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Parler de professionnalisation du métier d’enseignant, c’est reconnaître que les enseignants disposent d’une expertise et de compétences spécifiques, d’une responsabilité individuelle et collective et également d’une autonomie professionnelle (Beckers, 2004). Ce processus, qui a été introduit dans les programmes de formation initiale depuis près de 20 ans, remplace ainsi le modèle précédent qui définissait la fonction d’enseignant comme un « maitre instruit ». À cet égard, la professionnalisation, définie depuis quelques années selon une approche par compétences, doit pouvoir se construire progressivement par le biais d’activités interdisciplinaires et de cours spécifiques intégrés aux formations initiale et continuée (Lefeuvre, Garcia & Namolovan, 2009). L’objectif des formations actuelles vise, entre autres, le développement de savoirs professionnels et de composantes identitaires. En ce sens, on s’attend à ce que les futurs enseignants effectuent une réflexion approfondie sur, d’une part, l’identité professionnelle et la déontologie associée à la profession enseignante et, d’autre part, la construction d’un projet professionnel cohérent et évolutif (Maubant & Roger, 2012). Il est, en effet, à présent question que « l’enseignant fasse preuve de réflexivité et de recul face aux situations d’enseignement-apprentissage dans lesquelles il est engagé, afin de ne pas se laisser enfermer dans des recettes ou par un programme mal ou trop défini » (Draelants, Giraldo & Maroy, 2004, p. 166).

En matière de curriculum, le système éducatif belge est assez complexe et cette complexité touche non seulement l’enseignement fondamental et secondaire, mais également l’enseignement supérieur. En effet, malgré une volonté affichée par les pouvoirs publics de rapprocher les différents réseaux d’enseignement afin que les enseignants se réfèrent à des modèles communs, force est de remarquer que la formation des apprenants, mais également celle des enseignants reste sujette à de nombreuses différences en fonction des réseaux auxquelles les institutions d’enseignement sont rattachées. Sous couvert de documents-cadres (c.-à-d. le Décret Mission, 1997), la rédaction des programmes d’études, qui servent à préciser les contenus (savoirs, savoir-faire, savoir-être et compétences) qui devront être vus tout au long de la scolarité, est à la charge des différents réseaux d’enseignement. La multiplication des réseaux conduit alors de fait à la multiplication des programmes d’études. Les (futurs) enseignants sont alors aux prises avec deux difficultés majeures. D’une part, ils doivent gérer une quantité importante de programmes d’études (surtout si, comme cela est souvent le cas en début de carrière, ils sont amenés à exercer dans des écoles dépendantes de réseaux différents) (Dumay, 2014) ; d’autre part, ils sont confrontés à une diversité importante à l’intérieur même des programmes d’études puisque ces derniers manquent de cohérence interne (Duroisin, Soetewey & Demeuse, 2013). Dans un tel contexte, on peut légitimement s’interroger sur les besoins d’autonomie et de compétence des enseignants lorsque ceux-ci doivent, par exemple, concevoir leurs séquences d’enseignement-apprentissage en phase avec le curriculum prescrit. Le défi est donc de taille : il s’agit de dépasser la pluralité des programmes d’études pour que les enseignants belges francophones parviennent à développer des savoirs professionnels visant l’autoefficacité et le bien-être au travail.

Après avoir, d’une part, posé l’hypothèse de départ et, d’autre part, présenté les données convoquées dans le cadre de cet article, les auteurs décrivent la particularité et la complexité du système éducatif belge francophone (en ce compris les spécificités inhérentes au curriculum prescrit), ils effectuent ensuite un descriptif de la formation initiale (actuelle et future) des enseignants. Par la suite, ils présentent le concept de développement professionnel à la lumière des théories de l’autodétermination et proposent une analyse des besoins psychologiques contribuant au développement des savoirs professionnels d’enseignants au regard de la complexité des programmes d’études. In fine, ils avancent des pistes pour favoriser l’autodétermination et le bien-être chez les enseignants.

Hypothèse et méthodologie

L’hypothèse ici soutenue est donc que les (futurs) enseignants ont des difficultés à satisfaire leur besoin d’autonomie, notamment dans l’élaboration de séquences d’enseignement-apprentissage puisque le contexte belge francophone actuel auquel ils sont confrontés influence négativement leur développement professionnel. Les données présentées et discutées dans cet article permettent de statuer sur cette hypothèse. Ces données proviennent d’une recherche menée durant trois années sur l’évaluation de la situation de l’enseignement des sciences dans les 2e et 3e degrés de l’enseignement secondaire du réseau organisé par la Fédération Wallonie-Bruxelles.

Ce travail de recherche comportait trois phases. Une première phase a permis d’évaluer la qualité du curriculum prescrit à travers l’analyse de contenu des programmes d’études. Ce travail d’analyse du curriculum prescrit a nécessité une revue de la littérature, une synthèse de celle-ci et une sélection de modèles théoriques dans lesquels ancrer le travail de recherche (résultat de la revue de la littérature, voir Duroisin et al., 2013). La deuxième phase a consisté à corroborer l’analyse des documents « programmes » en impliquant un certain nombre d’enseignants et de concepteurs de programmes d’études. Dans le cadre de cette deuxième phase, des entretiens ont été menés auprès d’un échantillon de convenance de 23 enseignants du secondaire des degrés 2 et 3 (grades 9 à 12) du réseau d’enseignement organisé par la Fédération Wallonie-Bruxelles (Duroisin & Soetewey, 2011). Ces enseignants ont été interrogés pour mieux comprendre certains problèmes de conception du programme à travers la perception et les difficultés des principaux usagers. Les données recueillies auprès de cet échantillon de convenance ne permettent pas d’estimer l’ampleur de chaque problématique, mais de réaliser un inventaire aussi exhaustif que possible des problèmes rapportés par les enseignants, en regard de l’analyse des programmes qui a été menée par les chercheurs (l’échantillon constitué a permis de s’assurer d’une représentation maximisée des différentes filières d’enseignement et d’une diversité géographique). Les enseignants ont été soumis à un entretien selon un canevas en entonnoir et ont, durant cet entretien, également complété un questionnaire. L’analyse qualitative des informations recueillies a été réalisée à l’aide du logiciel NVivo9. La troisième phase a consisté à mettre en évidence les points d’amélioration du curriculum prescrit, tant du point de vue de la forme que de celui du contenu. Durant plusieurs années, les chercheurs ont ainsi analysé les programmes sous plusieurs angles : la forme, la couverture des contenus (en termes d’apprentissages), la cohérence de leur articulation et de leur progression (Soetewey & Duroisin, 2012 ; Demeuse et al., 2012), les finalités, la terminologie utilisée (Duroisin & Soetewey, 2012), l’orientation pédagogique (Soetewey et al., à paraître), la didactique (Soetewey et coll., 2013), la cohérence avec le développement psychocognitif des apprenants (Duroisin et al., 2013), la participation des acteurs de l’éducation à la conception.

