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Cet article a pour objectif de démontrer les limites d’un mode de gestion désincarné de l’activité réelle de travail dans le secteur de la santé. Nous prendrons l’exemple d’un mode de gestion « top-down » d’une formation en santé au travail destinée aux préposés aux bénéficiaires[1] travaillant dans les organisations gériatriques au Québec. Il est reconnu que les préposés forment une catégorie professionnelle fragilisée dans le réseau de la santé et des services sociaux, notamment en matière de santé au travail (Angers et Vézina, 2018 ; Bourassa, 2015). Nombre de formations, interventions et programmes dont ils sont les premiers destinataires et visant la prévention de leur santé au travail ne prennent pas en considération la complexité de leur pratique ni leur point de vue. Ces programmes sont désincarnés de leur activité de travail, et leur sont imposés, sans prise en compte des difficultés de leur mise en œuvre.

Nous avons étudié les modalités organisationnelles d’imposition d’une formation intitulée « principes de déplacement sécuritaires des bénéficiaires » (PDSB), destinée à prévenir les blessures des préposés travaillant dans des organisations gériatriques publiques, nommées « centres d’hébergement et de soins de longue durée » (CHSLD). L’objectif global de cette formation est pertinent, puisque les préposés travaillant dans les organisations gériatriques du Québec forment un des groupes professionnels les plus fragilisés dans le réseau de la santé et des services sociaux (RSSS) en matière de santé et sécurité au travail (Bédard, 2016). Même si sa finalité est pertinente, les modalités de gestion par lesquelles cette formation est imposée ne prennent pas en considération la réalité complexe de leur activité de travail, et principalement l’intensification de la charge de travail (Aubry, 2016). Le mode de gestion de cette formation est un exemple, selon nous, de la désincarnation des prescriptions des gestionnaires par rapport à l’activité de travail et sa complexité. Ces prescriptions sont en effet issues de l’édification de normes d’organisation du travail par des gestionnaires administratifs, qui mettent en œuvre des contenus de formation en partie déconnectés de la réalité pratique.

Nous présenterons tout d’abord le contexte de l’étude, en précisant les fonctions des préposés et leurs caractéristiques en matière de santé au travail. Puis nous clarifierons la problématique de notre étude, soit le mode de gestion d’une formation visant la prévention de la santé au travail des préposés à leur activité de travail. Après la description de la méthodologie, nous présenterons les résultats, en mentionnant en quoi le processus conjoint d’accentuation de la charge de travail et d’imposition de normes de qualité conduisent les préposés à des situations complexes, auxquelles ils répondront via le développement de stratégies spécifiques, non reconnues par les gestionnaires. Nous terminerons par une discussion sur l’impact d’un mode de gestion désincarnée de l’activité réelle de travail des préposés sur leur santé au travail.

1. Contexte. Les préposés aux bénéficiaires en CHSLD : une population fragilisée et invisible

Au Québec, près de 51 % des préposés travaillent dans les CHSLD. Ces organisations ont pour fonction officielle de donner aux personnes - principalement ainées - en perte d’autonomie un milieu de vie substitut à leur milieu naturel ou domiciliaire (Champoux et Lebel 2007). Dans ces organisations, les préposés doivent donc réaliser des activités d’assistance quotidienne auprès de résidents souffrant de déficits cognitifs et/ou physiques, de problèmes de santé mentale, etc., nécessitant en théorie plus de trois heures de soins par jour[2]. Les membres de ce personnel sont chargés des multiples tâches relatives à la vie quotidienne de ces résidents, telles que l’aide à l’hygiène (toilettes, bains, etc.), à l’habillement, à l’alimentation, au déplacement, etc., et n’ont pas à réaliser des activités de soins déléguées par le personnel infirmier (OIIQ 2011). Ils dispensent néanmoins entre 80 et 90 % de l’ensemble des soins aux résidents (Caspar, O’Rourke et Gutman 2009). Les infirmières, infirmières auxiliaires et préposés composent une équipe de travail qui, dans son ensemble, a pour mandat de veiller à maintenir l’autonomie et l’état de santé des résidents en CHSLD, sous la supervision administrative des gestionnaires immédiats nommés « chefs d’unité ».

