Corps de l’article

Introduction

En matière d’enseignement, en Belgique francophone, quel que soit le niveau d’enseignement considéré, le législateur, suivant en cela le prescrit constitutionnel, s’est appliqué, au travers du curriculum officiel (référentiels, programmes, profils de compétences…) à définir et préciser les résultats attendus de la part des opérateurs de formation tout en laissant la responsabilité aux intervenants (enseignants, formateurs…) de sélectionner et de mobiliser les moyens pédagogiques jugés adéquats en regard du public et de ses spécificités, du contenu abordé, etc. En somme, si quelques balises pédagogiques peuvent être identifiées çà et là au coeur des documents cadres, la liberté pédagogique s’exerce pleinement dans ce système éducatif. Ce constat est identique dans l’enseignement supérieur, en général, et dans le cadre de la formation initiale et professionnelle des enseignants, en particulier (Derobertmasure et Demeuse, sous presse).

L’organisation de la formation initiale des enseignants en Belgique francophone peut être qualifiée de bicéphale[1] : en effet, définie par deux décrets (2000 et 2001), elle est mise en oeuvre par différents opérateurs ou organismes de formation. Les formations proposées dépendent du niveau d’enseignement auquel les futurs enseignants se destinent. Ainsi, les départements pédagogiques des Hautes Écoles forment, en trois années, les enseignants du préscolaire, du primaire et de l’enseignement secondaire inférieur (de 2 ans et demi à 15 ans). La formation proposée est un bachelier professionnalisant (premier cycle d’études supérieures) organisé selon un mode simultané (les approches théoriques et pratiques sont combinées au cours de la formation initiale) hors université, ce qui en fait une particularité (European Commission, 2015). Les Universités organisent, quant à elles, la formation des futurs enseignants qui se destinent à enseigner dans l’enseignement secondaire supérieur (soit les trois dernières années de l’enseignement secondaire). Cette formation, appelée « agrégation de l’enseignement secondaire supérieur », est organisée selon un découpage qui correspond aux disciplines classiquement organisées dans les Universités (par exemple, l’agrégation pour l’enseignement secondaire supérieur en biologie s’obtient dans la faculté des Sciences). Il s’agit, dans ce cas, d’une formation organisée selon un mode consécutif : ce n’est qu’après avoir réalisé un master que les étudiants sont autorisés à s’inscrire à la formation délivrant la qualification à enseigner ; la formation pédagogique est en ce sens considérée comme consécutive à la formation disciplinaire. Depuis 2004, une formation pédagogique en cours de formation disciplinaire est également possible, à travers les masters à finalité didactique. Malgré ces différences, ces deux formations en université ou dans les hautes écoles, sont basées sur un référentiel de compétences identique concrétisant la volonté politique de l’époque visant à indiquer, quel que soit le niveau d’enseignement, qu’il s’agit d’un même métier : celui d’enseignant[2].

Au sein de ce contexte, les formateurs d’enseignants sont donc placés dans la situation où ils ont la responsabilité de mettre en place une formation d’enseignants, en disposant d’une réelle marge de manoeuvre en ce qui concerne les activités à mettre en place. Cette situation pourrait apparaitre, en première lecture, particulièrement confortable ; or, ces formations se doivent non seulement d’être efficaces en regard des attentes sociétales, mais surtout efficientes - ce qui est particulièrement vrai pour la formation envisagée dans cet article car elle ne dure que 300 heures (formation universitaire). L’évaluation de l’atteinte de ces critères est, dans la plupart des cas, réalisée par les formateurs eux-mêmes. Dans le cadre de la formation universitaire, les formateurs présentent une caractéristique supplémentaire : celle d’être chercheurs (en sciences de l’Education, comme les auteurs de cet article, ou en didactique des disciplines) s’appliquant à l’étude des dispositifs de formation qu’ils mettent en place.

Cette tension est d’autant plus grande pour ces individus à double profil que s’y ajoutent, pour la composante « formateur », le processus d’évaluation des enseignements par les étudiants et, pour la composante, « chercheur », un nécessaire déploiement d’activités de recherche devant aboutir à des productions de qualité validées par les pairs ; lesquelles, pour fermer la boucle, sont prises en ligne de compte dans le cadre de l’évolution de leur carrière… d’enseignants-chercheurs.

Loin d’être incompatibles, et d’ailleurs souvent avancées comme gages de qualité, ces exigences rendent particulière la situation des intervenants dans le cadre de la formation des enseignants ou, plus exactement, rendent cette formation pédagogique comparable à toute formation universitaire, la recherche alimentant le pratique. La relation qui existe ici entre le commanditaire/prescripteur (pouvoir politique, futurs parents, élèves et… futurs employeurs) et le prestataire de services (ici l’enseignant-chercheur) est en ce sens bien particulière : le premier établit les objectifs à poursuivre dans le cadre de la formation, le second ayant à organiser celle-ci sous un angle pédagogique et à l’évaluer sous un angle de recherche. Cette configuration prend forme dans un contexte où, comme l’indique Aubert Lotarsky et ses collègues (2007, p.131), « la majorité des équipes scientifiques [en Belgique francophone] semble concevoir la coopération entre science et administration comme « correspondant à une mission, partie intégrante de la notion de service public [même si les universités ne relèvent pas directement de la fonction publique et bénéficient d’une très large autonomie] : mettre les résultats de la recherche au service des acteurs pour les aider à renouveler ce que Lucien Fèbvre appelait leur « outillage mental » » (Derouet, 2000, p. 8) ». Ces mêmes auteurs (se basant sur les travaux de Poupeau, 2003 et Agulhon, 2006) questionnent également la possibilité que dans ce type de configuration « les chercheurs peuvent être perméables à l’air du temps, aux attentes sociales, dans la définition et la menée de leurs travaux » (p.127).

Considérant que par extension du concept, ce type de recherche constitue une forme hybride de recherches collaboratives où les partenaires des chercheurs sont leurs collègues et eux-mêmes… mais sous leur identité « formateur », la dialectique entre les préoccupations du monde de la recherche et celles du monde de la pratique pointée par Desgagné & Bednarz (2005) trouve ici un sens tout particulier. Dans le cadre de ce numéro thématique portant sur le thème « évaluer les dispositifs : quels enjeux pour les recherches collaboratives ? », soulignons tout de même qu›un seul groupe d›acteurs entre en jeu dans cette recherche : les formateurs-chercheurs qui interrogent soit leur posture de formateurs, soit leur posture de chercheurs. Il n’y a donc pas de co-construction terrain-recherche.