Le système éducatif belge francophone : entre particularité et complexité

Le système éducatif belge présente une situation particulière. Il comporte, à la fois, trois systèmes extrêmement autonomes (il n’existe pas, concernant le curriculum, d’autorité commune à ces trois systèmes, ni même de lieu permanent de concertation entre eux) et, à l’intérieur de ceux-ci, un grand nombre de structures publiques et privées subventionnées qui possèdent de très larges marges de manoeuvre, y compris pour la définition des programmes d’études.

L’article 24 de la Constitution belge (1831) garantit la liberté d’enseignement. Celle-ci est laissée à chaque réseau, c’est-à-dire, des « fédérations de pouvoirs organisateurs construits sur des clivages philosophiques » (Maroy & Cattonar, 2002, p. 8). La Loi du « Pacte scolaire » (1959) a permis de préciser cette notion de liberté d’enseignement à travers celle de « libre choix de l’école par les parents » et celle de « liberté pédagogique » tout en permettant la définition de deux grands ensembles : les réseaux officiels et les réseaux libres subventionnés. Chacun de ces réseaux comprend des pouvoirs organisateurs différents, véritables autorités exerçant la responsabilité concrète d’organiser l’enseignement dans une ou plusieurs écoles. Ainsi, pour les réseaux officiels, le pouvoir organisateur est toujours une personne de droit public. L’organisation de l’enseignement dit « officiel » est réalisée par le réseau de la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB) ou par le réseau des villes et des provinces. Pour les réseaux libres subventionnés, le pouvoir organisateur est une personne de droit privé et l’organisation de l’enseignement dit « libre » est constituée d’un réseau confessionnel (majoritairement catholique) et d’un réseau non confessionnel. Ce dernier est constitué d’écoles définissant leurs projets éducatifs et pédagogiques sur d’autres bases que les bases religieuses (pédagogies principalement actives, se référant à des penseurs tels que Decroly, Freinet…). Pour l’enseignement subventionné, le législateur a prévu un ensemble de référentiels communs à tous les réseaux sous la forme de documents-cadres (c.-à-d. Décret Missions, 1997 ; Socle de compétences, 1999).

Une pluralité des programmes d’études belges

En Belgique, la rédaction des programmes d’études, c’est-à-dire d’une partie du curriculum prescrit, est donc confiée aux différents réseaux d’enseignement. Ces programmes précisent, entre autres, les finalités et valeurs, les objectifs, les méthodes pédagogiques, les matériels, les procédés d’évaluation pour mesurer l’atteinte des objectifs, etc. dérivés des projets éducatifs et pédagogiques propres également à chacun des réseaux d’enseignement (Demeuse & Strauven, 2013).

Selon l’article 5, 15° du Décret Missions du 24 juillet 1997 (Communauté française de Belgique, 1997), qui cadre tout l’enseignement obligatoire en Belgique francophone, un programme d’études est « un référentiel de situations d’apprentissage, de contenus d’apprentissage, obligatoires ou facultatifs, et d’orientations méthodologiques qu’un pouvoir organisateur définit afin d’atteindre les compétences fixées par le gouvernement pour une année, un degré ou un cycle ». Pour rédiger leurs programmes d’études, les pouvoirs organisateurs (réseaux d’enseignement) doivent prendre en considération des documents-cadres (tels que le Décret missions) et veiller à atteindre les exigences prescrites dans les Socles de compétences, au terme du premier degré de l’enseignement secondaire (grades 8), et dans les référentiels terminaux, au terme des 2e et 3e degrés de l’enseignement secondaire (grades 9 à 12).

Ainsi, le réseau de la Fédération Wallonie-Bruxelles dispose des programmes qu’il définit, le réseau des villes et des provinces se rapporte aux programmes des Provinces et Communes et les réseaux libres appliquent leurs propres programmes. Concrètement, dans une année d’étude donnée (dans une filière identique, de même forme et d’option), le contenu du cours est fixé par des programmes différents, puisqu’ils sont rédigés de façon autonome par chaque réseau, bien que ces rédactions soient effectuées dans le respect d’un référentiel commun.

Le principe de liberté d’enseignement conduit ainsi inévitablement à une pluralité dans l’approche des thèmes prescrits et, en conséquence, aboutit à une grande diversité des programmes d’études. En effet, puisque chacun des réseaux rédige ses propres programmes pour chaque niveau d’enseignement (enseignement maternel, enseignement primaire, enseignement secondaire de transition, enseignement secondaire de qualification et enseignement secondaire professionnel) et les différentes disciplines (mathématiques, français, sciences, géographie, éducation physique…), le nombre de programmes d’études disponibles et utilisés pour l’enseignement obligatoire est très important (en sciences par exemple, le réseau officiel a rédigé pas moins de 13 programmes d’études pour les quatre dernières années de l’enseignement secondaire). Le découpage des disciplines peut lui aussi varier d’un réseau à l’autre (c.-à-d., un cours d’histoire et un cours de géographie distinct dans l’enseignement officiel pour le premier degré de l’enseignement secondaire, mais un seul cours d’étude du milieu pour l’enseignement libre catholique), ce qui laisse également entrevoir les différences entre programmes d’études d’un réseau à un autre.

Au-delà du problème général qui vient d’être évoqué, l’analyse sémantique des référentiels et des programmes de cours en sciences, effectuée à l’occasion de recherches antérieures (Duroisin, Soetewey & Demeuse 2012 ; Duroisin, 2015), met en évidence des incohérences dans l’usage même de la notion de compétence, confondant, à l’intérieur même des programmes d’études les termes de « savoir », de « savoir-faire » et de « compétence » de degrés divers de complexité. Pour exemples, dans le référentiel de compétences terminales et savoirs requis en sciences pour les humanités générales et technologiques, les éléments mentionnés dans le Tableau 1 présenté ci-dessous sont appelés « compétences spécifiques ».