Selon les données du ministère de la Santé et des Services sociaux – MSSS (2016), on comptabilisait environ 40 000 préposés dans le secteur public au Québec en 2016. La majorité d’entre eux sont en emploi dans un CHSLD, et ont suivi une formation initiale nommée Diplôme d’études professionnelles (DEP) en assistance à la personne en établissement de santé. Quoique cette formation ne soit pas légalement obligatoire au Québec pour travailler comme préposé dans un CHSLD, la majorité d’entre eux détiennent leur diplôme qui est réclamé par les services de dotation des organisations. Le portrait de cette catégorie professionnelle se décline en matière de statuts d’emploi, de genre, d’ethnicité et d’âge. D’une part, toujours selon le MSSS (2016), le taux d’emploi à temps partiel dans cette branche professionnelle est nettement supérieur à la moyenne provinciale de l’ensemble des professions (31,1 % contre 18,8 %). D’autre part, le métier est largement féminisé puisque 82,8 % des préposés en 2015 sont des femmes. Ensuite, la portion d’immigrants est importante dans ce métier (20 % contre 14 % pour l’ensemble des professions), et ce, notamment à Montréal et dans les grandes zones urbaines (Allaire 2016). Enfin, les préposés forment également un personnel vieillissant : selon le MSSS (2016), leur âge moyen était de 43 ans en 2016. L’âge, le genre, l’ethnicité et la précarité résument donc l’ensemble des facteurs sociaux relatifs aux préposés.

Si nous pouvions rajouter un facteur distinctif, il s’agirait certainement de la fragilité de leur santé au travail, tel que mentionné en introduction. De nombreux écrits mentionnent clairement que les préposés forment une catégorie professionnelle subissant de nombreuses problématiques en matière de santé au travail. Selon les données récentes datant de 2013 issues de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail du Québec (CNESST), les préposés subissent un grand nombre de lésions professionnelles[3], et demeurent le groupe le plus à risque dans le réseau de la santé et des services sociaux (RSSS) (Bédard 2016). En effet, l’auteure comptabilise un taux de 4,96 lésions sur 100 PAB, contre 3,19 lésions pour 100 infirmières auxiliaires et 0,76 lésions pour 100 infirmières. Les « efforts excessifs » sont principalement associés à ces lésions (68,1 %). Le dos est le segment corporel le plus touché (65 %) suivi des épaules et du cou. Ainsi, le fait de devoir lever ou transporter des personnes en forte perte d’autonomie physique et cognitive est reconnu comme un facteur accentuant le risque de manipulations difficiles susceptibles de favoriser l’apparition des blessures. Pour prévenir ce type de blessures, les préposés sont appelés à mettre en application les savoirs issus du PDSB dispensés durant leur formation continue. Il est reconnu néanmoins, et ce, depuis plusieurs années, que la charge de travail en CHSLD tend à s’intensifier, complexifiant l’activité de travail des préposés et freinant leur capacité à mettre en application ce type de savoirs.

2. Problématique. Une intensification dela charge de travail au risque de la santé au travail

La littérature scientifique internationale met clairement en avant la pénibilité dont souffrent actuellement les préposés et métiers apparentés travaillant dans les diverses institutions de santé ou organisations gériatriques. En Europe, les études d’Estryn-Behar (2008) ont permis de mettre en lumière l’importance de la forte pénibilité physique subie par les préposés ainsi que l’impact de la charge de travail. Au Canada, Bourassa (2015) et Chadoin et coll. (2016) ont abouti aux mêmes résultats : l’intensification de la charge de travail des préposés peut entrainer des conséquences négatives sur leur santé au travail.

Nous définissons la charge de travail comme la tension entre la somme des activités que les préposés doivent réaliser durant leur quart de travail et le niveau de ressources à leur disposition pour y parvenir (Fournier et coll. 2010). Dans le cas des préposés, la charge prescrite se définit par le ratio de résidents par préposé (Voyer 2016). Une intensification de la charge de travail se produit lorsque ce ratio augmente, lorsque le nombre d’employés est insuffisant (absence temporaire, par exemple) ou que les caractéristiques de santé des personnes assistées se détériorent. Ce dernier point est particulièrement important actuellement au Québec, compte tenu du vieillissement de la population. Marquier et coll. (2016), dans le contexte français, énoncent clairement le rôle de l’intensification de la charge de travail prescrite par l’organisation dans le développement de la pénibilité au travail. Ce point se retrouve aussi dans plusieurs recherches que nous avons menées, en France comme au Québec (Aubry et Couturier 2014) ; nous avions démontré l’impact significatif de cette intensification sur la souffrance ressentie par les préposés à ne pas parvenir à réaliser un travail relationnel convenable en matière de qualité auprès des résidents.