Spécifiquement, cet article vise à décrire la manière selon laquelle un dispositif de formation d’enseignants a évolué, au cours du temps et sur la base d’un processus d’évaluation par la recherche.

Conformément au concept de chaine prototypique (Van der Maren, 2005), cet article présente l’évolution du dispositif de formation en cernant les différentes transformations introduites progressivement. Il s’agit, plus précisément, de modifications apportées :

  • d’un point de vue conceptuel et théorique, à la manière de définir et d’opérationnaliser les concepts clefs de la formation (à savoir, la réflexivité et le modèle d’enseignement prôné) ;

  • d’un point de vue pédagogique, aux activités de formation proposées aux futurs enseignants. Plus précisément, il s’agit d’une évolution des modalités de mise en oeuvre des activités pédagogiques ;

  • d’un point de vue méthodologique, et plus précisément, du point de vue des outils de récolte et de traitement des données.

L’évolution dont il est ici question couvre une période de près de 10 ans, allant de l’année académique 2007-2008 à l’année académique 2016-2017, au moment d’écrire ces lignes, et concerne la formation des agrégés de l’enseignement secondaire supérieur d’une faculté de psychologie et des sciences de l’éducation (Psycho) et d’une faculté d’économie et de gestion (Gestion).

La suite du propos vise à définir les évolutions opérées, selon qu’elles soient de nature conceptuelle, pédagogique et méthodologique. Cette distinction n’est naturellement pas toujours simple, étant donné la forte dépendance des unes par rapport aux autres. Au-delà de la description des changements opérés, des informations permettront également d’apprécier les effets de ceux-ci.

1. Faire évoluer un dispositif de formation : modèle de référence

Le dispositif de formation dont l’évolution est retracée dans cet article a été conçu comme un prototype dans le sens où il est à la base d’un processus d’amélioration. Cette méthode est adaptée de Van der Maren (2005). Elle consiste en ce que l’auteur appelle « une chaine sur prototype initial » (p. 119). Cette chaine implique une succession d’essais de prototypes. La mise à l’essai de chacun d’eux s’effectue en trois temps : utilisation, évaluation et modification (Van der Maren, 2005). L’étude de l’impact des versions successives du dispositif et la régulation de celui-ci en fonction de résultats de recherches montrent l’étroite relation entre recherche et formation (Ellett & Teddlie, 2003 ; Good & Brophy, 2008) et la démarche mise en place par une boucle entre les résultats de recherches et le dispositif de formation mis en place.

Cette démarche peut également être reliée au courant de recherche « Design-Based Research », qui est défini comme « an emerging paradigm for the study of learning in context through the systematic design and study of instructional strategies and tools » (The Design-Based Research Collective, 2002, p. 5), qui comporte plusieurs avantages selon ses promoteurs, dont le fait de diminuer l’écart entre la recherche théorique en éducation et la pratique en produisant des connaissances pratiques – « usable knowledge » (Lagemann, 2002, cité par The Design-Based Research Collective, 2002, p. 5).

Pour ces auteurs, « Design-based research goes beyond merely designing and testing particular interventions. Interventions embody specific theoretical claims about teaching and learning, and reflect a commitment to understanding the relationships among theory, designed artifacts, and practice » (p. 6). Cette relation entre théorie, outils et pratique trouve particulièrement son sens dans le cadre de la recherche menée et renvoie aux trois types d’évolutions décrites dans cet article (conceptuelles, pédagogiques et méthodologiques).

2. Le dispositif initial : ligne de base

2.1 Description du dispositif initial v.1

Le cadre général du dispositif de formation décrit dans cet article, depuis sa mise en oeuvre, a toujours été de viser la réalisation d’activités opératives, d’activités de conceptualisation et d’activités de communication, en respectant le principe de la double germination des concepts (Beckers, 2004 ; Beckers, 2009) et tout en concevant, comme indispensable, de préparer les futurs enseignants « en interne » avant de les envoyer « en externe », c’est-à-dire, dans les écoles lors de leurs stages. A cette fin, le dispositif mis en place s’articule autour de séances permettant de « planifier, gérer et évaluer des situations d’apprentissage » (compétence 12 du décret définissant la formation initiale des agrégés de l’enseignement secondaire supérieur) et de « porter un regard réflexif sur sa pratique et organiser sa formation continuée » (compétence 13 du décret). Ce dispositif est caractérisé par une alternance entre activités à l’université (40h) et stages en milieu professionnel (60h).

Les séances à l’université se composent notamment de deux activités favorisant le développement de la pratique réflexive (Hatton & Smith, 1995) : le micro-enseignement (une activité permettant à chaque futur enseignant de s’exercer à donner cours devant ses collègues, Wagner, 1998) et la rétroaction vidéo (Tochon, 1996) au cours de laquelle chaque futur enseignant et un chercheur-formateur échangent à partir de l’enregistrement vidéo de la séance de micro-enseignement. Ces deux activités sont suivies de la rédaction d’un rapport réflexif dans lequel le futur enseignant porte un regard réflexif sur sa pratique en mobilisant l’expérience vécue lors des deux activités précédentes. Une fois le rapport réflexif remis, le futur enseignant peut entamer ses stages.

2. 2 Analyse du dispositif initial : quels constats ?

Dans le cadre du dispositif initial (dispositif V1.0, de 2007-2008 à 2010-2011), la séance de rétroaction proposée aux futurs enseignants consistait, sans cadrage, à inviter les futurs enseignants à venir visionner avec un chercheur-formateur appelé « superviseur », leur prestation en micro-enseignement après l’avoir regardée une première fois en autonomie à domicile. Le déroulement de cette séance de rétroaction envisageait le visionnement intégral des 40 minutes de leçon données, le superviseur et le futur enseignant ayant l’opportunité « d’arrêter la bande » au moment où l’un ou l’autre le trouvait opportun. De la recherche doctorale réalisée sur le sujet (Derobertmasure, 2012), plusieurs constats ont été tirés en ce qui concerne le dispositif.

Premièrement, en regard du modèle de réflexivité opérationnalisé dans le cadre de ce travail, appréhendé au travers du prisme des processus réflexifs, les futurs enseignants se caractérisent par un recours aux processus réflexifs consistant principalement à décrire la pratique et à évaluer celle-ci en rapport à des indicateurs personnels et subjectifs déconnectés de l’état de la connaissance relative à la pratique enseignante.

