Corps de l’article

Introduction

En éducation, l’alternance est souvent présentée comme une configuration éducative ou un projet pédagogique visant à transformer le système éducatif, lui-même pensé comme un projet de transformation du social et du sociétal. Dans le champ particulier de l’éducation des adultes, l’alternance est tour à tour une conception de la formation, autrement dit une ingénierie particulière et/ou un discours propositionnel, voire injonctif, visant à relier l’école et l’entreprise. Or, cette ingénierie n’est ni discutée ni contestée qu’il s’agisse de ses finalités explicites, de ses enjeux implicites ou de ses conditions de réalisation et de réussite.

L’invitation à penser autrement l’alternance s’organisera dans cet article autour de l’analyse de conceptions éducatives, à partir de l’étude de textes pédagogiques. Nous souhaitons en effet étudier le concept d’alternance à la lumière de la pensée en éducation. Pour cela, nous interpellerons trois penseurs dont les valeurs et les principes rejoignent celles et ceux considérés comme emblématiques de l’Éducation nouvelle, même si celle-ci revêt plusieurs configurations (Gutierrez, 2011). Nous entendons par valeur « cette propriété d’une fin collective qui la constitue comme une fin, comme ce qui est non seulement désiré, mais désirable ; qui qualifie de moyen ce qui permet de l’atteindre et d’obstacle ce qui l’entrave » (Reboul, 1992, p.15). Autrement dit, la valeur est ce qui exprime le sens d’une action humaine dans ce qu’elle porte comme désir, comme espérance et sans doute comme utopie. Quant au (x) principe (s), il est possible pour les définir de se situer sur un axe d’équilibre entre une doctrine, à laquelle il n’est guère possible de déroger et une orientation qui balise et cadre leur espace propositionnel. Les desseins éducatifs de Pestalozzi, de Freinet et de Dewey seront étudiés dans ce que leurs textes pédagogiques nous disent et nous apprennent des rapports entre éducation et culture, à la lumière des valeurs qu’ils défendent et des principes guidant l’action éducative. Si la culture est bien un ensemble de pratiques, de représentations, de comportements référés à un groupe humain, structuré selon certaines logiques de sens et présentant une certaine stabilité (Charlot, 2001), elle est aussi construction de sens au service de la conscientisation par l’individu de ses rapports au Monde, aux autres et à soi-même. La culture nous donne donc à voir des valeurs et des principes d’une société, que ceux-ci transparaissent au nom d’un collectif ou d’un individu. Charlot considère ainsi que la culture revêt simultanément et dialectiquement une dimension de singularité et d’universalité et qu’elle ne peut se réduire à des caractéristiques catégorielles ou à des spécificités groupales, tribales ou communautaires. Si l’éducation est quête de ce qui spécifie et de ce qui unit chaque homme aux autres hommes, alors l’éducation est au service de la culture comme la culture sert aussi le projet d’éduquer. Nous situons donc les rapports entre éducation et culture selon une perspective dialogique et dialectique. Nous proposons dans cet article une analyse du concept d’alternance à partir d’une étude des rapports entre éducation et culture. La lecture compréhensive des textes pédagogiques de ces trois penseurs de l’éducation, que sont Pestalozzi, Freinet et Dewey, sera sollicitée pour saisir les dimensions et les conditions des rapports entre éducation et culture. De cette analyse, nous esquisserons une définition du concept d’alternance, comme analyseur et expression de ces rapports.

Nous proposons de caractériser l’alternance comme pédagogie. En effet, pour penser la pédagogie ou pour élaborer « une » pédagogie, il essentiel de « se référer au discours que toute société entretient sur l’éducation » (Hameline, 2000). Pédagogie traditionnelle, pédagogie nouvelle, pédagogie alternative, pédagogie par ou de l’alternance, chacune d’entre elles se caractérise par cet enveloppement mutuel et dialectique de la théorie et de la pratique éducatives par la même personne, sur la même personne (Houssaye, 1993). Il convient donc d’entreprendre de saisir cette pédagogie de l’alternance ou par alternance en cherchant à rassembler idée et pratique, valeurs et principes, hypothèses et conditions, culture et éducation.

Lectures pédagogiques de quelques figures emblématiques de l’Éducation nouvelle

Pestalozzi

En dressant l’éloge de Rousseau, Johann Heinrich Pestalozzi s’inscrit dans le dilemme majeur et intrinsèquement constitutif de l’auteur de l’Émile : éducation et/ou culture ? Certes, nous dit Rousseau, l’entrée dans la culture de l’individu-animal qu’est l’homme à l’état de nature (Soëtard, 1981) met un terme à son état naturel. Mais cette socialisation est aussi condition de son humanisation. Chez Rousseau, l’éducation constitue le lien entre l’homme dans son état de nature et l’homme cultivé. Nous retrouvons ici la finalité intrinsèquement socialisatrice de l’éducation telle que Durkheim l’exprimera quelques décennies plus tard. Chez Durkheim, la socialisation est le passage obligé vers l’accès à la culture. Cette culture est essentiellement une culture scientifique articulée à un enseignement moral. La science éduquera l’homme. C’est ainsi que Durkheim, imprégné de spiritualité positiviste, définit l’entrée de l’homme dans la culture. Chez Rousseau, ce qui domine, c’est une conception d’un homme à l’état de nature. Son approche sceptique d’une science en plein essor le conduit à considérer celle-ci comme une occasion pour l’homme de prendre conscience de son aliénation. Sans cette société, scientifiquement cultivée, l’homme n’aurait jamais accédé à la conscience de sa liberté (Soëtard, 1981). La culture constitue donc pour Rousseau une révélation de l’état de nature de l’homme, non pas sur le mode nostalgique d’un temps disparu, mais comme un temps nécessaire pour affirmer un projet d’émancipation. La culture est donc pour Rousseau une conscientisation de l’état d’emprisonnement social que vit l’homme, son contemporain. Elle constitue ainsi un contrepoint sans lequel l’homme est incapable de se révéler à lui-même sa longue marche émancipatrice. Si nous étudions les rapports de tension entre éducation et culture, nous pourrions admettre aussi que l’un et l’autre, paradoxalement, dialoguent. L’éducation constitue pour Rousseau le passage obligé vers l’accès à la culture. Mais celle-ci est aussi le prétexte à éduquer dans la mesure où la culture impose à l’homme un processus de conscientisation et d’humanisation, autrement dit une révélation de son aspiration à la liberté. Tout faire pour que l’autre fasse, tel est la valeur attribuée par Rousseau au projet d’éduquer : la culture au service de l’éduqué et de l’éducateur. Si l’auteur de l’Émile accepte le processus d’humanisation, il affirme aussi la nécessité pour l’homme de conserver sa liberté au sein même de cette socialisation obligée. Culture et éducation sont donc pour Rousseau interdépendantes. Mais la prise en compte de cette interdépendance n’est possible que si l’éduqué travaille avec l’éducateur dans le sens de sa liberté revendiquée. Si nous transposons ce système d’interdépendance entre culture et éducation, entre humanisation-socialisation et émancipation, alors, nous pouvons donner une première forme au concept d’alternance. Nous pouvons en effet admettre que tout sujet humain joue et jouit de cette tension paradoxale entre les différentes situations expérienciées, celles qui portent la culture, et les situations éducatives qui le conduisent à se décentrer de ses expériences, par l’affirmation de sa liberté. Dans un contexte plus spécifique d’une formation professionnelle par alternance, nous pourrions considérer la nécessité pour l’alternant, aidé par le formateur, de s’inscrire dans une posture réflexive et critique à l’égard de toute situation expérienciée. Cela lui offrirait la garantie à la fois d’une prise de distance à l’égard de l’organisation de travail dans lequel il aspire à entrer, prise de distance indispensable pour s’engager dans un processus formatif au service d’un projet d’autonomie dans la conduite de l’activité du travail. Rousseau fonde ici l’idée d’un homme cherchant à s’extraire des risques d’aliénation par sa confrontation avec l’environnement social et culturel.