Par l’effet de l’aggravation des caractéristiques médicales et sociales des résidents acceptés en CHSLD, et par la limitation des dépenses publiques visant à recruter du personnel supplémentaire dans le RSSS, la charge de travail des préposés tend à s’intensifier. Les préposés doivent donc réaliser l’ensemble des activités prescrites par l’organisation dans un temps restreint, variant selon la situation de l’organisation (absence de préposés durant le quart de travail pour cause d’accidents ou de maladie, présence de personnel d’agence, etc.), la nature des tâches qui leur sont imposées par l’organisation (repas, levers, couchers, déplacements des résidents, etc.), et les événements et imprévus journaliers pouvant survenir dans l’organisation (décès d’un résident, épidémie, etc.). Les contraintes temporelles deviennent ainsi une problématique primordiale et quotidienne pour les préposés. L’intensification de la charge de travail se traduit alors par une multiplication des situations dans lesquelles les préposés risquent de subir des blessures ou des accidents. Cloutier et coll. (2006), dans leurs études menées sur les préposés à domicile au Québec, mentionnent ainsi que l’alourdissement des résidents joue un rôle considérable dans l’accentuation de la charge de travail. Si l’intensification de la charge de travail ne s’accompagne pas d’une augmentation du nombre de préposés, alors l’activité de travail peut s’intensifier et créer, de fait, davantage de risques de blessures.

C’est pour répondre à ces problématiques de blessures que la formation PDSB (ASSTSAS 2009) fut développée au Québec Il s’agit d’une formation suivie lors de l’obtention du DEP, mais dont le contenu est revu fréquemment dans le milieu de pratique via la présence d’« agents de suivi », c’est-à-dire des préposés formés explicitement au coaching de leurs pairs sur le terrain. Elle fut adaptée pour répondre aux caractéristiques des résidents en CHSLD (obésité, par exemple), sans que ses objectifs soient modifiés. L’objectif principal de cette formation est précisément de transmettre les savoirs nécessaires pour que les intervenants puissent prévenir les blessures et protéger leur intégrité physique lors de tâches d’assistance au déplacement de résidents. Elle se compose d’un ensemble de principes à suivre, concernant notamment le déplacement des résidents (transfert d’une surface à l’autre, repositionnement sur un même équipement, déplacements à pied avec ou sans aide technique, etc.) et les soins d’hygiène de base (hygiène au lit, au lavabo, à la douche, etc.). Les objectifs officiels de la formation PDSB selon l’ASSTSAS (2009) sont de permettre que les intervenants puissent : a) analyser les composantes des différentes situations de travail dans lesquelles ils se trouvent et d’adapter leurs soins en fonction ; b) effectuer les tâches de déplacement de façon sécuritaire et selon le niveau d’assistance appropriée ; c) choisir des méthodes sécuritaires et efficaces (pour le soignant et le résident) ; d) fournir des consignes claires et adaptées aux partenaires (résidents et/ou collègues) ; et e) partager les informations pertinentes à la sécurité avec les membres de son équipe.

Plusieurs études se sont attardées à évaluer l’efficacité de formations visant le même objectif, ainsi qu’aux conditions d’implantation et d’application dans les milieux organisationnels. Faye (2013), dans une recherche très développée sur les conditions favorisant ou défavorisant l’application de ce type de formation, met en lumière l’impact crucial des facteurs contextuels pouvant réduire son efficacité. Il mentionne précisément que deux facteurs semblent prédominants, soit la charge de travail et la latitude décisionnelle. Il constate en effet l’absence de pouvoir d’influence des préposés sur les prises de décision concernant leur travail. Selon Berthelette, Bilodeau et Leduc (2008), des programmes de type PDSB doivent prendre en compte le contexte réel et organisationnel de leur mise en œuvre, du fait de la complexité et de la résistance des milieux dans lesquels s’inscrit la formation. Il faut alors s’interroger sur les modalités d’arrimage entre la formation et le contexte d’application. Ceci est tout à fait en lien avec les analyses de Desmarais et Lortie (2011) qui mentionnent que la formation à elle seule n’a pas la capacité d’apporter tous les changements désirés chez les employés. Certains facteurs contextuels et organisationnels doivent être considérés pour le transfert des savoirs appris, c’est-à-dire pour

« l’application dans le travail, pendant une longue période de temps, des connaissances et d’habiletés développées en formation » (Cloutier et coll., 2012, p. 7).

