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Des évolutions dans le financement de la recherche, ainsi qu’une volonté de créer des interrelations entre le champ académique et le champ social, amènent les chercheur.e.s[1] à des pratiques plurielles et métisses produisant des connaissances « avec » les patriciens devenus partenaires des recherches. Celles-ci sont dites finalisées, commanditées, « fondamentales de terrain » (Clot, 2008) ; recherche-action (e.g., Barbier, 1996 ; Lewin, 1946), recherche participative, recherche-intervention (e.g., Bedin, 2013 ; Broussal, Bedin & Ponté, 2015 ; Marcel, 2015), etc. Dans ce numéro thématique, elles sont appelées recherches collaboratives. Elles ont en commun leurs orientations heuristique et praxéologique (Mottier Lopez, 2015 ; Vinatier & Rinaudo, 2015) et répondent à l’interpellation d’une demande sociale entendue comme « un système d’attentes de la société à l’égard de problèmes quotidiens » (Castel, 2004, p. 70). Ces recherches collaboratives supposent une démarche de co-construction d’un objet de connaissance entre chercheurs et partenaires. Elles établissent ainsi une « certaine dialectique entre les préoccupations du monde de la recherche et celles du monde de la pratique » (Desgagné & Bednarz, 2005, p. 245). Pour Vinatier et Morissette (2015) elles « vont engager un modèle de recherche dans le cadre duquel les rapports entre chercheurs et professionnels rendent possible la fécondation réciproque des savoirs issus de l’expérience et des savoirs issus de la recherche » (p. 143).

Les contributions présentées ici ont fait, dans un premier temps, l’objet d’une communication au sein d’un symposium (Aussel, 2016) lors du 28ème colloque de l’ADMEE-Europe[2] dans le cadre du réseau Recherches Collaboratives sur les Pratiques Evaluatives (RCPE)[3]. Elles constituent le deuxième numéro thématique du réseau RCPE, le premier portant sur le thème des apports des recherches collaboratives au développement professionnel des enseignant.e.s et formateur.rice.s en matière d’évaluation (Morrissette & Tessaro, 2015)[4]. Le thème de ce deuxième numéro se déplace donc quelque peu en faveur d’un questionnement scientifique sur l’évaluation de dispositifs dans une approche collaborative.

Un objet d’évaluation multiple : le dispositif

Le dispositif, dans le cadre de cette production, est compris comme un mode d’organisation de la formation, de l’évaluation ou de la recherche en Sciences de l’éducation. Les conditions d’apparition et d’usage de ce terme sont éclairantes pour comprendre l’évolution qu’il a connue et le sens qu’il prend actuellement. Pour Bloch et Von Wartburg (2002) dans le dictionnaire étymologique de la langue française, c’est en 1314 que le mot dispositif apparaît. Il s’emploie en médecine, où son sens est technique. Son origine n’est pourtant pas clairement identifiée, il pourrait en effet dériver du grec dispositius, participe passé du verbe disponere, ou du latin dispositio[5].

L’évaluation de dispositifs de formation est un champ de recherche encore peu stabilisé. Les publications francophones que nous avons pu recenser présentent comme objet d’évaluation des « programmes » (Figari & Tourmen, 2006) « des systèmes éducatifs » (Lafontaine & Simon, 2008) des « politiques publiques » (Duru-Bellat & Jarousse, 2001; Mons, 2008) parfois mêmes des « dispositifs » (Bedin & Talbot, 2010; Broussal, 2010; Figari, 2008) employant pareillement l’un ou l’autre des termes. Il existe une plus forte uniformité dans la littérature anglophone : le terme program (Hurteau, Houle, & Marchand, 2016; Wong-Ratcliff, Powell Ezell, Cage, & Chen, 2011 ; Morris & Cooke-Plagwitz, 2008) est très largement employé notamment en Amérique du Nord où « l’évaluation de programme et de projet y connaît un développement important » (Dussault, 2008, p. 61). Le terme device pour désigner le dispositif est plus rare et correspond à des dispositifs techniques (Mohd Suki & Mohd Suki, 2011).