En convoquant une lecture de l’oeuvre éducative de Rousseau, nous pourrions y trouver matière à justifier une apologie de la formation par alternance. En effet, que nous pensions à tort que l’oeuvre de Rousseau défend une éducation sanctuarisée à l’abri d’une société aliénante ou que nous considérions à tort aussi que Rousseau se fait le zélateur d’une éducation par le travail, différentes interprétations ont pu laisser penser que l’Éducation nouvelle, à l’instar de la pensée rousseauiste, ait pu inspirer et favoriser la célébration d’une formation et d’un enseignement professionnel et technique que la Révolution industrielle réclamait. Certes, l’oeuvre éducative de Rousseau, dont Pestalozzi s’inspire, insiste sur la fonction des expériences, sur le rôle des situations expérienciées sans lesquelles le processus éducatif ne peut se réaliser. Ainsi, Rousseau affirme-t-il le primat de l’expérience sur toute théorie. Mais il souligne aussi combien l’usage de ces expériences n’a de sens qu’en les étudiant à la lumière de théories et des savoirs. « Les véritables avantages de la connaissance humaine et du savoir résident, pour le genre humain, dans l’assurance des fondements dont ils partent et sur lesquels ils reposent. L’homme qui sait beaucoup de choses a besoin plus qu’aucun autre d’être amené, et il y faut plus d’art que pour tout autre, à l’unité de son être avec soi-même, à l’harmonie de son savoir avec son milieu de vie, au développement équilibré de toutes ses facultés » (Pestalozzi, 1799/1985, pp. 39-48). Pestalozzi illustre par l’affirmation de cet ancrage des savoirs dans le réel de l’existence humaine l’importance de penser les rapports entre éducation et culture comme en dialogue, en interdépendance et en harmonie. Ce dernier terme est d’ailleurs fréquemment utilisé par Pestalozzi.

L’Éducation nouvelle, telle qu’elle s’exprime au travers de la doctrine éducative de Rousseau, ne peut constituer, sans un examen minimum de ses principes, les fondements d’une formation par alternance. Il est donc important d’identifier autrement les liens entre l’Éducation nouvelle et l’alternance dans un contexte de formation professionnelle ou d’éducation des adultes. Dans cette perspective, l’oeuvre de Pestalozzi, l’industriel pédagogue dont parle Soëtard, (1981), pourrait a priori être utile pour étudier l’alternance en la pensant comme une configuration éducative et pédagogique. En effet, en employant des enfants à tisser des toiles de coton, Pestalozzi fonde de facto des situations éducatives prenant appui sur des situations de travail. Il rêve d’une micro-société, l’expérience du Neuhof, dans laquelle l’éducateur, selon un processus auto-géré, crée les conditions de la convergence du statut d’élève, du statut de travailleur et du statut de citoyen. Mais cet idéal se heurte aux réalités du quotidien : exigences des clients de l’entreprise de coton, désintérêt progressif des enfants soumis à un travail pénible, attentes des parents dont certains souhaiteraient qu’ils puissent directement exploiter le fruit du travail de leurs enfants… Pestalozzi, contraint de fermer l’entreprise, poursuivra son idéal éducatif au travers d’un roman : Léonard et Gertrude. La proposition fictionnelle permet ainsi à Pestalozzi de finaliser son projet éducatif, en instituant dans la classe et dans l’école, la convergence des situations, des rôles et des fonctions. L’élève, le travailleur, le citoyen (et le croyant), réunis dans un même lieu, la classe, et accompagné(s) par l’éducateur du peuple. Mais quelle est la posture qui doit prédominer dans la classe ? Est-ce l’élève-apprenant, l’élève-travailleur, l’élève-citoyen ? Comment, dès lors, prendre appui sur l’une ou l’autre de ces postures pour fonder et instruire un projet d’éducation qui soit d’abord et avant tout un projet d’émancipation par l’enfant et pour l’enfant ?

Pestalozzi répond par la défense d’une méthode d’éducation morale fondée sur « une pédagogie du coeur » tout en introduisant les premiers apprentissages de l’intelligence et en initiant les enfants aux travaux agricoles et industriels. Cette méthode s’organise autour de l’articulation de trois pédagogies : la pédagogie de l’intelligence centrée sur les apprentissages fondamentaux, la pédagogie du coeur visant l’éducation morale et la pédagogie de la main au service d’une éducation physique et professionnelle. Pestalozzi transforme le dilemme rousseauiste du rapport entre culture et éducation en un puissant principe pédagogique : faire sens des différentes situations et activités rencontrées par l’enfant. Chez Pestalozzi, la culture ne s’oppose pas à l’éducation. Au contraire, la culture donne sens au projet d’éduquer. Elle fournit à l’éducation les arguments pour impliquer l’éduqué dans son projet d’émancipation. Mais l’éducation est aussi au service de la culture. Car elle garantit à la culture une double fonction : participer de l’élévation de l’humain, le protéger des risques d’aliénation, par l’école, par la communauté ou par la fabrique. L’éducation constitue, dans son rapport à la culture, un processus de dépassement. Dès lors, la culture, saisie par l’éducation, devient une finalité sociale et politique. Pour Pestalozzi, la culture exprime la vertu constitutive de l’homme libre, le rêve d’un être autonome, autrement dit, le point d’aboutissement d’un homme humanisé car cultivé. L’accès du petit d’homme à la culture est rendu possible par le truchement d’interrelations entre les trois statuts, rôles et fonctions de l’enfant : un enfant-apprenant, un enfant-travailleur et un enfant-éduqué. La culture est ainsi réinterrogée à la lumière de sa tension avec l’éducation.

