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Introduction

A l’image de ce que propose Aussel (2015), la prise en compte du point de vue des acteurs impliqués dans des dispositifs de formation mobilisant des démarches collaboratives est essentielle. Elle l’est d’autant plus lorsque ces dispositifs revendiquent une dimension d’accompagnement (Paul, 2016). Intégrer des professionnels dans des dispositifs d’accompagnement d’élèves ou d’étudiants questionnent leurs statuts, leurs apports, leurs effets au sein même du dispositif. Dans une publication récente, Bernard et Faulx (2016) questionnent ainsi la notion de l’évaluation collective de l’accompagnement. Dans leur article, ils s’appuient notamment sur la notion de conflit-socio-cognitif comme support théorique à cette évaluation. Dans le cadre de ce projet de publication collectif autour de la question évaluer les dispositifs : quels enjeux pour les recherches collaboratives ?, nous nous sommes ainsi intéressés à ce point précis de l›évaluation de dispositif collaboratif d›accompagnement en reprenant ce champ théorique du conflit socio-cognitif. Cependant, nous n›avons pas voulu voir simplement comment les acteurs accompagnés avaient évolué et transformé leurs propres représentations[1]. Il nous semble en effet pertinent de questionner la place des acteurs pris dans la collaboration (professionnel, autres enseignants, partenaires…), qui servent d’intervenants auprès des apprenants et aide aux dialogues des représentations de ceux-ci. Nous nous plaçons ici dans ce que De Visscher (2001) a appelé l’animatique des groupes. Décrire de nouveaux dispositifs, comprendre la place de l’animation, en évaluer l’apport, sont des objectifs de cette approche scientifique de l’animation qui vise à permettre d’améliorer les démarches d’animation et de formation (Faulx, 2008). Nous avons voulu dans ce cadre questionner l’évaluation même de l’effet de chacun des acteurs engagés pour l’accompagnement dans l’optique de répondre à la question : quelle attention donner aux différents intervenants dans la collaboration ? Dans la perspective des propositions de De Ketele (2016), nous avons voulu évaluer le processus et son résultat par une posture mixte entre évaluation de l’accompagnement et pour l’accompagnement. Pour cela, nous nous sommes appuyés sur la mise en place d’un outil pédagogique collaboratif répondant au besoin d’accompagnement de l’orientation des jeunes vétérinaires vis-à-vis de la pratique en milieu rural appelé «jeu de territoire».

1. Contexte

Des travaux de recherche menés sur la formation des étudiants vétérinaires ont montré que les choix d’orientation de ceux-ci sont en partie conditionnés par les représentations sociales qu’ils ont de leurs futurs lieux d’activité (Dernat et Siméone, 2014). Ainsi, les territoires ruraux et périurbains, souvent associés à la pratique rurale (c’est-à-dire vers les animaux de production) jouissent d’une image souvent négative, voire caricaturale chez les étudiants, qui influencent négativement leurs choix de carrière. Les étudiants ne disposent pas des connaissances nécessaires pour mieux comprendre les territoires d’activité vétérinaire, mais il n’est cependant pas possible d’intervenir individuellement auprès de chaque étudiant (Dernat et Siméone, 2016). Ces résultats plaident alors pour intervenir au sein du cursus au travers d’un dispositif pédagogique collaboratif d’accompagnement des choix de carrière prenant en compte la dimension représentationnelle. Pour agir sur la représentation du vétérinaire rural, il faut ainsi agir sur celle du territoire rural. Cependant, cette action sur les représentations n’est pas entendue comme la production d’un dispositif incitatif visant à favoriser absolument un choix de carrière en filière rurale. Il ne s’adresse pas à l’ensemble des étudiants. Certains d’entre eux ne souhaitent pas s’orienter vers celle-ci pour des raisons pleinement argumentées et conscientisées sur lesquelles il n’est pas possible d’intervenir, par exemple de choix de soigner d’autres espèces animales (chiens, chats…). L’objectif n’est donc pas de forcer leur orientation, mais plutôt d’accompagner (Paul, 2004) un choix durable chez ceux qui hésitent à choisir la rurale pour des critères spatiaux, c’est-à-dire un choix réfléchi et éclairé (et non à court terme), par la transformation des représentations des territoires ruraux. Pour cela, l’échange semble important et le partage des représentations entre étudiants et vétérinaires praticiens apparaît fondamental. Un partenariat a ainsi été créé avec les enseignants du cursus vétérinaire de VetAgro Sup à Lyon (France) et des vétérinaires de la FEVEC[2] intéressés par ce projet d’accompagnement des choix de carrière des étudiants. Trois vétérinaires et trois enseignants se sont ainsi investis. Les professionnels, tant enseignants que praticiens, voulaient ainsi collaborer à un accompagnement des étudiants sortant des méthodes de transmissions classiques du sachant vers l’étudiant et permettant un véritable partage et une construction des savoirs par les apprenants au service de leur orientation. Le choix pour cet accompagnement s’est ainsi porté vers le jeu de territoire qui est un dispositif collaboratif (Lardon, 2013) qui a été conçu et expérimenté dans le champ de l’ingénierie territoriale depuis une douzaine d’années et qui aborde cette dimension socio-spatiale. Le jeu de territoire générique se déroule en atelier, sur une demi-journée. Il est structuré en trois phases de réflexion et d’argumentation, et dont les éléments ont été synthétisés par Jamet, Lardon et Le Blanc (2012) : i) réaliser le diagnostic d’un territoire, ii) imaginer les futurs du territoire par des scenarii d’évolution, iii) imaginer les actions pour répondre aux enjeux du territoire. Il favorise la participation des joueurs par l’appropriation collective des dynamiques et enjeux d’un territoire et leur implication dans l’activité quotidienne. Le jeu vise à permettre l’apprentissage en favorisant la dynamique de groupe et en mettant les acteurs en position de collaborer. Pour mettre en place et expérimenter ce dispositif, le recrutement des participants a été effectué sur une base volontaire. Un appel à participation a été réalisé auprès des étudiants du campus vétérinaire de VetAgro Sup à Lyon, lieu de l’expérimentation. 24 étudiants y ont répondu favorablement.

Les joueurs étaient dix-huit dont neuf étudiantes et trois étudiants, trois vétérinaires (tous des hommes) et trois enseignants (deux hommes et une femme). Les douze étudiants suivent un cursus vétérinaire classique et sont en deuxième année. Afin d’évaluer le dispositif, les douze étudiants restant ont formé un groupe témoin et n’ont pas pris part au jeu. Le jeu était placé une semaine avant le premier stage des étudiants dans une clinique vétérinaire rurale. L’objectif était de ne pas effectuer l’évaluation du jeu mais plutôt évaluer les transformations induites par celui-ci sur l’appréhension de stages. Le jour du jeu de territoire, les dix-huit joueurs sont divisés en trois groupes de six. Le groupe 1 est composé de trois étudiantes (Etu11, Etu12 et Etu13), d’un étudiant (Etu1), d’un enseignant (Prof1) et d’un vétérinaire (Vete1). Il est mené par un animateur (Anim1). Le groupe 2 comprend trois étudiantes (Etu21, Etu22 et Etu23), un étudiant (Etu2), une enseignante (Prof2) et un vétérinaire (Vete2). Il est mené par un animateur (Anim2). Le groupe 3 est lui aussi composé de trois étudiantes (Etu31, Etu32 et Etu33), d’un étudiant (Etu3) d’un vétérinaire (Vete3) et d’un enseignant (Prof3), qui a la particularité d’être aussi vétérinaire (Prof3). Comme le groupe précédent, il est mené par un animateur (Anim3). Les animateurs sont les chercheurs et co-auteurs de cet article. Les enseignants sont donc considérés comme des joueurs au même titre que les étudiants ou les vétérinaires. L’animation du jeu est donc assurée dans chaque groupe par un animateur externe au cursus vétérinaire. En effet, les travaux de Bourgeois et Buchs (2011, p. 304) mettent en évidence que l’enseignant : « n’est pas non plus nécessairement bien placé pour assurer une régulation sereine et efficace de la dynamique du groupe et que les enjeux affectifs sont trop forts ». On y retrouve ainsi l’idée de Vial d’une certaine incompatibilité entre posture d’accompagnateur et de formateur (Guillemot et Vial, 2013). Ainsi, l’ensemble des joueurs (étudiants, vétérinaires et enseignants) recevaient le même niveau d›information à propos de celui-ci afin de ne pas influer sur l›évolution des représentations des étudiants.

