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Introduction

Le Québec demande depuis plus de 15 ans à ses enseignants d’être professionnels, héritiers, critiques et interprètes d’objets de savoirs et de culture. Ces mots inscrits dans le référentiel de formation à l’enseignement se transposent dans tous les programmes de formation des universités qui offrent la formation initiale des enseignants, puis dans les plans des cours relatifs aux fondements de l’éducation. On les retrouve ensuite dans les portfolios des étudiants, puisque ceux-ci doivent justifier du développement de cette première compétence du référentiel de formation à l’enseignement. Et les étudiants justifient l’atteinte de cette compétence, comme l’atteinte des 11 autres. Or, cette compétence nous paraît être centrale dans le référentiel de compétences, puisque le modèle de maître recherché est un maître cultivé. Aucun étudiant ne sait cependant définir la culture. Pour être des pédagogues cultivés, les enseignants doivent connaître au-delà des objets de la culture seconde contenu dans le programme ; être en mesure de rendre les savoirs intelligibles et signifiants pour les élèves ; avoir un regard critique sur ses propres origines, sur ses pratiques culturelles et sur son rôle social, etc. Il s’agit davantage d’une posture culturelle qui est attendue que d’une culture à transmettre.

Afin de justifier l’atteinte de cette compétence, les étudiants doivent:

  1. Comprendre les différents savoirs à enseigner (disciplinaires et curriculaires) de telle sorte qu’ils puissent favoriser la création de liens significatifs chez l’élève;

  2. Manifester une compréhension critique leur son cheminement culturel et d›en apprécier les potentialités et les limites;

  3. Manifester une compréhension critique des savoirs à enseigner de telle sorte qu’ils puissent favoriser la création de liens significatifs chez l’élève;

  4. Construire des liens, dans les activités d’apprentissage proposées, avec la culture des élèves. (MELS, 2001)

Ces critères peuvent sans trop de difficulté être considérés comme acquis en fin de formation par les futurs enseignants ; tous peuvent affirmer comprendre les savoirs à enseigner, émettre une critique sur leur cheminement, démontrer qu’ils peuvent identifier des erreurs et créer des liens entre les savoirs. Mais est-ce suffisant pour démontrer qu’ils ont développé la posture du maître cultivé ? Cela n’est pas certain. C’est à cette posture que nous nous intéresserons dans cet article.

Nous prendrons des appuis anthropologiques pour définir ce qui constitue une culture, nous nous intéresserons ensuite au modèle de maître cultivé, tel qu’il est présenté dans le référentiel de la formation à l’enseignement, puis nous proposerons enfin un modèle théorique de posture de maître cultivé qu’il serait envisageable de promouvoir en formation à l’enseignement afin de dépasser l’atteinte technique d’objectifs à atteindre et de s’intéresser au développement humain et culturel des futurs enseignants.

1. Qu’est-ce que la culture dans le contexte éducatif?

Définir la culture n’est pas une tâche simple. Simard et Martineau (1997) en définissent d’ailleurs toute la complexité : Le mot culture est « polysémique, pléthorique et problématique » (Simard & Martineau, 1997, p. 12) ; il existe de multiples définitions de la culture - Kroeber et Kluckhon (1952) ont dénombré pas moins de cent soixante définitions du terme rédigées de 1871 à 1950) - ; à chaque cassure, à chaque nouvelle fracture dans le cours de l’histoire, le terme est controversé et fait l’objet d’une nouvelle lecture (ibid). Il n’est pas ici question de définir ce qu’est la culture, mais de faire un examen de ce qui marque la définition de la culture dans l’école québécoise à partir d’éléments d’observations anthropologiques objectifs, c’est-à-dire à partir d’un modèle. Or, bien que la culture soit polysémique et que l’on ne retrouve pas de convergence entre les anthropologues et autres scientifiques s’intéressant à la culture (psychologues, philosophes, sociologue), voir pas de convergence entre anthropologues, il existe néanmoins une convergence dans les traits de définition de la culture. Ces trois traits sont présentés par Hall (1979) :

  1. Elle est acquise (la culture n’est pas innée)

  2. Elle constitue un système (tous les éléments de la culture sont solidaires)

  3. Elle est partagée (elle délimite donc les différents groupes)

Ajoutons à ces trois traits convergents que les éléments des systèmes culturels sont également structurés par Hall (1979) selon trois dimensions :

  • Le formel : C’est-à-dire ce qui existe dans le réel et est expérimenté dans la vie quotidienne, ce qui est connu et maîtrisé.