Mais là où Rousseau considère que la culture contraint à l’éducation, et donc conduit à une forme de renoncement à l’idéal de nature, Pestalozzi pense la culture au service de l’éducation comme un ensemble de balises qui règlent l’évolution de la nature humaine. Le citoyen d’Yverdon pense le développement de l’humain dans son rapport entre singularité de l’éducation et universalité de la culture. La méthode Pestalozzi est au service du croisement des expériences humaines et des contraintes sociales. Le recours aux stages chez des artisans, par exemple, vise tout autant la mise en sens des apprentissages que l’apprivoisement des lois sociales. « D’après mon expérience, tout dépend de la façon dont chaque proposition se présente d’elle-même à eux comme vraie à travers la conscience qu’ils prennent d’une expérience intuitive rattachée à des situations concrètes » (Pestalozzi, 1799/1985, p.39-48). L’affirmation du principe d’activité souligne aussi sur l’importance de préparer l’enfant à rétro-agir aux sollicitations de la société.

L’insistance de Pestalozzi pour favoriser une éducation du partage, de la collaboration et de la solidarité souligne combien les échanges entre pairs participent, pour lui, de la réussite des apprentissages et justifie l’intervention de tuteurs. Dans cette évocation du tutorat, Pestalozzi définit un processus de transmission qui s’achève à l’aune de l’accès de l’enfant à l’autonomie et au principe de liberté qui doit régler son action.

Si Pestalozzi nous donne à lire des rapports de tension, mais aussi de complémentarité entre culture et éducation, il nous invite aussi à prendre en compte toutes les expériences humaines comme des occasions de faire oeuvre d’éducation et d’émancipation. La rencontre de plusieurs expériences fournit à l’enfant l’opportunité d’articuler deux processus : un processus singulier de réappropriation autonome des éléments du social et de la culture ; un processus visant à transposer les éléments singuliers de cette évolution humaine dans sa dimension d’universalité. C’est bien la culture qui permet l’éducation de l’homme dans ce qu’elle suggère de rencontres itératives entre singulier et universel. « L’homme ne choisit pas lui-même, le milieu où il vit et se meut, et il ne reconnaît pleinement comme être purement physique, toute vérité de ce monde que dans la mesure où les objets extérieurs qui se présentent à sa perception se rapprochent du centre où il vit et se meut » (Pestlalozzi, 1801/1985, pp. 113-116). Pestalozzi propose donc une pédagogie visant à articuler culture et éducation : favoriser, exploiter, rendre intelligibles les différentes occasions de rencontre du désir naturel et du donné social (Soëtard, 1981).

La pensée éducative et pédagogique de Pestalozzi, si elle rompt en partie avec son inspirateur, Rousseau, fournit une lecture revisitée de l’alternance. Si nous considérons l’alternance comme un rapport de forces et de tensions entre culture et éducation, alors l’oeuvre de Pestalozzi nous propose trois repères :

  1. Culture et éducation sont deux entités qui dialoguent, se complètent et s’enrichissent l’une de l’autre. Si la culture représente l’ensemble des situations expérienciées vécues par l’adulte en devenir, alors, l’éducation se doit d’aider l’enfant (apprenant, travailleur et citoyen) à analyser ses expériences afin d’en extraire la valeur de dépassement, autrement dit le processus de dé-s-aliénation, nécessaire au processus singulier d’émancipation. Si l’éducation participe d’une lecture analytique et compréhensive des situations expérienciées singulières, elle contribue aussi à inscrire dans la culture des valeurs universelles, dont celles de libre arbitre, d’autonomie ou de liberté. Autrement dit, l’oeuvre de Pestalozzi nous propose une lecture éducative de l’alternance, en considérant qu’elle est un rapport dialogique et dialectique entre un sujet et son environnement, chacun des protagonistes de l’alternance, l’individu comme l’environnement social, profitant de cette relation complémentaire, voire complice.

  2. Pestalozzi évoque aussi la nécessité de contribuer à l’émergence, chez l’enfant, d’une capacité à échapper à l’enfermement du social. Dès lors, les principes pédagogiques, qu’il propose, visent à créer les conditions du développement d’un rapport critique au monde environnant. En aidant l’enfant à faire converger trois postures, autrement dit, trois points de vue (l’apprenant, le travailleur, le citoyen), l’éducateur du Neuhof parie sur les différences de conceptions du monde, favorisées par les différences de postures, de statut, de rôle et de fonction. Ces différences créeront chez l’enfant les conditions de son émancipation. C’est ici un postulat que nous pourrions aisément inscrire dans un projet d’alternance en contexte éducatif et/ou en contexte de formation professionnelle. La mobilisation chez l’alternant des différentes postures attendues dans un parcours de professionnalisation, organisé autour de différentes situations potentiellement formatives, est pensée comme élément déclencheur d’apprentissage. L’alternant habitera tour à tour la posture du stagiaire, celle du travailleur-salarié, celle aussi de formé, voire d’étudiant ou d’élève. Il sera ainsi invité à changer de points de vue pour s’engager dans un apprentissage. L’alternance de situations expérienciées serait alors posée comme une condition intrinsèque d’un apprentissage.

  3. Tout faire pour que l’autre fasse. Pestalozzi, porté par l’héritage rousseauiste, insiste sur le rôle de l’éducateur dans l’accompagnement de l’éduqué, en particulier dans le soutien au processus de décentration à l’égard de l’environnement social et culturel. Cet éducateur se trouve être secondé par la mobilisation de tuteurs qui participent de ce projet de dé-s-aliénation vis-à-vis des contingences de la culture. L’éducateur pestalozzien se rapproche de l’accompagnateur tel qu’il est décrit dans les travaux récents qui s’intéressent à l’apprentissage en situation de travail (Durand et Bourgeois, 2012). Cet accompagnateur crée les conditions de l’apprentissage professionnel du travailleur en l’invitant notamment à analyser l’activité de son travail et à en extraire des ressources pour apprendre des différentes situations professionnelles. Ces travaux déclinent dès lors l’alternance en formation comme la prise en compte, par le travailleur, de différentes situations expérienciées, qui s’organisent selon des rythmes et des temps, le plus souvent imposés par l’ingénierie de formation. Selon cette approche de l’alternance, l’accompagnateur est celui par lequel les situations expérienciées sont mises en sens pour être des situations d’apprentissage professionnel. Dès lors, l’accompagnateur invite l’alternant à une prise en compte des situations, mais aussi des rythmes et des temps afin d’échapper à la conception et à la prégnance des temporalités telle qu’elles s’expriment et s’incarnent au travers du curriculum de formation. L’accompagnateur, à l’instar de l’éducateur de Pestalozzi, favorise le développement, chez l’éduqué, d’une posture réflexive et critique à l’égard des situations.

