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Introduction

Les lycéens des filières sanitaires et sociales, les étudiants paramédicaux et l’ensemble des professionnels, paramédicaux sont exposés aux séries télévisées mettant en scène des situations de soins à l’hôpital. Nous nous intéresserons ici à des lycéens en terminale baccalauréat sciences et technologies de la santé et du social (ST2S), à des étudiants en soins infirmiers (ESI) et à des cadres de santé-formateurs (CSF), en France et au Liban[1]. Ces séries présentent des situations scénarisées et dramatisées, plus ou moins réalistes. Elles mettent souvent en scène des paramédicaux, mais ils ne tiennent pas toujours le premier rôle, dévolu plutôt aux médecins.

Le but des séries francophones ou américaines n’est pas de former à l’activité soignante, mais de divertir. Elles valorisent des actions dramatiques incarnées par des médecins ou des paramédicaux. Elles enregistrent des records d’audience depuis des années. Les spectateurs, futurs soignants qui y rechercheraient possiblement des informations, se trouvent confrontés à des visions particulières du métier, les scénaristes s’entourant d’experts pour rendre crédible le contexte hospitalier où se déroule le drame. Nous considérons ainsi que ces séries sont des supports fictionnels qui délivrent des informations sur les raisonnements et les comportements des soignants. Ces informations sont largement perçues par un public nombreux, notamment d’adolescents et de jeunes adultes.

Nous interrogeons ici les séries télévisées comme source possible d’apprentissage professionnel informel. Elles peuvent déclencher, en effet, une « modification durable de savoirs (déclaratifs, procéduraux ou comportementaux) produits en dehors des périodes explicitement consacrées par le sujet aux actions de formations instituées […] et susceptibles d’être investis dans l’activité professionnelle » (Carré & Charbonnier, 2003, p. 20). Les jeunes paramédicaux en formation, friands de séries[2], (re) composent-ils leurs représentations du métier à travers l’activité des personnages ? Quant aux formateurs, cadres de santé, vont-ils manifester un autre point de vue sur l’action ? Nous avons recueilli leur expertise pour estimer l’écart avec les interprétations de lycéens ST2S et d’ESI. Nos résultats auprès de cet échantillon français sont comparés à un échantillon libanais d’ESI et de CSF.

Les jeunes, avant ou pendant leur formation de soignant, développent des connaissances et des croyances sur l’environnement hospitalier. Les séries y contribuent : « Les études sur les séries télévisées ne manquent jamais d’affirmer les liens intimes entre fiction et réalité, dans l’idée que les séries offrent une lecture du monde, une grille d’appréhension de notre temps ou de notre histoire » (Dubs, 2012). Nous avons ainsi voulu analyser les représentations du soin que les jeunes peuvent se forger à travers le visionnement de séries télévisées. Plus précisément et en référence à la théorie de la conceptualisation dans l’action (Vergnaud, 1990), l’un des courants fondateurs de la didactique professionnelle (Pastré, 2005), nous avons voulu savoir quels éléments significatifs de guidage et de régulation de l’action de l’infirmière étaient sélectionnés par les spectateurs. Le repérage de ces éléments constitue une trace de leur compréhension. Il est envisageable que ces éléments, organisés au plan cognitif, résultent d’un apprentissage vicariant, c’est-à-dire de l’observation du comportement des infirmières de la série ainsi que des conséquences qui en résultent pour elles (Bandura, 1980). Nous avons ensuite comparé ces configurations d’éléments à celles proposées par des CSF français, que nous considérons comme des experts du soin et de la formation aux soins infirmiers.

1. Les séries, support du débat social et objet d’étude

L’engouement du public pour les séries télé est remarquable (McCabe & Akass, 2010). Elles ne sont plus considérées comme des sous-produits culturels « accusés d’être des agents de « décérébration » des masses avec Dallas en exemple canonique » (Boutet, 2014). Dans les années 1990, la diffusion de la série Urgences installe solidement les séries dans le paysage audiovisuel français. À l’arrêt de la série vue par des millions de spectateurs, des milliers de fans sont toujours rassemblés. Les technologies largement diffusées de streaming et de téléchargement sont autant d’occasions de coopération, d’échanges et de partages entre fans (Biscarrat & Le Gras, 2015) . Les séries comme Urgences, Dr House, Grey’s anatomy, ou, hors du champ de la santé, True blood, The wire, Six feet under, Lost, À la Maison Blanche, etc. ont connu un important succès populaire et un nombre record de téléchargements. En toile de fond, et comme pour les jeux vidéo, l’audience de ces séries interroge sur l’influence qu’elles exerceraient sur les spectateurs.

Dans le cas des séries hospitalières, nous avons voulu savoir ce que les spectateurs comprennent de l’activité de soin qui est présentée et ce qu’ils infèrent en termes d’organisation cognitive et métacognitive de l’activité du soignant. Rappelons tout d’abord que les séries que nous avons visionnées et analysées se prêtent bien à cet exercice. Les saisons peuvent comprendre de 10 à 20 épisodes, d’environ 35 à 58 minutes. L’échelle de temps est suffisante pour détailler et valoriser les ressorts dramatiques de l’activité des personnages. « Les intrigues [sont] de plus en plus développées pour les meilleures d’entre elles et les personnages sont souvent d’une grande richesse de caractère. Le format de ces fictions [portent] sur de grands thèmes souvent rebattus : l’amour, le bien, le mal, la vie, la mort, la guerre, la société, etc. » (Dubs, 2010). Les caractéristiques psychologiques des personnages des séries jouent un rôle notable auprès des spectateurs quand il s’agit de rendre explicite et de valider leurs expériences sociales et leurs préférences idéologiques, notamment chez les plus jeunes (McKee, 2004 ; Pasquier, 1995 ; Pasquier & Heurtin, 1997). D’une manière générale, la structure narrative reste la même et le ou les héros triomphent des péripéties qu’ils rencontrent.

Les séries télévisées sont même devenues aujourd’hui un objet d’étude scientifique. Les Presses universitaires de France viennent de publier trois ouvrages sur Desperate Housewives, The Practice et Les Experts. La production de mémoires, thèses, colloques et travaux divers sur les séries télévisées augmente (Dubois, 2012). Barthès (2004) avait repéré 19 thèses soutenues en 2004 et quinze en cours. En 2015, Vanity Fair recense 73 thèses dont 36 en cours de préparation dans plusieurs disciplines des sciences humaines et sociales. Barbara Villez, de l’université Paris 8, université de Vincennes à Saint-Denis, anime depuis 2010 le réseau international « S.E.R.I.E.S » rassemblant des chercheurs étudiant les séries télévisées.