  • L’informel : C’est-à-dire ce qui est davantage lié à une pratique ponctuelle, ce qui paraît désorganisée ou qui fait référence à des situations peu ou pas connues.

  • Le technique: C’est-à-dire l’approche scientifique d’une connaissance. Nous reviendrons plus tard sur cette troisième dimension, car l’approche scientifique n’est pas nécessairement une approche des sciences.

Tel qu’illustré au tableau 1, ces dimensions des systèmes culturels influencent la transmission de la connaissance (et donc la pédagogie) et la conscience individuelle et collective et transforment les sociétés.

Tableau 1

Influence de la culture sur la connaissance et la conscience

Influence de la culture sur la connaissance et la conscience

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En somme définir une culture c’est d’abord observer des éléments constitutifs du système et comprendre s’ils influencent de manière formelle, informelle ou technique la connaissance ou la conscience individuelle ou collective dans une société donnée.

Pour Hall, les systèmes culturels sont composés de 10 systèmes de communication primaires et il propose une « carte » de la culture qui permet de voir que l’école se situe à l’intersection de différents systèmes (voir la carte page suivante) :

Figure 1

Carte de la culture (Hall, 1959)

Carte de la culture (Hall, 1959)

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On peut ainsi constater dans cette carte que l’école peut, entre autres, se trouver aux intersections de :

  • L’organisationnel et la connaissance : Groupe d’apprentissage et institutions d’éducation

  • Économique et connaissance : Rémunération de l’enseignement et de l’apprentissage

  • Territorial et connaissance : Lieux d’apprentissage

  • Instructionnel et interactions : Enseignement et apprentissage

  • Instructionnel et association : Enseignants et enseignés

  • Instructionnel et exploitation : Ecoles, professeurs, etc.

  • Instructionnel et temporalité :  Horaires scolaires individuels

  • Exploitants et connaissances : Utilisation des professeurs

  • Instructionnel et connaissance : Acquisition de la culture, connaissance informelle, Education.

Selon ces différents systèmes de communication, on peut donc supposer que les visées culturelles du MELS, tant dans le programme de l’école québécoise que dans le référentiel de la formation à l’enseignement se situeront principalement à l’intersection des systèmes « instructionnel et interaction », « instructionnel et association », « exploitants et connaissances », « instructionnel et connaissance ». Les documents ministériels devraient ainsi définir la culture, notamment dans la conscience formelle, c’est-à-dire dans l’identification des traditions et des règles qui régissent les comportements sociaux et dans la conscience informelle, c’est-à-dire dans l’identification de certaines activités incorporées représentatives de la culture québécoise. On devrait également trouver la définition d’une personne cultivée en fonction de la définition donnée de la culture, Les documents ministériels devraient également préciser le rôle des enseignants et la nature de la connaissance technique qui doit être sollicitée. Nous verrons donc dans la prochaine section ce que le MELS a identifié pour définit l’approche culturelle en éducation ;

2. La culture définie dans les documents ministériels

Nous allons dans un premier temps poser un regard sur le système culturel qui est défini dans les documents ministériels. Nous retrouvons des descriptions de la culture dans deux documents importants concernant l’école québécoise. D’une part, une définition de la culture est présentée dans « L’école, tout un programme » (MELS, 1997), document de la dernière réforme de l’éducation. D’autre part, l’approche culturelle de l’enseignement est définie dans le référentiel de la formation des enseignants, dans le document intitulé » « La formation des enseignants. Les orientations, les compétences professionnelles » (MELS, 2001).

2.1 La culture à l’école

Dans le premier document, le mot « culture » (incluant culturel et culturelles) n’apparaît que 19 fois dans ce document de 40 pages et on ne retrouve aucune mention d’une « personne cultivée ». Cependant, on dit accorder une dimension centrale à la culture dans le programme de l’école québécoise. On mentionne en effet que :

Le contenu culturel du «menu scolaire» doit être enrichi. Les changements en ce sens emprunteront trois voies. Premièrement, une meilleure place sera réservée aux matières plus «naturellement» porteuses de culture, telles que les langues, les arts et l’histoire. Deuxièmement, on favorisera une approche culturelle pour enseigner ces matières. Par exemple, un bagage de littérature et d’histoire littéraire doit accompagner l’apprentissage de la langue; l’éducation artistique doit faire connaître à l’élève le théâtre, la musique, la peinture, la danse ou les arts visuels afin de lui donner de nouvelles clés pour comprendre la réalité; l’histoire doit faire découvrir aux élèves les productions, les modes de vie et les institutions qui caractérisent une époque. Ainsi en est-il des productions culturelles rattachées à toutes les disciplines. Troisièmement, pour que cette perspective ne soit pas laissée à la seule initiative personnelle des enseignants et enseignantes, la révision des programmes d’études prévoira explicitement l’intégration de la dimension culturelle dans les disciplines.