2. Approches théoriques

L’éducation, et plus spécifiquement l’accompagnement mobilise aujourd’hui de plus en plus de dispositifs individualisés (Paul, 2016). Cependant, pour des raisons pédagogiques, logistiques ou financières, l’approche de groupe demeure encore une norme (Jobert, 2003) comme c’est le cas dans le présent cas d’étude. La question de l’animation de ces groupes pose alors une question de professionnalisation et de compétences des animateurs (Nizet et Bourgeois, 1995). En effet, comme le souligne Faulx (2008), de nombreuses personnes animent des groupes sans en avoir conscience et sans formation spécifique à cela. Il est alors difficile pour eux d’évaluer leurs propres pratiques. C’est dans ce possible vide scientifique que se situe les apports de l’animatique (De Vischer, 2001, Faulx, 2008) qui vise “à faire émerger ces conceptions, souvent implicites, de l’animation” (Faulx, 2008). Il s’agit d’une discipline qui vise à faire le lien entre l’étude scientifique des phénomènes groupaux et le travail des praticiens de l’animation, c’est à dire une visée ingénierique. Faulx (2008) fait ainsi le parallèle avec les tenants de l’analyse de l’activité pour qui il existe les deux temps de « l’activité productive » et de « l›activité constructive » (Sammurçay et Rabardel, 2004). En animatique, il y aurait ainsi un temps de l’animation de groupe, de l’expérienciation et le temps de l’évaluation. Pour cette dernière, les tenants de l’animatique de groupe mobilise notamment les travaux psychosociologiques du conflit socio-cognitif pour évaluer les effets de l›évaluation.

Les travaux initiaux sur le conflit socio-cognitif (Doise, Mugny, et Perret-Clermont, 1975) se sont appuyés sur la notion de décentration (Piaget et Inhelder, 1966) tout en considérant que les systèmes d›actions intériorisées et réversibles permettant d›accéder aux opérations intellectuelles ne sont pas simplement individuels, mais aussi sociaux (Vygotsky cité par Yvon et Zinchenko, 2011). Le concept repose ainsi sur l›idée que des apprenants, confrontés à un problème à résoudre en commun, réaliseront de réels progrès, même lorsqu›ils ne disposent pas individuellement de la réponse correcte à celui-ci. Comme le soulignent Bourgeois et Buchs (2011, p.293) : « c’est bien le caractère conflictuel des réponses émises par les partenaires qui favorise les progrès et pas seulement le fait d’être confronté à une réponse correcte ou supérieure ». Pour cela, le conflit socio-cognitif génère une situation où les individus s’opposent sur les arguments et solutions à proposer puis ceux-ci ajustent leurs propres modes de pensée pour trouver une réponse commune. On retrouve ainsi l’idée de l’autrui significatif de Dubar (2015) permettant de prendre en compte sa propre altérité. L’apprenant doit donc prendre en compte l’avis des autres participants pour élaborer cette solution commune en prenant en compte, en lui, les contradictions produites. En cela, il peut permettre de transformer les représentations sociales, considérées comme des obstacles susceptibles de pouvoir gêner l’apprentissage (Gauthier, Garnier et Marinacci, 2005). Une imposante littérature, relevée par Johnson et Johnson (2009), ou encore Reyes, Brackett, Rivers, White et Salovey (2012), justifie empiriquement aujourd’hui cette perspective pour promouvoir une approche mettant en avant la structure sociale des interactions au coeur des systèmes éducatifs. Ces approches s’appuient également sur la notion d’interdépendance positive pour favoriser le conflit socio-cognitif. Cette technique structurant la collaboration des groupes indiquent que travailler sur des informations complémentaires, et transmettre les connaissances à d’autres, réduit les asymétries, renforcent les interactions positives puis la décentration et enfin l’apprentissage (Darnon, Buchs, et Desbar, 2012 ; Sommet, Darnon, et Butera, 2014).

En cela, le jeu de territoire qui vise à permettre l’apprentissage en favorisant la dynamique de groupe et en mettant les acteurs en position de collaborer correspond à cette approche. Les représentations y sont essentielles. Les participants les échangent d’autant mieux parce qu’ils sont impliqués dans des échanges dialogiques et qu’ils comprennent les logiques sous-jacentes à leur construction chez les autres joueurs. Il se dégage ainsi de son fonctionnement le concept clé du conflit socio-cognitif et les éléments clés le favorisant (Doise, 2013). Comme le soulignent Lardon et al. (2008), cette confrontation et les échanges entre joueurs s’effectuent, dans le jeu de territoire, spécifiquement au travers du dessin qui est le support privilégié de l’expression de l’espace. C’est par celui-ci que sont activés des débats approfondis entre des acteurs qui peuvent potentiellement renforcé le conflit socio-cognitif car le dessin est prétexte au discours et à la confrontation des acteurs (Fontanabona, 2004). Il est l’objet d’attention et médiatise les relations entre les acteurs qui communiquent par son intermédiaire. Le dessin partagé est un facteur d’identité du groupe : les acteurs s’y reconnaissent (au moins en partie) car il représente aussi leur contribution. Il y a ainsi création d’une interdépendance positive (Bourgeois et Buchs, 2011).

Ces éléments permettent donc de poser la question de recherche suivante au regard du contexte : comment les différents intervenants dans la collaboration au sein du jeu de territoire contribuent ils au conflit socio-cognitif permettant l’évolution des représentations sociales des joueurs ?

3. Approches méthodologiques

Dans le conflit socio-cognitif, c’est la fréquence des interactions verbales, des désaccords ou des arguments, c’est-à-dire l’intensité de la relation socio-cognitive, qui aura un impact positif sur l’évolution des représentations. Gilly et Roux (1984, cité par Darnon, Butera et Mugny, 2008) indiquent que l’efficacité du conflit n’est présente que lorsqu’il existe un échange interactif entre les participants. Ainsi, si les individus ne peuvent pas parler, ils ne peuvent pas bénéficier du conflit. De même, le climat social créé par la relation aura un effet positif sur la résolution des conflits et l’apprentissage. Pour cela, il est impératif de tenir compte de la capacité des individus à participer au conflit. Les capacités cognitives et sociales peuvent être différentes selon les individus. Il faut alors adopter une animation des groupes, c’est à dire une rhétorique et une conduite de coopération appropriée (Buchs, Falomir, Mugny et Quiamzade, 2002). Cependant, la participation forte, essentielle dans la discussion, représente un élément critique de cette forme d’apprentissage (Johnson et Johnson, 2009). Les relations asymétriques (Butera et Buchs, 2005), la tendance à accepter ou non un point de vue exprimé par la majorité des participants (Butera et Buchs, 2005) et la comparaison sociale des compétences au détriment de la tâche (Darnon, Muller, Schrager, Pannuzzo et Butera, 2006) sont autant de facteurs de risque pour les animateurs. Pour les étudier, la majorité utilise des auto-rapports, des mesures « statiques » ou des interviews et donne moins d’éléments sur le fonctionnement du groupe et les interactions en direct (Näykki, Järvelä, Kirschner, & Järvenoja, 2014). Nous avons donc adopté une approche mixte en proposant à la fois une évaluation du dispositif sur les acteurs par des entretiens pré et post-test avec groupe témoin mais également par une analyse de l’animatique du jeu via l’analyse de séquences filmées au cours de celui-ci comme le montre la figure 1 ci-dessous.