L’usage en formation des séries se développe peu à peu. Par exemple, dans une formation d’ingénieur, un épisode de la série Dr House est étudié et exploité à des fins pédagogiques pour entrainer les étudiants à la résolution de problèmes en équipe (Billaudeau, Béziau & Choblet, 2013). Nous avons eu connaissance d’usages réguliers et variés de séries télévisées en formation de soignants. Le récit global exposé dans la série et notamment sa cohérence narrative sont des supports utiles pour analyser « la perception des épisodes et de l’activité déployée par les personnages » (Favard, 2015). Les formateurs outre la prise en compte d’aspects particuliers de la série (types de personnages, construction dramatique) peuvent aussi faire étudier la représentation de l’activité représentative du métier, la question de la mise en évidence de problèmes éthiques exprimées par la situation, etc. Lors des 14e journées genevoises d’addictologie en 2014 « Les benzos font leur cinéma », la série Nurse Jackie a fait l’objet de deux communications dont l’une traitait de la question de l’auto-médication chez des professionnels de santé (Torgler, 2014) : Jackie, comme le médecin de la série Dr House, consomment des benzodiazépines. Torgler relève que 14 % des infirmières interrogées prennent des benzodiazépines, en automédication pour 73 % d’entre-elles.

1.1 Les séries, support d’apprentissage vicariant ?

Comment comprendre que les séries puissent représenter des occasions d’apprentissage professionnel ? Les personnages récurrents de ces séries ont gagné en profondeur (Jost, 2011). Ils présentent des caractéristiques psychologiques (stéréotypes et contre-stéréotypes) dont le spectateur peut se sentir proche. Les personnages expriment des traits de personnalité que le spectateur peut être encouragé à analyser. Dès lors, l’empathie avec les personnages va surgir, favorisée par l’ancrage de l’action dans la réalité et la tendance à la comparaison sociale. Les spectateurs peuvent se reconnaitre dans les personnages, dans leur histoire, dans leurs capacités à résister aux obstacles et à leur ingéniosité pour résoudre les problèmes. Nous proposons ici une autre analyse du matériel produit par les séries télévisées. Nous nous sommes focalisés sur la manière dont les spectateurs analysent les comportements des personnages de fiction. Ce type d’analyse se différencie d’analyses centrées sur la logique narrative de la série (de Theux, 1994) : situations initiales et finales de la série, caractérisation des personnages des actions, temporalités de l’action et du récit.

L’analyse des perceptions qu’ont les spectateurs de séries hospitalières, regardées notamment par des individus qui se préparent à une carrière paramédicale ou qui y appartiennent déjà, renvoie aux processus d’identification et de projection dont les personnages de la série peuvent faire l’objet. La capacité du spectateur à s’identifier au personnage, à le reconnaitre comme un pair, est l’une des conditions de réussite d’un apprentissage vicariant (Bandura, 1980 ; Reuchlin, 1999) : « Le fait d’observer un partenaire jugé de compétence égale en train de réussir une action amènera le sujet à se sentir lui-même capable d’en faire autant » (Bandura, 2003, p. 43). L’apprentissage vicariant ne repose pas sur une expérience directe du sujet, mais sur celle de ses pairs, ce faisant, il facilite l’entrée du sujet dans l’activité par l’analyse que doit faire le sujet de l’activité de ses pairs. Dans une approche sociocognitive de l’agentivité, c’est-à-dire de la capacité d’influence du sujet sur lui-même, sur les autres et sur l’environnement, et de l’apprentissage social (Bandura, 2001), la vidéo est un support efficace dans une stratégie pédagogique de « modelage instructif » laquelle consiste à observer des comportements pour en déduire les modes d’action sous-jacents. Nous faisons ici l’hypothèse que des fictions, des séries télévisées, sous forme de vidéos accessibles très facilement de chez soi contribuent à modeler les comportements, y compris des comportements professionnels. Comme le remarque Bandura (1977, p. 27) : « Coping with the demands of everyday life would be exceedingly trying if one could arrive at solutions to problems only by actually performing possible options and suffering the consequences », il peut même s’agir d’un procédé économique et efficace. Apprendre par observation permet d’acquérir des compétences sans engager un processus d’essai-erreur (A. Bandura, 1980). À large échelle, des études ont pu montrer le rôle joué par des séries télévisées (Courbet & Fourquet, 2003 ; Dittmann, 2004 ; Singhal, 2004 ; Smith, 2002), par exemple, au Mexique pour favoriser l’alphabétisation ou en Tanzanie pour réguler le contrôle des naissances ou prévenir le VIH.

1.2 La conceptualisation dans l’action

L’apprentissage vicariant est efficace lorsqu’en « extrayant les règles sous-jacentes au style comportemental du modèle, les gens produisent de nouveaux modèles comportementaux proches de ces styles, mais qui dépassent largement ce qui a simplement été vu ou entendu » (Carré, 2004). La théorie de la conceptualisation dans l’action s’intéresse précisément à ces règles d’action et à ces ressources mentales qui organisent l’activité au plan cognitif (Vergnaud & Récopé, 2000). L’exposition régulière aux séries permet au spectateur de décrypter les éléments du schème (Vergnaud, 1998) qui guident le comportement du soignant : ses invariants opératoires, ses règles d’action, ses buts et anticipations ainsi que les possibilités d’inférences en situation. Les uns servent à poser un diagnostic sur la situation et ses exigences (que se passe-t-il et que devrais-je faire ?), les autres régulent l’action (ce que je fais est-il adéquat et efficace ?).

Nous partons ainsi de l’idée que 1) les séries télévisées apportent une connaissance (c’est-à-dire une croyance vraie et justifiée, sur les protocoles de soin par exemple) et des croyances (qui sont des adhésions à des contenus de pensée. Par exemple : les infirmières sont toujours sous la coupe des médecins) sur les soins à l’hôpital et que 2) le suivi d’une formation paramédicale fait évoluer ces représentations pour les rapprocher du niveau d’expertise des cadres de santé formateurs. L’apprentissage initial et autonome devant un écran se poursuit en formation. Le résultat de cet apprentissage est un diagnostic pertinent de la situation de soin, une meilleure capacité à définir l’activité efficace et enfin une perception plus fine des indicateurs et indices destinés à autoréguler l’action. Cet apprentissage peut faire l’objet d’une mise en mots à mesure que la « forme intériorisée de l’action » (Galperine, 1980) se développe. Il devient observable en mettant en lumière le schème qui oriente, guide et régule l’activité. L’activité, la sienne et celle des autres, n’est jamais le fruit du hasard. Elle est structurée au plan cognitif. Le schème (G. Vergnaud, 1990) rend compte de cet agencement qui permet de diagnostiquer, d’agir et de réguler son action pour atteindre les objectifs visés. Un schème est une organisation invariante de l’activité pour une classe définie de situations. Si l’organisation de l’activité est invariante, c’est parce qu’elle repose systématiquement sur quatre types de ressources cognitives que sont les invariants opératoires, les buts, les règles d’action et les possibilités d’inférence. C’est l’architecture qui est invariante, il n’existe pas de liste finie de buts, d’invariants opératoires, etc. D’ailleurs, Vergnaud note le caractère adaptatif et évolutif du schème lorsqu’il le définit comme « une totalité dynamique fonctionnelle » (Vergnaud, 2001, p. 4) destiné à gérer les nécessités de l’action au cours du temps et de l’évolution des situations. En ce sens, un schème ne doit pas être réifié et l’analyse ne peut que mettre en lumière ses différents composants et tenter de comprendre leurs interactions qui vont conduire à la l’efficacité de l’action. En conséquence, il se peut que des éléments du schème puissent être partagés par plusieurs individus sans que leurs schèmes ne soient identiques. Dans le cas de l’observation de Jackie, il est vraisemblable que chaque spectateur tire ses propres leçons à la hauteur de ses expériences précédentes et de l’état de son développement cognitif. Chacun pourra assembler dans une construction unique tel ou tel invariant opératoire repéré chez Jackie, telle ou telle règle d’action qui parait adaptée, etc. L’apprentissage vicariant qui se produit alors aura des effets spécifiques pour chaque spectateur.