MELS, 1997, p.13

Un examen attentif des 19 mentions du mot culture dans ce document nous a permis de construire ce tableau-synthèse (tableau 2) :

Tableau 2

La culture dans « l’école tout un programme »

La culture dans « l’école tout un programme »

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Il faut bien admettre que ce document ne semble pas répondre aux attentes que nous avons préalablement formulées, c’est-à-dire : l’identification des traditions et des règles qui régissent les comportements sociaux et l’identification de certaines activités incorporées représentatives de la culture québécoise. Par les 19 mentions du mot « culture » s’expriment davantage des souhaits qui font référence – si nous nous appuyons sur la carte de la culture de Hall - aux intersection entre les systèmes « organisationnel et connaissance » (intégration de la culture dans les disciplines scolaires), « territorial et connaissance » (fréquentation de lieux culturels) et à d’autres systèmes que nous n’avions pas identifiées comme étant spécifiques à l’école, comme par exemple « interactionnel et association) » (le vivre-ensemble, les autres cultures).

2.2 La culture dans la réforme de la formation à l’enseignement

En 2001, dans la réforme de la formation à l’enseignement , on tient compte de la demande exprimée dans le programme de l’école québécoise et on cherche à définir plus précisément ce que signifie avoir une approche culturelle de l’enseignement. Nous ne proposerons pas ici le même tableau, puisque « culture » est présent 361 fois en 210 pages et il faut ajouter à cela 26 mentions d’une « personne cultivée » ou d’un « maître cultivé ». Nous expliquerons donc notre analyse par des catégories émergentes de l’analyse effectuée.

Après avoir éliminé l’usage du mot culture dans les titres, les entêtes de chapitre et les répétitions, nous avons retenu 200 phrases de ce référentiel de compétences que nous avons classifiées afin de comprendre l’approche culturelle souhaitée. Quatre thèmes nous sont parus pertinents pour le présent sujet : 1) La définition de la culture ; 2) La définition de l’approche culturelle de l’enseignement ; 3) La définition d’une personne cultivée ; 4) Le rôle du maître cultivé. Nous ferons ici la synthèse de ces quatre thèmes:

2.2.1 Définition de la culture

La culture est définie selon deux dimensions : La culture comme objet et la culture comme rapport. Cette définition s’appuie principalement sur les travaux de Dumont (1968) et de Forquin (1989).

La culture comme objet

Au sens descriptif, la culture comme objet comprend donc le monde que l’on porte en soi par imprégnation plus ou moins consciente et la signification que l’on donne à ce monde par distanciation (p. 34). Cette culture-objet peut elle-même avoir une dimension descriptive et une dimension normative :

  1. Descriptive

    1. la culture première, au sens anthropologique, la culture première, construite et intériorisée par osmose, prend un sens collectif, anthropologique et qui correspond aux modes de vie, aux comportements, aux attitudes et aux croyances d’une société (p. 33)

    2. la culture seconde, soit celle qui se réfère aux oeuvres et aux productions de l’humanité ; Cette conception de la culture première, aussi appelée « sociologique », renvoie à « l’ensemble des traits caractéristiques du mode de vie d’une société, d’une communauté ou d’un groupe, y compris les aspects que l’on peut considérer comme les plus quotidiens, les plus triviaux ou les plus “inavouables” » (Forquin 1989 : 9) (p. 33)

  2. Normative

    1. où l’on trouve, pour un espace-temps donné, les choix d’une société au regard des objets de culture caractérisant une personne cultivée formée par le processus de scolarisation. (p. 13)

La culture comme rapport

On y présente la culture comme la construction d’un rapport au monde, à soi et à autrui. Le rapport au monde permet de comprendre et d’accepter les différences ; le rapport à soi permet de se comprendre soi-même et de se positionner dans la culture générale et dans le monde ; le rapport à autrui s’exprime par sa dimension relationnelle. Finalement, le rapport à la culture est présenté comme étant l’articulation de ces trois rapports (au monde, à soi, à autrui).