Figari (2008) indique qu’en opposition à l’évaluation des apprentissages, plusieurs notions existent qui relèvent du « système », de « l’organisation », de « l’institution », du « curriculum », de la « politique éducative ». Selon lui, ces notions sont larges et permettent difficilement de « circonscrire des objets précis et isolables » (p.78) rendant peu courantes les études portant sur le sujet en éducation. Même si l’emploi courant de « dispositif » est approximatif, il existe selon Figari des définitions de référence et des utilisations qui s’imposent par leur récurrence. Il en fait ainsi la synthèse, le dispositif éducatif est :

  • un objet concret observable (alternance, formation à distance, formation continue des enseignants, etc.) ;

  • une abstraction (découpage de phénomènes donnant lieu à une représentation précise et une explication de leur régularité : dispositif de lutte contre l’échec scolaire, etc.).

Dans le domaine de l’éducation, se référer aux dispositifs reviendrait ainsi à convoquer un système complexe de situations reliées autour d’une intention articulée vers un public ciblé (des étudiants, des élèves, des décrocheurs, etc.). Son caractère générique lui permet d’être adapté à n’importe quelle situation. Ce qui le rend unique est qu’il est un artefact imaginé, construit et mis en place par des humains pour résoudre ou améliorer une situation.

Par ailleurs, d’autres auteurs (e.g., Albero, 2010; Aussel, 2017; Barrère, 2013; Leclercq, 2003, 2008; Peraya & Peltier, 2012) présentent un développement expansif de cette forme d’organisation. Initialement issus d’une technologisation de la formation, les dispositifs semblent prendre le pas sur les curriculums et programmes, ils sont des modes de gestion alternatifs en adéquation avec les changements de société.

Dans le cadre de ce numéro, les auteurs l’exploitent dans le domaine spécifique de l’éducation, qu’il concerne directement la formation, l’évaluation ou la recherche. Le dispositif renvoie à une pratique humaine et sociale permettant d’agencer des moyens (humains, financiers, matériels et symboliques) en fonction d’une fin à atteindre. De plus, d’un point de vue opérationnel, les dispositifs ont une visée transformative (ils sont créés dans l’intention de changer, d’améliorer une situation). La littérature à ce propos pointe des intentions parfois en tension. En effet, les dispositifs de formation, par exemple, sont empreints à la fois d’une volonté d’émancipation et d’efficacité pour les acteurs à qui ils se destinent. Nous nous référons particulièrement à Freire (2013) lorsque nous mentionnons le modèle d’émancipation qui défend une pratique enseignante éducativo-critique dite aussi progressiste dans laquelle il n’y a pas d’enseignement sans apprentissage. Il conçoit la formation comme une interaction d’influence réciproque dans laquelle l’apprenant.e est considéré.e comme un acteur.rice capable de changement et envers lequel/laquelle l’enseignant.e a des responsabilités. Le modèle d’efficacité renvoie à une exigence de résultats. Ainsi, ce modèle exerce une contrainte qui pousse à l’adéquation entre les objectifs fixés en amont et les résultats.

A partir des éléments de connaissance sur les dispositifs, comment penser la question de leur évaluation dans des processus de recherches collaboratives ?

Des enjeux pour les RCPE à investir les dispositifs

Le dispositif, comme nous l’avons vu, n’est pas spécifique à un champ professionnel particulier. Organisation complexe incontournable, il s’invite dans nos travaux et notre façon de penser l’éducation, y compris dans nos rapports aux facteurs environnementaux (objets, espaces, humains). Ainsi, la question de son évaluation se pose.