L’apprentissage vicariant se produit lorsque, dans certaines conditions, les règles de l’action réussie sont extraites, inférées, du comportement d’autrui. Ce processus d’apprentissage, au coeur de la théorie sociocognitive, est décrit par Zimmerman (2000, 2002) sous l’angle des « phases cycliques de l’autorégulation » qui articulent l’anticipation de l’action (analyse de la tâche et fixation des buts couplés aux croyances automotivationnelles), la conduite de l’action (stratégies productives, auto-observation) et enfin autoréflexion (évaluation des résultats obtenus et actions correctives). Ces trois phases de l’autorégulation sont en fait des fonctions de pilotage remplies par le schème que Vergnaud présente comme un instrument cognitif de diagnostic, de réalisation et d’évaluation de l’action. Ainsi, les séries télévisées, source potentielle d’apprentissage vicariant et de modelage instructif informel, pourraient contribuer à favoriser la construction de schèmes d’action chez les spectateurs. Elles agiraient sur ces trois fonctions du schème : reconnaissance de la situation de soin, autorégulation de l’action, évaluation des résultats produits et réajustements.

La méthodologie présentée infra a précisément pour but de rendre visible ces opérations cognitives et de regrouper en classes les individus selon le type de schèmes inférés des extraits vidéos.

2. Méthodologie

Le recueil de données a pour but de saisir les traces du travail cognitif que les spectateurs entreprennent face aux séries. Observant les comportements des personnages, les spectateurs infèrent une structuration de l’activité. Si les séries sont sources d’apprentissage vicariant, alors les spectateurs sont capables de développer une forme intériorisée de l’action, comme un contenu abrégé de l’action, que nous pouvons saisir à travers l’analyse de leur discours. Trois extraits de la série Nurse Jackie, saison 2, ont été sélectionnés. Cette série dispose d’une forte notoriété. La série se déroule sur sept saisons. Aux USA, les premiers épisodes de la saison 5 et 6 ont rassemblé plus de 750 000 spectateurs[3]. Elle est diffusée sur les chaînes françaises depuis 2010. La chaîne Canal + annonçait près d’un million d’abonnés au lancement de la série devant leur télévision[4]. Jackie est une infirmière compétente, au profil de cadre de santé. La série se centre sur ses amours, sa vie familiale, mais surtout sur son quotidien professionnel riche en péripéties. Elle consomme du Vicodin® dont elle est dépendante. Les extraits, d’une à trois minutes, étaient consultables en ligne. Ils présentent trois situations : 1) Jackie et le médecin ne sont pas d’accord sur l’urgence d’une greffe de doigts pour une patiente ; 2) Jackie est seule à prendre en charge un patient pour une plaie hémorragique à la tête et doit organiser sa prise en charge ; 3) Une jeune infirmière, collègue de Jackie, met en doute le diagnostic médical et parvient à obtenir un deuxième avis auprès d’un autre médecin.

2.1 Phase exploratoire avec 14 CSF pour construire le questionnaire

Un recueil exploratoire a été effectué, préparatoire à la mise en ligne d’un questionnaire destiné aux étudiants. Quatorze cadres de santé formateurs français ont ainsi été sollicités au départ pour visionner les trois extraits. Ils ont répondu librement à des questions portant sur l’identification de la situation, sur les buts du personnage, sur la perception des indicateurs en cours d’action, sur les méthodes employées et sur le raisonnement tenu par l’infirmière. Il s’agit des dimensions du schème de diagnostic, de réalisation et d’évaluation, tel que défini par Vergnaud (1998). L’analyse a montré que les formateurs fournissaient des réponses différentes, mais certaines étaient plus fréquentes que d’autres. Les propositions de ces experts du soin reposaient sur des angles d’attaque variés, mais tous valides. Certaines réponses pouvaient être facilement regroupées. Parfois, nous avons conservé des réponses similaires en apparence, mais les nuances renvoyaient à d’autres manières de concevoir l’action soignante. Comme certains choix apparaissaient plus fréquemment, nous avons considéré que si l’un des étudiants retenait une de ces réponses dans le questionnaire final, son score serait d’autant plus élevé que cette réponse était fréquente chez les cadres de santé formateurs. Cette pondération respecte la diversité des points de vue possibles, mais valorise néanmoins la représentation de la conformité à l’expertise professionnelle. Par la suite, et selon les questions, les répondants pouvaient exprimer trois choix.

2.2 Questionnaire en ligne et interviews de groupes-panel

Le questionnaire, une fois finalisé à l’issue de la phase exploratoire, était anonyme et avait été rendu disponible sur le web. Il a été largement diffusé auprès d’ESI et de CSF. Avec cette méthode, il est attendu que les formateurs obtiennent un score plus ou moins élevé selon leurs choix. Il est également prévisible que les lycéens soient moins performants que les étudiants en soins infirmiers, ces derniers devant obtenir des scores moins élevés que les formateurs.

L’échantillon est constitué de lycéens en terminale baccalauréat sciences et technologies de la santé et du social (ST2S), d’étudiants en soins infirmiers (ESI) et de cadres de santé-formateurs (CSF), en France et au Liban. À noter qu’il n’existe pas de formations équivalentes à la ST2S au Liban et qu’aucune comparaison entre la France et le Liban ne pourra être faite pour cette sous-population.

Le questionnaire qui était le mode de collecte de données principal a été diffusé en ligne. Il a été rempli principalement par des ESI et des CSF. En complément, deux groupes de ST2S[5] ont répondu, en contexte scolaire, au questionnaire. Cette passation a été suivie, comme pour une promotion d’ESI[6], d’un groupe panel destiné à recueillir du matériel plus qualitatif. L’interview a porté sur les situations jugées significatives du métier les critères de compétences des infirmiers, la relation des médecins avec les infirmiers et les patients ainsi que sur le réalisme des séries télévisées. Les transcriptions des interviews ont été traitées par analyse thématique de contenu. Les extraits de la série et le questionnaire ont aussi été diffusés auprès d’ESI et de CSF de l’université de la Sagesse à Beyrouth[7]. Le but est de comparer les données cueillies en France et au Liban et apprécier d’éventuelles différences de perception et de conceptualisation du matériel télévisuel.

