

Huitièmement : La compétence narrative joue un rôle important dans le monde actuel. Elle s’enracine dans « le retour narratif » qui considère la narration comme une catégorie interdisciplinaire. J. Bruner (2006), précurseur d’une formation conçue comme étayage du développement, considère la narration dans l’enseignement comme un mode de pensée, une structure d’organisation de notre savoir, un support du processus éducatif.

Les processus mentaux ont, eux aussi, un caractère narratif. C’est pourquoi nous considérons que l’éducation devrait s’appuyer sur les rêves, en tant que processus d’autonarrations causales et suprapersonnelles causales, dans le sens où leur accomplissement ne peut se faire qu’au travers de l’activité, et suprapersonnelles, dans le sens où elles n’optimisent ni un intérêt personnel ni un intérêt suprapersonnel, mais les deux ensemble.

En tant qu’autonarration causale et suprapersonnelle, le rêve développe le potentiel de l’imagination sociale, il éveille les capacités assoupies, dévoile les aspects positifs de la personnalité, crée quelque chose de personnel, renforce le sentiment de sa propre valeur. Il protège de l’égocentrisme, de la rivalisation, il est source d’inspiration, d’invention, de créativité, il augmente le capital commun, se concentre sur la prévision de ce qui est possible et/ou souhaitable. En introduisant dans ma réflexion la catégorie de l’autonarration suprapersonnelle, nous faisons référence à N. Denzin, le représentant principal de ce courant en sciences sociales, qui met l’accent sur la nécessité de travailler sur des narrations suprapersonnelles, susceptibles d’améliorer les relations interpersonnelles, d’élever le niveau de moralité, de consolider la collectivité, d’atteindre des buts communs dans l’avenir.

Neuvièmement : La réhabilitation du concept de sagesse comme catégorie pédagogique paraît une évidence. Le Paradigme de la sagesse de Berlin comprend cinq critères-symptômes qui sont : le savoir  factologique concernant la pragmatique existentielle élémentaire, le savoir procédural concernant cette même problématique, le savoir  contextuel acquis au cours de la vie, le relativisme des valeurs et la tolérance à l’égard de l’autre et des différences culturelles, la connaissance de soi avec ses limites, insuffisances ou incompétences en matière de traitement de l’information (Czapinski, 2005). Il n’est certes pas possible d’établir une relation d’équivalence entre le savoir ou l’intelligence et la sagesse. La sagesse dépasse et inclut le savoir ou l’intelligence.

Une éducation orientée vers le développement de la sagesse se fonde sur : la différenciation entre qualité et niveau d’éducation, entre « être éduqué » et « recevoir » une éducation (Fromm). Si on garde à l’esprit la notion de choc entre civilisations, il est important de se focaliser sur les vrais problèmes de notre monde (l’état présent de la connaissance ; l’analphabétisme fonctionnel, l’analphabétisme civilisationnel) en les confrontant aux résultats, des tests PISA. C’est la raison pour laquelle il me semble intéressant de mettre en balance non seulement ce qui est qualifié de sage et ce ou celui qui est qualifié de stupide, mais aussi de se pencher sur les représentations des couples « sage/stupide » ou « stupide/sage » en tant qu’exemples de la conception de l’humour en fonction des cultures (la « carnavalisation du monde »). On peut reprocher à la culture moderne européenne d’avoir oublié le rire (Witkowski, 1991). Depuis la nuit des temps, l’humour accompagne l’homme dans le maintien de la culture, il touche au sacré et au profane. Il a pris différentes formes, il a eu des spécificités locales, régionales et nationales. Il a été une création/représentation satyrique en contre point du monde, et une subtile métaphore. L’analyse des racines européennes de la conception de l’humour permet de mieux comprendre certains aspects du monde contemporain. Ce discours culturel entre sagesse et bêtise de l’homme est un véritable défi pour l’éducation (Krawczyk-Wasilewska, 2008, p. 152).

Dixièmement : Pour finir, nous souhaitons attirer l’attention sur la nécessité de débattre sur les potentialités de l’éducation. Nous nous inspirons en cela des thèses philosophiques de la physique quantique. Nous comprenons bien que cela fait de moi une « iconoclaste » qui, pénétrant dans un monde nouveau, se rend compte qu’elle n’en possède qu’une connaissance peu satisfaisante. Cependant, le fait de m’aventurer en territoire inconnu, de m’éloigner du « chez-soi », quels que soient les risques encourus, crée une distance et, en même temps, un rapprochement (Bauman, 2006, p. 320). Pourquoi s’être javenturée si loin ? Aujourd’hui encore, en éducation tout comme en physique, le regard porté sur le monde est double : newtonien (classique, mécanique, comme en reflet) et post-newtonien (quantique, relativiste, imaginaire). Dans cette seconde conception, l’espace éducatif (comme l’espace physique) ne nous est pas donné une fois pour toutes, mais il est sans cesse à construire, non seulement découvert, mais toujours à découvrir, nous sommes toujours en route « vers ». Tout comme dans l’éducation, le passage de la physique classique à la physique quantique correspond à une scission de la pensée en deux mondes différents, en se référant aux thèses fondamentales de la physique quantique, il est possible de prévoir les directions que prendra le changement. On peut, les formuler ainsi.