Figure 1

Méthode d’évaluation mise en place du dispositif collaboratif “jeu de territoire”

Méthode d’évaluation mise en place du dispositif collaboratif “jeu de territoire”

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3.1 Matériel

3.1.1 Entretiens

La méthode des entretiens semi-directifs a été utilisée. En effet, elle fournit un cadre stable pour interroger la façon dont les élèves appréhendent le jeu sur le territoire et comment il a changé leurs représentations du vétérinaire rural dans le stage sans générer d’autres contraintes que celle de l’interaction (Van Campenhoudt et Quivy, 2011). C’est cette dimension de la dialogicité dans laquelle les représentations sont construites qui est intéressante (Markova et Orfali, 2005). Les entretiens sont donc effectués à deux moments différents, avec les deux groupes de 12 étudiants, - groupes recherche et témoin - pour mesurer les écarts et les effets possibles du jeu territoire sur leurs représentations. Les guides d’entrevue sont très simples et orientés délibérément sur un seul objet de discussion qui est le stage. Une première entrevue est organisée avec chaque élève avant le jeu de territoire. Le deuxième entretien est effectué après le jeu de territoire et le premier stage dans une clinique vétérinaire rurale. Il est réalisé quelques jours après le retour du stage. Les 48 entretiens (groupe recherche et témoin) ont ainsi eu lieu : en janvier 2015 entre deux et quatre semaines avant le jeu puis en mars 2015, dans les deux semaines suivant le retour du stage, soit un mois après le jeu. Chaque entretien était réalisé individuellement. Les entretiens étaient enregistrés au moyen d’un dictaphone. La durée moyenne totale des entretiens pour les deux groupes interrogés était d’environ vingt minutes pour les deux phases d’entretien. Cependant, la durée n’est pas déterminée à l’avance : elle varie selon les interactions spécifiques avec chaque élève, le rythme de discussion et la densité de l’information produite.

3.1.2 Observations

L’intégralité du jeu est enregistrée sur support vidéo grâce à trois caméras numériques qui filment chaque table de jeu. Elles sont installées sur trépied et réglées de façon à filmer la table, les joueurs et l’animateur. Une quatrième caméra, manipulée à la main, permet de filmer les moments de restitution collective car à ces moment-là, deux joueurs doivent quitter leur table et rendre compte du travail du groupe devant l’ensemble des joueurs, ils sont donc été hors champ pendant toute la durée de la restitution. La prise de son est doublée grâce à un dictaphone posé sur chaque table, dans l’éventualité d’une capture de qualité variable par le microphone des caméras. Ce double enregistrement est complété par le travail des observateurs, qui rendent compte de l’observation de leur groupe attitré sur des fiches prévues à cet effet afin de prévenir d’éventuels problèmes de compréhension liés au format vidéo. Ces fiches comportent un tableau dont la première colonne est destinée à l’inscription du moment précis où un phénomène est observé. Dans la deuxième est noté le thème de l’interaction. La troisième est dédiée aux notes sur les réactions du groupe et dans la quatrième colonne sont notés les commentaires de l’observateur. Une colonne supplémentaire est prévue pour que l’observateur général, qui se déplace entre les tables de jeu, indique quel groupe est concerné par son observation.

3.2 Méthodes d’analyse

3.2.1 Analyse des entretiens

L’analyse des entretiens s’est focalisée sur la transformation de la représentation du vétérinaire rural par l’évolution du discours entre les deux phases de recueil. En se basant notamment sur les propositions de Negura (2006), les techniques d’analyse thématique ont été mobilisées (Apostolidis, 2006, Piermatteo et Guimelli, 2012) via le logiciel NVivo, qui permet une reformulation des contenus du corpus par l’identification d’idées significatives et leur catégorisation. Cinq entretiens ont été transcrits en entier au préalable (20% du corpus, Caublot et Blicharski, 2014) pour chaque moment de recueil pour identifier les thèmes significatifs et les catégoriser (Negură, 2006). Comme proposé par Apostolidis (2006), une analyse thématique systématique aux niveaux vertical (chaque entrevue) et horizontal (à travers toutes les entrevues) a ensuite été réalisée. Elle correspond à la détection des unités transversales identifiables (Bardin, 1977). Cinq thèmes présents dans 75% des entretiens ont été identifiés : l’observation ou l’exécution d’actes vétérinaires techniques, le territoire de l’activité vétérinaire, le lieu de formation (description de la clinique, organisation), les conditions de réalisation du stage et les éléments appris (place du tuteur, comment le stage a été trouvé, ce qui sera ou a été appris) et enfin la relation avec les agriculteurs. Les éléments qui ne se rapportaient à aucun de ces thèmes en particulier ont été regroupés dans une catégorie «autre». Il regroupe notamment des échanges conviviaux, les présentations et quelques commentaires des étudiants. Chaque entrevue a ensuite été analysée individuellement pour identifier les unités sémantiques marquant la présence des thèmes souhaités. Plusieurs encodages ont été construits à l’aide du logiciel NVivo pour différencier les thèmes du discours en fonction de la phase de recueil et le groupe (groupes recherche/témoin). L’évaluation de différents thèmes a ensuite été analysée pour chaque entretien afin de mettre en évidence les principaux éléments parmi les étudiants. Il vise à identifier les contenus se référant aux thèmes identifiés, selon des critères quantitatifs (fréquence du thème par rapport à un échantillon de sous-population) et qualitatif (notoriété du thème par rapport au sujet).

3.2.2 Analyse des interactions du jeu

La caractérisation de chaque groupe de joueurs est réalisée par l’intermédiaire de l’analyse de réseaux sociaux via la construction d’un graphique synthétisant la quantité d’interactions verbales entre individus d’un même groupe. La position de chaque individu, en temps qu’émetteur ou de récepteur de l’interaction est aussi prise en compte. Ces schémas seront nommés diagramme des interactions. L’établissement de ces diagrammes permet de déterminer leur organisation informelle. Ainsi, un individu fortement consulté et qui prend la parole plus que les autres est mis en évidence par sa centralité dans le diagramme. A l’inverse, un individu en retrait dans le groupe apparaît à la périphérie du diagramme. Couplée à l’analyse du contenu des interactions via les, cette façon de procéder permet de déterminer le rôle des joueurs dans les trois groupes à différents moments du jeu. Les interactions mettant en jeu les animateurs sont aussi prises en compte, afin de déterminer le style d’animation de chacun. La construction de diagrammes d’interactions nécessite l’observation fine des temps de jeu en groupe. La durée de jeu hors temps collectifs étant de trois heures vingt, la prise en compte de l’intégralité des interactions dans chacun des trois groupes requiert l’analyse de dix heures d’enregistrement. Il a donc été décidé de recourir à un échantillonnage de ces enregistrements pour rendre possible cette étude. Dans un premier temps, un séquençage des vidéos a été effectué, selon une méthode inspirée des travaux de Bakeman et Gottman (1997) et de Burton-Jones (1972). Leur méthode de séquençage temporel est basée sur la détermination de séquences caractérisables. Ces séquences peuvent être de durées variables. Ainsi, pour ces auteurs, l’unité de mesure d’une séquence n’est pas l’individu ni la durée, mais l’action. En d’autre termes, il s’agit dans un premier temps de découper la vidéo en fragments correspondant chacun à une action. Dans le cadre de cette étude, la production d’une trace écrite est choisie comme unité de séquence. Plus précisément, une séquence est définie par l’ensemble des interactions observables entre le moment de la verbalisation d’une consigne et la production d’un dessin ou d’une fiche action. S’il n’y a pas de production, alors la séquence se termine lorsque la conversation nécessite que l’animateur relance la discussion en reformulant la consigne. A l’issue de ce traitement des vidéos, un échantillon aléatoire de séquences est tiré au sort. Cependant, la méthodologie de Blakeman et Gottman (1997) et de Burton Jones (1972) ne fait pas intervenir la notion d’échantillon, car ces auteurs s’appuient sur des enregistrements des quelques minutes. La détermination de la taille d’échantillon permettant d’avoir un aperçu de la structure des groupes est donc arbitrairement fixée à cinq.

Les diagrammes d’interaction sont modélisés à l’aide de Pajek[3] (Mrvar et Batagelj, 2016). Pour cela, le logiciel de Pajek calcule le degré de centralité de chaque sommet du diagramme, ce qui correspond ici à l’importance de chaque membre en termes de volume d’interactions. Pour cette étude, toutes les interactions sont prises en compte. Enfin, il est également possible de visualiser le diagramme en tenant compte des interactions temporelles. A chaque étape, les interactions sont représentées par des flèches entre l’émetteur et / ou le (s) récepteur (s). Lorsque le joueur a fini de parler, la flèche disparaît du diagramme. Avec Pajek, les échantillons sont analysés un par un. Les diagrammes de synthèse sont présentés dans le chapitre suivant à titre illustratif. Cependant, pour des raisons techniques, ils ne peuvent pas être inclus dans le texte sans être redimensionnés, mais l’analyse est basée sur les schémas originaux.