Pestalozzi nous propose de penser l’alternance comme une recherche d’harmonie entre culture et éducation. S’il considère que le processus éducatif permet de révéler « l’individualité dans l’enfant, son existence comme individu », il admet aussi combien chaque enfant est « un miroir de la totalité, et présente en soi, l’image de l’un, de l’invariable, de l’éternel… » (Pestalozzi, 1826/1994, pp. 49-50). L’alternance peut être ainsi approchée comme une interrelation entre deux processus : un processus d’éducation et un processus d’humanisation, selon une visée d’équilibre du fait de la nature intrinsèquement dialogique de ces liens.

Freinet

Nous ne pouvons guère présenter l’oeuvre éducative de Célestin Freinet sans souligner combien elle est marquée de ses conceptions du social et du sociétal. Nous retiendrons de ses propos sur l’éducation quelques principes pédagogiques qui sont emblématiques de ses conceptions éducatives, mais qui sont aussi représentatifs d’une lecture, parmi d’autres, des valeurs de l’Éducation nouvelle. Ici encore, la pensée de Freinet nous conduit à examiner les conceptions des rapports entre culture et éducation.

Chez Freinet, la nécessaire prise en compte de toutes les situations de vie de l’enfant illustre sa « méthode naturelle ». Celle-ci se présente comme une valeur. Elle prend appui sur un principe : le tâtonnement expérimental. Méthode naturelle et tâtonnement expérimental constituent la trame de la thèse éducative et pédagogique de l’instituteur de Bar-sur-Loup. En effet, Freinet définit ainsi une démarche d’interpellation du social et de la culture. Pour lui, éducation et culture sont interreliées. L’apprentissage est un processus empreint de socialisation. La culture est indispensable pour apprendre et s’éduquer. Freinet évoque l’idée d’une culture constituant pour l’enfant des « recours barrières », autrement dit, des repères nécessaires pour contribuer à l’évolution humaine, mais des repères susceptibles d’être mis à distance, voire d’être ignorés, si l’enfant le décide. « Pas trop loin pour que l’enfant puisse s’y appuyer, le cas échéant, pas trop près cependant afin qu’il garde suffisamment de large pour se réaliser et s’épanouir… » (Freinet, 1950/1994, pp. 420-421). Il s’agit donc pour l’enfant d’apprendre à s’ouvrir aux différents milieux qu’il rencontre ou rencontrera. L’éducation, chez Freinet, doit favoriser la perméabilité de l’enfant aux expériences humaines (Peyronie, 1994). Pour instruire ce dialogue entre l’enfant et les expériences du Monde, Freinet suggère une démarche d’enquête, celle qualifiée de tâtonnement expérimental. Selon lui, un apprentissage fait d’essais et d’erreurs se caractérise par différentes étapes : essai, diagnostic, analyse, hypothèse, vérification. L’acte d’apprendre n’est pas seulement défini selon une finalité : servir le projet d’éducation. Il est conditionné et articulé à une démarche scientifique. Cette pédagogie de l’essai et de l’erreur s’exprime chez Freinet comme un jeu intellectuel.

Dès lors, il considère que toute situation éducative doit : 1. Créer les conditions de rencontres itératives entre l’enfant et des expériences porteuses de dimensions sociales et culturelles ; 2. Inviter l’apprenant à interagir avec des pairs ; 3. Mobiliser des outils au service d’une finalisation sociale et culturelle des savoirs savants. Ces situations éducatives vont s’appuyer sur l’éveil aux arts et au travail manuel. Ce qui réunit ces deux arts, l’art de l’artiste et l’art de l’artisan, c’est qu’ils réaffirment et expriment tous deux, pour Freinet, la loi naturelle de l’évolution humaine. Par un rapport constant à la création singulière, par la mise à jour des émotions, des sentiments, de l’intimité des liens de l’enfant avec autrui, ces deux activités, artistiques et artisanales, magnifient la libre expression. Nous retrouvons ainsi chez Freinet, à l’instar de Rousseau et de Pestalozzi, un appel fervent à la liberté dans et par l’activité singulière de création. Mais faire oeuvre de création s’inscrit aussi, pour Freinet, dans un rapport étroit au social et à la culture. « C’est toute l’enfance et l’adolescence de notre siècle que nous devons, par notre intuition et notre science, faire monter du tâtonnement expérimental jusqu’à la culture et jusqu’à l’art, ces attributs majeurs de l’homme à la poursuite de sa destinée dans une société où il aura assuré les vertus idéales de liberté, d’égalité, de fraternité et de paix » (Freinet, 1940, p.8). La création, comme processus et l’art comme oeuvre, sont pour Freinet des conditions d’accès à la culture. C’est alors à l’école de favoriser ces activités éducatives.

Tant l’oeuvre de l’artisan, fruit d’un travail manuel qui s’exprime dans un rapport intime entre l’objet culturel et le travailleur, que l’oeuvre de l’artiste qui travaille la matière, incarnation emblématique du réel, ces deux productions visent aussi à interpeller autrui et à communiquer avec le social comme caractéristique et signifiant d’une culture. Si l’écriture est pour Freinet, l’occasion d’identifier le singulier de la création, si elle exprime aussi une interpellation du social et de la culture, le travail manuel, notamment le travail de la terre auquel Freinet est viscéralement attaché, symbolise aussi cette rencontre entre éducation et culture.

Mais l’oeuvre de création, tant artistique qu’artisanale, est aussi pour Freinet l’occasion de souligner la valeur émancipatrice de l’éducation (Vergnioux, 2005). À cet égard, le long argumentaire de Freinet en faveur du travail manuel s’explique par son refus de toute forme d’aliénation au social et à la culture. En ce sens, défendre le travail manuel, c’est se démarquer du travail des manufactures et des industries. À la différence de Makarenko qui discute du sens du travail sans en interroger nécessairement ses formes et sa nature, Freinet rêve du travail comme occasion pour l’homme de s’émanciper de l’appareil de production institué par le patronat industriel. Le travail est pour Freinet formateur, créateur et émancipateur. Il rassemble les trois formes de l’enfant défendues par Pestalozzi. Le travail sert les apprentissages de l’enfant-apprenant. Le travail sert la fonction productive de l’enfant-travailleur. Le travail sert la fonction morale de l’enfant socialisé, humanisé et cultivé. Cette exaltation du travail est aussi pour Freinet l’occasion de magnifier le peuple dans ce qu’il incarne comme finalité d’une éducation populaire (Vergnioux, 2005).