Comme analysé dans Mottier Lopez (à paraître), les travaux des premières heures du réseau RCPE se sont inspirés des propositions québécoises de Desgagné et de ses collaborateurs (e.g., Desgagné, 1997, 2007; Desgagné, Bednarz, Lebuis, & Couture, 2001) pour définir ce qu’est une recherche collaborative. Ces travaux étudiaient plus spécialement les pratiques enseignantes dans une double visée qui est celle d’allier « à la fois des activités de production de connaissances et de développement professionnel » (Desgagné, 1997, p. 376), y compris pour produire des connaissances utiles pour la formation initiale et continue des enseignants (Bednarz, 2013). Dans des travaux actuels du réseau RCPE, qui élargissent les objets investigués (à savoir ne pas s’intéresser uniquement aux pratiques enseignantes), la visée épistémique qui est de produire des savoirs scientifiques sur les phénomènes investigués est associée à une visée pragmatique qui est de produire des savoirs utiles à l’amélioration de la situation sociale étudiée ou d’un dispositif. Les recherches-intervention par exemple interrogent plus largement des dispositifs de différentes natures (insertion professionnelle des étudiants, observatoire des pratiques et attentes des jeunes dans l’espace public, etc.). Dans ce cas, deux visées sont également poursuivies, la première est heuristique (construction de savoirs sur l’action) et praxéologique (construction de savoirs pour l’action). Ces deux visées sont pensées au sein d’une tension autonomie/interdépendance « qui est matérialisée par le trait d’union sur lequel repose la globalité, la cohérence, la recevabilité et la spécificité de la démarche » (Marcel, 2015, p. 26).

Aussi, différentes perspectives se développent en fonction du point d’accroche scientifique des chercheur.e.s souhaitant construire des connaissances sur et pour :

  • le dispositif éducatif ;

  • l’évaluation de dispositif éducatif.

Ces deux perspectives vont ancrer des choix théoriques différents de pilotage ou d’analyse de dispositifs évaluatifs au regard des modèles de la mesure, de la gestion, de la reconnaissance ou des valeurs (Jorro, 2009; Vial, 2012). Aussi, plusieurs enjeux sont à relever :

  • premièrement, d’un point de vue éthico-épistémologique, à travers les questions de posture des chercheur.e.s surtout lorsqu’ils/elles pilotent des évaluations ;

  • deuxièmement, d’un point de vue heuristique et praxéologique à travers la co-construction de savoirs « relatifs à la transformation du réel » (Marcel, 2015), à la traduction et la restitution des connaissances produites dans des démarches interactionnistes (Bedin & Broussal, 2015) ;

  • troisièmement, d’un point de vue méthodologique, dans les façons de faire (dire, écrire, parler) des chercheur.e.s à l’interface de différents mondes (académique/non académique) ;

  • quatrièmement, d’un point de vue socio-politique, par le positionnement des sciences de l’éducation dans ce type de démarche avec les risques que cela peut comporter (reconnaissance de l’engagement de ces chercheur.e.s dans la sphère académique, instrumentalisation des résultats dans la sphère sociale pour ne citer que ceux-là).

Ainsi, nous proposons d’interroger les recherches collaboratives quand elles investissent l’évaluation de dispositifs dans le rapport science-action.

Les différents partis pris des contributions

Les cinq contributions réunies dans ce numéro reflètent la diversité des recherches collaboratives s’intéressant aux dispositifs en éducation que nous venons de pointer supra. Les deux premiers articles présentent les résultats de recherches collaboratives centrées sur l’évaluation d’un dispositif éducatif : un dispositif de formation des enseignants et un dispositif d’orientation et d’insertion de jeunes gens. Le troisième questionne la prise en compte de la dimension collaborative dans la conception d’un dispositif de formation par son l’évaluation. Le quatrième aborde l’analyse d’un dispositif d’évaluation des enseignements par les étudiants dans sa dynamique collaborative. Le dernier quant à lui développe une réflexion théorique à propos de l’évaluation quand celle-ci porte sur une recherche collaborative spécifique, la recherche-intervention. Ainsi, les auteurs y présentent différent.e.s :

  • temporalités (rétrospective, prospective) ;

  • postures épistémologiques (en fonction des niveaux de collaboration) ;

  • méthodologiques (entretiens semi-dirigés, analyse textuelle, entretiens pré et post test avec composition d’un groupe témoin et d’un groupe expérimental, étude d’impact) ;

  • ancrages théoriques avec des logiques d’évaluation en tension (entre régulation et reddition de compte).

Cette diversité d’apports témoigne d’un champ nouveau et abondant, encore peu structuré, dont ce numéro thématique se fait l’écho.