Deuxièmement, au sein de ces résultats relatifs à la réflexivité, il apparait également que la pratique n’est que très peu intentionnalisée ou légitimée et, dans les quelques cas où des arguments justifiant la pratique sont avancés, ils sont de type « personnel ». Pour exemple, une future enseignante commentant la vidéo qu’elle utilise dans le cadre de son travail indique qu’elle utilise des vidéos « car elle aimait bien les vidéos lorsqu’elle était élève ».

Ensuite, recourant à une méthodologie croisant les résultats de l’analyse du contenu des séances de rétroaction (approche de la pratique déclarée), aux résultats issus de l’observation (approche de la pratique réelle) des séances de micro-enseignement (Derobertmasure & Dehon, 2012), il a été mis en évidence que les futurs enseignants rencontraient de considérables difficultés à décrire la pratique telle qu’ils la mettaient réellement en oeuvre. Un exemple relativement éloquent a d’ailleurs fait l’objet d’une publication questionnant les limites d’un discours réflexif élaboré (Derobertmasure, Dehon & Bocquillon, 2016). Dans cette étude de cas, la future enseignante dont la prestation est étudiée parvient, dans le cadre de son dossier réflexif, à un fait relativement rare en formation initiale d’enseignants (Sparks Langer et al., 1990) à savoir, relier son action de classe, ici la mise en place (déclarée) d’un débat, aux buts éthiques de l’Education. Or, la prestation de cette future enseignante passée au crible de l’observation des pratiques montre, au départ d’une modélisation de l’activité de débat, que l’activité pédagogique mise en place ne peut être définie comme une activité de débat, mais davantage comme une séance d’écoute active. Le risque de voir certains futurs enseignants accéder à une justification éthique de leur pratique sans parvenir à la décrire avait déjà été mis en évidence par Hatton et Smith (1995).

Finalement, l’étude de l’interaction entre le superviseur et le futur enseignant grâce au logiciel QDA Miner (Derobertmasure & Robertson, 2013) a, sous l’angle statistique, mis en évidence la capacité du superviseur et du futur enseignant à assurer la continuité thématique dans les échanges. Dit autrement, il s’agit d’indiquer la mesure selon laquelle le futur enseignant et le superviseur sont capables, au cours de l’échange, lorsqu’un sujet est abordé par l’un d’eux, d’y apporter une réponse, un commentaire, une suite traitant du même objet, du même point, du même aspect. Dans le cas où cette capacité est observée, on parle de continuité thématique, dans le cas où celle-ci n’est pas observée, on conclut à une rupture thématique. Les résultats relatifs à cet aspect ont, de cette manière, montré que le superviseur parvenait significativement, sur l’ensemble des dimensions abordées lors de l’entretien de rétroaction, à assurer la continuité thématique alors que le futur enseignant n’y parvenait que pour très peu de dimensions.

3. Évolutions apportées au dispositif initial

Au départ de ces différents résultats, les lignes directrices des évolutions nécessaires à mettre en place ont été élaborées. Celles-ci sont interconnectées. Elles portent sur les aspects suivants :

  1. Evolution pédagogique, au sens où les activités proposées aux futurs enseignants, et principalement la séance de rétroaction, ont été modifiées afin d’aboutir à des résultats de formation davantage en adéquation avec les objectifs assignés aux activités pédagogiques ;

  2. Evolution conceptuelle, au sens où le recours à un modèle d’enseignement spécifique a charpenté l’ensemble de la formation pratique des futurs agrégés ;

  3. Evolution méthodologique, au sens où les différentes modifications précédentes ont nécessité des adaptations autant au niveau de la récolte des données que de leur traitement.

Ce sont ces différentes évolutions que le propos suivant définit.

3.1 Évolution pédagogique

Partant du constat selon lequel l’activité de rétroaction représentait un exercice très complexe pour les futurs enseignants, du moins en regard des objectifs y étant assignés, plusieurs modifications ont été apportées à celleci.

Tout d’abord, afin de réduire la charge cognitive liée à la réalisation de l’activité, la consigne de visionnement a été modifiée dans le sens où il a été demandé aux futurs enseignants de sélectionner deux passages de cinq minutes qu’ils souhaitaient visionner (dispositif V1.1, de 2011-2012 à 2014-2015). Les motifs de sélection n’étaient pas imposés.

Aussi, sur la base des résultats concernant la difficulté des futurs enseignants à connecter leurs propos à la pratique effectivement mise en place (Derobertmasure, Dehon & Bocquillon, 2016) et des résultats de la méta-analyse de Fukkink, Trienekens et Kramer (2011) ayant montré que la rétroaction vidéo est plus efficace pour susciter des changements professionnels lorsque les échanges entre futur professionnel et formateur sont structurés autour d’une grille d’observation, le dispositif a été enrichi depuis 2015-2016 de diverses productions offrant aux futurs enseignants une vision objectivée de leur prestation (dispositif V2.0).

Plusieurs facteurs expliquent l’intérêt de cette démarche. Premièrement, le futur enseignant et le formateur ayant parfois des perceptions très différentes d’une même prestation, le recours à la vidéo et à une grille d’observation commune permet de structurer les échanges autour d’un cadre de référence commun (Dye, 2007). Deuxièmement, l’utilisation d’une grille d’observation permet de centrer le regard des deux interlocuteurs sur des gestes professionnels importants au regard du programme de formation et non sur des détails (Fukkink, Trienekens & Kramer, 2011).

Concrètement, ces retours objectivés ont été générés à l’aide d’une méthode d’observation directe permettant à chaque futur enseignant de recevoir un rapport personnalisé comprenant les résultats d’observation générés par le chercheur-formateur lors de l’observation directe (ex. nombre et types de questions, nombre et types d’interventions visant à gérer la participation des élèves). L’évolution méthodologique sous-jacente sera développée dans le point consacré à cet aspect.

Enfin, la dernière version du dispositif (dispositif V2.1) a été enrichi d’une nouvelle modalité de rétroaction : depuis 2016-2017, le futur enseignant et le superviseur visionnent les deux extraits vidéo à l’aide du logiciel utilisé pour réaliser l’observation directe, leur permettant ainsi d’avoir un accès immédiat à tous les résultats d’observation (ex. : ligne du temps synchronisée à la vidéo sur laquelle on peut visualiser les différents comportements codés, nombre et types d’interventions des élèves…).