2.3 Traitements statistiques

Les données collectées à l’aide du questionnaire portent sur les trois extraits ; les variables sociodémographiques et les scores obtenus ont fait l’objet de statistiques descriptives à des fins de comparaison entre les échantillons des deux pays. Des tests ont été appliqués ensuite pour calculer l’indépendance statistique des scores obtenus par les différents échantillons. Sur un niveau plus fin, au-delà d’une approche globale par scores qui montre la proximité des conceptualisations des participants vis-à-vis des formateurs experts, nous avons réalisé une première classification ascendante hiérarchique portant sur les individus (avec une analyse en composantes principales) et une seconde portant sur les variables pour comprendre ce qui peut rapprocher certains CSF et ESI dans certaines classes de scores. Les statistiques ont été réalisées avec le logiciel R, version 3.1.3.

3. Résultats

3.1 Des experts en désaccord

Dès les premiers recueils de données, il apparait nettement qu’à chaque question posée, les quatorze CSF, sollicités individuellement, ne s’accordent pas sur les réponses. C’est le cas pour chaque question des trois extraits.

Le tableau 1 montre un exemple des buts supposés de Jackie qui ont été proposés par les formateurs. Le plus possible, nous avons conservé les termes et le mode d’expression des CSF experts.

Tableau 1

Exemple de propositions des formateurs

Exemple de propositions des formateurs

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À travers ces inférences de buts, les CSF proposent trois conceptions distinctes du métier. La première, majoritaire, est la centration sur la patiente blessée, qui souffre et dont il s’agit de préserver les capacités fonctionnelles. La deuxième est celle du travail interprofessionnel avec le traitement du conflit émergent avec le médecin lequel ne croit pas à une récupération de la patiente. La troisième est focalisée sur les conditions plus techniques de la situation de soin avec l’accent mis sur le raisonnement clinique pour évaluer l’état de la patiente et s’assurer de bonnes conditions de travail. Les mêmes divergences vont se répéter, peu ou prou, avec les autres questions. Nous le verrons infra avec l’analyse des scores obtenus par les CSF, différence qui traduit quantitativement les différentes options sur le métier de soignant.

3.2 Description des échantillons

Nous avons obtenu 873 réponses au questionnaire en ligne et ouvert à tous. La base de données a été nettoyée en supprimant des effectifs trop peu nombreux comme les quatre étudiants issus d’autres filières que les soins infirmiers, les trois lycéens hors ST2S, les huit professionnels paramédicaux qui ne sont pas CSF et les 20 professionnels non paramédicaux, qu’ils soient français ou libanais, soit 35 personnes. Le nombre final de questionnaires exploitables est donc de 838.

Les données se répartissent selon huit variables : les scores obtenus pour chacun des trois extraits, le score total, addition des trois scores partiels, l’âge, le sexe, le statut professionnel et le pays d’appartenance. La comparaison s’établira pour les échantillons d’ESI et de CSF entre la France et le Liban. En revanche, nous n’avons pas de données concernant des lycéens de type ST2S au Liban.

Le tableau et le graphique suivants décrivent nos échantillons, essentiellement composés d’ESI. La classe d’âge la plus fournie est celle des 20 à 25 ans : 298 français et 25 libanais. Les groupes, sont comparables du point de vue du sexe, avec des écarts d’âge dû au positionnement dans la carrière soignante, les ESI français montrant une plus grande dispersion autour de leur moyenne d’âge. Les CSF libanais sont sensiblement plus jeunes que leurs collègues français et se rapprochent des âges de leurs étudiants.

Tableau 2

Description sociodémographique des échantillons

Description sociodémographique des échantillons

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Figure 1

Répartition par classes d’âge

Répartition par classes d’âge

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3.3 Distribution des scores

Les réponses fournies suite au visionnage des trois extraits ont été codées pour calculer un score étalonné sur les réponses des 14 experts CSF français. Plus le score est élevé et plus les hypothèses des répondants, ST2S et ESI, sur l’activité de Jackie se rapprochent de celles émises par les CSF. Le score pouvait varier de 118 à 322, soit 204 points. À l’aide des tests d’Anderson-Darling et de Shapiro-Wilk, nous avons vérifié que les scores des différents échantillons (ESI et CSF, France et Liban) étaient distribués selon la loi normale, à la différence des scores des ST2S.

Le tableau suivant décrit les scores obtenus par les divers échantillons.

Tableau 3

La variable Score total selon les statuts et les pays

La variable Score total selon les statuts et les pays

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Pour l’échantillon français, nous observons que le score moyen des ST2S est plus faible que celui des ESI, lui-même inférieur à celui des CSF. Le score le plus bas (ESI) est de 129, soit 11 points de plus que le minimum de l’échelle. Le score le plus élevé (CSF) est de 294, soit 28 points de moins que le maximum de l’échelle. Les ESI libanais présentent des scores plus bas que les CSF libanais et français. Ce sont les scores des CSF, français et libanais, qui sont les plus dispersés autour de la moyenne.

Nous constatons également que tous les CSF ne sont pas sur des positions identiques et qu’ils ne conceptualisent pas l’activité de Jackie de la même manière, l’écart-type étant le plus élevé chez les CSF. Enfin, à travers ces statistiques descriptives, les scores des CSF libanais semblent plus proches des ESI libanais que ne paraissent les scores des CSF français en regard des scores des ESI français.

Les courbes de densité de probabilité montrent des profils différents, voir la figure suivante. Les courbes de densité présentent un maximum entre 200 et 210 points. Pour les CSF, nous sommes aux alentours de 250 points. La distribution des scores des ESI et CSF libanais montre une plus grande proximité qu’en France ou les trois échantillons se distinguent plus nettement.

Figure 2

Répartition des scores totaux en classes avec superposition des courbes de densité de probabilité

Répartition des scores totaux en classes avec superposition des courbes de densité de probabilité

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Une série systématique de tests de Wilcoxon pour des échantillons non appariés (test non paramétrique rendu nécessaire par la distribution des scores des ST2S qui ne suit pas une loi normale) montre des différences significatives selon les échantillons et les scores.

Pour le score total et les échantillons français, les ST2S, les ESI et les CSF se différencient statistiquement entre eux avec p toujours inférieur à 0,05 %. Si nous descendons dans le détail des trois scores liés aux trois extraits vidéo, la seule différence non significative tient au score du troisième extrait entre les ESI et les CSF

En revanche, si la même comparaison de moyennes est faite pour les échantillons libanais, nous ne constatons aucune différence entre les ESI et les CSF, ni pour le score total ni pour les trois scores de chacun des trois extraits.

La comparaison des ESI français et libanais pour le score total et les trois scores intermédiaires ne montre pas de différences significatives. Les CSF français et libanais ne se différencient pas plus entre eux sauf pour le score lié au premier extrait.

3.4 Un petit groupe de personnes partage une vision du métier éloignée de celle des CSF experts

Les conceptualisations des CSF français liés au premier extrait semblent présenter des caractéristiques particulières qui apparaissent pour trois raisons : 1) Les courbes de densité portant sur les scores totaux des ST2S, des ESI et des CSF français montrent qu’un sous-groupe de formateurs s’établit sur des valeurs faibles, comme une partie des étudiants. S’il était attendu que les scores des étudiants se distribuent aussi sur des valeurs basses, ce n’était pas le cas pour des formateurs disposant d’une forte expérience professionnelle ; 2) les moyennes des scores pour l’extrait 1 des CSF français et libanais sont statistiquement différentes et 3) le premier quartile du score 1 rassemble 50 % des ST2S, 28 % des ESI et 10 % des CSF.

