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Ce numéro révèle différentes dimensions touchant à l’évolution des pratiques et des identités professionnelles des acteurs de l’éducation et de la formation. Plusieurs auteurs soulignent notamment comment les situations et processus de professionnalisation se structurent selon une logique et une démarche d’intégration dans la communauté professionnelle à partir d’exercices, voire de tests de mises en situations réelles. L’analyse de ces temps spécifiques réglant l’insertion dans l’emploi montre combien ces périodes sont des temps privilégiés pour évaluer et sélectionner l’aptitude des futurs professionnels à supporter différentes contraintes constitutives de l’activité. Il semble que l’une de ces contraintes majeures réside dans l’ampleur des tâches demandées, perception par le professionnel d’une étendue et d’une multidimensionnalité de tâches génératrices de formes de souffrances au travail. Cette réalité nous conduit aussi à penser qu’aujourd’hui, la compétence attendue dans certains métiers adressés à autrui, considérés comme étant en première ligne des souffrances et des violences sociales, est celle qui permet de résister, de compenser et de composer avec un contexte de travail perçu par les travailleurs comme toujours plus stressant, voire violent.

Cette phase d’intégration dans l’emploi se caractérise aussi par deux processus simultanés, l’un concourant au développement d’une identité professionnelle marquée par l’adhésion à la culture du métier, le second participant à l’acquisition et à la maitrise de savoirs professionnels. L’évaluation de la maitrise de ces savoirs se réalise dans le cadre de situations évaluatives non formelles où les groupes de pairs cherchent à saisir ces savoirs dans les dynamiques de l’activité. Ici se pose la question des caractéristiques des situations évaluatives qui semblent épouser des situations de travail, elles-mêmes sélectionnées selon une échelle de difficulté et selon qu’elles constituent ou non le coeur des tâches du professionnel. Prenant appui sur le texte d’Aubry et de Couturier, nous pouvons considérer que les processus de professionnalisation sont nourris d’un double processus de construction et de développement agissant tour à tour sur l’identité professionnelle et sur la maitrise de certains savoirs professionnels au sein de situations choisies comme particulièrement problématiques, parce que complexes et multidimensionnelles. La maitrise de ces savoirs semble participer au développement d’un creuset de compétences considérées comme caractéristiques et emblématiques de ces métiers adressés à autrui. Ces compétences attendues par les professionnels – et de facto par les représentants de ces professions – sont des compétences d’ordre relationnel, mais aussi d’ordre technique, notamment procédurale, dans la mesure où elles semblent constituer de savoirs mais aussi de tours-de-main ou de ficelles de métier. Ces compétences semblent toujours se situer au coeur des valeurs explicites de ces professions, en particulier le service aux personnes, même si elles revêtent différentes formes et invoquent différents systèmes de référence; d’une référence quasi technique visant la réponse pragmatique et appropriée aux souffrances humaines ou encore d’une référence idéologique à l’altruisme ou à l’humanisme (Masschelein, 2002).

Des situations soutenant un processus d’insertion professionnelle sont aujourd’hui initiées et développées par des organisations professionnelles soucieuses de résoudre certaines problématiques majeures comme l’absentéisme ou l’abandon, conséquences ultimes de souffrances au travail, en particulier dans les métiers de l’enseignement (Lantheaume & Helou, 2008). Martineau & Mukamurera, en décrivant et en analysant les propositions mises en oeuvre par certaines commissions scolaires au Québec, cherchent à mettre en évidence l’intimité des relations entre trois processus : un processus-démarche d’insertion dans l’emploi et un processus-construction d’une identité professionnelle, autrement dit une professionnalité émergente (Jorro & de Ketele, 2011), un processus-développement accompagnant le travailleur tout au long de temporalités définies selon des visées variées et des contextes différents. La mise en perspective de cette figure triangulaire nous invite à considérer combien la démarche d’insertion professionnelle n’est qu’une étape contextualisée par un espace-temps dans un processus de construction identitaire, lui-même en dialogue avec un processus de développement professionnel. Les dispositifs institutionnels de soutien et d’accompagnement de cette relation entre insertion professionnelle, construction identitaire et développement professionnel restent à analyser au regard de leurs impacts et de leurs succès pour résoudre les deux problématiques que sont l’abandon du métier ou, comme en France, la baisse de 40 % d’inscription aux différents concours de l’enseignement.

Mais les situations et processus de construction identitaire se doivent d’être étudiés au regard des types de dispositifs de formation professionnelle dans lesquels ils se déploient. Sur les traces proposées par Pelanda Dieci, Weiss & Monnier, nous pouvons admettre que les processus de construction identitaire se nourrissent des différentes situations potentiellement formatives rencontrées par les professionnels en devenir. Ici, la problématique de l’alternance en formation rejoint celle de l’identité professionnelle. Ainsi, nous pouvons considérer que les caractéristiques des différentes situations potentiellement formatives rencontrées par les enseignants en formation, notamment pendant les périodes de stages, influencent les conditions et modalités de construction et de développement de l’identité professionnelle. Nous considérons en effet que les concepteurs de dispositifs de formations professionnelles font le pari de proposer différentes situations formatives selon des temporalités et des contextes variés, mais qu’ils ne vérifient pas nécessairement que ces situations créent les conditions d’un apprentissage professionnel.