Tableau 1

Compétences spécifiques issues du référentiel de compétences terminales et savoirs requis en sciences pour les humanités générales et technologiques

Compétences spécifiques issues du référentiel de compétences terminales et savoirs requis en sciences pour les humanités générales et technologiques

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On remarque que des éléments repris ici sous l’appellation de compétences spécifiques n’en sont pas pour autant. En effet, les notions « Utiliser une clé dichotomique », « Représenter dans le plan une molécule d’hydrocarbure saturée » et « Utiliser un multimètre » s’apparentent plutôt à des savoir-faire qu’à des compétences. De même, il parait évident que « Connaitre les principes de fonctionnement du corps humain » et « Savoir que la croissance, l’émotivité, les cycles sexuels sont sous la dépendance d’hormones » sont des savoirs. Un autre exemple, plus surprenant encore, est présenté dans le Tableau 2.

Tableau 2

Compétence mise en oeuvre issue du programme d’études du cours de sciences du 3e degré de l’enseignement secondaire ordinaire de plein exercice, enseignement technique de qualification (5TQ) (ministère de la Communauté française, 2002, p. 50)

Compétence mise en oeuvre issue du programme d’études du cours de sciences du 3e degré de l’enseignement secondaire ordinaire de plein exercice, enseignement technique de qualification (5TQ) (ministère de la Communauté française, 2002, p. 50)

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Cet intitulé est qualifié de « compétence » dans le programme d’études du cours de sciences du 3e degré de l’enseignement secondaire ordinaire de plein exercice, enseignement technique de qualification à l’intérieur du module consacré à la reproduction chez l’homme. Si sa lecture permet de nouveau de se questionner sur le concept même de compétence, elle permet également — et surtout — de s’interroger sur le type d’évaluation qui sera utilisé par l’enseignant qui essayerait de vérifier la maitrise effective de cette compétence par ses élèves (Duroisin et al., 2012).

Si, comme cela vient d’être démontré, des incohérences en termes de contenus peuvent être mises en avant dans les programmes d’études, d’autres analyses (Duroisin et al., 2013) portant sur la forme de ces mêmes documents ont également permis de mettre en exergue des différences de présentation importantes, et ce, lorsque le programme d’études concerne une même discipline. Cela complexifie encore un peu plus le travail de l’enseignant qui, en plus de composer avec des documents présentant des incohérences sur le fond, se distingue également sur la forme. On peut alors se demander si les enseignants sont préparés lors de la formation initiale à cette complexité des programmes d’études.

Des formations initiales en voie d’homogénéisation

Depuis le milieu des années 90’, les mesures règlementaires et législatives prises (cf. notamment le Décret Mission) tendent à rapprocher la situation des réseaux libres subventionnés de celle du réseau officiel de la Fédération Wallonie-Bruxelles (anciennement nommé le réseau de la Communauté française). La formation initiale et continuée des enseignants a été réformée, au début des années 2000, en ce sens (Maroy & Dupriez, 2000). Portant sur les finalités et le contenu de la formation initiale, cette réforme visait, d’une part, à transformer les compétences et les pratiques des enseignants dans le but de concrétiser les réformes du système éducatif supportées par les documents-cadres (c.-à-d. travailler en termes de compétence). D’autre part, cette réforme se voulait être une politique de « professionnalisation » des enseignants cherchant à revaloriser la formation initiale tout en leur permettant de se construire une identité professionnelle forte et socialement reconnue (ministère de la Communauté française, 2001, p.5). Est donc ici visée l’adoption d’un nouveau modèle de professionnalité, définissant l’enseignant comme un « professionnel praticien réflexif » (Schön, 1994) (c’est-à-dire, un enseignant centré sur le processus d’apprentissage des élèves), mettant fin au modèle traditionnel de référence, celui du maitre instruit (en d’autres termes, un enseignant centré sur les savoirs à transmettre) (Maroy & Cattonar, 2002). Si, comme cela vient d’être indiqué, la formation enseignante fait l’objet, depuis plusieurs années, de réformes permettant d’uniformiser les pratiques des enseignants dans les différents réseaux d’enseignement (cf. la mise en oeuvre des treize compétences), il reste que les Hautes écoles (dispensant — à l’heure actuelle[1] — une formation de trois années pour les enseignants de la maternelle, du primaire et du secondaire inférieur) et Universités (pour les enseignants du secondaire supérieur moyennant l’obtention de l’agrégation) basent leurs enseignements sur l’appropriation de programmes d’études définis par un réseau en particulier. Ce qui signifie qu’un enseignant issu d’une haute école faisant partie d’un réseau d’enseignement particulier aura, pendant la durée de son cursus scolaire, été confronté aux programmes d’études établis par son propre réseau d’enseignement, sans forcément avoir de connaissances des autres programmes d’études qui existent.

Cependant, dès l’octroi du diplôme, il pourrait enseigner dans un autre réseau d’enseignement, le laissant alors seul face à des documents parfois peu cohérents et assez imprécis, auxquels il n’aura pas été formé. Un tel contexte conduit à se demander si les enseignants belges francophones parviennent à développer des savoirs professionnels visant l’efficacité et le sentiment de compétence au travail tout en restant motivés et persévérants malgré la complexité d’un système qui conduit à une pluralité des programmes d’études. En d’autres termes, l’objectif de ce texte est d’établir un certain nombre de liens entre des théories portant sur l’autodétermination et le développement de savoirs professionnels favorisant le bien-être au travail. Il constitue ainsi une analyse théorique basée sur les résultats de recherches portant sur le curriculum prescrit (constitué de l’ensemble des textes légaux ou officiels) et implanté (c’est-à-dire, la manière dont les professionnels de l’éducation traduisent et transposent le curriculum prescrit pour le mettre en oeuvre) en Belgique francophone (Duroisin et al., 2013).