L’ensemble de ces personnes, à défaut de partager les mêmes conceptualisations se distinguent en tout cas des CSF experts qui ont étalonné le test. Nous comprenons que les formateurs qui sont sur ces faibles scores développent des conceptions du soin spécifiques, potentiellement différentes de celles de leurs collègues experts. A l’intérieur du groupe des experts, nous avions déjà constaté des conceptions variables et pas d’unanimité sur les réponses proposées. C’est d’ailleurs pour cette raison que nous avions établi un système de scores, devant considérer que toutes leurs réponses étaient valables, mais que les plus fréquentes devaient aussi être distinguées et valorisées.

L’analyse détaillée des modalités de réponses conduisant à un faible score au premier extrait permettra de répondre à deux questions : « Comment se caractérisent les conceptions de ces formateurs différents de leurs collègues experts ? » et « Ces conceptions sont-elles proches de celle des étudiants aux faibles scores ? »

En nous appuyant sur l’extrait n° 1, nous nous sommes intéressés aux ESI et aux CSF qui obtiennent les scores du premier quartile.

Une première classification ascendante hiérarchique (clustering sur les individus et non les variables) a permis de rapporter chaque individu à l’une des trois classes retenues. Nous avons ainsi pu identifier la fréquence des réponses aux indicateurs dans ces trois classes suffisamment homogènes de CSF et d’ESI, réponses que nous avons ensuite comparées à celles des experts.

Une deuxième classification ascendante hiérarchique portant sur les variables, rend visibles les corrélations entre les variables à l’intérieur des classes, voir la figure suivante. La classe A porte sur la signification attribuée à la situation. La classe B est centrée sur les connaissances pour diagnostiquer et évaluer l’action. La classe C agrège les variables qui régulent la conduite de l’action de Jackie.

Figure 3

Classification ascendante hiérarchique (méthode de Ward) portant sur les variables

Classification ascendante hiérarchique (méthode de Ward) portant sur les variables

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3.4.1 Classe A. La signification attribuée à la situation

La réponse choisie majoritairement par les ESI et les CSF se retrouve dans l’extrait suivant « Les infirmiers et médecins ne semblent pas d’accord sur la gravité de la situation d’une patiente et sur la nécessité ou non d’une opération en urgence afin de greffer les doigts de la patiente ». L’analyse de cette réponse met en avant le désaccord entre les professionnels. Cette réponse est toutefois celle qui est valorisée par les experts. Deux autres réponses étaient proposées, mais n’ont pas été retenues. L’une est focalisée sur la prise en charge de la patiente par l’infirmière : « Une femme est prise en charge aux urgences pour une blessure grave par balle. L’infirmière est centrée sur la patient. Elle la rassure et prend en charge sa douleur tout en s’occupant de l’équipe. L’autre réponse est rédigée de manière factuelle et plus neutre : « Une jeune femme de 24 ans arrive avec les doigts de la main droite sectionnés par une explosion ».

3.4.2 Classe B. Les connaissances à maîtriser pour diagnostiquer et évaluer l’action

La classe B regroupe deux variables : la profession et les connaissances supposément nécessaires à Jackie en situation de désaccords entre soignants. Ici, les CSF choisissent préférentiellement les réponses des experts : « accueil du blessé dans sa dimension humaine et sensible », « vie quotidienne du handicap » et « plaies et chirurgie reconstructrice » ; alors que les ESI sélectionnent leurs réponses parmi celles qui ne sont pas valorisées par les experts : « soins relationnels », « douleur et les traitements », « protocole de questionnement de la patiente », « ergonomie pour la mobilisation de la personne en toute sécurité » ou encore « risques médicamenteux ».

3.4.3 Classe C. Conduire et réguler l’action

La classe C agrège les autres variables de type « buts », « raisonnement » tenu en situation, « prise d’informations » et « méthodes ». Concernant les buts, les ESI et les CSF s’accordent sur les réponses des experts : « motiver le médecin à entamer un projet chirurgical pour réparer la main blessée », « rassurer et communiquer avec la patiente » et « préserver la main de la patiente ». Nous retrouvons un but lié à l’appréciation de la situation (désaccord entre professionnels) et des buts typiquement attribués à l’infirmière, autour de la communication avec le patient et de son bien-être. Des réponses des experts n’ont pas été retenues : « prendre en charge la douleur de la patiente » et « offrir la meilleure prise en charge possible de cette personne ». Ces deux buts exprimés tiennent à d’autres impératifs, notamment au niveau général de qualité de l’intervention, en dehors des actes à réaliser dans l’instant. Les ESI et CSF aux scores bas sur l’extrait 1 se différencient des experts en ne prenant pas en charge les aspects plus globaux et généraux de la situation.

Les mêmes prises d’informations sont partagées par les ESI et les CSF, elles sont d’ailleurs guidées directement par les buts. S’intéressant à « l’attitude du médecin envers la blessée », à son « état d’anxiété et aux gémissements ». Ils relèvent notamment que Jackie « porte son attention sur la patiente pas uniquement sur les blessures de la main ». Toutefois, la réponse la plus valorisée : « la main encore valide de la jeune femme », grâce à laquelle celle-ci peut encore communiquer, n’est pas citée. C’est un élément fondamental que Jackie repère et qui est tout à fait observable sur la vidéo, mais qui n’est pas repris par les enquêtés de ce groupe.

L’interprétation des méthodes par les experts emprunte deux voies. Préférentiellement, ils retiennent une intervention rationnelle et technique : « Elle prodigue des soins, établit une communication, pose des jugements cliniques, négocie avec les autres professionnels dans la prise en charge de la patiente ». Il se trouve que les experts privilégient des méthodes plus relationnelles, voire compassionnelles : « Elle caresse le visage de la patiente, s’adresse à elle en la regardant dans les yeux ». Enfin, les personnes du groupe sont plutôt d’accord entre elles sur le type de raisonnement de Jackie. C’est ce raisonnement clinique qui va d’ailleurs déclencher le choix d’une méthode plutôt qu’une autre : « Elle s’appuie sur une prise en charge globale en pensant le devenir de la patiente, en évaluant l’état de santé et le retentissement de la maladie sur la vie de la patiente ». Les répondants ne mentionnent pas l’autre réponse attendue par les experts : « Son raisonnement porte sur l’aspect fondamental de sauver ou de réparer les doigts de la victime parce que c’est son outil de communication ».

En conclusion, il apparait que les ESI et les CSF qui obtiennent un faible score à l’extrait n° 1 se ressemblent effectivement. Ils sont très centrés sur le cours de l’action sans toujours prêter attention à sa mise en perspective dans une dynamique hospitalière ou de projet de soin au long cours. Il est à noter que les ESI estiment que Jackie a besoin d’autres connaissances que celles qui importent aux CSF.