Dans un premier temps, Marie Bocquillon, Antoine Derobertmasure et Marc Demeuse présentent l’évaluation d’un dispositif de formation d’enseignants de l’enseignement secondaire supérieur en Belgique francophone. L’objectif de cette évaluation, qu’ils conduisent au sein de leur institution, est de produire des « connaissances pratiques » afin de réguler le dispositif de formation qu’ils ont conçus. Ils montrent les effets de l’évaluation sur ce dispositif de formation. Forts d’un recul de dix ans, les auteurs s’attachent à développer trois types d’évolutions : conceptuelle, pédagogique et méthodologique de ce dispositif. Ici les résultats de l’évaluation sont à l’origine de deux types de changements, au niveau individuel (chez les apprenants, futurs enseignants, dans l’apprentissage de leurs pratiques professionnelles), au niveau organisationnel (du point de vue du dispositif de formation).

Sylvain Dernat, Amandine Verchere, François Johany, Arnaud Simeone et Sylvie Lardon explorent ensuitel’évaluation d’un dispositif lui-même collaboratif appelé « jeu de territoire ». L’objectif de ce dispositif est de favoriser l’insertion professionnelle des jeunes vétérinaires en milieu rural. Les auteurs proposent l’évaluation de et pour l’accompagnement de ce dispositif. La recherche collaborative est construite autour du partenariat entre les chercheurs, des enseignants de l’école vétérinaire, des vétérinaires. Cette contribution vise à « mesurer les écarts et les effets possibles du jeu de territoire » sur les représentations des étudiants en période de stage. Le choix des auteurs est de focaliser l’évaluation sur le rôle des acteurs et sur la génération de conflits socio-cognitifs et de leurs effets.

La contribution de Lucie Aussel présente une recherche-intervention menée dans le cadre du laboratoire commun (LabCom) RiMeC (réinventer le média congrès). Ce LabCom a permis la collaboration d’une petite et moyenne entreprise, organisatrice de congrès, et d’une équipe de recherche pluridisciplinaire en Sciences humaines et sociales. La collaboration est pensée comme une des dimensions de l’évaluation de dispositif de formation. À partir de la modélisation de l’évaluation de dispositif de formation, la collaboration est abordée comme un nouveau volet de ce type d’évaluation. Elle est perçue par l’auteure comme un moyen d’expliquer la réussite ou l’échec de la mise en oeuvre du dispositif de formation.

L’article de Lucie Mottier Lopez, Benoît Lenzen, Francia Leutenegger et Christophe Ronveaux s’intéresse à l’évaluation des enseignements par les étudiants dans des formations continues diplômantes dans l’enseignement supérieur à Genève. Les auteurs poursuivent une double finalité : celle pragmatique de fournir des pistes de régulation pour le dispositif d’évaluation et celle épistémique d’explorer les liens entre l’évaluation de l’évaluation de formation professionnalisante continues (mobilisant le monde académique et professionnel) et les phénomènes de reconnaissance. L’analyse de neuf entretiens semi-dirigés permet de montrer des systèmes de référence différents en fonction des acteurs impliqués dans la production de cette évaluation, ainsi que des enjeux de reconnaissance différenciés.

Enfin, Jean-François Marcel et Véronique Bedin conceptualisent les différentes approches évaluatives susceptibles d’être menées au plan méthodologique quand il s’agit d’évaluer une recherche-intervention. Les auteurs commencent par caractériser (définir) ce type de recherche comme on le fait pour tout objet évalué, ici en termes d’accompagnement du changement, des visées poursuivies, des principes fondateurs, des principales étapes notamment. Les auteurs argumentent la nécessité d’une pluralité possible d’évaluation de la recherche-intervention, et présentent les grands traits d’une évaluation-mesure, d’une évaluation-valeur, et d’une évaluation-gestion de celle-ci.

Deux articles complètent ce numéro en varia, mais ils présentent un lien avec la thématique présentée. Christine Gauthier Chovelon s’intéresse aux enjeux de l’égalité professionnelle homme-femme et aux nouveaux espaces collaboratifs émergents de cet enjeu. Mihaela-Viorica RUŞITORU nous présente L’Union européenne comme acteur international des politiques éducatives.