3.2 Évolution conceptuelle 

3.2.1 Un modèle d’enseignement

Comme le soulignent Castonguay et Gauthier (2012), les recherches sur l’efficacité des pratiques d’enseignement et les recherches sur l’efficacité des programmes de formation des enseignants sont délimitées par des frontières peu perméables. Or, compte tenu de la coexistence de plusieurs modèles d’enseignement-apprentissage et du principe de liberté pédagogique, les résultats de recherches mettant en évidence des pratiques d’enseignement plus efficaces et équitables que d’autres ne sont pas toujours diffusés dans les instituts de formation des enseignants.

Le débat entre chercheurs, formateurs et chercheurs-formateurs au sujet de ce qu’est un « bon enseignement » et de la place de la prescription de certaines « bonnes pratiques » aux (futurs) enseignants est loin d’être clos, comme l’illustrent les critiques adressées aux recherches sur l’enseignement efficace. Par exemple, certains détracteurs des principes de l’enseignement efficace insistent sur le fait que l’on ne peut pas prescrire aux (futurs) enseignants des « bonnes pratiques » utilisables quel que soit le contexte et que cela brime la créativité et l’autonomie des enseignants. Comme le soulignent Gauthier, Bissonnette & Richard (2013) au sujet de la créativité, avant que celle-ci ne puisse trouver à s’exprimer, notamment par une adaptation des stratégies au contexte, il est nécessaire, comme dans d’autres disciplines professionnelles ou artistiques, de maîtriser un ensemble de gestes de base ayant fait l’objet d’une validation par les pairs. C’est notamment le cas des danseurs, des musiciens et des écrivains ou des médecins dont personne n’attend, dans le cas d’un chirurgien par exemple, qu’il se prête à l’exercice de la créativité quand il opère ! L’analogie du musicien (Gauthier, Bissonnette & Richard, 2013) illustre également cette démarche : avant de créer des oeuvres originales, le musicien doit d’abord maîtriser ses gammes. Le futur enseignant, lui aussi, doit réaliser des « gammes », c’est-à-dire apprendre les bases du métier identifiées par ce courant de recherche dont les origines remontent aux années 70 et la réalisation de nombreuses recherches sur les pratiques d’enseignement (e.g. Rosenshine & Stevens, 1986 ; Brophy & Good, 1986) menées à partir d’observations réalisées dans de nombreuses classes afin de mettre en évidence les pratiques d’enseignement plus efficaces et les pratiques d’enseignement moins efficaces. L’enseignement efficace est défini ici au sens de Bloom : « un enseignement efficace se caractérise par trois effets conjoints : une élévation de la moyenne de l’ensemble des résultats ; une réduction de la variance de l’ensemble des résultats ; une diminution de la corrélation entre l’origine sociale de chaque élève (et plus généralement ses caractéristiques initiales) et ses résultats » (Demeuse, Crahay & Monseur, 2005, pp. 393-394). Dans ce sens, les pratiques d’enseignement efficaces sont donc également équitables, car elles permettent à tous les élèves de progresser.

Ces recherches ont été synthétisées dans des méta-analyses et méga-analyses récentes (e.g. Bissonnette, Richard, Gauthier & Bouchard, 2010 ; Hattie, 2009). Par ailleurs, les recherches récentes en psychologie cognitive valident les résultats des recherches sur les pratiques d’enseignement efficaces (Gauthier, Bissonnette & Richard, 2013 ; Rosenshine, 2012). De la même manière, la consultation de recherches en neurosciences (Masson, 2016) permet de mettre en évidence un lien étroit entre les découvertes récentes en neurosciences et les principes de l’enseignement efficace.

Aussi, dans le cadre de la formation initiale mise en place par les auteurs du présent article, la posture adoptée, tout en gardant à l’esprit qu’il est nécessaire de ne pas appliquer mécaniquement les stratégies préconisées par les recherches sur l’enseignement efficace, vise à outiller les futurs enseignants en leur proposant des pistes utiles et concrètes issues de ce modèle dont quelques exemples caractéristiques peuvent être précisés : poser de « bonnes » questions (et non des questions de type « devinette »), interroger tous les élèves afin de vérifier la compréhension régulière du plus grand nombre d’élèves (et non uniquement les élèves qui « lèvent le doigt »), donner des feedbacks spécifiques et des feedbacks favorisant l’autorégulation (plutôt que stéréotypés), mettre en place une gestion de classe proactive… Le sous-point suivant propose une présentation de la manière dont ce cadre théorique a été opérationnalisé.

3.2.2 Opérationnalisation du modèle théorique

A partir de la littérature sur l’enseignement efficace, un modèle d’une pratique d’enseignement-apprentissage (Bocquillon, Derobertmasure, Artus & Demeuse, 2015) a été construit afin de catégoriser les différents types d’actions de l’enseignant et des élèves. Ce modèle a été opérationnalisé en une grille d’observation intitulée « Miroir des Gestes Professionnels » (MGP) dont les fonctions sont (a) de préciser, de concrétiser auprès des futurs enseignants le modèle retenu en le déclinant en gestes professionnels ; (b) de se doter d’un outil de communication entre les formateurs et les étudiants afin de pouvoir procéder à des retours sur les prestations d’enseignement sur la base d’un modèle partagé et connu de tous. Cet enjeu est, dans le cadre de la formation dont il est question, d’autant plus important que la formation des agrégés de l’enseignement secondaire supérieur ne dure que 300 heures et, en ce qui concerne la partie pratique, uniquement 100 heures dont soixante consacrées aux stages. Dans ce contexte, et en tout lucidité, les formateurs visent à conférer à leurs étudiants ce qui peut, en quelque sorte, être ramené à un « kit de survie de l’enseignant » leur permettant de gérer leurs préoccupations au sens de Durand (1996).