4. Résultats

4.1 Analyse des entretiens avec les étudiants

Dans le pré-test, une certaine stabilité des thèmes exprimés s’observent entre les deux groupes d’étudiants. Ce résultat est relativement normal, puisque rien ne différencie les étudiants à ce moment du recueil comme le montre le tableau 21.

Tableau 1

Fréquence des thèmes des entretiens en phase pré-test entre le groupe témoin et le groupe recherche

Fréquence des thèmes des entretiens en phase pré-test entre le groupe témoin et le groupe recherche

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En effet, ils mettent en avant les actes comme élément important de leur stage. Celui-ci est le thème le plus marqué et partagé. Les autres thématiques majeures se rapportent alors au lieu du stage. Les étudiants font notamment référence à la partie de l’interrogation sur le lieu de réalisation (clinique d’accueil, maître de stage) qui occupent alors la majeure partie de la description. Les étudiants font également référence au territoire d’activité, mais de plus manière plus mineure. Il s’agit essentiellement ici de localiser géographiquement la clinique et d’indiquer sa proximité ou non au domicile familial ou à la résidence étudiante. Pour la majorité des étudiants, il semble alors que l’acte soit l’élément le plus distinctif porté sur leurs attentes du stage. Dans le sens qu’ils lui accordent, la confrontation au monde professionnel que représente le stage reste liée à la possibilité de voir et de réaliser des actes pendant celui-ci. On retrouve donc la même focalisation sur l’activité de soins du vétérinaire en début de cursus que dans la partie précédente. L’acte est un élément valorisant de la pratique vétérinaire. Cette mise en valeur du stage se traduit chez les étudiants selon trois modes d’expression différents. Le premier niveau est la confirmation d’éléments vus pendant les cours. En effet, les étudiants de 2e année n’ont pas encore de pratique clinique et ne font que très peu de travaux pratiques sur ces animaux jusqu’au stage. Leur seul contact avec l’activité rurale s’effectue au travers de disciplines théoriques (par exemple, la parasitologie, la virologie…) ou de cours de zootechnie, plus orientés vers la gestion des élevages que sur la médecine à proprement parler. Pour les étudiants, le stage est le moment d’appliquer ces connaissances sur des cas pratiques. Le second niveau d’utilisation des actes pour les étudiants est de pouvoir enfin pratiquer. Beaucoup d’entre eux espèrent pouvoir réaliser des gestes techniques pendant le stage et sélectionnent pour certains le stage dans ce sens. Le dernier niveau concerne la confrontation avec les animaux de rente que certains étudiants appréhendent. Ainsi, c’est aussi au travers de l’approche de l’acte avec l’animal que se focalise leur attention. Au stade du premier entretien, il ne semble pas qu’il y ait de différences notables entre les deux groupes (recherche et témoin). La majorité des étudiants mobilisent les actes comme éléments leur permettant de lire l’activité du vétérinaire rural en stage. Pour eux, le vétérinaire rural est celui qui effectue des actes vétérinaires valorisants, vus dans le cursus. Les étudiants marquent un critère d’attente envers ceux-ci.

Les entretiens effectués dans la phase post-test, c’est-à-dire après le stage, sont marqués par différents thèmes mobilisés entre étudiants comme l’illustre le tableau 2.

Tableau 2

Fréquence de répartition des thèmes de l’entretien pour chaque étudiant en fonction des groupes de jeu et de la population identifiée

Fréquence de répartition des thèmes de l’entretien pour chaque étudiant en fonction des groupes de jeu et de la population identifiée

Tableau 2 (suite)

Fréquence de répartition des thèmes de l’entretien pour chaque étudiant en fonction des groupes de jeu et de la population identifiée

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Deux éléments émergent dans l’analyse thématique. Le thème de l’acte qui était un élément assez central du pré-test est retrouvé. Le thème du territoire apparaît comme un autre élément structurant le discours des étudiants dans la phase post-test. Il est ainsi prégnant dans le groupe recherche chez qui il devient un thème important alors que pour le groupe témoin c’est l’acte qui demeure le thème central.

A l’inverse, les thèmes relatifs au lieu de stage et aux apprentissages (conditions d’accueil, description de la clinique) diminuent, car les étudiants évoquent moins ici les éléments de localisation et de choix de la clinique de l’entretien précédent. Par contre, la thématique de la relation aux éleveurs émerge nettement dans cette phase post-test. Les étudiants sont ainsi assez marqués à leur retour de stage par cette dimension qui devient un élément également important pour eux dans leur approche de l’activité du vétérinaire. Toutes ces thématiques restent alors dans des proportions assez similaires entre les deux groupes.

Toutefois, certaines différences sensibles sont à noter entres les différentes tables de jeu des étudiants du groupe recherche. Ainsi, le groupe 1 du jeu structure son discours post-test de manière sensiblement différente aux deux autres. Dans celui-ci, la thématique de l’acte reste majoritaire même si la dimension du territoire est importante puisqu’elle représente presque 20% de l’entretien. A l’inverse dans les deux autres groupes la proportion est inversée, et les étudiants valorisent de manière plus importante le thème du territoire.

Au sein des deux échantillons, il est néanmoins possible d’identifier trois populations d’étudiants différentes. Elles sont caractérisées par le thème central qu’ils vont utiliser dans l’entretien pour interpréter le stage vécu. Ils intègrent alors plus ou moins fortement des éléments relatifs au territoire dans leurs discours. Cette répartition est identifiée par trois populations spécifiques mises en évidence dans le tableau 2.

Un premier groupe d’étudiants est qualifié de « population A ». Il regroupe six étudiants ayant tous joué le jeu de territoire, donc du groupe recherche. Dans cette population, les étudiants mobilisent principalement dans le stage le territoire investi en reprenant les éléments d’analyse du jeu de territoire. Le discours est axé sur ce thème, pour près du tiers à la moitié de l’entretien. Les éléments discutés sont à la fois les thématiques des fiches de jeu, mais aussi les aspects de projection vers l’avenir du territoire et de ses conséquences pour les vétérinaires. Les étudiants dans ce cas indiquent de manière explicite dans l’entretien qu’ils ont utilisé les éléments du jeu au cours de leur stage.

Cette population marque également une tendance à lire les actes effectués en les rapprochant de l’approche du jeu de territoire. Ce ne sont plus des actes en soit, mais des actes inscrits dans un environnement territorial de la clinique, qui en conditionnent la réalisation : système d’élevage, organisation de la clinique, relief… Même si le discours sur les actes reste très présent, celui-ci est mis en parallèle du territoire.

Pour ces étudiants, il y a un déplacement du sens accordé au stage et un changement dans son appréhension. Ils ne pensent plus le stage comme un simple lieu de pratique sur les animaux, mais comme un lieu de découverte de lieux d’installation possibles, dont les caractéristiques enrichissent leurs expériences. Les étudiants se sentent également plus capables, compétents, pour interroger les différents éléments vus en stage, pour expliciter leurs parcours de formation. Ils pensent pouvoir choisir leur orientation et leur lieu d’activité au travers d’éléments, ceux du territoire, afin de pouvoir mettre en cohérence leurs souhaits professionnels avec leurs souhaits personnels. Dans cette population, les étudiants sollicitent aussi le vétérinaire pour confirmer leur analyse du territoire. Ils reprennent ainsi une attitude pratiquée pendant le jeu avec les joueurs professionnels :

Cette sollicitation des praticiens en stage est une caractéristique qui se retrouve fortement dans le deuxième groupe d’étudiants, qualifié de « population B ». Elle concerne quatre étudiants ayant joué le jeu de territoire et une étudiante du groupe témoin. Cette population est proche de la précédente, car ici aussi les étudiants mobilisent le thème du territoire dans leur description du stage. Cependant, dans le discours, il s’agit plutôt d’une population qui n’utilise pas directement les éléments du jeu pour analyser le territoire, mais les questionne notamment au travers des discussions avec les praticiens, notamment dans la relation éleveurs-vétérinaires. Toutefois, il y a une description moins détaillée du territoire dans le discours sur le vécu du stage que dans la population A. Il y a plus une recherche d’informations qu’une véritable analyse du territoire. Le discours sur le territoire est alors partagé assez équitablement avec les autres thématiques en décrivant les actes, la clinique, les conditions de réalisation ou ce que l’étudiant a appris pendant le stage.