Le développement professionnel au regard du concept d’autodétermination

La complexité de la profession enseignante a été fort documentée au fil des années (Tardif & Lessard, 1999 ; Lantheaume & Hélou, 2008 ; Mukamurera, Portelance & Martineau, 2014 ; Tardif, 2013) et le rôle joué par les institutions caractérisées par une crise profonde, y contribue grandement (Dubet, 2002 ; Martineau & Presseau, 2012). En effet, cette crise des institutions n’est pas sans conséquence sur l’éducation puisqu’à sa source, une crise du sens émerge, ce qui confronte l’individu « à un double problème de distance : face à lui-même et à son intériorité et face à autrui et aux relations interpersonnelles. […] Cela s’expliquerait par la pression de plus en plus grande à la réussite, à la performance et par la perte des repères tant traditionnels que familiaux ou culturels » (Martineau & Presseau, 2012, p. 59). Face aux attentes de plus en plus grandes de la société, l’enseignant est seul devant des incohérences systémiques avec lesquelles il doit conjuguer et qui ont un lien, entre autres, avec les programmes de formations universitaires, les programmes d’études, l’approche par compétence préconisée, les difficultés relatives à l’insertion professionnelle et aux premières années dans la profession (Tardif, 2013). Ainsi, la formation des enseignants ne semble pas suffisante pour les préparer à intégrer le marché du travail (Karsenti et al., 2015) et l’organisation de leur travail ne leur permet pas souvent de se sentir compétents, surtout en début de carrière (Martineau & Presseau, 2003 ; Tardif & Lessard, 1999). Dans ce contexte, il est difficile pour les enseignants novices d’évoluer positivement dans leur milieu de travail, d’être motivés et résilients, face aux difficultés qui se dressent comme un obstacle à leur développement professionnel. Il en est de même pour les enseignants d’expérience qui ressentent « l’usure morale et le sentiment d’échec engendrés par les tensions du métier, l’emprise du travail dans la vie personnelle, la difficulté dans certains milieux à mobiliser les ressources nécessaires pour aider les enseignants novices à bien intégrer les programmes et à intervenir adéquatement auprès d’élèves en difficulté, le sentiment d’être dépassés par les changements incessants » (Goyette, 2014). Or, devant ce constat, il semble opportun de dresser un portrait des concepts de développement professionnel et d’autodétermination qui serviront d’angle d’analyse de la problématique présentée, pour tenter de comprendre ce phénomène.

Le développement professionnel

Le concept de développement professionnel revêt un caractère polysémique, tant en ce qui a trait aux définitions qu’aux cadres de références (Lefeuvre, Garcia & Namolovan, 2009). Cependant, deux perspectives de recherche permettent de considérer ce dernier sous des angles différents, soit la perspective développementale et la perspective professionnalisante (Uwamariya & Mukamurera, 2005). Au regard de ces deux perspectives, Mukamurera (2014) définit le développement professionnel comme « un processus graduel d’acquisition et de transformation des compétences et composantes identitaires conduisant progressivement les individus et les collectivités à améliorer, enrichir et à actualiser leurs pratiques, à agir avec efficacité et efficience dans les différents rôles et responsabilités professionnelles qui les incombent, à atteindre un nouveau degré de compréhension de leur travail et à s’y sentir à l’aise » (p. 12). L’auteure distingue six dimensions complémentaires du développement professionnel : personnelle (aspects psychologiques, affectifs et identitaires), pédagogique et didactique (acte d’enseigner et habilités pédagogiques), disciplinaire (savoirs à enseigner), critique (habilités réflexives et prise de conscience des enjeux), collective (habiletés collaboratives) ainsi qu’organisationnelles et institutionnelles (rôles et tâches de l’enseignant). Ces dimensions se construisent perpétuellement au cours d’un long processus qui se répartit en trois phases distinctes : la formation initiale, l’insertion professionnelle et la formation continue.

L’étude du développement professionnel se base sur deux types d’indicateurs conceptuels qui sont les savoirs professionnels visant l’efficacité au travail et les composantes identitaires qui considèrent trois éléments interdépendants, soit le sujet, ses actions et l’environnement (Lefeuvre et al., 2010). Le premier indicateur s’intéresse aux savoirs construits par le sujet et par le collectif de professionnels : « ces savoirs ont pour fonction commune d’aider l’acteur à mieux maîtriser les situations professionnelles qu’il est amené à rencontrer (situations familières et/ou nouvelles) » (p. 290). Pour sa part, le deuxième indicateur explore les dimensions subjectives et personnelles du sujet et la dimension collective qui sont illustrées par des « modèles sociologiques d’analyse du développement professionnel éclairant le concept d’identité professionnelle » (p. 297). En se penchant plus particulièrement sur le premier indicateur, on se rend compte que l’apprenant que constitue l’enseignant construit ses savoirs professionnels en fonction de plusieurs éléments, pour ne nommer que les représentations, les conceptualisations liées à l’activité, les connaissances associées à la maitrise d’artefacts et d’outils ainsi que le sentiment d’auto-efficacité, la motivation et l’estime de soi (idem, 2010). Si l’on s’attarde spécifiquement sur le concept de motivation, qui s’inscrit dans la dimension personnelle de l’individu selon Mukamurera (2014), on peut se demander en quoi il intervient dans le développement professionnel de l’enseignant. Sachant que la santé psychologique au travail et la résilience dépendent en grande partie de plusieurs facteurs, dont la motivation et le plaisir au travail qui sont interreliés (Leroux, 2010 ; Théorêt & Leroux, 2014), la partie qui suit aborde dans un premier temps ces facteurs d’un point de vue théorique. Dans un second temps, ce phénomène est exploré à travers la théorie de l’autodétermination (Deci & Ryan, 2000 ; Deci & Ryan, 2008 ; Forest, Dagenais-Desmarais, Crevier-Brand, Bergeron & Girouard, 2010).

La motivation

La recherche sur la motivation est orientée principalement sur « les conditions et les processus qui favorisent la persistance, le rendement, le développement sain et le dynamisme dans les activités que poursuivent les individus » (Deci & Ryan, 2008, p. 24). Ainsi, lorsque dans un environnement social, les trois besoins psychologiques sont comblés, cela permet « de stimuler le dynamisme interne des personnes, d’optimiser leur motivation et de porter à leur maximum les résultats sur les plans psychologiques, du développement personnel et des comportements » (Ryan & Deci, 2008, p. 25). À cet effet, trois types de motivation incitent les individus à penser, passer à l’action et évoluer (Ibid, 2008). Il s’agit de la motivation intrinsèque, la motivation extrinsèque et l’amotivation.

Selon Deci et Ryan (2000 ; 2008), la motivation intrinsèque se distingue par le fait que l’individu entreprend une activité par plaisir et par intérêt. Cette motivation est autonome puisque l’individu ressent un sentiment de libre choix, ce qui amène une régulation interne et est stimulé par un besoin d’autonomie satisfait. De son côté, la motivation extrinsèque se constate quand l’individu entreprend une activité en fonction d’une conséquence extérieure. Elle est parfois de nature contrôlée puisque la motivation est animée par des pressions et des exigences extérieures. Elle se régule en fonction de trois types d’intériorisation associés au facteur externe (Introjection, Identification ou intégration). Enfin, l’amotivation se décrit par le manque de motivation, l’absence de régulation ainsi que le non-engagement du sujet quant à son environnement.