Décrire et analyser les dispositifs, situations et processus de professionnalisation, c’est aussi lire, comprendre et interpréter les discours « sur et pour » la professionnalisation. Certains textes parus autour de cette problématique de la professionnalisation sont marqués par l’abondance, voire l’abus de concepts et de théories, souvent peu explicités et dont les fondements et références sont parfois incertains. Dans ce contexte conceptuel opaque et ce florilège d’allants-de-soi, la réflexivité et/ou l’analyse réflexive tient le haut du pavé. Les démarches et les outils pour créer ou favoriser de la réflexivité sont nombreux. L’observation d’un professionnel en situation, les activités de rétroaction, l’enregistrement par vidéo d’un professionnel en activité sont autant de dispositifs visant à créer les conditions de la réflexivité. Or, il semble important, à l’instar de Derobertmasure & Dehon, de s’interroger sur le sens de ces dispositifs et sur les intentions des zélateurs de l’analyse réflexive. Ces deux auteurs nous invitent d’ailleurs pertinemment à questionner les fondements de la réflexivité au regard de deux finalités : la recherche et la formation. Nous pouvons constater ici combien les recherches sur les pratiques enseignantes, voire sur les pratiques d’enseignement, visent prioritairement aujourd’hui la mise en évidence de bonnes pratiques. Il s’agit de montrer l’efficacité de tel ou tel dispositif didactico-pédagogique. Dès lors, prendre pour objet de recherche la pratique d’enseignement, c’est se situer sur une délicate ligne de partage et de tension entre deux finalités : une visée de production de savoirs scientifiques et une visée de formation. L’objectif de former des praticiens réflexifs est aujourd’hui omniprésent dans bon nombre de curriculum de formation à l’enseignement. Mais convoquer le regard du chercheur pour analyser le développement de processus réflexifs en formation, c’est accepter de remettre en question le dogme de la réflexivité. C’est décrire et comprendre les différentes situations formatives pouvant créer les conditions d’une «véritable» réflexivité (Buysse, 2011). C’est enfin prendre le risque d’interroger la finalité intrinsèque de la réflexivité dans la conception et dans la mise en oeuvre de l’activité professionnelle.

Les différents textes présentés dans ce numéro 2 de la revue Phronesis nous invitent donc à débattre des questions de construction et de développement identitaire dans les métiers adressés à autrui. Ils nous guident sans doute vers une dimension d’analyse de la professionnalisation, celle qui vise à relier la question du sens de la professionnalisation à celle des caractéristiques des différentes situations qui contribuent ou non à cette professionnalisation. Par exemple, si Roquet nous rappelle la nécessité d’interroger la professionnalisation à partir de trois niveaux d’analyse, il nous encourage aussi à envisager les possibilités d’une déprofessionnalisation qui pourrait se révéler principalement par l’observation des situations et processus d’élaboration, voire de modifications de l’identité professionnelle. Les processus de construction identitaire ne constituent pas un long fleuve tranquille conduisant le professionnel en devenir à un professionnel en maitrise de compétences et affichant avec arrogance et détermination sa professionnalité. L’observation et l’analyse de ces processus identitaires peuvent aussi révéler la fragilité des situations professionnelles, la violence des contextes de travail, les occasions de non- reconnaissance, la précarité des emplois, la déqualification. Ces signes traduisent des crises, voire des fractures identitaires. Ils peuvent révéler des atteintes irréversibles à l’identité même du sujet, le conduisant progressivement d’une déqualification vers une déprofessionnalisation.

Les pressions imposées à l’éducation, comme à la santé ou à l’action sociale, par les politiques budgétaires des États expliquent en grande partie aujourd’hui cette obligation de résultats. L’activité des métiers adressés à autrui se trouve interrogée dans sa capacité à répondre aux grandes problématiques sociales. Mais elle est aussi évaluée au regard de ce qu’elle coute aux contribuables et de ce qu’elle rapporte aux États. Derrière certains discours sur et pour la professionnalisation, deux doctrines semblent coexister: la première est celle du soupçon à l’égard des professionnels de l’éducation et de la formation, suspectés de « mal » travailler. La seconde est celle du credo néolibéral rappelant avec insistance le coût des dépenses publiques d’éducation.

En somme, on peut lire les contributions de ce numéro comme autant d’invitations à la prudence face à l’omniprésence des discours sur la professionnalisation. Ils cherchent en quelque sorte à nous alerter au sujet de l’accroissement de l’écart entre des propos enchanteurs sur la professionnalisation et des réalités professionnelles complexes où le triomphalisme n’est de toute évidence pas de mise. Ils nous invitent enfin à faire preuve d’une grande vigilance dans nos analyses afin de ne pas céder aux sirènes de la professionnalisation et à aborder les problématiques de l’activité et des professions adressées à autrui avec le souci d’un profond respect pour les professionnels qui réalisent chaque jour des prodiges humains.