La formation PDSB vise ainsi à ce que les préposés appliquent mécaniquement les principes de déplacement sécuritaires, mais avec peu d’égards portés aux facteurs organisationnels qui freinent ou entravent cette application.

Malgré la pertinence de telles analyses, les milieux de type CHSLD demeurent des organisations très hiérarchisées, basées sur une culture d’organisation de type « top down » : les décisions sont prises d’abord et avant tout par les gestionnaires administratifs (directions qualité, ressources humaines, soutien à l’autonomie des personnes âgées, etc.), sans participation systématique du personnel soignant de terrain (Kelly et McSweeney 2009). Le cas est particulièrement dramatique pour les préposés, situés au plus bas de la hiérarchie organisationnelle. En effet, les gestionnaires administratifs et cliniques prescrivent des objectifs contradictoires pour ce personnel, que les préposés subissent sans pouvoir les dénoncer. Une première exigence organisationnelle est de développer le « milieu de vie » des résidents, qui réclame une temporalité lente ; une seconde exigence vise le respect des ratios, ce qui nécessite de travailler sur une temporalité rapide (Aubry et Couturier 2014).

Les préposés subissent un grand nombre de prescriptions désincarnées (pour reprendre le terme de Dujarier 2015) de leur activité de travail. La position subalterne les oblige à acquérir des savoirs et mettre en œuvre des programmes de qualité et autres directives déconnectées de la complexité temporelle qu’ils subissent d’ores et déjà. Ce n’est pas tant les objectifs de ces programmes qui posent problèmes, mais plutôt les modalités de gestion visant à les imposer dans les milieux de travail sans prendre en compte l’activité réelle de travail des préposés.

3. Cadre Théorique

Nous utilisons dans cet article le concept de mode de gestion « désincarné », qui provient de Dujarier (2015). L’auteure précise que ce concept permet d’établir l’écart entre l’activité prescrite par les gestionnaires et l’activité réelle de travail des exécutants. Les prescriptions sont définies comme des « dispositifs », se définissant selon trois formes : les dispositifs de finalité (les objectifs quantitatifs et qualitatifs à atteindre), les dispositifs de procédés (le processus à suivre et les moyens fournis) et le dispositif d’enrôlement (le discours utilisé). Selon l’auteure, les gestionnaires administratifs responsables du contenu des prescriptions peuvent être définis comme des « planneurs » : les prescriptions prennent une dimension abstraite et moralisatrice, désincarnée de l’activité de travail. Nous définissons ainsi la gestion désincarnée comme l’imposition de prescriptions idéalisées sans égard à la réalité complexe de l’activité réelle de travail. Dujarier (2002) mentionne en quoi un mode de gestion désincarné conduit les aides-soignantes, dans le contexte français, à développer collectivement des formes de triches individuelles, de stratégies, pour parvenir à répondre minimalement aux prescriptions imposées par les gestionnaires « planneurs ».

4. Méthodologie

Notre article prend appui sur les résultats d’une étude menée entre 2014 et 2017 au Québec (Aubry et coll., 2017). Elle s’est déroulée dans trois CHSLD de trois régions différentes du Québec. La participation de ces CISSS/CIUSSS a été décidée sur une base volontaire, conditionnée par l’intérêt des milieux pour l’objet d’étude. Notre étude se base sur le choix d’un devis qualitatif, dans une perspective compréhensive. Notre objectif fut en effet de recueillir le point de vue individuel de ces employés sur la formation PDSB et les modalités par lesquelles celle-ci est gérée dans leur CHSLD.