En s’inspirant du modèle de Deci et Ryan (2000), Forest et Mageau (2008) distinguent deux types de motivation (autonome et contrôlée) en milieu de travail qu’ils subdivisent en quatre. D’un côté, la motivation autonome est composée de la motivation intrinsèque (plaisir face à la tâche) et identifiée (le sens donné à la tâche). La motivation autonome oriente les actions de l’individu pour augmenter son bien-être. Dans cette situation, les conséquences reliées à ses actions sont presque toujours positives. De l’autre côté, la motivation contrôlée se distingue par la motivation extrinsèque (fonction économique, agir par conformité) et introjectée (engagement de l’égo et de valeurs personnelles liées à la performance malsaine). Dans ce cas, les actions sont orientées vers des facteurs externes (argent, récompenses sociales, besoin de prouver sa valeur) qui amènent des conséquences plus ou moins positives puisque les besoins psychologiques sont souvent frustrés.

Au regard de ce qui précède, la théorie de l’autodétermination soutient que « l’individu est naturellement porté à être actif, motivé, curieux et qu’il désire vivement réussir, étant donné que la réussite est en elle-même fort gratifiante » (Deci & Ryan, 2008, p. 25). Toutefois, pour y arriver, les environnements de travail doivent tenter de satisfaire les besoins psychologiques fondamentaux en exerçant un soutien à l’autonomie (Forest & Mageau, 2008) puisque la satisfaction de ce besoin est la clé de voute pour combler les deux autres. En ce sens, les milieux de travail doivent mettre en place des dispositifs favorisant le soutien à l’autonomie en fournissant aux individus les ressources nécessaires à l’accomplissement de leur travail et au développement de compétences spécifiques, ce qui aura un effet sur leur sentiment de compétence et d’efficacité. En contexte d’enseignement, le soutien à l’autonomie permettra aux enseignants d’adopter un style pédagogique favorisant la motivation intrinsèque chez leurs élèves et la satisfaction de leurs besoins fondamentaux (Reeve & Su, 2014). Dans le cas contraire, les pressions environnementales auxquelles ils sont confrontés les amèneront à adopter un style contrôlant, qui frustrera davantage les besoins fondamentaux des élèves et qui conduira certains d’entre eux à développer une motivation extrinsèque envers le cours (idem, 2014).

La théorie de l’autodétermination

Quelle que soit la profession exercée, le développement professionnel permet à l’individu de construire des compétences et des habiletés qui lui donnent un statut. Pour ce qui est des enseignants, Mukamurera (2014) a décortiqué six dimensions sur lesquelles l’individu doit se pencher pour se transformer et acquérir l’expérience nécessaire pour se développer professionnellement. Cependant, le contexte complexe dans lequel il évolue constitue parfois un obstacle à ce développement, qui peut parfois le mener vers un mal être au travail et générer des problèmes psychologiques (Goyette, 2014 ; Lantheaume & Hélou, 2008). Mondialement et toutes professions confondues, la dépression est la deuxième source d’invalidité derrière les troubles cardiaques (Forest et al., 2010). Toutefois, Keyes (2007) démontre que 17% de la population est épanouie psychologiquement, ce qui a des effets positifs dans leur milieu de travail (moins d’absentéisme, plus de résilience, plus de performance au travail). Ces individus ont en commun la satisfaction de trois besoins psychologiques fondamentaux qui stimulent leur motivation et génèrent du bien-être (Deci et Ryan, 2000 ; Forest et Mageau, 2008). Ces éléments font appel à la théorie de l’autodétermination (Deci & Ryan, 2000) qui se définit comme « a macro-theory of human motivation, emotion, and development that takes interest in factors that either facilitate or forestall the assimilative and growth-oriented processes in people » (Niemiec & Ryan, 2009, p. 134). Cette motivation prend sa source à travers la satisfaction (ou la frustration) de besoins psychologiques innés et universels (Forest, 2016 ; Forest & Mageau, 2008).

Les trois besoins psychologiques

Pour bien évoluer dans plusieurs situations de la vie, dont le travail, trois besoins psychologiques doivent être satisfaits pour que l’individu développe une bonne santé mentale et du bien-être (Forest et al., 2010). Ces besoins sont l’autonomie, la compétence et l’affiliation sociale (Deci & Ryan, 2000 ; Deci & Ryan, 2008 ; Forest & Mageau, 2008 ; Vansteenkiste, Lens & Deci, 2006). Premièrement, le besoin d’autonomie permet à l’individu de se sentir authentique et libre de ses choix. Deuxièmement, le besoin de compétence fait ressentir à ce dernier le sentiment d’accomplissement en étant efficace et performant dans le cadre de ses fonctions. Enfin, le besoin d’affiliation sociale s’explique par le fait que l’individu se retrouve dans un milieu de travail sain et productif où l’on construit des contacts sociaux enrichissants et un fort sentiment d’appartenance (Forest & Mageau, 2008 ; Niemiec & Ryan, 2009). Selon Forest et al. (2010), on relève plusieurs conséquences favorables lorsque ces besoins sont comblés, notamment l’émergence d’émotions positives et d’une énergie accrue, une meilleure performance ainsi qu’un plus grand engagement dans le milieu de travail. En contrepartie, si les besoins sont frustrés, cela amène de l’absentéisme, des problèmes physiques, de l’épuisement ainsi que des émotions négatives. Puis, en contexte de travail, trois sources permettent de satisfaire les besoins de l’individu : 1) la rémunération, 2) l’organisation du travail et 3) le soutien de l’environnement à la satisfaction des besoins psychologiques dans les relations hiérarchiques (Forest & Mageau, 2008 ; Forest et al., 2010). Pour ce qui est des enseignants, la satisfaction de ces besoins dépend grandement de l’environnement socio-culturel dans lequel se retrouve l’école dans laquelle il exerce son travail et du contexte spécifique de ses groupes d’élèves (Reeve & Su, 2014). De plus, « la satisfaction des trois besoins psychologiques est un mécanisme important pour expliquer comment se développe et se maintient la motivation. Il s’agit en quelque sorte de la “courroie de transmission” entre les sources de satisfaction des trois besoins et les types de motivation qui se développeront » (Forest & Mageau, 2008, p. 34). En considérant le contexte spécifique de la complexité liée à la pluralité des programmes d’études en Belgique, la partie suivante présentera une analyse de cette situation avec les concepts de développement professionnel et d’autodétermination.