A la suite, cet article présente l’opérationnalisation des fonctions des interventions verbales de l’enseignant. La notion de fonction (issue de De Landsheere & Bayer, 1974) est intéressante car elle est centrée sur l’objectif supposément poursuivi par l’enseignant lorsqu’il met en place une intervention verbale / non verbale. L’exemple suivant permet de comprendre la notion de fonction telle qu’elle est utilisée avec la grille MGP : un geste professionnel visant à remettre un élève perturbateur au travail peut se manifester de manière verbale (ex. : « Julie, remets-toi au travail immédiatement ») ou de manière non verbale (ex. : mettre une main sur l’épaule de l’élève pour lui signifier discrètement de se remettre au travail). La grille MGP comporte 23 fonctions verbales mutuellement exclusives et exhaustives :

  1. les fonctions psychopédagogiques, permettant de mettre en place les conditions nécessaires pour que les apprentissages puissent se réaliser, scindées en deux familles :

    • les fonctions de gestion, permettant de gérer le fonctionnement de la classe à savoir la gestion de la participation des élèves, la gestion de l’espace et du temps, la présentation des objectifs / du plan / des activités par laquelle l’enseignant met en évidence le fil directeur de la leçon ; les consignes ; les autres interventions de gestion (ex. : distribution de feuilles).

    • les fonctions de climat, permettant la mise en place d’une atmosphère propice aux apprentissages, à savoir les interventions visant à gérer la discipline, à susciter la motivation et l’implication des élèves ; les autres interventions liées au climat de classe (ex. : formules de politesse) ;

  2. les fonctions didactiques, liées au contenu, scindées en quatre familles :

    • les interventions visant à présenter des éléments liés contenu aux élèves, à savoir l’instruction générale (présentation d’un contenu) ; la présentation d’exemples et de contre-exemples ; la mise en évidence des aspects importants à retenir ;

    • les questions liées au contenu et visant à vérifier la compréhension des élèves, dont les quatre premiers types peuvent être situées sur un continuum (figure 1) allant des questions les plus stéréotypées aux questions les plus spécifiques. Plus les questions sont situées sur la droite du continuum, plus elles permettent à l’enseignant d’obtenir des informations sur la compréhension des élèves. Les questions stéréotypées sont des questions très courtes adressées à l’ensemble de la classe (ex. : « Ok ? »), qui n’encouragent pas réellement les élèves à s’exprimer au sujet de ce qu’ils ont compris/n’ont pas compris et auxquelles ils peuvent répondre par l’affirmative même s’ils n’ont pas compris. Les questions spécifiques sont plus élaborées (ex. : demander à un élève de reformuler ce qui a été vu) et permettent d’obtenir de réelles informations sur ce que les élèves ont compris/n’ont pas compris. Entre ces deux extrémités du continuum, on retrouve les questions « devinettes » et toutes les autres questions. Les questions « devinettes » sont des questions sans support fourni aux élèves pour leur permettre de répondre (une vidéo, des explications orales…). Par conséquent, seuls les élèves qui connaissent déjà les réponses (grâce à leur milieu familial par exemple) peuvent répondre. Les autres questions sont toutes les autres questions sur le contenu. Elles sont plus élaborées que les questions stéréotypées et les questions devinettes, mais pas aussi élaborées que les questions spécifiques. Deux autres types de questions sont également observés : les questions métacognitives, par lesquelles l’enseignant encourage la métacognition, qui peut être définie comme « l’habileté à réfléchir sur sa propre pensée » (Gauthier, Bissonnette & Richard, 2013, p. 301) (ex. : «Par quelles étapes es-tu passé pour arriver à cette réponse ? ») et les questions par lesquelles l’enseignant demande l’avis des élèves / fait appel à leur expérience personnelle et/ou professionnelle (ex. : « qu’est-ce que vous avez pensé de la vidéo ? »).

Figure 1

Continuum des quatre premiers types de questions observées avec la grille MGP

Continuum des quatre premiers types de questions observées avec la grille MGP

-> Voir la liste des figures

    • les feedbacks, c’est-à-dire les informations fournies par un agent (ex. : un enseignant, un pair, un livre, un parent, soi-même, une expérience…) à propos d’une performance ou d’une compréhension (Hattie & Timperley, 2007) ;

    • les interventions d’étayage visant à fournir des aides à l’élève afin qu’il réalise une tâche qu’il ne pourrait pas réaliser seul et à enlever graduellement cette aide jusqu’à ce que l’élève soit autonome (Gauthier, Bissonnette & Richard, 2013).

  1. les silences de l’enseignant pouvant remplir plusieurs fonctions (ex. : fonction psychopédagogique consistant à attendre le calme dans la classe ; fonction didactique consistant à laisser les élèves travailler…) ;

  2. la catégorie « autre fonction », presque voire jamais utilisée, prévue dans la grille si une intervention verbale de l’enseignant ne peut être codée dans aucune des fonctions préétablies dans la grille ;

  3. la catégorie « inaudible », prévue pour coder les interventions verbales de l’enseignant que l’observateur n’entend pas ;

  4. la catégorie « non observé », prévue si jamais l’observateur doit pour une raison ou une autre interrompre son observation directe (ex. : interruption du codage pour échanger avec le maître de stage au sujet de l’évolution du stagiaire). Les interventions des élèves liées au contenu sont également observées. Une attention particulière est portée à la façon dont l’élève qui répond a été désigné (ou non), car la littérature sur l’enseignement efficace a mis en évidence l’importance d’interroger l’ensemble des élèves dans un souci d’équité (Gauthier, Bissonnette et Richard, 2013). Plusieurs catégories sont donc codées pour préciser les types de réponses individuelles suscitées par la (l’absence de) gestion de la participation des élèves de la part de l’enseignant : non désigné (l’élève qui répond n’a pas été désigné, car l’enseignant a posé la question « à la cantonade »), désigné parmi les volontaires (l’élève qui répond a été désigné parmi les volontaires), désigné parmi les non volontaires (l’élève qui répond a été désigné parmi les non-volontaires),…

3.3 Évolutions méthodologiques

3.3.1 Mise en place d’une méthode d’observation directe

Parallèlement à ces évolutions pédagogiques et conceptuelles, des évolutions méthodologiques concernant le type de données à recueillir et à traiter ainsi que des évolutions techniques concernant le « comment y parvenir », ont été mises en place.