Cette définition propose une description de ce qu’est la culture et rejoint sur certains points des systèmes de la carte de la culture de Hall, sans nécessairement toucher les systèmes que nous avions identifiés comme étant ceux attendus par les documents et on ne retrouve pas de définition de la culture québécoise. On ne retrouve ni l’identification des traditions et des règles qui régissent les comportements sociaux ni l’identification de certaines activités incorporées représentatives de la culture québécoise.

2.2.2 Définition d’une approche culturelle de l’enseignement

Ainsi, sans donner de précision sur la définition de la culture, on cherche à développer une approche culturelle de l’enseignement, ce qui permet d’appuyer notre idée de départ quant aux attentes ministérielles, c’est-à-dire le développement d’une posture enseignante. L’approche culturelle de l’enseignement s’exprime quant-à-elle à travers les deux mêmes dimensions :

La culture comme objet

Des savoirs disciplinaires pour la formation des maîtres qui doivent s’appuyer sur des éléments relatifs à l’histoire des disciplines, à l’épistémologie et à la mise en relation avec les disciplines voisines (p. 29). Les enseignants doivent avoir développé une compréhension disciplinaire plus étendue que ce qu’ils doivent enseigner (p. 64). Les enseignants doivent connaître et comprendre les distinctions entre discipline scientifique et discipline scolaire ou savoirs savants et savoirs scolaires et les rapports complexes d’articulation entre les domaines scientifiques et les domaines d’enseignement (p. 77).

La culture comme rapport

L’enseignement dans une approche culturelle nécessite d’aller plus loin que la seule perspective de la culture pensée comme objet. (p. 35) Il ne suffit pas d’ajouter simplement des « cours de culture » ou de présenter des objets culturels (p. 41) pour développer une approche culturelle de l’enseignement. Il faut aussi prendre en considération les élèves, (p. 65), leur histoire, leur culture, leur milieu d’origine afin de leur permettre de construire une meilleure articulation des différents rapports aux savoirs (rapport à soi, à autrui, au monde) (p. 75). La compréhension des cultures secondes des disciplines, particulièrement de leur genèse, des caractéristiques des regards qu’elles posent sur le monde, des procédés selon lesquels une interprétation (artistique, littéraire, mathématique, scientifique) se construit est donc indispensable. (p. 76). Il faut aussi savoir travailler en interdisciplinarité.

Encore une fois, on ne retrouve pas de définition qui puisse permettre d’identifier une culture à construire et encore moins d’identifier un contexte culturel qui sous-tend l’approche souhaitée. Tant dans la description de la culture que dans la description de l’approche culturelle aucun élément ne permet de rendre la formation des enseignants spécifique à l’enseignement en contexte québécois. Aucun programme de formation des enseignants ne serait en désaccord avec l’idée qu’un enseignant doive en savoir davantage que la matière qu’il enseigne ! Aucun programme de formation à l’enseignement n’est en désaccord avec les liens complexes à comprendre entre la science et l’enseignement (Cela n’a d’ailleurs rien d’une approche « culturelle », il s’agit ici de la dimension didactique nécessaire à la formation des enseignants !). On ne pourrait imaginer non plus, peu importe la culture, des enseignants qui seraient formés à ne pas tenir compte des élèves. Si la culture doit « délimiter » des groupes, la description de l’approche culturelle de l’enseignement ne semble pas délimiter la culture québécoise !

2.2.3 Définition d’une personne cultivée

On peut cependant s’attendre à ce que l’approche culturelle de l’enseignement soit plutôt exprimée par ce que l’on entend par une personne cultivée. La définition présentée relève d’une démarche normative et l’idéal d’individu cultivé à atteindre est défini comme un esprit qui possède un large éventail de connaissances et de compétences cognitives. (p. 34).Cependant « c’est à l’ensemble de la société de débattre et de choisir ce qui, dans les objets de la culture seconde, fera partie de la formation souhaitée de l’individu cultivé ». (p. 34). On identifie toutefois des dimensions de découverte de soi à travers le jeu de la culture (p. 36) ; La connaissance de soi par une compréhension dans la culture et dans l’histoire qui ont construit les signes les significations qui définissent les individus (p. 36). On définit enfin la personne cultivée comme une personne qui a développé un esprit critique, qui a développé sa raison sensible et qui sait entrer en relation avec le monde, soi-même et autrui. (p. 41). On retrouve ainsi une définition générale d’une personne cultivée sans en définir précisément les attentes, ni les moyens permettant de structurer la formation.