Analyse des besoins psychologiques contribuant au développement des savoirs professionnels d’enseignants au regard de la complexité des programmes d’études

Le développement des savoirs professionnels visant l’efficacité (Lefeuvre et al., 2010) et le sentiment de compétence des enseignants en contexte de travail peut s’analyser en vertu des trois besoins psychologiques constituant des indicateurs qui, liés à une situation familière ou nouvelle, permettent de la comprendre davantage. Ainsi, la situation complexe des programmes d’études belges peut affecter considérablement la satisfaction de ces besoins et ainsi influencer les représentations de la profession et la motivation à la tâche de certains enseignants. Afin d’illustrer le phénomène, les résultats de l’étude de Duroisin et al. (2013) permettent de fournir des pistes de réponses susceptibles d’apporter un certain éclairage au regard des besoins d’autonomie et de compétence liés à la théorie de l’autodétermination.

Le besoin d’autonomie des enseignants face aux programmes d’études : situation paradoxale

Depuis plusieurs années, au travers de mesures politiques et de discours scientifiques, il est question de redéfinir la professionnalité enseignante. L’objectif est que l’enseignant devienne un professionnel praticien réflexif (Schön, 1994). Cattonar (2012) indique, à ce sujet, que les pouvoirs publics en Belgique francophone mettent « l’accent sur les “compétences professionnelles” des enseignants qu’ils cherchent à améliorer en renouvelant leur formation, ainsi que sur une certaine forme d’autonomie qu’ils encouragent à travers la valorisation d’une pratique réflexive » (p. 516). S’il apparait qu’une certaine latitude est laissée aux enseignants afin de développer leur expertise et leur réflexion par rapport à leurs propres pratiques ; il convient cependant de rappeler qu’un certain nombre de mesures (la diffusion des batteries d’épreuves étalonnées, les recours des « usagers » contre les décisions des conseils de classe, les épreuves standardisées, etc.) balisent avec soin les limites de l’autonomie de ces mêmes enseignants (Maroy & Cattonar, 2002). Une situation paradoxale qui se pose également lorsque les enseignants doivent composer avec les programmes d’études. En s’appuyant sur la définition de Forest et coll. (2010) sur ce qu’est le besoin psychologique d’autonomie, cela va plus loin que la pratique réflexive, qui constitue un moyen de développement professionnel. Il s’agit ici que l’individu se sente libre de ses actions qui vont en cohérence avec ses valeurs profondes. Il semble donc que la situation avec laquelle ils doivent composer en ce qui a trait aux programmes d’études leur permet peu de satisfaire leur besoin d’autonomie dans le contexte de leur travail puisqu’ils sont aux prises avec un manque de cohérence entre les programmes multiples sur lesquels ils doivent s’appuyer pour définir leurs séquences d’enseignement-apprentissage et la diversité des contenus, ce qui alimente un dilemme pédagogique nourrissant le sentiment d’être inefficaces et incompétents au travail.

À titre d’exemple pour appuyer cette affirmation, soulignons que d’autres recherches ont permis de démontrer que les programmes d’études de géographie (Duroisin, 2015) et de mathématiques (Duroisin & Demeuse, 2016) comportaient un certain nombre d’intitulés fort imprécis, qui conduisaient à des opérationnalisations multiples de la part des enseignants. Cet élément constitue une difficulté à laquelle sont confrontés les enseignants lorsque ceux-ci doivent préparer leur cours et enseigner des contenus prescrits aussi flous qu’imprécis. En effet, le manque de précision dans la rédaction des intitulés et/ou le manque d’illustrations de ceux-ci peut rendre ardue la tâche de l’enseignant et la dérive curriculaire, en fonction du niveau des élèves, fort importante. Difficulté encore plus importante pour les enseignants du secondaire qui ne disposent pas forcément de la formation initiale adéquate (Communauté française, 2014), et donc du titre requis, pour enseigner les contenus-matières prévus dans les programmes d’études.

Néanmoins, en interrogeant les enseignants sur le type de programmes d’études désiré pour leur permettre de concevoir leurs cours et dispenser leurs enseignements, il ressort des entretiens menés par Duroisin et Soetewey (2011), deux types de discours. D’un côté, les enseignants font part de leur volonté exacerbée d’avoir à disposition des programmes d’études moins spécifiques, leur laissant ainsi une large marge de manoeuvre pour définir par eux-mêmes les contenus d’enseignement-apprentissage à faire acquérir aux élèves ainsi que la méthodologie à employer pour y parvenir. D’un autre côté, des enseignants explicitent le besoin de compter sur des programmes d’études plus cadrés, allant jusqu’à plaider pour un programme sous la forme d’un manuel. Les desiderata énoncés par les enseignants concernant les types de programmes renvoient inévitablement à des acceptions différentes qui interviennent dans leur sentiment lié au besoin d’autonomie. Les programmes d’études constituent pour certains enseignants interrogés une contrainte quant à leur liberté professionnelle, tandis que d’autres ressentent vis-à-vis de ces derniers un sentiment de sécurité puisqu’ils ne sont pas laissés à eux-mêmes. Ceci peut être expliqué au regard de la situation complexe à laquelle ils sont confrontés au quotidien, malgré eux. Étant donné, d’une part, la multiplicité des programmes (auxquels, rappelons-le, les enseignants ne sont pas nécessairement formés), les approximations des intitulés (qui ne permettent pas de savoir ce qui est réellement attendu et ce qui doit absolument être réalisé en classe) et, d’autre part, les inspections réalisées sur le terrain dans le but, notamment, de s’assurer de l’adéquation entre les pratiques prescrites dans les curricula ainsi que les pratiques effectives des enseignants, on peut comprendre la position de certains enseignants qui, perdus, préfèrent alors reposer leurs pratiques sur des programmes qui prennent la forme de manuels didactiques, pédagogiques et méthodologiques.

En connaissance de cause, on peut émettre l’hypothèse que les enseignants, quelle que soit la situation, auront de la difficulté à satisfaire leur besoin d’autonomie puisque plusieurs éléments extérieurs interviennent négativement dans le processus de développement professionnel. La théorie de l’autodétermination fait ressortir l’importance pour l’individu d’intérioriser et d’intégrer les meilleures pratiques en vigueur dans son milieu afin de construire une motivation intrinsèque forte satisfaisant son besoin d’autonomie (Deci & Ryan, 2008). Dans ce cas précis, les deux situations paradoxales démontrent un besoin d’autonomie frustré où les enseignants développent une motivation extrinsèque basée sur des actions pour tenter de répondre aux exigences et de les satisfaire par souci de conformité. De fait, l’autodétermination de l’enseignant sera moindre puisque cette situation ne lui permettra pas de satisfaire son besoin d’autonomie.