Le challenge au coeur de cette évolution consistait à mettre au point une méthode d’observation répondant à trois impératifs. Le premier, relativement classique, concerne le caractère objectif des données d’observation : celles-ci se devaient d’être « objectives » en ce qui concerne les prestations d’enseignement observées de manière à pouvoir être partagées entre les formateurs et les futurs enseignants. Le terme « objectif » est entendu ici au sens « descriptif », c’est-à-dire sans jugement de valeur de la part du chercheur-formateur ayant réalisé les observations. Le deuxième, en lien direct avec la première caractéristique, vise à ce que ces données, et la manière dont elles sont « communiquées » permettent de fournir aux futurs enseignants un feedback immédiat et pertinent basé sur ces données. Finalement, en ce qui concerne les conditions dans lesquelles ces données sont saisies et immédiatement traitées, il s’agit de contourner une caractéristique du processus d’observation des pratiques enseignantes, à savoir son aspect chronophage, puisque l’ensemble de la procédure décrite doit se dérouler en direct, lors de la prestation des futurs enseignants en micro-enseignement (et, par la suite, dans le contexte de leur stage d’enseignement).

Pour surmonter ces défis, il a également été nécessaire de recourir à l’utilisation d’un logiciel professionnel supportant l’observation. L’offre sur le marché étant relativement large, trois logiciels d’annotation vidéo, issus de domaines différents (la psychologie expérimentale, le sport et l’ergonomie) ont été testés et comparés afin de déterminer lesquels, parmi une liste restreinte (The Observer® XT, Studiocode et Captiv) étaient les plus adaptés aux objectifs visés. Suite à cette comparaison, le logiciel The Observer® XT a été retenu pour observer en direct la prestation du futur enseignant en micro-enseignement et discuter avec lui des résultats de l’observation lors de la rétroaction vidéo, car il s’agit du meilleur compromis entre recherche (ex. : possibilités d’analyses avancées telles que calculs de fiabilité inter-juges) et formation (ex. : possibilité de visualiser la vidéo et les résultats de l’observation sur une ligne du temps synchronisée à la vidéo) (Dehon, Bocquillon & Derobertmasure, 2016).

Le modèle opérationnel retenu (à savoir la grille d’observation « MGP », Miroir des Gestes Professionnels, présenté précédemment) a ensuite été décliné en une version « adaptable » à la logique du logiciel d’observation retenu.

3.3.2 Illustration du retour fourni aux étudiants

A titre d’exemple, la figure 2 et le tableau 1 présentent une partie des résultats d’observation obtenus par la future enseignante 10 de l’année 2016-2017 (FE10/16) quelques jours après sa prestation en micro-enseignement, lui fournissant un étai supplémentaire pour analyser sa vidéo en autonomie avant de se rendre à la rétroaction vidéo avec le superviseur. La figure 1 présente la ligne du temps, extraite de logiciel The Observer® XT, permettant à la future enseignante de visualiser l’ensemble des comportements observés (interventions verbales de l’enseignant et interventions verbales des élèves). Ces données sont accompagnées de guides permettant de lire ces données et de s’en servir pour porter un regard réflexif sur ses pratiques (Bocquillon, Derobertmasure & Demeuse, 2016a ; 2016b ; 2016c).

Figure 2

Ligne du temps (extraite du logiciel The Observer® XT) présentant les comportements observés lors du micro-enseignement réalisé par la FE10/16

Ligne du temps (extraite du logiciel The Observer® XT) présentant les comportements observés lors du micro-enseignement réalisé par la FE10/16

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Le tableau 1 permet à la future enseignante d’analyser la durée et la fréquence de ses différents types d’interventions verbales.

Tableau  1

Répartition des interventions verbales de la future enseignante en fonction des différentes catégories (fournie à la FE10/16 après sa prestation en micro-enseignement)

Répartition des interventions verbales de la future enseignante en fonction des différentes catégories (fournie à la FE10/16 après sa prestation en micro-enseignement)

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Ces données d’observation descriptives permettent de rendre visibles certains éléments qui n’apparaissent pas lors d’une observation à l’oeil nu. Elles constituent une ressource supplémentaire permettant au futur enseignant de porter un regard réflexif sur sa pratique.

3.3.3 Méthodologie d’analyse de contenu thématique des traces de réflexivité

Parallèlement à la mise en place de la méthode d’observation directe, la méthode d’analyse de contenu thématique des traces de réflexivité mise en place dans le cadre du dispositif initial (Derobertmasure, 2012) a été poursuivie afin d’étudier l’impact des données d’observation fournies sur les processus réflexifs mobilisés et les objets de la pratique abordés par les futurs enseignants lors de la rétroaction vidéo et de la rédaction de leur rapport réflexif. Concrètement, les propos des futurs enseignants font l’objet d’une analyse de contenu thématique (outillée à l’aide du logiciel NVivo®) consistant à découper le texte en unités de codage sémantiques – c’est-à-dire le « segment de contenu à considérer comme unité de base en vue de la catégorisation et du comptage fréquentiel » (Bardin, 2001, p. 135) – et à relier chacune d’entre elles à une catégorie. L’analyse de contenu est réalisée de manière déductive à l’aide de catégories élaborées à partir de deux modèles : le modèle des 13 processus réflexifs et le modèle de la pratique d’enseignement-apprentissage (Bocquillon, Dehon & Derobertmasure, 2015 ; Bocquillon, Derobertmasure & Dehon, 2017 ; Derobertmasure, 2012). Les processus réflexifs, élaborés sur la base de la littérature (e.g. Sparks Langer et al., 1990 ; Hatton et Smith, 1995 ; Van Manen, 1977), peuvent être de nature à faire un état de la pratique (décrire, pointer ses difficultés…), se positionner par rapport à celle-ci (légitimer, évaluer…) ou s’orienter vers la « prochaine » occasion de pratique (proposer des alternatives…). Les objets de la pratique, opérationnalisés à partir du modèle de la pratique d’enseignement-apprentissage (Bocquillon, Derobertmasure, Artus & Demeuse, 2015) peuvent porter sur les actions (psychopédagogiques et didactiques) de l’enseignant, les actions (liées au contenu ou non) des élèves, les caractéristiques de l’enseignant et des élèves ou encore le contexte dans lequel la leçon s’insère. Ainsi, les futurs enseignants peuvent, par exemple, décrire (processus réflexif) les réponses fournies par les élèves (actions liées au contenu des élèves).

4. Impact du dispositif V2.1 sur les propos réflexifs des futurs enseignants : premiers résultats et illustrations

Les résultats présentés dans cet article sont issus de l’année 2016-2017 et concernent 10 des 11 futurs enseignants de la Faculté de Psychologie et des Sciences de l’Education qui ont participé aux activités de micro-enseignement et de rétroaction vidéo (le onzième ayant refusé que ses vidéos soit utilisée à des fins de formation). Cette cohorte est composée de 9 femmes et un homme.