Les ESI et CSF de ce groupe sont sensibles aux aspects relationnels et peu ou pas aux dimensions techniques-rationnelles. En cela, les deux groupes se ressemblent, mais cela contribue aussi à les différencier des experts. Avec ces derniers, ils ne partagent pas les mêmes buts pour orienter l’action même si, sur cet exemple précis, la signification attribuée à la situation est souvent commune. Nous assistons donc à un double mouvement : 1) les CSF et ESI disposant de faibles scores partagent des conceptions de l’action assez proches et 2) cette conception les différencie bien des CSF experts.

3.5 Représentations du métier et des enjeux interprofessionnels exprimés lors des panels avec les ST2S et les ESI

En complément de l’approche statistique, nous avons conduit des interviews de groupes panels pour recueillir des opinions et des représentations complémentaires de ce qui était proposé dans le questionnaire par les experts. L’ensemble des étudiants et lycéens interrogés soutiennent que Jackie peut être considérée comme compétente. Ils se basent tous sur leurs perceptions pour en juger. Les étudiants infirmiers, déjà bénéficiaires de nombreuses expériences en milieu de soin, mettent en avant la capacité d’organisation, d’observation et d’efficacité des infirmiers perçus dans les extraits : « L’observation, l’organisation, le recueil de donnés ». « Elles écoutent, elles questionnent, elles observent, en fait ». Leur jugement sur les critères de compétences des infirmiers est potentiellement influencé par leurs acquis en formation et les apports des CSF. Ils leurs donnent une ligne directrice pour observer les actions des personnages au niveau technique, organisationnel, relationnel, mais aussi sur le fonctionnement de l’équipe pluridisciplinaire : « Elles sont sereines, il y a un temps d’organisation, de prévision, des soins, elles mettent en place des priorités ». Ils s’attachent davantage au côté technique et organisationnel du travail infirmier en comparaison des lycéens ST2S, prioritairement sensibles à la relation humaine. Ces derniers disposent de moins d’outils pour pouvoir juger de la compétence de ces infirmières, beaucoup d’entre eux ne savent pas faire la différence entre ce qui relève d’une part, des compétences et connaissances des médecins et, d’autre part, celles des infirmiers. Ces derniers se basent sur leur propre expérience en tant que patient et sur les témoignages de proches issus du milieu hospitalier. Ils mettent l’accent sur des critères qui sont peut-être moins spécifiques au métier d’infirmier : des compétences transposables à des nombreuses autres situations : la capacité d’écoute, la maitrise de soi, le respect de l’autre. : « Les infirmières sont plus proches des patients ». Elles sont « accueillantes ».

Lors des entretiens avec les classes de ST2S, la discussion s’est très vite et longuement orientée sur les médecins, notamment leur relation avec les infirmières et les patients. Tous ont relevé le comportement inadapté des médecins : « Ils sont hautains ». Les personnes interviewées dressent un portrait très négatif de ces professionnels. Elles évoquent la hiérarchie existante entre les médecins et les infirmiers, celle du médecin tout-puissant, en position d’autorité et pouvant brimer les infirmiers : « l’infirmière, elle est sous-estimée ». Les médecins donnent des directives que les infirmiers doivent exécuter sans discussion possible. La collaboration entre les deux corps de métiers ne leur apparaît pas possible dans la plupart des cas. De plus, les médecins ne prendraient pas bien en charge les patients, par manque de temps et de motivation.

Les étudiants infirmiers n’ont pas fait état de cette situation. Ayant déjà exercé aux cotés de médecins, considèrent-ils ce professionnel uniquement comme un simple outil de l’action dramatique ? Dans la série, le médecin répond en effet à tous les clichés exprimés souvent sur cette profession : un professionnel hautain, froid, dénué de compétences relationnelles. Or, la réalité du terrain est souvent toute autre, la collaboration interprofessionnelle étant le principe d’une prise en charge pluridisciplinaire.

Se pose donc la question du réalisme de cette série. Les personnes interrogées semblent tous d’accord sur la déformation des faits induits par la série à des fins dramatiques : « Moi je pense que c’est une caricature de ce qui se passe », « Ça ne se passe pas comme ça dans la réalité ». Pourtant, les lycéens semblent très sensibles à tous ces éléments de fiction qu’ils estiment réalistes. Ils sont porteurs de préjugés, qui mis en scène dans cette série, se renforcent et apparaissent comme la vérité. « Ça peut se produire, mais je pense qu’ils exagèrent un peu ». Certaines personnes rencontrées évoquent la situation de l’erreur de diagnostic médical, leur permettant ainsi de mettre en avant le manque de professionnalisme du médecin lors de l’examen clinique : « Il ne prend pas le temps d’examiner comme il faut », le mépris du médecin pour les infirmiers et les patients, ainsi que la position hiérarchique inférieure des infirmiers. Les représentations se fondent sur les expériences de vie. Chez ces lycéens, les représentations du domaine médical sont en pleine construction. Les séries télévisées sont souvent la fenêtre d’observation de ce milieu dont la réalité semble peu accessible et ont donc d’autant plus d’influence sur ces spectateurs. Ils ont conscience de l’inexactitude des faits présentés par la série. Ne disposant pas de toutes les connaissances de référence, ils ne peuvent pas toujours clairement distinguer la réalité de la fiction.

4. Discussion

4.1 Les séries, source d’apprentissage vicariant

Cette étude part de l’hypothèse que les séries télévisées peuvent être des supports à l’apprentissage professionnel de jeunes ou d’adultes se destinant à une carrière du soin. Nous avons mis en place un dispositif d’enquête qui permet d’opérationnaliser cette hypothèse et nous avons pu montrer que les séries télévisées constituaient bien une occasion d’apprentissage professionnel informel ; offerte aux jeunes sur le sens de l’action à l’hôpital, au point que des jeunes lycéens partagent nombre de représentations avec des experts du soin. Ces apprentissages professionnels informels initiaux peuvent persister même si les formateurs veulent les corriger pendant les trois ans de la formation infirmière. En effet, la consommation régulière de séries est une source d’acquisition possible pour ces jeunes lycéens. C’est surtout une source accessible facilement, à domicile, que l’on peut visionner parfois en groupe ou en famille lors de moments de convivialité. Outre l’expérience scolaire dont ils disposent, cela peut expliquer que les ST2S possèdent déjà une certaine connaissance de l’hôpital, connaissance basée, notamment, mais pas seulement, sur l’analyse pertinente, mais incomplète, qu’ils effectuent des séries télévisées hospitalières. Comme l’affirmait Bandura, alors président de l’APA en 1973 : « These dramatic productions are not fanciful stories » (Dittmann, 2004, p. 70).