De plus, les principes pédagogiques de Freinet visant à articuler éducation et culture, individu et communauté, s’expriment avec force dans l’idée d’un matérialisme pédagogique. La pédagogie Freinet est d’abord une pédagogie fondée sur l’usage d’outils ou de machines : imprimerie, vivarium, boîtes à outils (pour jardiner, pour coudre, pour peindre…), usage d’outils d’enregistrement ou de visionnement (rétro-projecteur, magnétophone, électrophone). Ces outils constituent des artefacts dont la propriété est d’abord d’incarner une relation au monde, un lien étroit et de proximité avec l’environnement, le social comme réalité de l’enfant. Derrière les outils ou les machines, il y a des inventeurs et des utilisateurs. Il y a aussi des spectateurs, des usagers des productions fabriquées grâce à ces outils. Les outils, incarnation de la pédagogie Freinet, constituent des passeurs vers la culture. Car l’usage des outils s’explique aussi par le rapport entre l’outil et son utilisateur. Des outils ou des machines, ce sont d’abord et avant tout des traces de l’humanité et des signifiants culturels. Mais, à l’instar de Dewey, les outils, machines ou instruments sont aussi des moyens de rencontrer l’environnement et de s’y adapter. « C’est comme une vibration qui secoue l’individu et tend à lui donner une plus grande amplitude, qui lui fait prendre conscience de ses possibilités et de sa puissance, qui lui permet de se mesurer avec le monde ambiant » (Freinet, 1950/1966, p.134). La création comme processus et l’art comme oeuvre sont ainsi pour Freinet des prétextes à rechercher l’articulation entre l’individu et son environnement.

Freinet esquisse, par sa conception d’une éducation populaire au service d’une démocratie politique, une autre manière de penser les rapports entre éducation et culture. Il s’agit d’affirmer un projet sociétal fondé sur une utopie réformatrice voire révolutionnaire, où l’ambition culturelle, et pas seulement idéologique ou politique, du projet de société s’exprime par des valeurs de coopération, d’entraide et de solidarité. La démocratie est ainsi l’émanation des rapports entre l’individuel et le collectif. L’éducation doit créer les conditions des rencontres entre soi et autrui. La pédagogie Freinet vise dès lors à caractériser les valeurs et les principes d’une démocratie, à l’abri des illusions du marxisme, et pensée comme fin et moyen. Le groupe-classe n’est ainsi qu’une illustration de la démocratie. La classe n’est pas une micro-démocratie, ni un moyen pour préparer le peuple à vivre la démocratie. Mais elle en constitue néanmoins un préalable. Le groupe-classe n’est en aucun cas pour Freinet un lieu préparatoire à l’immersion dans la communauté sociale. L’enfant est pensé par Freinet comme un être social. Autrement dit, la finalité sociale et culturelle de l’éducation est affirmée par la présence et le rôle de l’enfant au sein même du groupe-classe.

Et l’éducation sert aussi l’entrée de l’enfant dans la culture. À cet égard, l’instauration du conseil de coopérative constitue pour Freinet un moyen de faire accéder l’enfant aux valeurs de la démocratie, comme projet politique, mais aussi comme modèle d’organisation sociale et culturelle (Freinet, 1969). La mise en place de cette vie coopérative prendra appui sur l’apprentissage de principes, plus que de règles : définition d’objectifs de production, planification des activités, organisation des tâches, suivi et régulation du travail, évaluation de l’atteinte des objectifs. La vie coopérative n’est pas décrétée par Freinet comme incarnation d’un modèle de démocratie. Elle n’est pas étudiée comme finalité ni comme valeur a priori. Elle est davantage prétexte à saisir et à comprendre les vertus de principes de vie sociale. La vie coopérative est ainsi une situation éducative à part entière. Elle est un moyen d’accès à la démocratie. Par l’exercice d’éducation qu’elle impose, la vie coopérative favorise l’entrée de l’enfant dans la culture.

Enfin, nous ne pourrions convoquer la pensée éducative de Freinet sans rappeler son attachement à la personnalisation des apprentissages, nous pourrions dire son intérêt pour le principe de singularité des apprentissages (Peyronie, 2013). La pédagogie Freinet place l’éducateur dans un rôle d’aide à l’émergence d’un plan de travail individuel. C’est par l’affirmation de la singularité du processus d’apprentissage propre à chaque enfant que l’éducateur, qu’est Freinet, crée les conditions de liens entre l’individuel et le collectif. Ici encore, l’éducation sert la rencontre du petit d’homme avec la culture. Sans ce travail éducatif sur l’émergence des singularités spécifiques de chaque enfant, il n’est guère possible pour l’élève de rencontrer la culture comme emblématique du groupe-classe et de la société. Chez Freinet, le travail individuel remplit donc deux fonctions : apprendre de soi et apprendre des autres. L’oeuvre éducative et pédagogique de Freinet s’inscrit, elle aussi, dans un questionnement des rapports entre culture et éducation. À cet égard, elle nous donne à lire du concept d’alternance en définissant celui-ci comme des rapports de tensions et de dialogues entre éducation et culture.

En effet, chez Freinet, l’éducation est l’occasion d’identifier et d’exploiter différentes situations expérienciées. Ces expériences sont le résultat de différentes rencontres de l’enfant avec différents milieux. Elles expriment le poids du culturel sur l’éducation. La rencontre de l’enfant avec la culture nécessite le recours à l’éducation comme instance et processus de compréhension et d’élucidation des sens des expériences. Ces différentes situations expérienciées, si elles apparaissent a priori pour l’enfant, cloisonnées, voire clivantes, doivent être repensées avec l’aide de l’éducateur à des fins d’entrée dans la culture. Dès lors, ce processus d’élucidation, d’explicitation et de compréhension des sens des expériences humaines prend appui sur une méthode d’enquête faisant appel à la démarche de tâtonnement expérimental. L’éducation sert trois visées de sens : la mise en sens des situations expérienciées, la mise en sens des apprentissages, la mise en sens des rapports entre soi et autrui. Si nous considérons que l’alternance en contexte de formation professionnelle génère la présence de différentes situations (de formation et de travail notamment), qu’elle installe différentes situations potentiellement porteuses d’apprentissages professionnels, qu’elle convoque différents porteurs de savoirs (formateurs et tuteurs), alors la pédagogie Freinet dresse le cadre d’une pédagogie de l’alternance.

Nous voyons bien combien l’usage de ces différentes situations ne se réduit pas, en contexte de formation par alternance, par l’emphase mise sur les seules situations de travail. L’exploitation éducative et pédagogique des situations professionnelles, comme on peut le constater dans les modèles d’apprentissage au travail, conduit souvent à une réflexion sur les conditions sociales et culturelles de l’exercice de l’activité du travail. L’invitation faite à l’alternant de réfléchir sur ses gestes professionnels (Jorro, 1998), sur son rapport aux collectifs de travail (Schwartz, 2015), sur l’usage de ses instruments (Rabardel, 1995) se fait l’écho des propositions pédagogiques de Freinet valorisant une éducation par le travail. Freinet encourage donc les maîtres d’oeuvre et maîtres d’ouvrage de l’alternance en formation à penser le travail autrement, non pas comme une fin en soi, mais comme un moyen de se former, de créer et de s’émanciper. Le travail, par le processus éducatif d’élucidation de son sens et de sa valeur au service de l’humanisation de l’enfant, constitue tout autant un signifiant culturel qu’une trace de l’évolution humaine. Le travail, chez Freinet, sert la rencontre entre éducation et culture.