Le besoin de compétence des enseignants mis à mal étant donné l’hétérogénéité des programmes d’études

Le besoin de compétence, une fois que le besoin d’autonomie est satisfait, consiste à remplir les exigences de son rôle et être performant dans ses fonctions (Forest et al., 2010). Il permet à l’individu de ressentir un sentiment d’accomplissement et d’efficacité, ce qui est intimement lié au sentiment de compétence (Lefeuvre et al. (2010). À cet égard, le sentiment de compétence en enseignement se construit en fonction du processus de développement professionnel et des six dimensions relevées par Mukamurera (2012). Cependant, en ce qui a trait aux programmes d’étude, les dimensions pédagogique et didactique (acte d’enseigner et habilités pédagogiques) ainsi que disciplinaire (savoirs à enseigner) deviennent un défi de taille pour certains enseignants.

Les résultats d’une recherche qualitative menée auprès d’un échantillon de convenance de 23 enseignants permettent de comprendre et d’illustrer l’impact d’un manque de cohérence des programmes d’études sur la compréhension et l’appropriation de notions-clés du curriculum par les enseignants (Duroisin & Soetewey, 2011 ; 2012). Pour cette recherche, les enseignants ont répondu à un questionnaire et à une interview selon un canevas en entonnoir. Dans le cadre de cet échantillon de convenance, le but n’était pas d’estimer l’ampleur de chaque problématique, mais de réaliser un inventaire aussi exhaustif que possible des problèmes rapportés par les enseignants, en regard de l’analyse des programmes qui avait été menée par les chercheurs. Les enseignants ont fourni, pour la notion de compétence, des définitions variées, imprécises ou lacunaires, et parfois peu conformes à la définition décrétale, tout en laissant transparaitre un degré d’incertitude assez élevé par rapport à leur bonne compréhension du cadre de référence. Le Tableau 3 permet de constater certaines représentations des enseignants par rapport au concept de compétence ainsi que leur sentiment de compétence ressenti par rapport à la définition énoncée de ce concept.

Tableau 3

Exemples d’explications du concept « compétence » fournis par les enseignants lors des entretiens

Exemples d’explications du concept « compétence » fournis par les enseignants lors des entretiens

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Sur les 23 enseignants interrogés, il apparait que huit d’entre eux décrivent ce qu’est une compétence en se rapportant, d’une part, à la définition énoncée dans le Décret missions et, d’autre part, au message des conseillers pédagogiques (mentionnant le caractère inédit et non pédagogique de la tâche), tandis que cinq autres font allusion, au moins partiellement, à la définition fournie par le Décret missions. Les éléments de définition fournis par chaque enseignant se rapportent de manière implicite au décret et/ou au discours des conseillers pédagogiques. Le modèle de l’intersection des trois cercles permet à trois enseignants d’expliquer ce qu’est une compétence en mettant en avant le fait que la compétence désigne le croisement entre le savoir, le savoir-faire et le savoir-être.

Une des raisons pouvant expliquer les approximations contenues dans le discours des enseignants est, sans doute, la variété terminologique à laquelle ceux-ci sont confrontés à l’intérieur même des programmes d’études, sans pour autant disposer des clés de lecture et des connaissances suffisantes pour percevoir les convergences et divergences sous-jacentes, ce qui soulève inévitablement la question de la formation enseignante dispensée. De plus, l’approximation quant à la connaissance des concepts peut également conduire à effriter le sentiment de compétence de l’enseignant qui ne réussit pas à bien comprendre les tenants et aboutissants d’une partie du curriculum prescrit. Cette situation peut donc amener une frustration du besoin de compétence et ainsi affecter leur motivation au travail, puisqu’ils ne sont pas au clair avec les notions qu’ils doivent maitriser.

Le besoin d’affiliation sociale des enseignants qui n’est pas comblé dans tous les réseaux d’enseignement

À leur entrée en fonction, les enseignants novices doivent faire face à plusieurs défis pour lesquels la formation initiale n’a posé que les jalons : responsabilités et exigences de l’administration scolaire, gestion de classe, planification et évaluation des apprentissages, recherche et utilisation de ressources adaptées… De plus, ces nouveaux enseignants se voient, la plupart du temps, attribuer des responsabilités égales à celles d’enseignants plus expérimentés (Tardif, 2013 ; Ulschmid, 1992). Les programmes d’accompagnement à l’entrée en carrière, plus connus sous les noms de programmes d’insertion professionnelle ou d’induction (Leroux & Mukamurera, 2014), permettent d’apporter du soutien à l’insertion professionnelle des enseignants fraichement diplômés. Ces dispositifs peuvent prendre la forme de mesures ou d’outils tels que le mentorat (ou toute autre forme de parrainage), le groupe de discussion, le groupe de soutien en ligne, le travail en équipe des enseignants de l’établissement scolaire, etc. (Martineau & Mukamurera, 2012 ; Leroux & Mukamurera, 2014).

Alors que ces dispositifs sont institutionnalisés depuis plusieurs années dans d’autres systèmes éducatifs, comme aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Australie ou au Japon (Mukamurera, Martineau, Bouthiette & Ndoreraho, 2013), ce n’est pas le cas en Belgique francophone. En effet, actuellement, aucun dispositif formel d’induction n’a d’existence légale. Parmi les différents réseaux d’enseignement, seul le réseau libre catholique, reconnu pour avoir des taux de décrochage chez les enseignants moins élevés que ceux des autres réseaux (Dumay, 2013), a mis en oeuvre un tel dispositif. Celui-ci est principalement basé sur le principe de mentorat, défini par Devos, Mouton et Marigliano (2013). La mise à disposition de ce dispositif par un seul des réseaux d’enseignement laisse transparaitre un facteur d’inéquité important pour les enseignants novices qui exercent dans l’un ou l’autre de ces réseaux. Illustrons brièvement ces propos en repartant de l’exemple des programmes d’études. Sachant, d’une part, que la formation initiale s’effectue dans des réseaux différents auxquels l’enseignant nouvellement entré en fonction ne sera pas forcément lié et, d’autre part, que tous les enseignants novices, une fois sur le terrain, ne disposent pas des mêmes ressources en fonction des réseaux d’enseignement, on peut légitimement s’interroger sur l’appropriation qui sera faite des programmes d’études qui, comme démontré précédemment, manquent parfois de cohérence. Ainsi, l’aide d’une personne plus expérimentée (à condition que cette personne ait été formée et soigneusement sélectionnée, cf. Corbell, 2009 ; Feiman-Nemser, 2010) pourra notamment permettre à l’enseignant novice de mieux comprendre les finalités et spécificités du programme prescrit en vigueur dans l’établissement scolaire pour, in fine, définir au mieux la planification des apprentissages. Ce contexte étant peu favorable à l’accompagnement des enseignants dans leur milieu de travail, il en découle parfois une frustration du besoin d’affiliation sociale nécessaire à leur bon fonctionnement. Cette difficulté, dans certains milieux, à mobiliser les ressources nécessaires pour aider les enseignants à bien intégrer les programmes conduit inévitablement certains d’entre eux vers la détresse psychologique ou le décrochage professionnel, faute de soutien (Goyette, 2014).