4.2 Avancer dans la carrière améliore l’analyse des séries télévisées

Nous constatons que les représentations et les conceptualisations des ESI se rapprochent de celles exprimées par les CSF experts. Toujours consommateurs de séries télévisées, les ESI ont acquis un meilleur diagnostic sur la situation de soin et ils décryptent mieux les comportements et les raisonnements de l’infirmière Jackie. À ce stade, nous voyons bien apparaitre des scores qui augmentent avec le statut. Les ST2S, les ESI et les CSF ne partagent pas exactement les mêmes représentations du métier. Les ST2S sont plus éloignés des CSF que les ESI. Les ESI sont bien en situation intermédiaire, empruntant des représentations tant aux ST2S qu’aux CSF qui les forment. La différence statistique significative des moyennes des scores intermédiaires et total conforte l’hypothèse selon laquelle il est possible d’apprendre via les séries et que ces apprentissages professionnels informels se renforcent à mesure de l’avancée en formation ou selon la progression du développement professionnel. Il s’agit d’accumuler des expériences et des acquis de formation. Les corrélations entre l’âge et le score, quels que soient le statut ou le pays, sont très faibles, voire négatives. Le niveau de conceptualisation de l’action soignante n’est donc pas lié à l’âge, mais bien au niveau de développement professionnel du formé. Il faut souligner que ce point devrait être exploré plus finement, notamment parce que nous ne connaissons pas toujours précisément la provenance des répondants, sauf les ST2S, ni l’année de formation des ESI. Il est vraisemblable qu’un ESI en fin de parcours ne réagit pas comme en première année devant les extraits de la série. De plus, vu les effectifs variables de nos différents échantillons, nous affirmerons plutôt le caractère exploratoire de cette étude ; plus de 800 réponses à un questionnaire n’étant pas un gage de représentativité.

4.3 Les conceptualisations différentes des CSF

Les distributions des scores des CSF libanais et français apparaissent comme des résultats inattendus. L’hypothèse principale était que les CSF disposaient d’une expertise supérieure à celle des ESI et que cela pouvait s’exprimer dans l’interprétation et les inférences que les uns et les autres vont faire devant les vidéos. Or, ce n’est pas le cas pour les échantillons libanais. Il est probable que la faiblesse numérique de ces échantillons vienne diminuer la fiabilité des résultats statistiques. Il est également possible que le niveau d’expertise des ESI soit proche de celui des CSF de l’université de la Sagesse, signe de l’excellente qualité des formations libanaises en santé[8].

Si en France, l’hypothèse se vérifie, il n’en demeure pas moins qu’un groupe de CSF partage un certain nombre de conceptions de l’action soignante éloignées de celles de leurs collègues sollicités pour étalonner le test. En fait, nous voyons se dessiner trois types de profils de CSF : les experts dont la production a permis de construire le matériel d’enquête, les CSF qui ont largement participé à l’enquête et se trouvent sur des positions proches des experts. Ils partagent des conceptions assez proches. Les CSF dont nous avons remarqué les scores faibles rejoignant en cela une partie des ESI et nombre de ST2S. Ils semblent partager avec les étudiants une centration sur le cours de l’action, et parfois son registre émotionnel, avec un moindre intérêt pour la perspective organisationnelle, plus large, qui engloberait l’action.

Vu l’hétérogénéité des positions des CSF, nous pouvons nous interroger sur la pertinence du recueil exploratoire auprès des 14 CSF. Il se révèle sans doute insuffisant et sujet à de nombreux biais d’autant que nous supposions que les opinions des CSF convergeaient bien plus quand il s’agissait d’interpréter les comportements de Jackie. Le constat de cette hétérogénéité inciterait à mettre en place un recueil à plus large échelle pour comprendre la distribution des réponses des CSF et construire ainsi une typologie de positions. Il serait tout aussi intéressant de poursuivre l’étude en menant des entretiens semi directifs sur la signification des réponses. Toutefois, il serait certainement périlleux d’énoncer des vérités universelles en la matière. Se mettre d’accord sur les « bonnes réponses » ressort d’abord du corps professionnel lui-même et non pas de chercheurs en situation d’extériorité. Nous nous contenterons donc de suggérer la tenue d’une ou de plusieurs conférences de consensus destinées à fonder des positions acceptables au plan des valeurs, des modèles, du type de connaissances à privilégier, voire des modes de conduite de l’action soignante. Comment s’étonner de la diversité des réponses et du manque d’unanimité entre les CSF ? Il semble que la variation des réponses fasse référence aux trois types de prestations de service fournies par l’infirmière (Nadot, 2010). Ces prestations s’exercent en direction de l’institution hospitalière, du corps médical et de l’usager. Les patients ne sont pas les seuls bénéficiaires du travail infirmier. Nous avons effectivement trouvé trace de ces manières de concevoir la prestation infirmière à l’analyse de nos données.

Les conceptions et les modèles de soins sont multiples. Chacun d’entre eux est supposé connu de tous les CSF, mais chacun s’y reconnait à des degrés variables. Ces modèles ne disposent pas tous d’une assise scientifique indiscutable et, aujourd’hui encore, ils ne sont ni largement débattus ni actualisés par le corps professionnel. Le modèle de Virginia Henderson, daté et ne prenant pas en compte les évolutions plus récentes de la discipline infirmière (Acker, 1991 ; Henderson, 1969) est le plus souvent repris. On comprendra que la discipline des sciences infirmières soit toujours un objet en construction en France (Jovic et al., 2014) alors que d’autres pays, tels le Liban ou le Canada (Ayle et Nagels, 2015 ; Pepin, Ducharme et Kérouac, 2010 ; Zablit, 2010) ont ouvert depuis plus de cinquante ans des facultés de sciences infirmières pour former les infirmières à l’exercice soignant.

4.4 Analyse de l’activité et approche quantitative

Cette étude a mis en lumière des conceptualisations de la profession médicale de différentes natures entre les participants ST2S, ESI et CSF. Nous avons capté quelques éléments d’un processus d’apprentissage professionnel informel et lorsqu’il commence par l’exposition aux séries, celui-ci structure durablement les représentations et les modes d’analyse de ces futurs professionnels. Inspirée de la théorie de la conceptualisation dans l’action, notre méthodologie était fondée sur l’idée qu’un schème d’action détermine, pilote et régule l’activité. Cette proposition semble finalement compatible avec la théorie sociocognitive de l’autorégulation des apprentissages et de l’agentivité humaine, théorie qu’elle vient préciser en nommant plus finement les ressources cognitives qui sont en jeu. Ce qui nous amène à faire deux remarques.

La première est qu’il est possible d’expliciter, y compris à l’échelle d’un grand nombre d’individus, les éléments constitutifs du schème d’action sans pour autant s’en tenir aux seuls invariants opératoires. Les résultats ne montrent pas que des schèmes identiques d’action sont partagés, ce qui serait contraire à la théorie et procéderait d’une tentative de réification. Ils indiquent que des éléments qui sont combinés par les schèmes d’action peuvent être partagés entre plusieurs personnes. Leur combinaison et les interactions qui en découlent participent de l’émergence d’une « totalité dynamique fonctionnelle », caractéristique essentielle du schème ainsi que Vergnaud le défini, voir supra. Nous pouvons simplement affirmer qu’il existe une variété de schèmes d’action inférés de l’observation de Jackie, dont chaque score différent porte trace. Pour chaque extrait vidéo ; la réponse à chacune des questions désigne une des ressources combinées par le schème. Il est donc possible de mettre en évidence, quantitativement et qualitativement, des configurations, des schèmes d’action inférés de l’observation de Jackie. Ces configurations sont personnelles, mais sont rendues explicites.