Le dernier groupe d’étudiants, qualifié de « population C », marque lui la forte persistance de la focalisation sur les actes vétérinaires comme élément permettant d’interpréter le stage. Dans cette population, le discours précédant le stage avec les mêmes sous-thématiques liées aux actes est retrouvé : lien avec les cours, besoin de pratiquer, distance à la pratique. Il représente du tiers à la moitié de l’entretien et rejoint les propositions du discours précédant le stage. Cette population est formée de dix étudiants du groupe témoin et de deux étudiants qui ont joué le jeu de territoire, soit la moitié des étudiants vus en entretiens. Dans cette population C, les étudiants abordent le territoire d’activité de la clinique de manière plus ou moins marginale en faisant référence en général aux conditions de réalisation du stage, avec lesquelles cette thématique est souvent liée : les étudiants évoquent la nécessité de se déplacer à la clinique et s’intéressent aux réseaux de transports ou à l’accessibilité des lieux. De ce point de vue, l’attractivité de la pratique rurale, ou son rejet, se focalise chez ces étudiants sur un élément particulier : ce qui est jugé difficile ou non pour la réalisation de l’acte du vétérinaire, donc aux conditions de travail.

4.2 Analyse de réseaux sociaux

Les enregistrements de chaque groupe ont été séquencés selon la méthode décrite précédemment. Le temps de jeu, sans compter les pauses et la restitution, a été divisé en 27 séquences pour le groupe 1, 33 séquences pour le groupe 2 et 37 séquences pour le groupe 3. Bien que tous les groupes aient été analysés, la présentation des résultats se concentre ici sur le groupe 1 pour assurer un maximum de détail des éléments obtenus. Pour le groupe 1, les séquences étudiées sont par ordre chrono-chronologique (les horodatages sont entre parenthèses): i) la présentation de la carte de jeu sur l’activité économique par l’étudiant Etu13 (37 min 52s à 45 min 45s) ; ii) présentation de la carte de jeu sur l’emplacement des exploitations agricoles par l’étudiant Etu12 (1h 38min 10s à 1h 49min 54s), iii) présentation de la carte de jeu sur la relation entre éleveurs et vétérinaires par le vétérinaire Vete1 (2h 01min 49s à 2h 06min 05), iv) la finalisation du scénario (3h 21min 32s à 3h 23min 51s), v) l’émergence d’une dernière idée pour le scénario (3h 59min 24s à 4h 00min 38s). Les trois premières séquences appartiennent à la première phase du jeu, le diagnostic, les quatrième et cinquième séquences font partie de la deuxième partie du jeu de territoire (ces séquences se rapportant aux phases de scénarios et de construction d’actions). L’ensemble des séquences choisies au hasard a été modélisé sous forme de deux tableaux avec Pajek, l’un résumant toutes les interactions et l’autre montrant les interactions le long de leur timeline.

4.2.1 Exemples de diagrammes d’interaction et atmosphère du groupe 1

Première séquence: présentation de la fiche sur les commerces par l’étudiante 13

Le diagramme (figure 2) montre une position centrale de l’étudiante qui présente sa fiche de jeu. Elle est la première du groupe à avoir la parole à la suite du temps de lecture des fiches.

Figure 2

Diagramme d’interaction de la première séquence du groupe 1 obtenu sous Pajek

Diagramme d’interaction de la première séquence du groupe 1 obtenu sous Pajek

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L’orientation des flèches montre qu’elle parle à tous les autres membres du groupe et qu’elle reçoit aussi des interrogations ou des remarques de la part des autres joueurs. Le vétérinaire est représenté par un point situé à la verticale de l’étudiante 13, ce qui signifie qu’il interagit plus que les autres avec elle. Les points représentant l’enseignant, le vétérinaire et l’animateur encadrent l’étudiante 13, ce qui semble laisser peu de place pour la parole des autres étudiants. Il est à noter la présence d’interactions parasites entre l’animateur 1 et l’observateur du groupe. L’étudiante 13 possède le plus fort degré de centralité, ce qui correspond au fait que c’est à son tour de présenter une fiche de jeu (tableau 3).

Tableau 3

Degré de centralité de chaque membre du groupe 1 pour la première séquence

Degré de centralité de chaque membre du groupe 1 pour la première séquence

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L’animateur occupe une position forte dans le groupe, ses prises de parole sont plus nombreuses que celles des étudiants, et l’ensemble des joueurs à tendance à s’adresser plus à lui qu’aux autres joueurs. Dans une moindre mesure, il se produit un phénomène identique pour le vétérinaire et le professeur. En revanche, les étudiants sont plus en retrait, et notamment l’étudiante 11, qui participe le moins. Les interactions parasites impliquant l’observatrice remarquées sur le diagramme lui confèrent toutefois un faible degré de centralité. Il est donc probable que ces interactions aient peu perturbé le déroulement du jeu de territoire.

Deuxième séquence: présentation de la fiche sur la localisation des élevages par l’étudiante 12

Le diagramme en figure 3 est nettement plus resserré que celui de la première séquence, ce qui indique une intensification des interactions. Les sommets correspondant à l’enseignant et au vétérinaire se sont considérablement rapprochés, tandis que ceux représentant les étudiants restent en périphérie.

Figure 3

Diagramme d’interaction de la deuxième séquence du groupe 1 obtenu sous Pajek

Diagramme d’interaction de la deuxième séquence du groupe 1 obtenu sous Pajek

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Parmi eux, seule l’étudiante 12, qui présente sa fiche durant cette séquence, est proche du point central du graphique, c’est-à-dire celui de l’enseignant. L’animateur, quant à lui, semble conforter sa place, elle aussi assez centrale, dans le déroulement des interactions. Ceci est confirmé par le calcul du logiciel, qui lui attribue un degré de centralité de 98 (Tableau 4). Cela étant, il est de 145 pour l’enseignant, contre 76 pour l’étudiante 12, et 79 pour le vétérinaire. La triade enseignant-animateur-vétérinaire est donc toujours présente au centre de cette séquence de jeu, mais l’écart entre le degré de centralité de l’enseignant et celui des autres joueurs montre que l’enseignant a monopolisé la parole pendant la présentation de sa fiche par l’étudiante 12 (tableau 4). Le degré de centralité des autres étudiants varie entre 38 et 49, indiquant une relégation de ces joueurs : ils participent peu et sont peu sollicités. L’observateur général se voit attribué un degré de 3, indiquant qu’il a parasité les échanges à un moment donné, mais sans grande conséquence pour la structure du groupe.

Tableau 4

Degré de centralité de chaque membre du groupe 1 pour la deuxième séquence

Degré de centralité de chaque membre du groupe 1 pour la deuxième séquence

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Troisième séquence: présentation de la fiche sur les relations entre éleveurs et vétérinaires par le vétérinaire 1

Cette séquence est nettement plus courte que les deux précédentes, ce qui rend difficile l’interprétation de l’étendue du graphique. Cependant, la dyade centrale formée par l’enseignant et le vétérinaire est flagrante, et l’animateur semble plus en retrait. Les étudiants restent en périphérie (figure 4).

Figure 4

Diagramme d’interaction de la troisième séquence du groupe 1 obtenu sous Pajek

Diagramme d’interaction de la troisième séquence du groupe 1 obtenu sous Pajek

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L’analyse des degrés de centralité montre des chiffres effectivement plus forts pour l’enseignant et le vétérinaire (respectivement 45 et 56), ce qui, concernant le vétérinaire, est logique puisque c’est à lui de présenter sa fiche de jeu (tableau 5). Les degrés des étudiants sont faibles, voire très faibles (8 pour l’étudiante 11, 12 pour l’étudiant 1, 22 pour l’étudiante 13 et 23 pour l’étudiante 12), confirmant leur relégation à l’écart de cette première partie du jeu. Le degré de centralité de l’animateur est de 24, reflétant un changement de position dans le groupe, qui devient plus secondaire.