4.1 Entrevues semi-dirigées

Nous avons tout d’abord effectué 21 entrevues semi-dirigées avec plusieurs intervenants et gestionnaires, soit 3 gestionnaires en ressources humaines, 3 gestionnaires cliniques, 6 infirmières, incluant des infirmières auxiliaires, chefs d’équipe ou assistants supérieur immédiat (ASI), et 9 préposés (8 femmes et 1 homme, dont trois portaient des responsabilités syndicales). Pour chacun des titres d’emploi, les grilles d’entrevues furent différentes. Pour les préposés, nous avons utilisé une grille d’entrevue spécifique, qui fut développée autour de 4 axes majeurs, soit : 1) la perception des acteurs sur la formation et son mode de gestion ; 2) une description des rythmes de travail que les préposés doivent respecter quotidiennement ; 3) une description des situations complexes dans lesquelles les préposés doivent composer entre le rythme de travail et le respect des savoirs issus de la formation et 4) les éléments contextuels relatifs à l’organisation du travail, la formation, l’environnement de travail et la relation au résident qui favorisent ou contraignent l’usage des savoirs issus de la formation. Même si l’ensemble de nos données poussent notre analyse vers des résultats concordants, nous utiliserons uniquement, dans cet article, les extraits d’entrevues réalisées avec les préposés.

4.2 Processus de recrutement et réalisation des entrevues

Le recrutement s’est effectué par le biais du chercheur principal. Celui-ci a informé les gestionnaires administratifs des CISSS/CIUSSS de la réalisation de l’étude. Ce sont ces gestionnaires qui ont proposé aux autres gestionnaires administratifs (ressources humaines) et cliniques (chefs d’unité de vie) de participer à l’étude. Puis ce sont les gestionnaires cliniques qui ont proposé aux infirmières et préposés de participer au projet, de manière volontaire. L’ensemble des entrevues se sont réalisées dans une salle fermée du CHSLD. D’un point de vue éthique, nous avons respecté la confidentialité des données en codifiant chacune des entrevues.

4.3 Analyse

Pour les entrevues, le codage des données a débuté dès la période de collecte, dans une perspective itérative, telle que proposée par Miles et Huberman (2003). Il s’agissait ainsi de réaliser une analyse thématique des différents éléments d’informations issus des entrevues, à partir des thèmes issus des grilles d’entrevues. Le codage des données et l’analyse thématique des données se sont déroulés conjointement. Puisque la thématique demeure peu étudiée, nous nous sommes inspirés de la théorisation ancrée (Strauss et Corbin 2003), en restant ouverts à des contenus d’entrevues ou d’observation non liés à un thème déterminé par les grilles, pour construire de nouveaux thèmes spécifiques, dans l’optique d’une catégorisation mixte (catégories prédéterminées auxquelles s’ajoutent des catégories induites en cours d’analyse).

Par contre, nous n’avons pas croisé ces données avec des variables sociodémographiques relatives à l’âge, l’ethnicité, le genre, l’expérience, ou encore avec la date de la dernière formation PDSB ou de sa révision dans les unités de soins, via les agents de suivi PDSB. L’objectif de l’étude initiale n’était pas d’étudier ce croisement. Ceci représente une limite de notre étude, et une voie féconde pour une future recherche qui prendrait davantage en compte ces enjeux sociaux et organisationnels. Par ailleurs, notre étude ne se base pas sur des observations in situ, et n’est pas une évaluation d’effets. Nous n’avons eu accès qu’aux points de vue des préposés sur le mode de gestion du PDSB, et nous ne pouvons pas nous assurer dans cet article de la qualité de l’application des contenus de formation.

5. Résultats de l'étude

5.1 « Finir dans les temps » : La priorité des préposés

Lorsque nous questionnons les préposés sur les enjeux généraux relatifs à leur activité de travail, un point revient à chaque entrevue : l’influence décisive de la charge de travail, et plus exactement de son intensification. Dit autrement, les préposés disent souffrir d’un manque de temps pour réaliser l’ensemble des tâches prescrites. Cette intensification provoque selon eux une fragilisation de leur santé au travail, et cela de deux manières. D’une part, répondre à cette charge nécessite un effort physique (accélération de l’activité de travail) et psychologique (travail sous pression) conséquent ; d’autre part, cette intensification complexifie la mise en œuvre des pratiques sécuritaires, notamment issues du PDSB. Plutôt que de suivre les principes issus de la formation qui peuvent nécessiter davantage de temps (comme, par exemple, respecter le niveau d’autonomie des résidents pour les déplacements), les préposés préfèrent souvent privilégier l’activité rapide.