Les travaux de recherche et les expériences de formation utilisant les théories d’analyse de l’activité du travail confirment la proposition de Freinet visant à faire de l’éducateur un accompagnateur, voire un médiateur entre le sujet et son environnement. L’enfant-travailleur, comme l’adulte-professionnel, pris dans les exigences et les contraintes de son activité de travail n’est pas en mesure de se distancier à l’égard de son travail, ni à l’égard de son activité et de son environnement de travail. L’éducateur de Freinet joue le rôle de l’analyste. Cet analyste a d’abord et avant tout une fonction éducative, dans la mesure où il favorise les relations dialectiques entre subjectivation et objectivation du travail. Sans ce pair aidant, sans ce compagnon au service de l’analyse de l’activité du travail, le travailleur n’est pas en mesure de se détacher de son activité, pris alors sous les contraintes et les exigences de l’environnement ou de l’organisation de travail. L’analyste, comme l’éducateur de Freinet, doit faire oeuvre auprès du professionnel en devenir, comme le ferait l’instituteur de Bar-sur-Loup auprès de l’élève, d’une mise à distance de l’objet « travail » et de ce qui le représente, à savoir une activité, un environnement et une organisation. Dès lors, Freinet invite-t-il les différents intervenants oeuvrant en contexte éducatif à adopter une posture pédagogique au service d’une mise en sens des situations et des activités. Dès lors, cela incite à penser l’alternance en formation comme une mise en dialogue d’expériences au service d’une mise en sens du projet de l’alternant à partir d’une analyse réflexive de son activité, aidée par un formateur ou un tuteur, accompagnateur de l’analyse du travail.

Enfin, à l’heure des études réalisées par les psychologues ou sociologues du travail, nous alertant sur la souffrance au travail (De Gaulejac, 2015), sur l’aliénation par le travail, Freinet en instituant le travail au coeur de son projet éducatif et pédagogique, nous invite à renouer les liens avec le travail. En affirmant cette thèse, Freinet, à l’instar de Pestalozzi, prône une éducation morale dans et par le travail. Les conceptions éducatives et pédagogiques de Freinet nous encouragent à penser autrement le travail, non seulement pour nous dégager de possibles formes d’aliénation dans et par le travail, mais aussi pour faire du travail un moyen et une fin d’un projet éducatif. Le travail, comme moyen, est pour Freinet occasion première d’éducation et condition d’une entrée dans la culture. Le travail comme fin incarne, pour Freinet, ce que l’homme cultivé est en mesure de créer et de produire. Le travail dans ce qu’il représente de la culture est ainsi signifié et signifiant. L’alternance en formation pourrait ainsi être un cadre propice à une réflexion sur le travail, comme moyen et comme fin, et comme illustration des rapports entre éducation et culture.

Dewey

La philosophie de l’éducation défendue par Dewey se décline, sur le plan éducatif et pédagogique, comme une rupture. Elle suggère une alternative éducative. Elle est nourrie du pragmatisme américain, tour à tour théorie de l’agir humain et pratique sociale. Dewey exprime ainsi avec force une conception idéologique, doctrinaire et politique de la société (Stavo-Debauge et Trom, 2004). Elle s’exprime à travers le concept de démocratie.

La démocratie est tout d’abord une opportunité et une occasion pour rassembler et relier individuel et collectif. Elle constitue la finalité d’un projet sociétal. Dewey considère la société comme une union organique des individus. Dans l’appel à la démocratie, Dewey défend l’idée de favoriser des liens entre individu et société. La démocratie est donc pour Dewey l’opportunité de favoriser des liens entre l’individu et la nature, entre l’individu et son environnement social, entre les groupes, des liens aussi entre individus. Dans la filiation du pragmatisme américain (Drouin-Hans, 2012), Dewey voit dans l’éducation une première étape de la rencontre entre l’individu et son milieu. Avant même de rencontrer l’environnement social, l’homme entre en contact avec le milieu naturel. Autrement dit, l’homme de Dewey renvoie dos à dos nature et culture. Car l’homme est d’abord confronté à ce qu’exprime la nature et ce qu’elle comporte comme dangers potentiels, mais aussi comme occasions de dépassement et de sublimation. Le premier rapport de l’homme est d’abord, pour Dewey, un rapport avec la nature. Il n’y a pas chez Dewey, comme chez Rousseau, un homme « premier » qui se présenterait au monde à l’état de nature et susceptible, par la suite, d’être corrompu par la société. L’homme de Dewey a une destinée qui est fondatrice de son processus d’humanisation : la rencontre avec la nature.

La traduction éducative de l’affirmation de ces liens entre l’individu et son environnement, au sens de la nature qui l’environne, est l’Outdoor education. La nature expose l’individu à des expériences de rencontre avec l’altérité. « C’est par l’intermédiaire de cette expérience qu’il apprend à s’adapter à une situation qui est de nature à le contraindre à réinventer ses conditions d’adaptation, parce qu’elle le pousse hors de lui… » (Zask, 2012, p.30.). L’Outdoor education annonce ce glissement opéré par Dewey d’une adaptation individu-environnement vers une adaptation individu-collectif. Ce processus adaptatif se crée dans les rencontres entre l’individu et la nature. Il se poursuit dans et par les rencontres entre l’individu et la culture incarnée par la communauté. L’éducation est ici, comme dans toute l’oeuvre de Dewey, à la fois fin et moyen. L’éducation, par les situations d’enseignement-apprentissage articulées aux activités extérieures, prépare et accompagne cette confrontation à la nature. L’éducation, par les situations éducatives favorisant les interactions avec les pairs, à l’intérieur de la classe, mais aussi à l’extérieur de l’école en recourant aux ressources de la communauté, prépare et accompagne cette entrée dans la culture, incarnée par l’idéal de démocratie.

La frontière vers l’Ouest, représente cette nature sauvage, potentiellement hostile, productrice de problèmes à dépasser. Cette nature impose des explorations, des ruptures, des adaptations. Mais la rencontre avec la nature n’est pas pensée comme une nécessaire domination de l’humain sur son environnement. Elle n’est pas pensée comme une conquête. L’Outdoor education exprime davantage l’idée d’une déconstruction individuelle des conceptions premières et d’une transaction avec l’environnement pouvant conduire chacun à de nouvelles expériences. Ces processus de rupture, de déconstruction et de transaction sont, pour les partisans de l’Outdoor education, source d’épanouissement et d’accomplissement de soi. L’esprit de conquête de l’environnement, cette fameuse conquête de l’Ouest, n’est pas synonyme d’une simple et stricte maîtrise de la nature sauvage, mais davantage une conquête de soi. C’est ici que Dewey se rapproche de Rousseau.