Des pistes pour favoriser l’autodétermination et le bien-être des enseignants

La pluralité des programmes d’études est donc due à la complexité et au caractère fragmenté du système éducatif belge francophone. À cette pluralité s’ajoutent de multiples difficultés — inhérentes à la conception des programmes en eux-mêmes (manque de précisions, incohérences au niveau de la forme et du fond…) — auxquelles les enseignants doivent faire face pour performer dans leur pratique quotidienne (notamment lors de la définition et la planification des contenus). Alors qu’un des principes forts du système éducatif belge, celui de liberté d’enseignement, devrait favoriser l’autonomie des enseignants, bon nombre d’entre eux préfèrent disposer d’un programme d’études plus cadré, s’apparentant à un manuel de cours où le déroulement de séquences d’enseignement-apprentissage est explicitement proposé (Duroisin & Soetewey, 2011). La formation initiale des enseignants, telle que celle dispensée actuellement, ne permet pas aux enseignants belges de relever tous ces défis (Compère & Robaey, 2010 ; Degraef, Van Campenhoudt, Franssen, Mertens & Rodriguez, 2012). En effet, la structuration du système éducatif en réseaux rend particulièrement difficile l’appropriation de tous les programmes d’études existants par l’ensemble des futurs enseignants, quel que soit le réseau auquel ils seront rattachés dès leur entrée en fonction. L’insertion professionnelle est quant à elle également différente en fonction des réseaux d’enseignement, ce qui pose inéluctablement la question de l’équité de l’après-formation initiale.

S’il semble impératif de repenser les programmes d’études afin que ceux-ci soient davantage cohérents et uniformisés, il convient également de poser une réflexion en ces termes pour la formation des enseignants. En effet, il semble tout d’abord important de prendre en considération la situation particulière du système éducatif belge en s’interrogeant sur la manière dont les (futurs) enseignants doivent travailler les programmes d’études qui seront utilisés durant les premières années en service. Faut-il, lors de la formation initiale, ne pas tenir compte des programmes spécifiques des différents réseaux et ne se concentrer que sur les documents-cadres ? Faut-il, au contraire, accorder davantage d’importance aux spécificités des programmes d’études en les envisageant tous ? Faut-il rendre obligatoire la réalisation de stages de pratiques professionnelles dans des écoles rattachées à des pouvoirs organisateurs différents ? À l’heure où les tractations sont en cours pour redessiner la formation initiale des enseignants (formation plus longue, composée de quatre ou cinq années[2] pour les enseignants de la maternelle, du primaire et du secondaire inférieur), il est aussi important de spécifier que celle-ci devrait notamment comporter un cours sur l’organisation du système éducatif (prenant en compte les spécificités en fonction des réseaux d’enseignement) et un cours d’identité professionnelle avec un volet psychologique pour mieux préparer les futurs enseignants au choc de la réalité (Cattonar, 2008) qu’ils vivront dès leur arrivée sur le terrain. En effet, comme l’indiquent Leroux et Mukamurera (2014, p. 15) : « il s’agit ici de ne pas perdre de vue le fait que l’insertion professionnelle est une expérience humaine et émotionnelle plus ou moins stressante et que la manière dont une recrue fait émotionnellement face à sa nouvelle situation et dont elle interprète les événements qu’elle vit devient déterminante ». Or, à l’instar de Pelletier (2013) et de Goyette (2016), une formation initiale qui s’intéresse à la dimension psychologique des enseignants leur permettrait d’être mieux préparés à affronter la complexité de la profession en les outillant adéquatement. Sachant que l’autodétermination des enseignants se base sur les besoins d’autonomie, de compétence et d’affiliation sociale, il semble important de sensibiliser les directions d’établissement à une gestion du personnel enseignant axé sur le soutien à l’autonomie (Forest & Mageau, 2008). Ce comportement créera des bénéfices notables en ce qui a trait à l’augmentation du bien-être et de la performance de ces derniers. De plus, il faut aussi réfléchir à mettre en place une formation continue qui permettra d’accompagner les enseignants déjà en fonction. La mise sur pied de communautés de pratiques pourrait être un moyen digne d’intérêt afin de briser l’isolement et de favoriser la satisfaction du besoin d’affiliation sociale des enseignants.

Conclusion

Somme toute, la complexité liée à la pluralité des programmes d’études en Belgique francophone est une situation qui est loin d’être génératrice de bien-être et d’autodétermination en ce qui concerne le développement professionnel de certains enseignants. En effet, le manque de cohérence et la multiplicité de ces programmes peuvent frustrer les besoins d’autonomie, de compétence et d’affiliation sociale des (futurs) enseignants, lesquels sont des éléments essentiels pour être motivés, efficaces et performants au travail. Heureusement, certaines pistes semblent prometteuses pour rétablir cette situation. Il s’agirait de réfléchir à une formation initiale qui s’attarde davantage à la dimension psychologique des enseignants. Puis, il faudrait aussi mettre en place des dispositifs d’accompagnement pour les enseignants novices afin qu’ils vivent une meilleure insertion professionnelle. Enfin, créer des communautés de pratiques semblerait une solution pour permettre aux enseignants déjà en fonction de poursuivre leur formation continue et de partager leur expérience. En considérant que des enseignants mieux formés pour affronter la complexité de leur milieu de travail permettront une meilleure santé psychologique, le pari est également de prévenir les difficultés en améliorant la cohérence et l’uniformisation des programmes d’études des différents réseaux. Tout ceci est fort probablement un pas en avant pour augmenter le bien-être dans la profession.