Tableau 5

Degré de centralité de chaque membre du groupe 1 pour la troisième séquence

Degré de centralité de chaque membre du groupe 1 pour la troisième séquence

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Quatrième séquence: finalisation du scénario

Encore plus courte que la précédente, cette séquence se situe en milieu de deuxième phase de jeu, alors que les joueurs ont pour consigne de construire ensemble un scénario d’évolution du territoire. Cet échantillon présente la particularité d’insister sur l’omniprésence de l’enseignant dans les échanges (figure 5). L’étudiante 13 semble participer davantage, car le point qui la représente est plus proche du centre du graphique que celui de tous les autres étudiants du groupe. L’animateur se maintient dans une position secondaire, mieux intégré dans les interactions que les étudiants.

Figure 5

Diagramme d’interaction de la quatrième séquence du groupe 1 obtenu sous Pajek

Diagramme d’interaction de la quatrième séquence du groupe 1 obtenu sous Pajek

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Cette première impression est confirmée par l’analyse des degrés de centralité (tableau 6). Celui de l’enseignant (21) est supérieur à tous les autres tandis que ceux de l’animateur et du vétérinaire sont à égalité (17). Les degrés attribués aux étudiants 1,11, 12 et 13 sont respectivement de 5, 7, 6 et 11: ils ne participent quasiment plus au jeu de territoire sauf l’étudiante 13, un peu plus active.

Tableau 6

Degré de centralité de chaque membre du groupe 1 pour la quatrième séquence

Degré de centralité de chaque membre du groupe 1 pour la quatrième séquence

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Cinquième séquence: émergence d’une dernière idée pour le scénario

Ce dernier échantillon est lui aussi très court. Il se situe en toute fin d’enregistrement, juste avant la dernière restitution collective et le débriefing. Il montre cependant une nouvelle modification de la position de l’animateur dans le groupe, et confirme que l’enseignant n’est jamais très loin du centre des interactions (figure 6). Force est de constater que deux étudiants (l’étudiant 1 et l’étudiante 11) sont très éloignés du centre du graphique, tandis que l’étudiante 12 revient dans la discussion et que l’étudiante 13 s’y maintient.

Figure 6

Diagramme d’interaction de la cinquième séquence du groupe 1 obtenu sous Pajek

Diagramme d’interaction de la cinquième séquence du groupe 1 obtenu sous Pajek

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Dans cette séquence (tableau 7), c’est l’animateur qui possède le plus fort degré de centralité (27), suivi par l’enseignant (19) et l’étudiante 12 (22). Cette étudiante a donc plus participé aux échanges en cette fin de jeu, davantage même que l’étudiante 13 (16), qui a pourtant été l’élève la plus impliquée dans le jeu depuis le début. En revanche, l’étudiante 11 et l’étudiant 1 se maintiennent en dehors des interactions. Avec un degré respectivement de 10 et de 8, leur participation aux échanges est très faible.

Tableau 7

Degré de centralité de chaque membre du groupe 1 pour la cinquième séquence

Degré de centralité de chaque membre du groupe 1 pour la cinquième séquence

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Atmosphère du groupe 1

L’ensemble des diagrammes chronologiques obtenus pour l’ensemble du groupe 1 présente plusieurs particularités. Tout d’abord, les temps de silence de plus de deux secondes sont absents. Il est aussi à noter que deux joueurs parlent parfois en même temps. Surtout, les interactions se font pour une écrasante majorité à trois, entre l’enseignant, l’animateur et le vétérinaire. Globalement, la parole n’est pas distribuée équitablement. Dès le début du jeu, l’enseignant prend le pouvoir. Pendant la deuxième séquence, l’enseignant phagocyte le tour de parole de l’étudiante 12, censée présenter sa fiche sur les élevages. Étant assis à côté d’elle, il s’approprie la thématique de la fiche et l’explique lui-même, en s’adressant du regard au vétérinaire essentiellement (de 1h 40min 15s à 1h 44min 00s). Il décide aussi ce qui sera inscrit sur le fond de carte : « on va laisser tomber les autres herbivores » (1h 40min 20s). L’étudiante tente timidement de reprendre la main, avec l’aide de l’animateur qui lui pose des questions, en vain. La fiche de jeu appartenant à l’étudiante se retrouve progressivement entre elle et l’enseignant, et termine entre les mains de ce dernier. En fin de séquence, c’est le vétérinaire qui dessine sur le fond de carte sous les ordres de l’enseignant. L’étudiante inscrit la légende sur la feuille destinée à cet usage. Le vétérinaire est très présent lui aussi, mais comme soutien à l’enseignant : ce dernier a tendance à le prendre à témoin en s’adressant uniquement à lui lorsqu’il propose une idée. Il ne joue pas un rôle facilitateur pour l’ambiance du groupe : en tout début de jeu, alors que l’étudiante 13 prend la parole en premier pour présenter sa fiche (première séquence), ses interventions orales ou gestuelles sont sarcastiques, pointant la difficulté de l’étudiante à expliquer sa fiche tout en représentant sur le fond de carte les informations qu’elle en retire (voir autour de 42min 50). Le reste du temps, il se tient en retrait, les bras croisés et regardant par-dessus ses lunettes, une posture qui rend difficile le dialogue. L’étudiante en question ne semble pas déstabilisée, mais cette attitude peut intimider les autres étudiants et entraver leur participation. Lorsqu’il présente sa fiche, le dialogue se fait principalement avec l’enseignant, ce dernier dessinant sur la carte pour le vétérinaire (à partir de 2h 04min 20s). En fin de séquence (2h 06min 02s), malgré le bras tendu de l’étudiante 12 pour prendre le crayon proposé par le vétérinaire, celui-ci préfère le donner à l’enseignant. A plusieurs reprises, un étudiant lui pose une question qui reste sans réponse, ignorée. Cette attitude conforte l’idée selon laquelle ce membre du groupe perturbe l’installation d’une ambiance propice à la négociation dans le groupe. Petit à petit, les étudiantes se muent en secrétaires de l’enseignant, notamment au cours de la quatrième séquence, pendant la construction du scénario d’évolution du territoire. D’après l’observation des échantillons vidéo, il semble que les étudiantes 11 et 12 passent une grande partie du temps de jeu à écrire les légendes de la carte puis des fiches action. La position géographique de l’étudiante 12, assise entre l’enseignant et le vétérinaire joue probablement un rôle dans son inhibition, même si, en fin de jeu, elle ose participer un peu plus (voir séquence 5). L’étudiante 13 est celle qui s’implique le plus dans le jeu de territoire, elle semble moins impressionnée que les autres par l’enseignant et le vétérinaire. Quant à l’étudiant 1, son attitude révèle qu’il s’ennuie beaucoup. Il a régulièrement la tête posée sur sa main, regarde distraitement ses partenaires de jeu ou bien autour de lui et prend très peu la parole. Ainsi pour le groupe 1, avec l’enseignant qui prend rapidement le leadership du groupe, les étudiants retrouvent dès le début du jeu une situation scolaire. Il en découle une hiérarchisation de la valeur accordée à la parole de chacun. L’attitude magistrale de l’enseignant fait que ses idées sont retenues sans être remises en question. L’aspect participatif du jeu de territoire n’est présent qu’en surface car le vétérinaire joue un rôle d’appui pour l’enseignant et de saboteur de l’ambiance du groupe. Dans ces conditions, aucune négociation n’est observée, il est donc difficile de parler de co-élaboration ou de réflexion de groupe. Les chances de provoquer un conflit socio-cognitif chez les étudiants du groupe 1 sont très faibles.