En effet, la nature sauvage de Dewey, c’est la société pour Rousseau. Tous deux encouragent la confrontation de l’homme à des environnements sans lesquels le processus d’humanisation n’est pas possible. Tant pour Rousseau que pour Dewey, l’éducation est l’occasion, pour l’éducateur comme pour l’éduqué, de prendre conscience de cette confrontation et des valeurs qu’il peut en tirer. Pour Rousseau, il s’agit de la valeur d’émancipation. Pour Dewey, cela renvoie à une valeur que l’on pourrait qualifier de développement identitaire par la réalisation de soi.

« Une démocratie est plus qu’une forme de gouvernement. Elle est d’abord un mode de vie associé, d’expériences communes communiquées » (Dewey, 1913/1983, p.113). Éducation et démocratie sont donc pour Dewey indissociablement liées. La démocratie est pour lui tout autant un projet sociétal qu’un ensemble d’expériences à partir desquelles des postures, des habiletés, des dispositions à agir, faites de transactions, de coopérations et de partages incarnent et magnifient cet idéal démocratique. Ici, fin et moyen se rejoignent. L’éducation est pour Dewey une occasion de vivre des expériences « démocratiques ». « L’éducation étant un processus social, l’école est simplement la forme de la vie commune dans laquelle sont concentrés tous les agents qui seront les plus efficients pour amener l’enfant à participer aux ressources héritées de la race et à employer ses propres forces pour des fins sociales » (Dewey, 1897/1975, p. 90). L’institution éducative est donc un prétexte pour créer les conditions de ces expériences démocratiques.

La mise en valeur des liens, autrement dit des rapports dialogiques et dialectiques entre individu et environnement, entre l’homme éduqué et l’homme cultivé, se traduit chez Dewey par d’autres formes de dualismes. Dewey invite ainsi à réconcilier « la Raison et le corps, le corps et l’âme, l’esprit et l’action, le psychologique et le social, l’individu et la société, l’élève et le curriculum, les fins et les moyens, la théorie et la pratique, le travail et le loisir, l’activité pratique et l’activité intellectuelle, l’Homme et la nature » (Bertrand et Valois, 1994, p. 127). Par l’affirmation de ces différentes formes de liens, Dewey esquisse les bases d’une pédagogie des expériences au travers de rencontres : rencontre avec la nature, rencontre avec l’environnement, rencontre avec le contexte et la situation, rencontre avec la communauté, rencontre avec l’autre, rencontre avec les artefacts de la société, rencontre avec la culture. Ces expériences de rencontres que Dewey revendique et défend nous encouragent à penser l’alternance en formation non pas comme l’occasion d’une seule rencontre, celle de l’école et de l’entreprise, celle de la formation et du travail, celle de la théorie et de la pratique, mais comme des rencontres ayant des formes, des fondements et des objectifs divers. Ces rencontres ne se limitent ni à des temps particuliers et prévus ni à des espaces prédéterminés. Il faut ici penser les rencontres comme des espaces-temps non déterminés a priori. Mais pour que ces rencontres s’opèrent, Dewey fait appel aux deux concepts suivants : situation et expérience.

L’expérience est à la fois le produit des rencontres, mais aussi le processus constitutif des rencontres. Sans expérience, les rencontres n’ont pas de sens. Elles n’ont pas de raison d’être. Sans rencontre, il n’y a guère d’expérience de l’environnement, ni expérience d’autrui. Dewey souligne combien l’expérience n’est possible que s’il y a interactions entre un individu et un milieu. Les interactions, ce qu’il nommera des transactions, sont des conditions de l’expérience et de la production de connaissances issue de ces expériences. La production d’expériences est ainsi le résultat de trois processus entre l’individu et son milieu : un processus d’exploration, un processus de transaction, un processus de convocation-confrontation. Le milieu ou l’environnement est constitué de situations que Dewey (1938/1993, p. 128) définit ainsi : « Ce que désigne le mot situation n’est pas un objet ou un événement isolé ni un ensemble isolé d’objets ou d’évènements. Car nous n’expériençons jamais ni ne formons jamais de jugements à propos d’objets ou d’événement isolés, mais seulement en connexion avec un tout contextuel. Ce dernier est ce qu’on appelle une situation ». Pour Dewey, l’environnement est bien cet univers de situations dans lequel et par lequel un individu évolue en recourant à des processus de transactions faisant appel à des habiletés et à des dispositions à agir selon des modalités et des dynamiques d’interactions, d’adaptation, de rupture et de construction.

Dewey distingue l’expérience d’une expérience. Une expérience est l’accomplissement d’un processus construit à partir d’une rencontre avec une situation, non déterminée, non sensée, qui devient progressivement une situation sensée et déterminée grâce au recours à la démarche d’enquête. L’expérience, quant à elle, exprime le flux général de la vie (Ogien, 1999). L’expérience est, pour Dewey, tout à la fois un projet de réponse à un problème, mais aussi un résultat, autrement dit la mise en oeuvre de cette réponse puis la mise en discussion du résultat au regard du projet initial de réponse au problème. Or, la situation ne contient pas en elle-même un problème. L’individu se doit d’instituer au coeur de la situation un problème à résoudre. Sans cette problématisation de la situation, il ne peut y avoir d’expérience.

Nous pourrions considérer que Dewey distingue l’expérience de la conception rousseauiste de la nature. Pour Dewey, la nature s’exprime par des situations non déterminées, en quelque sorte insensées. Dès lors, l’expérience confère un sens à la situation. Elle propose des significations de la situation. « L’expérience, c’est la nature en tant qu’elle possède une signification biologique, intellectuelle, affective, poétique… actuelle pour le sujet. La nature, c’est l’expérience grosse de toutes les potentialités de transactions qu’elle recèle, lesquelles renvoient à la fois aux expériences passées et celles à venir » (Fabre, 2015, p. 32). Expérience et situation sont donc, pour Dewey, intimement liées, dialogiquement et dialectiquement. Ce sont deux réalités interdépendantes.

Chez Dewey (1916/1983, p.103), l’éducation est un processus de « reconstruction ou réorganisation de l’expérience qui ajoute à la signification de l’expérience et qui augmente la capacité de diriger le cours de l’expérience ultérieure ». L’expérience désigne tout autant le processus d’adaptation que le résultat de ce processus. Agir, dans et par l’expérience, est pour Dewey un ensemble d’allers et de retours de la conscience dans ce qu’elle permet d’anticipation et d’exploration et dans ce qu’elle suggère comme explicitation des expériences vécues. Ces allers-retours s’inscrivent dans une approche discontinue et non linéaire des temporalités. Ils rassemblent dans un même mouvement le temps pensé et le temps vécu. Ce travail introspectif sur l’expérience permet une prise de conscience d’un double temps du sujet, ces temps fonctionnant de manière asynchrone. La démarche d’enquête, défendue par Dewey, repose sur une chrono-logique. Elle fait appel à différents temps se rassemblant dans une même finalité : la production de connaissances issue d’une activité intellectuelle de mises en question des expériences. Dewey pense les temporalités comme des marqueurs de la prise en compte des expériences. Le travail d’enquête en instituant la mise en problème de la situation expérienciée conduit à identifier des instants, comme des mises entre parenthèses visant à être fécondes. Ces instants propositionnels sont pour Dewey nourris d’observations, de supputations, de spéculations, d’élaboration d’hypothèses dans la perspective de les tester, de les évaluer, autrement dit de les juger à l’aune du problème à résoudre. Il s’agit donc alors, pour Dewey, d’admettre des moratoires à l’action.