« Ce que je pense, c’est que le PDSB est une bonne formation, mais on n’a pas le temps de l’appliquer correctement. Si on avait davantage de temps, ou davantage de personnel dans le milieu, oui, on pourrait faire des supervisions pour la majorité des résidents. Mais aujourd’hui, on cherche surtout à finir dans les temps, et tant pis pour le PDSB. » (Préposé 9 – Terrain 3)

Les préposés présentent leur tâche quotidienne comme une suite ininterrompue d’activités (levers, bains, toilettes, aide à la marche, etc.) devant être réalisées à un rythme intense. Par exemple, pour le quart de jour (travail entre 7 h et 15 h), les préposés mentionnent qu’ils doivent assister à la « rencontre interquart » matinale, réaliser le réveil des résidents, les déjeuners (distribution des cabarets), les toilettes, les bains, puis la réinstallation des personnes pour le diner, avant les dernières toilettes l’après-midi et les activités de loisirs. Durant le quart de soir, les activités sont également réparties selon une même logique, soit les soupers, les collations et la mise au lit. Les PAB mentionnent plus précisément que le rythme de travail provoque parfois des chevauchements d’activités, telles que les toilettes et les déjeuners. Cette intensité provoque ainsi des tensions physiques et psychologiques (« il faut être sur le go tout le temps »), et ce, peu importe s’il s’agit du quart de jour ou de soir.

« Tu n’arrêtes jamais, pour tous les quarts. Le soir, tu as moins de tâches, mais tu es moins nombreux sur le plancher. Le matin, tu as full de choses à faire, de 7 à 11 h mur à mur. Parfois plus tard. Alors tu vas vite, tu t’épuises physiquement, mais aussi moralement, parce que tu n’arrives pas à donner du temps aux personnes. » (Préposé 6 – Terrain 2)

De fait, cette logique de « flux tendu » rend complexe l’application des pratiques sécuritaires puisque chacun tentera de « gagner du temps » comme il le pourra, sans toujours considérer les pratiques sécuritaires issues du PDSB. Certains préposés mentionnent ainsi qu’ils se sentent contraints à ne pas appliquer le PDSB afin de maintenir le rythme de travail, ou parfois l’accélérer. Les principes visant à analyser l’environnement du résident ou faire preuve de réflexivité sur la réalisation des déplacements sécuritaires sont, par exemple, fréquemment occultés :

« Bien, c’est tellement routinier qu’on arrive à tout faire très vite, tout le temps, sans y penser ! On a le temps de prendre un recul ? Non. Tu sais, sur 36 résidents, si on prenait 2-3 minutes pour se dire : «  Est-ce que je fais bien mon PDSB ? Est-ce que je déplace la personne correctement ? Est-ce que je suis les principes ? » Mais c’est difficile, pas le temps. » (PAB 1 – Terrain 1)

Le ratio de résidents par préposé est-il le seul facteur en cause ? Selon les préposés interrogés, l’intensification de la charge de travail est produite aussi par l’existence de balises temporelles. Les préposés mentionnent clairement l’existence de balises temporelles qu’ils doivent respecter durant leurs divers quarts de travail. Les repas, les pauses des préposés, les activités, la médication sont quelques exemples de ces balises. Certaines sont relatives aux résidents (visites, repas, etc.), d’autres aux activités des professionnels médicaux (ergothérapeutes, médecins, etc.) et quelques-unes à l’organisation du travail des préposés (pauses, fins de quarts, etc.). Les préposés calculent ainsi le séquençage des activités qu’ils doivent réaliser durant leur journée de travail afin de parvenir à atteindre les objectifs prescrits (nombre d’activités/nombre de résidents).

Selon eux, les balises conditionnent en partie leur activité. Le rythme de travail durant le quart de jour, par exemple, est structuré par l’obligation de terminer les tâches durant la matinée, afin que l’ensemble des résidents puissent profiter des activités qui leur sont réservées durant l’après-midi (rencontre avec les familles, loisirs, etc.). Ces bornes temporelles, selon les préposés, seraient imposées en partie par les infirmières.