A travers la démarche liant ce dispositif pédagogique à l’interrogation scientifique visant à l’analyse de celui-ci, l’analyse des rapports réflexifs et des retranscriptions des entretiens de rétroaction mettent en évidence (Bocquillon & Derobertmasure, 2016a ; 2016b) d’intéressantes évolutions dans la manière dont les futurs enseignants s’expriment au sujet de leur pratique. A l’heure d’écrire ces lignes, l’ensemble des données en lien avec ce point n’a pas encore été traité. Aussi, les résultats proposés s’intéresseront à présenter et à illustrer les tendances majeures observées dans les résultats déjà générés.

Les résultats proposés portent ici sur un aspect particulier, à savoir, (a) définir si les étudiants réinvestissent les données d’observation dans le cadre de la rétroaction vidéo et/ou de la rétroaction, (b) caractériser, dans le cas où ce réinvestissement est constaté, la manière dont cette opération est réalisée par les étudiants. Les éléments analysés proviennent des deux « occasions » formalisées dans le cadre du dispositif à l’occasion desquelles des manifestations orales (rétroaction vidéo) et écrites (dossier réflexif) sont produites. Ces éléments constituent les données à partir desquelles la recherche de traces de la mobilisation des données d’observation est réalisée.

D’un point de vue macroscopique, lors des rétroactions, 8 étudiants sur les 10 mobilisent ces données (5 fois de manière proactive, 3 fois suite à une question du superviseur). Dans le cadre du dossier réflexif, un constat généralisé est posé : tous les étudiants recourent à l’utilisation des données « objectivées » leur étant fournies.

Ces utilisations peuvent prendre des formes diverses :

  • l’utilisation des données brutes pour qualifier son action (exemple de la future enseignante 9 dans le cadre de son dossier réflexif) :

  • « A la suite du tableau 9, je constate que seulement 1/5 des réponses que je sollicite ne font l’objet d’aucune désignation. Ce qui est plutôt positif »,

  • l’appropriation, à bon escient, d’un vocabulaire spécifique (exemples de la future enseignante 10 dans le cadre de son rapport réflexif (a) et de la future enseignante 9 dans le cadre de la rétroaction (b)) :

  • « malgré que la question soit élaborée, cela reste une question stéréotypée » ;

  • « Elle est stéréotypée, elle est fermée. Donc j›aurais peut-être dû demander... Comme j›avais fait je pense pour la définition de réflex... Attitude réflexive, où là, j›avais demandé si quelqu›un pouvait m›expliquer avec ses mots » ;

  • voire la création de toute pièce d’une grille permettant de mettre en relation les différents avis des autres étudiants (suite à la séance de micro-enseignement) avec les catégories (fonctions) issues de la grille MGP (tableau 2 issu du rapport réflexif de la future enseignante 10).

Tableau 2

Extrait du rapport réflexif de la future enseignante 10

Extrait du rapport réflexif de la future enseignante 10

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Cette intégration s’est réalisée via les données d’observation que les futurs enseignants ont reçues et/ou les guides permettant d’apprendre à lire ces données et qui donnent du sens à la théorie sur l’enseignement efficace. Les données d’observation « quantitatives » sont ici utilisées pour enrichir la discussion et la coconstruction de savoirs utiles dans le développement professionnel, cette approche dépassant donc la stricte opposition entre approche quantitative et approche qualitative.

Cette utilisation constitue, pour les chercheurs-formateurs, l’un des objectifs de cette évolution du dispositif, à savoir que les futurs enseignants soient capables de mobiliser les concepts théoriques liés à l’efficacité enseignante en s’appropriant réellement les données, voire en s’en détachant et en ne cherchant pas à se conformer à une quelconque attente du chercheur-formateur en utilisant sa grille (risque de désirabilité sociale induit par le double rôle du chercheur-formateur).

Une forme de modelage de l’écriture réflexive a également été constatée. En effet, aucune structure a priori n’étant fournie aux étudiants pour réaliser leur dossier réflexif, ils sont libres d’organiser celui-ci comme ils l’entendent. Dans les nombreuses sources d’informations mises à leur disposition, ils ont accès à un exemple d’écrit réflexif, d’une étudiante nommée Chloé, qui leur est proposé à titre illustratif (dans le cadre de leurs notes de cours). Dans cet exemple, Chloé commence par faire part de ses impressions générales suite à sa leçon, puis structure son écrit réflexif autour des gestes professionnels définis dans la grille MGP et utilise les données d’observation liées à sa pratique.

Dans le cadre des rapports réflexifs remis par les futurs enseignants, 7 dossiers sur 10 reprennent à l’identique cette structure : les gestes professionnels constituent la trame de rédaction de ces dossiers réflexifs. En comparaison, dans le passé, la trame empruntée par les étudiants dans le cadre de cet écrit était strictement chronologique : ils revenaient successivement sur chacune des activités pédagogiques rencontrées en essayant de montrer la manière dont celles-ci les avaient amenés à réfléchir à leur pratique.

5. Discussion

L’évolution apportée au dispositif repose sur les travaux de Fukkink, Trienekens et Kramer (2011) lesquels ont montré, au travers de leur méta-analyse, que la rétroaction vidéo est plus efficace pour susciter des changements professionnels lorsque les échanges entre futur professionnel et formateur sont structurés autour d’une grille d’observation. C’est donc sur cette base et le constat selon lequel les futurs enseignants éprouvent des difficultés à décrire leur pratique que le dispositif a été enrichi en offrant aux futurs enseignants une vision objectivée de leur prestation. Cette information rendue aux étudiants est structurée autour de la notion de « fonction », ce qui permet de dépasser une approche strictement descriptive de la pratique : elle est centrée sur l’objectif supposément poursuivi par l’enseignant lorsqu’il agit.

Face à la lecture et à la compréhension de ces données, les étudiants ne sont pas « laissés à l’abandon ». En effet, dans le cadre des cours à visée théorique, le modèle et son opérationnalisation sont présentés et une exercication à l’interprétation de ces données est organisée. Ces données sont accompagnées de guides permettant de lire ces données et de s’en servir pour porter un regard réflexif sur ses pratiques. Finalement, dans le cadre de la rétroaction vidéo, le superviseur, au besoin, peut travailler à la prise en considération de ces données pour le cas particulier de chacun de ses étudiants.