2.2.4 Définition du rôle de l’enseignant

Finalement, le référentiel de la formation à l’enseignement défini l’enseignant comme un « passeur culturel », c’est-à-dire comme celui qui fait franchir un obstacle, qui accompagne le voyage, qui permet d’accéder à d’autres rives (p. 38). Il est mentionné que le rôle de l’enseignant s’est modifié, puisqu’il « n’existe plus un stock culturel unanime, un ensemble délimité de connaissances et de modèles de conduites dont le maître serait le titulaire assuré et le transmetteur confiant, dont il puisse se sentir responsable envers la société qui l’entoure et qu’il représente par profession (Dumont 1971 : 53) » (p. 38) Le rapport au monde de l’enseignant se modifie rapidement et il vit désormais avec des conflit d’interprétation de ce qui constitue la culture valable. Le rapport au monde qu’il entretient n’est pas forcément partagé par ceux à qui il enseigne et l’enseignant se trouve en « porte-à-faux identitaire ». (p. 38) L’enseignant doit se différencier du citoyen ordinaire mais aussi des autres professions par sa formation culturelle (p. 39) qui ne consiste pas seulement à lui faire acquérir des objets de culture (p. 40), mais qui implique la détermination d’une culture spécifique comme objet l’élaboration d’un rapport particulier à la culture, c’est-à-dire une sensibilité partagée entre les professionnels de l’enseignement (p. 39-40), une culture professionnelle.

Les souhaits évoqués sont très peu voire non définis dans les documents ministériels quant à l’approche culturelle de l’enseignement, au rôle du maître-cultivé, à l’idéal de la personne cultivée attendu. Peut-être est-ce le rôle de l’école ou de la société de définir le modèle culturel attendu ? Est-ce le rôle des universités de définir un modèle ? Est-ce possible ? Est-ce réaliste ? Le Québec peine à s’affirmer comme un État interculturel au sein d’un pays dont la politique multiculturelle a été définie en 1971. Et la «culture » peut-elle être définie, précisée, écrite ? Pour Hall (1979), le langage n’est qu’une projection de la culture et ne constitue pas son expression la plus juste. Les dimensions de temps, d’espace, l’étude des contextes, des comportements individuels et sociaux nous en apprennent plus sur la culture que le langage. On peut donc accepter que l’idée de la culture ne soit pas précisément identifiée dans le programme de l’école québécoise et que l’approche culturelle de l’enseignement ne soit pas non plus spécifique. Mais il semble manquer un modèle de posture pour définir le maître cultivé et ce modèle pourrait être défini, du moins sur le plan théorique.

3. Modèle du maître cultivé

Comprendre et interpréter la culture nécessite un travail anthropo-sociologique, c’est-à-dire une étude de l’homme et de la société dans laquelle il vit en considérant les aspects historiques qui ont conduit à la situation observée, les aspects culturels et sociopolitiques qui influencent cette même situation. L’anthropologie adopte souvent une posture comparative, en comparant deux populations, par exemple ou en s’intéressant à deux époques différentes d’une même population pour en comprendre son évolution. Or, toute démarche comparative nécessite la construction d’un modèle. Pour Hall (1979), l’anthropologue a une posture particulière, car il est lui-même imprégné de sa propre culture et il doit « admettre cette culture et comprendre comment celle-ci a une influence profonde et durable sur sa forme de pensée, mais aussi sur sa façon de délimiter la culture » (p. 18). Or pour échapper à cette influence de sa propre culture dans l’étude de l’homme, l’anthropologue sollicite des modèles qu’il construit sur le plan théorique. Des modèles qui sont d’une part enracinés dans la culture, - dans une culture qui est alors réduite par une standardisation des modèles de pensée et de comportement- et d’autre part, qui sont abstraits et complexes. Un modèle culturel est aussi un modèle qui se modifie périodiquement, car il faut tenir compte : 1)De la différence des modes de comportement (ouverts et cachés, implicites et explicites, exprimés et tus) ; 2)De l’inconscient (collectif et individuel) ; 3) Du contenu du modèle et de sa signification ; 4) De sa structure, de son fonctionnement et des objectifs qu’il est supposé atteindre. (Hall, 1979).