« Ce sont les consignes des infirmières : « Que les résidents soient finis à 11 h ou midi ». Donc oui, on a quand même à chaque étage une routine. L’infirmière nous dit :« C’est à telle heure qu’on ouvre les chariots puis il faut que les toilettes soient finies ». Elles nous demandent aussi pourquoi telle ou telle personne n’est pas finie. » (Préposé 7 – Terrain 3)

Selon les préposés, ces balises temporelles provoquent une tension continue concernant les rythmes de travail. Elles feraient naitre un enjeu de temporalités relativement au délai imparti pour finaliser les activités, qui intensifierait la charge de travail et rendrait complexe la mise en application de pratiques sécuritaires.

« C’est sûr que selon le contexte de travail, on parle du temps tout le temps, c’est toujours une question de temps, surtout au niveau des quarts de matin quand on a plein d’activités. Les gens ne prennent pas le temps de bien faire les choses de manière sécuritaire […] Le PDSB, on sait qu’on doit suivre les principes, mais souvent, quand on est dans le jus, on ne les fait pas. » (Préposé 4 – Terrain 2).

Ainsi, les préposés mentionnent clairement l’impact du facteur temps dans l’application du PDSB. Cet impact conduit fréquemment à une moindre application de ces principes, au profit d’un rythme de travail plus intense.

« À un moment donné, on dirait que tu te dis : « Bon ben, je pourrais rentrer dans mon temps si je fais moins attention à ça, ça, ça. Mes résidents vont être levés, mais je vais couper sur mon PDSB ! » » (Préposé 3 – Terrain 1)

On constate ainsi à quel point le facteur temps conduit les préposés à centrer leur activité sur la performance et l’atteinte des objectifs quantitatifs prescrits par l’organisation, au détriment, souvent, des principes de sécurité. Ils tendent par ailleurs à mettre en application des stratégies spécifiques afin de réaliser l’ensemble des tâches prescrites dans les temps, mais qui ne sont pas issues de la formation initiale. Ces stratégies peuvent entrer en contradiction avec les principes intégrés à la formation PDSB.

5.2 Des stratégies de régulation des temporalités au détriment des principes de sécurité

Durant l’ensemble des entrevues que nous avons réalisées, les préposés ont mis de l’avant la nécessité pour eux de mettre en application des savoirs qui ne sont pas appris durant la formation initiale. Plus exactement, ils nous ont fait part de l’existence de stratégies pour réguler les rythmes de travail, et parvenir à atteindre les objectifs quantitatifs prescrits par l’organisation. Ces stratégies sont multiples, mais certaines sont clairement antinomiques avec l’idée d’une prévention de la SST. Par exemple, une préposée explique le fait qu’elle raccourcit son temps de pause pour arriver à finir le travail « dans les temps ».

« C’est sûr que quand je pars, les gens sont couchés et ça arrive qu’on ait raccourci notre temps de pause, parce que je veux toujours finir dans les temps. » (PAB 1 – Terrain 1)

La plus grande majorité des stratégies ont comme fonction de réguler la charge de travail, mais il est rare que les préposés mentionnent les conséquences de ces stratégies sur l’application du PDSB. Leur réflexion sur l’utilité de ces stratégies porte davantage sur le gain de temps, sans égard aux conséquences en matière de santé au travail. De nombreux exemples illustrent ce point.

« Il a été rasé la veille, je ne vais pas le raser le lendemain. C’est comme ça que j’essaie de sauver du temps. » (PAB 5 – Terrain 3)

« On essaie de compenser. On essaie de couper sur certaines choses. Admettons un lavage de vêtement. On sait qu’on a eu un bain la veille, on va faire plus vite sa toilette… On essaie de s’arranger pour que tout le monde ait au moins une petite toilette génitale. Mais ce n’est pas du tout l’idéal. » (PAB 9 – Terrain 3)

Certaines stratégies portent sur les activités des préposés hors de soins (réduction des temps de pause, planification de l’ordre des soins selon la lourdeur du résident), mais la plupart concernent les soins (raser une personne un jour sur deux, faire déjeuner une personne sur le lit plutôt que sur une chaise pour réduire les déplacements, etc.). L’explication des préposés sur l’usage des stratégies porte sur le fait de ne pas prendre de retard sur la charge de travail. Il semble clair que les préposés font un grand nombre de compromis au profit de la charge de travail prescrite au détriment de leur santé au travail, qui n’est que rarement identifiée comme une préoccupation centrale de leur tâche. Plus exactement, il semble que la recherche d’équilibre entre logique productive et santé au travail se centralise surtout sur la dimension quantitative.