4.2.2 Evolution des trois groupes

D’après les résultats, les groupes 2 et 3 ont évolué vers un degré de maturité élevé. Dans ces deux groupes, une ambiance agréable s’est installée, facilitant la cohésion et permettant le travail comme la plaisanterie en des proportions variables. Les animateurs se caractérisent quant à eux, par un style d’animation à tendance démocratique, plus marqué chez l’animateur du groupe 3. Le groupe 1 n’a pas vraiment fonctionné, du fait de la combinaison entre un membre à forte personnalité qui s’est imposé comme leader, un membre saboteur, et le style à tendance laisser-faire de l’animateur. Force est de constater que dans les trois cas, le vétérinaire et l’enseignant occupent une place à part parmi les joueurs. Ces deux membres sont préférentiellement consultés et écoutés par rapport aux autres. Cela s’explique par leur statut social, qu’il n’est pas possible de gommer car connu des étudiants. Par ailleurs, ils jouent aussi un rôle notable dans l’évolution de la cohésion et de l’ambiance du groupe, par exemple le vétérinaire du groupe 1 est un élément saboteur, à l’opposé de celui du groupe 2. Dans le groupe 3, le vétérinaire est moins présent, au profit de l’enseignant, qui possède la particularité d’être aussi vétérinaire praticien. Les attitudes respectives des enseignants du groupe 1 et du groupe 2 sont elles aussi diamétralement opposées, avec un enseignant omniprésent dans le groupe 1 et beaucoup plus effacé dans le groupe 2. Pour les deux groupes à l’évolution positive, les diagrammes des interactions et les enregistrements vidéo montrent une participation globale de tous les membres de chaque groupe, même si le retrait de certains est observable par moment. Cela étant, il est possible que la quantité d’informations à assimiler, de tâches à effectuer (d’autant plus que l’exercice de cartographie n’est pas habituel pour des élèves vétérinaires), et la concentration sur le même sujet pendant plusieurs heures ait provoqué une surcharge mentale chez certains joueurs, ce qui contribuerait à expliquer les phénomènes de décrochage de certains joueurs. Le degré de maturité atteint dans les groupes 2 et 3 permet de penser qu’un conflit socio-cognitif s’installe au cours du jeu de territoire si certaines conditions de jeu sont respectées (style d’animation plutôt démocratique, bienveillance du vétérinaire et de l’enseignant). Dans ce cas, le groupe évolue vers un état de maturité permettant la négociation et la co-élaboration. Par l’intermédiaire du conflit socio-cognitif ainsi généré, les étudiants peuvent s’approprier de nouvelles connaissances, à savoir les critères qui permettent d’évaluer un territoire en tant que potentiel lieu de vie pour un vétérinaire (accessibilité, démographie, services publics, etc).

5. Discussions

5.1 Des effets différents de la collaboration

Les résultats, synthétisés dans la figure 7, montrent que les étudiants qui mobilisent en majorité le thème du territoire, sont issus du groupe de jeu 2 et du groupe de jeu 3. C’est dans ces groupes que les interactions entre les différents participants (joueurs, animateurs) étaient les plus équilibrées. Il s’agit également des groupes dans lesquels les étudiants ont pu le plus exprimer leurs avis, mais aussi où les étapes de scénario et de fiches action ont été les moins réalistes. La projection vers des éléments plus improbables (zoonose fictive, construction d’un aéroport) a pu ainsi favoriser une meilleure décentration des étudiants en favorisant la convivialité et les échanges. De même, en référence à Buchs et al. (2002), le bon climat social instauré par l’animateur du groupe 2 a pu avoir un effet bénéfique sur les échanges entre étudiants et apporté de l’intérêt aux anecdotes partagées avec le vétérinaire praticien. Le vétérinaire praticien est monté en puissance jusqu’à la deuxième étape, où il a quasiment imposé son point de vue. Cependant, cela a été fait de manière plus pondérée, sans refuser les propositions des étudiants. Cette modalité plus conviviale a entraîné l’effacement de ce professionnel dans la fin du jeu, permettant aux étudiants de reprendre les échanges et de confronter leurs idées. Dans le groupe 3, le poids des professionnels a été important dans le débat, mais l’animateur a pris le soin de toujours rapporter le propos par rapport au vécu des étudiants, qui ont ainsi pu proposer leurs propres visions. Il faut noter également que pour chacun de ces groupes 2 et 3, les deux autres étudiants appartiennent à la population B et ont donc également mobilisé la dimension du territoire pour interpréter leurs stages. La conduite de ces groupes a contribué à les décentrer de leur représentation initiale centrée sur l’acte. Dans ces deux cas, l’élément essentiel est qu’il y a eu au moins en partie la préservation d’une relation symétrique entre joueurs.

Figure 7

Schéma de synthèse de l’effet du jeu de territoire sur les étudiants du groupe recherche et du groupe témoin

Schéma de synthèse de l’effet du jeu de territoire sur les étudiants du groupe recherche et du groupe témoin

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À l’inverse dans le groupe 1, les interactions ont été plus faibles du fait de la prédominance dans les interventions des professionnels. Le conflit socio-cognitif a moins fonctionné dans celui-ci. En particulier, il est observé dans ce groupe que les professionnels ont pris immédiatement le jeu sous leur autorité. Les étudiants ont dû suivre leurs recommandations et préconisations : la situation allant jusqu’à des professionnels rejetant sans argumenter des propositions d’étudiants. Il y avait chez le vétérinaire praticien, un certain refus d’accepter l’avis des étudiants qui aurait pu remettre en cause sa propre expérience, à l’image de ce qu’avait montré Darnon et al., (2007). Ainsi, l’intimidation et la peur du jugement sont des critères qui établissent que le groupe 1 n’est pas cohésif (Bormann et Bormann, 1996, Forsyth, 2003). Il existe une situation asymétrique de statut qui n’est pas résolue par le facilitateur. Il ne crée pas de bon climat (Buchs, Falomir, Mugny et Quiamzade, 2002) et permet aux professionnels de juger les compétences des élèves (Darnon, Muller, Schrager, Pannuzzo et Butera, 2006). Il connaît la pratique rurale, ce qui n’est pas le cas des étudiants, il ne peut pas être remis en cause. Le jeu s’est donc construit autour de ces professionnels et n’a pas laissé de place à la décentration des étudiants. Le conflit n’a pas fonctionné. Comme le souligne Gilly et Roux (1984, cités par Darnon, Butera et Mugny, 2008), lorsqu’il n’existe pas un échange interactif entre les participants, ceux-ci ne peuvent bénéficier du conflit. Ceux-ci ont plutôt adopté des stratégies d’évitement, en suivant l’avis des professionnels. Le jeu a été moins bénéfique aux joueurs. Ils ont pu moins se décentrer de leurs propres représentations au cours du jeu et élaborer des éléments de lecture des territoires à appliquer au cours du stage. À l’issue du jeu, deux étudiants de ce groupe mobilisent majoritairement le thème d’entrée par l’acte (population C). Deux autres l’ont conservé tout en intégrant celui du territoire à leurs discours (population B). Ici, on a donc une animation du groupe qui a moins fonctionné et qui a réduit fortement l’impact du jeu sur les étudiants. Elle marque un aléa majeur dans le test d’un dispositif. Celui-ci ne peut être totalement normalisable, et réalisé comme il était prévu.

Ces données conduisent à considérer au-delà de l›effet du jeu sur les représentations, l›effet de la conduite du jeu. Même si le jeu semble apporter un effet positif dans la pratique du stage par les étudiants en les conduisant à réinterroger le territoire dans lequel le vétérinaire effectue son activité, cet effet semble lui-même conditionné à la conduite du jeu qui est réalisée dans les différents groupes.

Ainsi, les étudiants qui ont mobilisé le thème du territoire sont ceux appartenant au groupe où le conflit socio-cognitif a le mieux fonctionné. Cependant, compte tenu des résultats du groupe 1, la décentration des joueurs favorable à une transformation des représentations n’apparaît possible que par une gestion efficace de l›animation des groupes de jeu au sein du dispositif. Au-delà des limites méthodologiques, les résultats du jeu de territoire interrogent donc la place des professionnels dans la collaboration.