Or, le ministère de l’éducation cherche à construire un modèle de maître ; un maître cultivé qui doit : 1) avoir une compréhension scientifique de la discipline qu’il enseigne et qu’il soit en mesure de transposer ces savoirs pour l’enseignement ; 2) prendre l’élève en considération, c’est-à-dire comprendre qu’il est issu d’une culture différente de la sienne ; 3) avoir un esprit critique et accompagner ses élèves dans le développement de leur esprit critique. Toutes ces attentes expriment une posture de maître attendu, mais pour former des enseignants qui soient en mesure de développer cette compétence et les objectifs associés, un modèle théorique nous paraît essentiel. Le modèle de maître qui se dégage des travaux de Bachelard nous semble répondre à ces attentes.

3.1 Vers un modèle de maître

Si la pensée de Bachelard a été fortement sollicitée d’une part en didactique des sciences et d’autre part en poésie, rares sont les auteurs qui ont tenté de comprendre la pensée de Bachelard en unissant les côtés nocturne et diurne (Lecourt, 1974) de sa pensée de manière unifiée. Or, pour solliciter la pensée de Bachelard en éducation et à l’instar de Fabre (1995, 2001) et d’Astolfi (1992, 2006), nous devons considérer la pensée bachelardienne dans une unité qui tient compte à la fois de la philosophie de la science et de la scientificité de la philosophie que Bachelard a, dans tous ses écrits, cherché à concilier. Cette présentation de la pensée de Bachelard ne peut s’expliquer qu’en parlant de culture. Bachelard sollicite abondamment la notion de culture dans ses écrits, constituant l’essentiel de sa conception de la formation de l’homme moderne (Fabre, 2001) qu’il invente tout au long de ses travaux, ce qui conduit d’ailleurs Wunenburger (2012) à le présenter comme « l’anthropologue de l’homme intégral ».

La conception bachelardienne de la culture a été présentée dans Bachelard et la culture scientifique (Gil, 1993). Il est ici important de préciser que si Gil (Ibid.) inscrit la pensée de Bachelard dans une culture scientifique, il ne s’agit pas pour autant d’une culture des sciences, mais fait référence au développement du Nouvel Esprit Scientifique[1]. Gil (Ibid.) explique ainsi l’élargissement nécessaire du concept de culture scientifique chez Bachelard, bien au-delà de la science :

Bachelard n’a pas seulement esquissé une utopie politique. Il a mené dans ses livres et ses conférences quelques combats plus modestes certes, mais qui trouve nécessairement leur ressort dans cette utopie ? Ainsi, du combat pour une « culture scientifique générale » (qui est aussi bien dite « culture générale scientifique »), c’est-à-dire pour l’intégration du principe de la culture scientifique (la culture continuée) dans la traditionnelle culture générale.

Gil, 1993, p. 79

Pour Bachelard, si la culture est dite scientifique, elle fait référence à la scientificité de l’esprit, c’est-à-dire à un esprit qui sait surmonter les obstacles épistémologiques qu’il rencontre et qui non seulement accepte de mettre en cause ses anciennes connaissances, mais qui sait transformer ses connaissances selon une démarche de déconstruction de la pensée et de résolution de problèmes épistémologiques. Pour Bachelard, la culture signifie également être en lutte incessante contre les idées toutes faites.

Bachelard invite à penser la culture comme étant l’expression de la transformation de l’esprit, de la pensée. Ces transformations incessantes conduisent à leur tour à une culture sans cesse rectifiée. Gil (1993) explique que, pour Bachelard, il n’y a pas de pensée scientifique sans refoulement. Le refoulement est à l’origine de la pensée attentive, réfléchie, abstraite. Toute pensée cohérente est construite sur un système d’inhibitions solides et claires. Il faut savoir prendre ici toute la mesure de la pensée de Bachelard lorsqu’il invite, par exemple, les expérimentateurs à se renseigner sur l’aspect théorique des données qu’il sollicite et aux théoriciens à se renseigner sur les circonstances de l’expérimentation. Bachelard soutient cette invitation en expliquant que, dans les congrès de philosophie, on échange des arguments, alors que, dans des congrès de physique, on échange des renseignements (Bachelard, 1949). Donc, toute la culture moderne ne peut évoluer que si les expérimentations mettent en cause les anciennes théories, que si la philosophie cherche à construire de nouvelles théories à partir des expérimentations. Ce dialogue visant à créer une philosophie scientifique ou une science philosophique permet une intégration profonde des connaissances. La culture est une transformation perpétuelle de l’esprit.