  • De la scission vers la fusion/intégration ;

  • De la certitude à la probabilité/intention ;

  • De l’objectivité à la subjectivité/interprétation ;

  • Du déterminisme à l’indéterminisme/imagination ;

  • Du rationalisme à l’irrationalisme/intuition (Piasecka, 2010)

Dans la langue humaniste, la césure se fait dans le passage d’un monde moderniste à un autre, postmoderniste, sous l’action de ce que nous nommons « la Cinquième Force », générée par l’intégration, l’intention, l’interprétation, l’imagination, l’intuition.

Pour l’éducation, il en résulte ce qui suit :

  • L’éducation requiert une approche intégrale, car elle concerne des phénomènes qui possèdent une double nature : matérielle et spirituelle/objective et subjective.

  • C’est l’homme lui-même qui crée, intentionnellement, l’espace éducatif.

En éducation, l’interprétation est un outil précieux pour connaître le monde

L’éducation exige de l’imagination afin de dépasser de façon créative les dispositions personnelles, et pour transformer la vision actuelle du monde en celle d’un monde possible/souhaitable.

En éducation, il s’agit de procéder, par expérimentation intuitive, à des cartographies subtiles du monde

Conclusion

Évidemment, cette présentation des défis pour l’éducation européenne ne constitue pas une liste fermée. Chacun de ces défis exige une attention particulière et mérite discussion. Nos considérations se situent au niveau philosophico-idéologique, il s’agit d’un essai qui a pour objet de tracer des chemins pour l’éducation dans une réalité culturelle nouvelle. Au final, nous estimons cependant nécessaire de se poser cette question : Faut-il, et de quelle façon, transposer dans la pratique ces idées proposant d’autres pistes pour l’éducation ?

C’est dans ce questionnement, essentiel, que se situent les travaux de la Commission européenne, de l’UNESCO, de l’Organisation des Nations unies, des médias, des institutions universitaires et des chercheurs du monde entier, des Centres culturels, des sociétés internationales et locales. Pour traiter ces problèmes majeurs, un thème annuel est proposé : « l’année européenne » « l’Éducation civique » (2005), « l’Égalité des chances » (2007), « Dialogue interculturel » (2008), « Création et Innovation » (2009), « Lutte contre la pauvreté et l’exclusion » (2010). Les stratégies fondamentales de l’UNESCO, comme « l’Éducation pour tous », ainsi que le « Dialogue interculturel » ont trouvé une dimension concrète dans de nombreux programmes éducatifs.

Cependant, en répondant à la question des actions concrètes, il faut avant tout envisager le « chez-soi » et ce qu’on peut y proposer. Quand nous nous réfèrons à une expérience personnelle, nous pouvons dire que nous nous efforcons d’agir, étant auteure et animatrice, et aussi exécutante de divers projets comme : « La maison au milieu des quatre éléments », « D’autres façons de penser l’éducation. Métaphores narratives », « Pensée créatrice. Créativité des étudiants et des enseignants », « Sors de l’ombre ! Aie des rêves ! », « Euronaturamy - aveugles ! », « L’éducation, la guerre de deux mondes », « les rayons du soleil «. Chacun de ces projets (élaborés d’après les idées présentées ci-dessus) nécessite une énergie particulière.

L’éducation européenne a besoin d’animateurs/initiateurs de projets, qui rivalisent dans l’activité de projets à visée solidaire et sociale, servant aussi bien aux marginaux qu›aux créatifs, qui encouragent et soutiennent les initiatives visant à aplanir les exclusions, aux initiatives ouvertes aux traditions et aux valeurs polonaises, européennes et universelles. Ces animateurs se mettent au service de la sagesse, de l’intelligence et des talents des enfants, des jeunes et des adultes. Ils font de leur mieux pour répondre aux aspirations de leurs concitoyens. Ils s’efforcent de saisir les chances qui s’offrent à nous pour répondre aux exigences d’une civilisation en marche vers le progrès, dans l’espérance d’un monde meilleur.

Intégrer le monde, habiter l’Europe, être bien chez soi, voilà le défi fondamental de l’éducation.