La deuxième remarque porte sur la possible transmission sociale des ressources cognitives du schème, sinon du schème lui-même. Puisque ces configurations deviennent explicites, elles peuvent donc faire l’objet de réaménagements, par la formation par exemple. Elles possèdent ipso facto une autre qualité : elles sont transmissibles entre pairs. Un schème d’action n’est pas transmissible en soi, d’ailleurs Vergnaud (2002, p. 41) insiste sur la dimension implicite et inconsciente du schème. Il s’agit d’une « inconscience pratique » au sens de Piaget qui y voyait un oubli progressif ou une simple méconnaissance de nos routines, l’analyse de l’activité ayant pour but précisément de faire prendre conscience de la structuration cognitive de l’activité (Faingold, 1993). Pastré (1998, p. 395) avait avancé l’idée que si les schèmes sont de nature cognitive et sont souvent inconscients. Selon Pastré. il fallait prêter attention à un autre produit de la conceptualisation dans l’action : les concepts pragmatiques. Ceux-ci permettent une certaine socialisation du schème, au moins en ce qui concerne les invariants opératoires : « Les anciens montrent, commentent et transmettent ainsi des pratiques de métier. Cet apprentissage des concepts pragmatiques a la particularité d’être global et syncrétique ». Notre étude a finalement eu pour intérêt d’opérationnaliser la notion de concept pragmatique, « unités opérationnelles organisatrices et constitutives des savoirs de référence » (Samurçay et Pastré, 1995, p. 16). Nous avons montré qu’il était possible d’aller au-delà de l’explicitation des savoirs de références et autres invariants opératoires pour rendre visibles certains buts, règles d’action ou inférences. L’originalité de nos travaux vient du fait que nous n’avons pas voulu en rester au niveau individuel, niveau sur lequel se situe toujours l’analyse de l’activité. A la recherche de procédés quantifiables, notre approche se distingue des méthodes qualitatives habituelles convoquées en analyse de l’activité : autoconfrontation, rétrodiction, instruction au sosie, etc. Nous avons de plus élargi la perspective en articulant deux perspectives qui n’ont pas été élaborées conjointement : l’analyse de l’activité d’autrui du point de vue de la conceptualisation dans l’action et l’apprentissage vicariant.

Toutefois, faire exprimer les points saillants perçus dans l’activité d’autrui à l’aide de quelques questions, même guidées directement par la théorie de la conceptualisation dans l’action, est une méthode qui demande à être stabilisée. À notre connaissance, une seule étude (Nagels, 2015) a ouvert la voie cherchant à mesurer les effets de la conceptualisation dans l’action à l’aide de cartes mentales en formation de cadres de santé. À ce jour, nous n’avons pas connaissance d’autres recherches intéressées à décrire et quantifier les schèmes ou concepts pragmatiques pour de grands échantillons.

Conclusion

Nous voulons conclure du point de vue de la didactique professionnelle, qui est la formation des compétences par et dans l’action, par trois propositions.

La première est de considérer les vidéos de séquences professionnelles, mais aussi bien entendu les fictions et les séries dramatiques, comme autant de supports didactiques possibles en formations paramédicales et professionnelles. Les séries télévisées, dont les formateurs peuvent mobiliser à loisir des extraits, sollicitent l’activité des apprenants. Ce sont des ressources au service de séquences de modelage instructif qui peuvent intervenir à des moments différents de la formation, selon les besoins des apprenants. Les séries télévisées appartiennent à l’univers domestique et des loisirs. Elles peuvent servir aux formateurs pour rencontrer les apprenants sur le double registre du professionnel et du personnel. L’enjeu est de didactiser le modelage instructif qui se réalise spontanément. Les séries télévisées sont attractives pour les ressorts dramatiques de la mise en scène, mais elles nous fournissent également le matériel pédagogique pour explorer chacune des dimensions de l’activité soignante dans un effort conjoint d’élaboration apprenant-formateur, du lycée aux écoles paramédicales. Les séries peuvent être trop démonstratives ou, au contraire, ne suggérer qu’une partie des éléments de compréhension alors qu’il s’agit de faire apprécier la complexité des situations et la variabilité des modes d’activité. En conséquence, l’angle de vue, toujours orienté, de la caméra constitue un obstacle pédagogique intéressant en didactique professionnelle. Les formateurs réfléchissent alors à la relation entre le niveau de complexité proposé par la séquence vidéo et le développement cognitif constaté des étudiants. Il se peut que les étudiants apprennent les bonnes pratiques, celles qui sont conformes à l’état de l’art et qui assurent le niveau indispensable de sécurité et de confort dans les soins, mais ils peuvent aussi apprendre à se débrouiller, à ruser et à faire face à des situations standards ou plus inattendues.

La deuxième proposition suggère de faire de l’environnement hospitalier et des collaborations interprofessionnelles, comme ils se donnent à voir dans les séries télévisées, un objet de travail à part entière. En didactique professionnelle, l’analyse de l’activité n’a de valeur en soi que si elle est mise en relation avec la compréhension des situations de travail, aux tâches et aux consignes de travail qui définissent le travail prescrit ; le schème de diagnostic, d’action et de régulation de l’activité étant couplé à la classe de situations perçue. Les séries présentent des situations dont la vraisemblance est travaillée par les équipes de scénaristes. Ce sont souvent des situations professionnelles de référence dont les formateurs peuvent s’inspirer pour concevoir des situations didactiques en formation. Ces situations de référence, même dramatisées, modèlent la réalité. Il est ainsi plus aisé pour les étudiants, premièrement, d’y réfléchir et d’en extraire les concepts organisateurs de l’action efficace accompagnés de leurs indicateurs et, deuxièmement, de définir les classes de situations pertinentes de l’exercice professionnel. Par exemple, la classe de situations « distribution de médicaments en application de la prescription médicale » ne concerne que les infirmiers et non les aides-soignants.

La troisième proposition tient à la prise de conscience des conceptualisations. Nous avons montré qu’il était possible de faire émerger les représentations et conceptualisations de l’action professionnelle à l’aide de l’analyse de très courtes vidéos. Elles peuvent dès lors être mises en débat, confrontées, réaménagées, devenir l’objet de conflits sociocognitifs orchestrés par les formateurs. Travailler sur des extraits de séries télévisées permet de faire prendre conscience de l’organisation cognitive de l’activité, chez les personnages de la série d’abord puis chez l’apprenant, afin de la relativiser. Les séries et les courtes vidéos prises sur le vif se présentent alors comme des moyens alternatifs aux autres méthodes d’analyse de l’activité. Cette piste mérite d’être explorée quand on oppose à l’analyse de l’activité en formation ses méthodes longues, couteuses et parfois peu efficientes. L’enjeu est de développer une pédagogie par l’action qui privilégie la découverte des situations professionnelles en observant l’activité réelle ou simulée. Les résultats attendus visent une plus grande réflexivité. Comme nous l’avions proposé avec ce questionnaire, les dimensions pertinentes d’analyse sont certes consistantes, mais finalement peu nombreuses. Elles tiennent à la capacité à lire les situations de travail pour orienter l’activité, à décider des méthodes et des règles d’action en fonction du résultat visé et, enfin, à évaluer l’action sur le vif. Autant dire que nous touchons à l’essentiel d’une formation professionnelle réussie.