Mais cette culture n’est pas, nous l’avons dit, une culture de la science. Pour Bachelard, la science est école, une école permanente (Gil, 1993), parce qu’elle questionne sans cesse les anciennes théories, elle est l’expression d’une pensée active. Cette remise en question permanente conduit non seulement à une transformation de la pensée, mais également à une transformation humaine qui participe à son tour à l’évolution du monde. Pour qu’il y ait transformation de l’esprit et transformation de soi, la culture bachelardienne implique plus qu’une acquisition de connaissances. Être cultivé ne signifie pas posséder une grande quantité de connaissances, mais bien avoir développé la compréhension non seulement des objets de savoirs, mais aussi de la méthode qui a conduit à la transformation du savoir dans son propre esprit. Il faut savoir se saisir des objets, mais il faut aussi avoir conscience de savoir. Cette dimension demande un engagement personnel et entier qui caractérise la conception bachelardienne de la culture. Développer cette compréhension et cette conscience de savoir s’inscrit dans une démarche d’apprentissage qui demande la possibilité de confronter ses idées et son savoir avec d’autres. La dimension culturelle prend en effet tout son sens dans la relation pédagogique où le professeur doit permettre le développement des méthodes de reconstruction de la pensée, mais où il doit lui-même accepter de remettre en question ses propres connaissances. Le professeur agit comme un agent culturel qui permet de mieux comprendre. C’est une relation pédagogique qui s’inscrit dans un rapport dialectique. « C’est pourquoi à l’Ego Cogito, Bachelard ajoute un Alter Ego cogitât. Un homme seul peut bien dire, je pense, pour produire l’évidence rationnelle, la conscience de rationalité suppose un tu penses auquel il s’adresse. » (Gil, 1993, p. 57.) Bachelard qualifie cette remise en question à double sens de di philosophisme. Et ce diphilosophime permet de mesurer la valeur culturelle d’un savoir. Deux esprits qui pensent, qui se confrontent, doivent tous deux reconstruire leur pensée et la pensée, ainsi reconstruire à une valeur intrinsèquement culturelle, car elle a été construite dans un cogito d’obligation mutuelle. Un esprit qui pense et réfléchit seul n’a aucune valeur culturelle.

Pour Bachelard, il est essentiel de se saisir de sa propre culture, d’en avoir conscience afin de s’y engager. Bachelard propose de comprendre sa propre culture en analysant son propre profil épistémologique[2]. Ce profil permet de se positionner dans la culture générale et de comprendre les différents obstacles qui ont été surmontés afin d’atteindre ce stade précis. L’évolution de la culture se joue également dans la complexité des problèmes à résoudre. Plus des problèmes épistémologiques seront à résoudre, plus l’esprit devra se surveiller lui-même en tentant de le résoudre. Il se produit un dédoublement humain qui a une fonction de surveillance. Un esprit cultivé pour Bachelard n’est pas seulement un esprit qui se remet en question, mais aussi un esprit qui se surveille à penser. Se surveiller à penser se traduit aussi par surveiller la propre problématisation que l’on construit, surveiller sa compréhension de l’obstacle et inscrire cette compréhension de l’obstacle et cette problématisation dans une rationalité en appuyant les questionnements sur des fondements rationnels. La culture, en tant que reconfiguration incessante des esprits, remise en question permanente, transformation de la pensée, de soi, engagement dans une culture générale implique enfin une redéfinition du temps. Cette reconfiguration culturelle est en fait un temps repensé, un apprentissage qui s’est construit de manière discontinue et qui se recrée une continuité propre. Le temps de penser est en soi un temps culturel. Dialectique, car le maître faisant preuve de culture accepte de remettre en question ses propres conceptions. La culture implique la remise en question de ses savoirs, mais elle implique également la compréhension de l’objet de savoir et la conscience de savoir. En cela, Bachelard propose d’évaluer sa valeur culturelle en établissant un profil épistémologique, qui fait état de sa culture sur un objet précis à un moment donné de son existence. Houssaye (1992) souligne également cette adéquation entre valeur et culture en rappelant les fondements de l’humanisme : « Vivre, se cultiver, faire acte de valeur, c’est parvenir à soi-même dans l’accroissement de soi de la subjectivité absolue de la vie » (p. 288). Cette prise de conscience de son propre savoir permet de retracer les obstacles surmontés.