5.2 De la place des professionnels dans la collaboration avec les étudiants

Cette adaptation du jeu de territoire dans le cursus vétérinaire impose de réfléchir à ses modalités car l’utilisation qui en a été faite dans cette recherche interroge sur la place de la collaboration avec les acteurs professionnels (enseignants, vétérinaires). En effet, au-delà de l’effet positif du jeu, les résultats ont pu mettre en évidence que dans un même cadre de recherche (même salle, même consigne, même typologie d’étudiants), la conduite de celui-ci dans les groupes, c’est à dire l’animatique adoptée, conditionne sa réussite.

Une première dimension concerne le rôle que certains des professionnels joueurs ont eu tout au long du déroulement des étapes du jeu. Le problème de leur statut dans le jeu semble en être la cause. Ainsi, le point d’écueil des asymétries entre joueurs, pourtant souligné très clairement par les chercheurs s’intéressant au conflit socio-cognitif (par exemple, Psaltis, 2010), semble avoir été au moins partiellement un problème dans le déroulé du jeu. Ainsi, comme le soulignent Buchs et al. (2002), il faut favoriser la collaboration autour de ressources différentes, mais complémentaires et adapter les relations entre apprenants. Il est donc nécessaire de tenir compte du degré de préparation des professionnels joueurs à partager des ressources avec des étudiants. Ils doivent maîtriser les prérequis cognitifs et sociaux des étudiants pour s’adapter à l’interaction qui va être mise en place. Pour reprendre les propositions de Buchs et al. (2002), ils doivent adapter leur discours et adopter une attitude de collaboration pendant le jeu favorable à la décentration des étudiants. Pour surmonter ce problème, il semble donc nécessaire de considérer les professionnels non pas comme des joueurs classiques du jeu, mais bien comme des « contributeurs » à l’objectif pédagogique, ayant un statut d’animateurs secondaires. Il s’agit d’une évolution par rapport à l’approche du jeu générique (Angeon et Lardon, 2008). Dans celui-ci l’objectif recherché est justement la concertation entre joueurs de statuts différents (élus, citoyens, conseillers techniques...), afin de répondre à une problématique d’un territoire donné. L’asymétrie est alors compensée en indiquant que les joueurs doivent se considérer comme égaux dans les interactions. Dans le cas de cette recherche, ce n’est pas le cas. L’objectif pédagogique visé pour les étudiants n’existe pas pour les professionnels : le jeu est donc faussé. Les professionnels, particulièrement les enseignants, sont immédiatement en position d’asymétries par leurs statuts. Ils veulent apporter leur expérience comme une donnée supérieure. Cela interroge donc le choix desdits joueurs professionnels. L’une des premières observations, est de leur faire intégrer le jeu en conditionnant leur participation à la prise en compte d’un échange constructif avec les étudiants. Certains étudiants ont suggéré par ailleurs, dans le débriefing du jeu, de faire jouer des vétérinaires femmes et des éleveurs. La première proposition semble évidente au regard de la population vétérinaire aujourd’hui. Elle n’a pas été réalisée du fait de la disponibilité des praticiens pour le jeu. La seconde proposition est plus problématique. D’un côté, des éleveurs pourraient apporter une nouvelle source de confrontation des représentations avec des professionnels différents des vétérinaires et ayant des enjeux sur le territoire de nature variée. Ce qui est positif. D’un autre côté, il s’agit ici de professionnels pour lesquels il faudrait aussi clarifier les objectifs de participation et cette multiplication des profils peut être encore plus difficile. Cette évolution ne devrait être envisagée qu’après une période de « routinisation » du jeu où le statut des professionnels serait clarifié.

Par extension à cette réflexion sur la clarification de la participation des joueurs professionnels, une autre modalité de mise en oeuvre à contrôler provient du rôle de l’animateur de groupe. En effet, celui-ci a une action non négligeable dans le cours du jeu et certains éléments, liés à ceux des joueurs professionnels, sont à faire ressortir. Dans le groupe 1, il y a une défaillance rapide de l’animateur qui n’arrive pas à contrôler le comportement des professionnels, générateur de l’asymétrie. Il se cantonne à l’énoncé des consignes, en les appuyant de manière autoritaire, ce qui déstabilise encore un peu plus les étudiants incapables de contrebalancer l’avis des professionnels. Ceux-ci restreignent leur possibilité de décentration et de transformation des représentations. Dans le groupe 2, l’animateur a été vite débordé par le praticien vétérinaire. Néanmoins, il a réussi à conserver les échanges en instaurant un climat social de confiance entre les joueurs (Buchs et al., 2002), et en les ramenant non pas sur des éléments relationnels, mais en focalisant les joueurs sur la tâche à réaliser. C’est aussi sur ce point que se repose l’animation du groupe 3. Plutôt que de laisser une discussion libre, l’animateur a favorisé la prise de parole à tour de rôle laissant ainsi une grande place d’expression aux étudiants. Par ailleurs, il a obligé ceux-ci à toujours réinterroger les propositions des vétérinaires pour éviter des asymétries. Il a appliqué l’idée de redonner la parole au groupe dominé (Bourgeois et Buchs, 2011) en développant l’interdépendance des joueurs. Les étudiants ont alors adopté soit une co-élaboration acquiesçante (si un professionnel initie une solution, les étudiants contrôlent et donnent leur accord), soit une co-construction (des prises de parole alternées pour construire une solution commune), soit un conflit socio-cognitif (les étudiants débattent sur des arguments possiblement opposés et prennent en compte les propositions d’autrui). Dans tous les cas, les étudiants étaient entraînés vers la décentration.

Il est donc pertinent d’interroger ce rôle du tiers acteur (Bourgeois et Buchs, 2011) qu’est l’animateur dans le jeu de territoire. Celui-ci doit avoir des consignes claires pour réguler les échanges dans le jeu, ce qui n’a peut-être pas été assez le cas dans la présente étude. La stratégie adoptée dans le groupe 3 semble la meilleure : focaliser les joueurs sur la tâche à accomplir plutôt que sur le relationnel et maintenir quoi qu’il arrive les étudiants dans le jeu pour favoriser l’expression et la confrontation de leurs représentations. Elle rejoint alors la modalité de régulation dite socio-cognitive indiquée par Darnon, Butera et Mugny (2008). Dans cette perspective, la question se pose sur le choix des animateurs dans et en dehors de la situation expérimentale. S’il s’agit d’enseignants (ce qui semble le plus probable en cas de réutilisation du dispositif), ceux-ci doivent maîtriser les techniques d’animation précitées avant de mettre en place le jeu. Dans le cas des chercheurs, comme cela a été le cas ici, les résultats questionnent aussi leurs places. La maîtrise des éléments du processus de conception et sa transmission aux partenaires doit ainsi être clarifié afin de rendre la collaboration la plus efficace au service de l’accompagnement. Les postures de recherche-action ou comme ici, de recherche-formation-action, ne vont pas de soi dans l’accompagnement. Elles doivent être anticipées et clairement arbitrées au préalable.

Conclusion

En conclusion, la mise en place d’une activité collaborative mêlant enseignants et professionnels au service de l’accompagnement des étudiants doit être réalisée en accordant une attention importante au rôle de ces acteurs. L’animatique des groupes est en cela une approche intéressante. L’évaluation de l’accompagnement proposée dans cet article, et qui s’est focalisée sur les conséquences du rôle des acteurs sur la génération d’un conflit socio-cognitif permettant l’évaluation des représentations des étudiants en période de stage, a pu le montrer de manière prégnante. Les asymétries de statuts, la place des connaissances exprimés ou encore le rôle de l’animation marquent ainsi des point de vigilance dans la construction de dispositifs et d’outils éducatifs. Par la même, notre article montre également l’importance de ces effets dans un dispositif simple, où l’effet des acteurs se limite à leurs participations au dispositif collaboratif. Il y a donc un risque plus important encore, et une attention supérieure à accorder et évaluer lorsque la collaboration s’effectue dès la construction du dispositif. Le rôle des chercheurs qui participent dans ce cadre doit ainsi être clairement clarifié au même titre que celle des professionnels. Un champ évaluatif important s’offre ainsi, dans le prolongement de cet article, entre individus participant à la collaboration et effet sur les apprenants. L’approche psychosociale de l’évaluation, basée sur l’animatique et proposée ici, peut ainsi être une base de travail.