À cet égard, l’oeuvre de Dewey se fait l’écho, sous la figure tutélaire de la pédagogie, d’une alternance pensée comme des espacestemps. « Espacestemps en un seul mot pour rappeler que l’espace ne peut être appréhendé indépendamment des régimes de temporalités qui contribuent tant à son organisation qu’aux pratiques qui s’y déploient. Un espacetemps conjugue ainsi l’immanence de l’expérience humaine, la synchronicité des relations de cette expérience avec d’autres et la diachronicité des temporalités qui le rendent possible » (Lussault, 2012, p. 126). Dewey relie, dans le mouvement suggéré par la démarche d’enquête, environnement et individu, expérience et situation, induction et déduction, proposition et évaluation, action et analyse, temps et espace, continuité et discontinuité. Dewey jette les bases selon nous d’une alternance pensée comme pédagogie, car inscrite dans un double paradigme, dialogique et dialectique et incarné par des interactions et des interdépendances de nature et de fonction diverses.

Les écrits de Dewey, et le sens de son oeuvre donnent à penser l’alternance comme un rapport dialectique entre éducation et culture. L’éducation constitue pour Dewey une opportunité pour favoriser, voire renforcer les rencontres entre l’individu et son environnement. Chez Dewey, l’environnement est d’abord le milieu naturel. La nature offre à l’homme de Dewey des occasions de dépassement. Elle génère des expériences à partir desquelles l’individu élabore et met en oeuvre des réponses aux problèmes constitutifs des situations expérienciées. L’éducation, chez Dewey, constitue un analyseur des expériences issues des rencontres avec l’environnement naturel. Par la démarche d’enquête qu’il cherche à défendre et à instituer dans toute situation éducative, Dewey installe une mise en problème des situations expérienciées. De cette proposition, nous pourrions proposer une lecture de l’alternance comme des convocations de situations expérienciées. L’alternance serait ainsi pensée comme un cadre où l’individu est invité à mobiliser des expériences à partir d’une analyse réflexive des rencontres vécues entre lui et l’environnement. Ce retour réflexif serait instruit selon la logique de l’enquête où une problématisation des situations expérienciées conduit l’individu à élaborer une ressource dont la finalité sert sa capacité à diriger le cours de l’expérience ultérieure. Dès lors, chez Dewey, la culture est incarnée par l’ensemble des expériences humaines, elles-mêmes représentées par des oeuvres et par des connaissances scientifiques.

Dewey nous propose aussi une lecture de l’alternance à partir de ce qu’il attribue comme sens et comme fonction aux temporalités. L’usage des expériences, tant sur le plan du processus de convocation que sur le plan de leur analyse contraint à prendre en compte, dans un même mouvement, le temps pensé et le temps vécu de l’individu. Cette double compréhension des temps du sujet permet de lire l’alternance comme une occasion de mobiliser chez l’alternant une approche discontinue et non linéaire des temporalités. En cherchant à articuler rencontres et expériences, Dewey propose une conception ensemblière des espaces et des temps constitutifs d’un parcours de vie, à partir d’une mise en interdépendance de l’éducation et de la culture.

Conclusion

En sollicitant ces trois penseurs de l’éducation, qui ont comme point commun d’être considérés comme des représentants de l’Éducation nouvelle, nous avons esquissé une lecture du concept d’alternance. Pour cela, nous avons analysé leurs conceptions des rapports entre éducation et culture. Poser la signification du concept d’alternance à partir de la question des rapports entre éducation et culture nous permet d’identifier ce qui pourrait constituer une définition de l’alternance, entendue comme pédagogie : 1. Éducation et culture sont deux entités interreliées et interdépendantes. L’éducation est une condition de l’accès de l’individu à la culture. Et la culture constitue des occasions de penser l’éducation comme analyseur de la culture ; 2. Éducation et culture sont incarnées par des situations expérienciées. Celles-ci sont le produit de rencontres entre l’individu et son milieu, entendu ici comme l’expression d’une culture. Ces situations expérienciées prennent sens pour l’individu à la condition qu’elles soient analysées et problématisées. Elles ont donc besoin d’un tiers éducatif qui accompagnent chacun à donner sens à ces rencontres ; 3. Si les rapports entre éducation et culture peuvent être saisis à partir d’une analyse réflexive, et accompagnée, a posteriori des situations expérienciées, ces rapports sont représentés par l’activité de l’individu, dans ce que celle-ci évoque des processus de rencontre, de négociation, de transaction et d’adaptation entre l’individu et son environnement. L’activité serait ainsi un révélateur des rapports entre éducation et culture. Cette activité se révèle dans le travail comme un double processus de production et de création. La culture s’exprime alors dans le travail humain, que celui-ci soit rendu nécessaire par les exigences et contingences de l’adaptation de l’individu à son milieu ou que celui-ci traduise une interprétation individuelle et collective de cet environnement. Le travail conduirait chacun à s’interroger sur ses propres rapports à l’éducation et à la culture ; 4. Les rapports entre éducation et culture sont aussi à analyser dans ce qu’ils expriment de nos conceptions des temporalités. En effet, l’oeuvre éducative et pédagogique de ces trois penseurs nous conduit à élargir nos conceptions des espaces et des temps. Si l’on peut considérer que le concept de situation contient deux dimensions, celle des espaces et celle des temps, alors, nous devons dépasser une conception linéaire et continue d’un parcours de vie constitué de situations sociales, de situations de travail et de situations de formation. Or, les lectures habituelles de l’alternance en contexte de formation nous enferment très souvent dans une construction linéaire et prédéterminée non seulement des situations, mais aussi des espaces et des temps. L’alternance, non pas pensée comme une ingénierie de formation, mais comme expression et analyseur des rapports entre éducation et culture, invite au contraire à penser les situations expérienciées à partir d’une conception ouverte des espaces et des temps. Sans cette lecture différente des situations, sans une approche alternative des espaces et des temps, il ne semble guère possible de penser les rapports entre éducation et culture comme deux entités interreliées et interdépendantes. Les liens entre éducation et culture sont des analyseurs de ce qui constitue le processus d’apprentissage et de développement de l’individu. Mais ces liens, en tant que rapports dialectiques, sont aussi porteurs d’occasions et d’opportunités d’apprentissage et de développement. Il convient donc d’aborder les rapports entre éducation et culture comme fin et comme moyen. Ceci conduirait alors à faire de l’alternance une pédagogie dans le sens où la pédagogie est à la fois une réflexion sur les fins et sur les moyens de l’éducation.