Bachelard a fait de la formation le « thème fondamental de sa pensée » (Fabre, 2001, p. 7). Le concept de formation chez Bachelard est présenté par Fabre (1994) comme étant constitué de deux ordres : 1) le processus de construction des concepts dans l’histoire des sciences et 2) la genèse psychologique ou pédagogique de ces mêmes concepts chez l’élève. Dans la pensée bachelardienne, l’esprit ne peut se former qu’en se réformant. Cette pensée diffère du constructivisme et du socioconstructivisme En effet, pour Bachelard, l’apprentissage n’est pas qu’une question de construction de connaissance, mais bien un processus de changement, une transformation culturelle qui s’opère. Ce changement s’inscrit dans une démarche structurée en trois stades : les représentations premières, la rencontre d’obstacles et la rupture épistémologique. Dès lors, si la pensée bachelardienne se préoccupe de formation et qu’elle inscrit cette formation dans une perspective de développement humain ; si la pensée bachelardienne propose une forme d’apprentissage qui s’inscrit dans l’idée d’une transformation culturelle, cette pensée correspond aux attentes ministérielles de formation de maitres cultivés. La conception bachelardienne de l’apprentissage comporte une dimension culturelle qui est en adéquation avec le modèle du maître cultivé évoqué par le curriculum de la formation des maîtres au Québec. Mais cette culture, qui admet l’individuation des savoirs et qui est en état de transformation permanente, repose sur une conception de l’esprit scientifique qui traduit cette individuation.

Conclusion

La pensée bachelardienne peut certainement soutenir une dimension culturelle du développement humain; et cela répond aux exigences du ministère de l’Éducation du Québec quant au modèle de maître attendu. Nous n’exposons pas ici tous les détails, ni toutes les précisions du modèle de maître qui peut être développé par la sollicitation des travaux de Bachelard ; construire un modèle de maître cultivé n’est ni l’élaboration d’une recette, ni celle d’un plan ikea. Une démarche culturelle de formation implique aussi (et surtout) que chaque formateur s’approprie lui-même les modèles théoriques et qu’il en développe ses propres démarches pédagogiques. Être un maître cultivé, c’est d’abord et avant tout savoir s’adapter ; c’est être à l’opposé d’une recherche effrénée des « bonnes pratiques ».

Le concept de Bildung évoqué par Gadamer (1996) est sans doute ce qui correspond le mieux à la définition du maître cultivé que nous cherchons à développer par la sollicitation de la pensée bachelardienne. On ne peut pas codifier « le tact, le goût et le jugement », tel que le précise Gadamer (Ibid). Aucun critère ne peut définir ces choix, particulièrement lorsqu’ils font référence au jugement professionnel (Phronesis) d’un enseignant en situation de classe. On peut toutefois contribuer à la formation et à la structuration de ce jugement chez le futur enseignant et transformer sa perception du monde. Mais envisager ainsi la formation des enseignants viendrait à réinterroger toutes les injonctions professionnalisantes qui ont été mises en place depuis les années 1990, toutes les orientations qui ont cherché jusqu’à maintenant à rendre la formation des enseignants plus près de la réalité du travail en donnant davantage de trucs et méthodes aux futurs enseignants en formation et moins de théories, moins de savoirs sur les doctrines éducatives et les idées pédagogiques. Mais la pensée scientifique de Bachelard est aussi une pensée qui s’inscrit dans l’histoire et qui sait regarder son évolution, admettre ses erreurs et ses faux pas. Les erreurs historiques sont abondamment relevées dans l’oeuvre de Bachelard, notamment sur la compréhension de la biologie humaine ou de multiples phénomènes physiques. Ces « erreurs », si on peut les appeler ainsi, sont plutôt à comprendre comme des étapes de l’évolution de la pensée humaine. Il ne s’agit donc pas de remettre question les orientations prises depuis les vingt-cinq dernières années, mais plutôt de comprendre les effets de ces orientations et comment les formations peuvent aujourd’hui être transformées pour répondre mieux aux réalités du monde actuel et à une urgence que l’enseignant développe une compréhension critique du monde qu’il habite et qu’il contribue à construire.