L’utilisation des données d’observation par les futurs enseignants en amont de la séance de rétroaction leur permet d’arriver à la séance de rétroaction avec certains prérequis, des études antérieures ayant montré que certains futurs enseignants ne disposent pas des prérequis indispensables à l’analyse réflexive telles que la capacité à décrire objectivement sa pratique (Derobertmasure, 2012 ; Derobertmasure, Dehon & Bocquillon, 2016). Le développement de cette compétence liée à la description de la pratique permet au futur enseignant et au chercheur-formateur de gagner du temps (crucial, rappelons-le, dans le cadre de cette formation courte) et de se concentrer sur d’autres niveaux de réflexivité, notamment sur la proposition d’alternatives et la prise en considération, dans les productions orales et écrites, d’un modèle de référence. A ce titre, le dispositif est ici un moyen pour permettre aux futurs enseignants d’incorporer de la « théorie avec un t minuscule » (au sens de Korthagen, 2001), c’est-à-dire de la théorie adaptée aux préoccupations du futur enseignant, via des données d’observation qui ont du sens pour lui, car elles sont directement liées à sa pratique.

Ce type de dispositif où les futurs enseignants ont à leur disposition ce type de données pour structurer leur réflexion peut être interprété en regard du concept de la cognition distribuée (Derobertmasure, 2012). Ainsi, lors de l’analyse autonome de sa vidéo et lors de la rétroaction vidéo avec un chercheur-formateur, le futur enseignant auquel on « additionne » l’environnement (le chercheur-formateur, l’enregistrement vidéo de la prestation et les résultats objectifs fournis suite à l’observation en direct de la prestation) peut être considéré comme un « individu-plus » (Perkins, 1995) possédant des capacités plus larges que s’il était seul (Salomon & Perkins, 1998). L’enregistrement vidéo de la prestation du futur enseignant et les résultats de l’observation de la prestation fournis par un chercheur-formateur constituent des artefacts qui soutiennent la cognition du futur enseignant (Derobertmasure, 2012) et les échanges entre futur enseignant et superviseur.

Conclusion

Dans le modèle belge francophone, la formation initiale des enseignants n’est pas une activité exclusivement réservée à l’université. Celle-ci constitue, pour ce qui concerne les enseignants universitaires, un champ d’application et de recherche. Le formateur universitaire et le chercheur, qui constituent les deux faces de l’activité d’enseignement et de recherche de la même personne, doivent s’y nourrir mutuellement. La recherche, parfois difficile, sur ses propres pratiques de formation, parfois face à un seul étudiant à la fois, permet par exemple au superviseur d’interroger sa posture et le dispositif d’accompagnement. C’est à travers cette situation particulière que les auteurs de cet article, à la fois chercheurs et responsables de formation à des titres divers, ont illustré ce qu’ils considèrent comme une richesse. Ne se contentant pas de se proclamer praticiens réflexifs, ils publient et donc partagent les résultats de leurs études. Celles-ci, en retour, modifient leurs pratiques de formateur. Cette évolution du dispositif repose pleinement sur l’éclairage apporté par les résultats des nombreuses recherches menées par les chercheurs, parfois de manière extrêmement fine, à travers l’observation directe et outillée. Cette approche place les chercheurs parmi les premiers bénéficiaires de leur recherche, étant placés au coeur des améliorations apportées au dispositif au fil du temps.

Cette posture d’enseignant-chercheur, formateur de futurs enseignants, exige un travail minutieux, l’analyse de nombreuses retranscriptions et d’un très grand nombre d’heures d’enregistrement vidéo. Ces traces sont alors rendues publiques à la communauté des chercheurs de l’équipe et permettent, notamment, de réguler certaines pratiques. Elles sont ainsi l’occasion d’échanges et de remises en cause. Ceux-ci sont rendus possibles parce qu’un modèle progressif d’une formation plus efficace s’est construit à la fois entre les chercheurs, mais aussi avec les futurs enseignants dont ils ont la charge, comme formateurs. L’analyse minutieuse des traces, leur codage, y compris par plusieurs observateurs et leur exploitation à travers des outils logiciels, mais qui nécessitent une solide formation, sont le gage d’une certaine forme d’objectivité et de mise à distance. C’est aussi une source inépuisable de travaux de recherche pour les doctorants et les étudiants de master, même si cela impose des précautions éthiques.

L’impératif d’efficience qui sous-tend le travail des formateurs, lié au caractère très bref de la formation, telle qu’elle est actuellement prescrite, a conduit l’équipe à une certaine forme de pragmatisme, mais aussi au développement et à la mise en oeuvre d’un grand souci d’amélioration de la qualité de l’encadrement. Cela passe à la fois par une recherche permanente d’informations dans la littérature de recherche et une volonté de produire et de partager à propos d’une meilleure connaissance de ce qui fonctionne bien ou non dans le dispositif mis en place. Considérant qu’une formation est toujours en évolution et qu’elle ne peut être gouvernée par un modèle dogmatique et fixe, c’est au concept de chaine prototypique de Van der Maren (2005) que les auteurs se réfèrent pour préciser leur démarche. Cela suppose qu’il faut à la fois évaluer sans cesse le fonctionnement actuel et imaginer de nouvelles solutions sur la base des observations locales et des connaissances théoriques ou des expériences d’autres équipes. Ce faisant, les méthodes et les outils sont variés et ne peuvent être aisément positionnés de manière binaire et sclérosante, dans une dichotomie qualitatif/quantitatif. Toutes les techniques d’analyse et d’observation sont choisies en fonction des objectifs poursuivis, en gardant à l’esprit qu’il s’agit d’un travail avec des humains qui, après 300 heures de formation et l’acquisition d’un kit de survie, évolueront sans doute encore durant une trentaine d’années au moins dans le métier.

Si donc l’enseignement est, pour partie, un art, il est aussi, pour partie, une science. La formation initiale des enseignants qui est confiée à l’université se doit de présenter les caractéristiques de ces deux approches. Les auteurs ont choisi ici de présenter la seconde facette, sans pour autant renier la première. Ils réaffirment cependant, comme l’ont fait beaucoup d’autres collègues avant eux, qu’il n’y a pas d’art possible sans un minimum de maîtrise des gestes professionnels.