« Tu as entre 7 et 8 patients à faire ! Du coup, impossible de faire le PDSB. Tu te concentres à finir dans les temps, en faisant du mieux que tu peux pour le résident. » (PAB 4 – Terrain 2)

Plusieurs principes de la formation sont fréquemment évités par les préposés du fait de leur sentiment de devoir « rentrer dans leur temps ». Un principe porte sur la collaboration entre préposés pour réaliser des manœuvres jugées dangereuses, telles que l’usage du lève-personne (ou « souleveur ») au plafond. Selon les normes d’un grand nombre de CHSLD, ce type de déplacement (du lit au fauteuil par le lève-personne, par exemple) nécessite la présence de deux préposés. Ceux-ci mentionnent que, pour gagner du temps, ils tendent à réaliser cette activité seuls, malgré la dangerosité pour eux et pour le résident.

« À la longue ça va se perdre… On va perdre l’habitude du PDSB. Ce n’est pas dans notre routine. Par exemple, attendre quelqu’un pour le souleveur, on va finir par le faire tout seul. Pour ne pas perdre de temps. » (Préposé 2 - Terrain 1)

Ils notent aussi la difficulté de se retrouver à deux préposés dans la même chambre, au même moment, du fait de la lourde charge de travail pour chacun des préposés, des événements imprévus ou des pauses. Par exemple, si une urgence médicale se décrète dans une chambre, un préposé pourra assister l’infirmière auxiliaire ou l’infirmière, et l’autre préposé demeurera seul dans la chambre du résident. De même, au moment des temps de pause (entre 11 h et 13 h), les préposés nous mentionnent qu’il peut être plus complexe de trouver un collègue pour un transfert ou un déplacement. Ils optent alors pour une utilisation individuelle des équipements, principalement des lève-personnes. Cet usage peut être qualifié de clandestin, puisqu’il ne respecte pas les normes dictées par le PDSB.

« Les préposés le font quand même, ils essaient de ne pas se faire prendre ni plus ni moins. Mais ils prennent la chance parce qu’ils attendent une collègue. C’est toujours une question facteur temps. Ils attendent une collègue, elle est partie, elle n’est pas arrivée, elle est occupée quelque part, elle est prise, ils prennent la chance de le faire seuls. Ils disent : « Non, non, c’est la première fois que je le fais seul… ! » (PAB 2 – Terrain 1)

Un autre principe est le respect du niveau d’autonomie des résidents. Selon ce principe, les déplacements sécuritaires des bénéficiaires doivent être réalisés en conformité avec la capacité du résident de se mouvoir. Le type d’assistance se divise donc entre « supervision », « assistance partielle » et « assistance totale ». Si un résident est encore capable de se lever de son lit, même lentement, le préposé doit l’accompagner dans le déplacement (supervision). Néanmoins, plusieurs préposés nous ont dit qu’ils tendaient à choisir davantage une assistance totale plutôt qu’une assistance partielle ou une supervision, afin de gagner du temps.

« Des fois, j’en ai des résidents, ils n’arrêtent pas de se laver le visage ! Là tu es à côté : avancez votre dos. Il me dit : « Attends, je n’ai pas fini mon visage ! » S’il me laissait au moins laver son dos puis continuer, mais non. Puis là, je ne peux pas rien faire. Comprends-tu ? Puis, je n’ai donc pas le temps de ne rien faire. C’est ça qui fait qu’on se dit, pour les transferts par exemple : je vais le faire, ça va aller plus vite. Je vais faire à la place de la personne. » (PAB 6 – Terrain 2)

En ce sens, les stratégies de régulation des temporalités répondent à l’exigence de productivité du milieu de travail davantage qu’au souci de l’usage des principes de santé et sécurité et d’autonomie des résidents. Ce que critiquent justement les préposés, c’est le mode de gestion de la formation déconnecté de la réalité du terrain : la formation se compose de principes utiles pour la prévention de la santé au travail, mais difficilement applicables du fait de la lourdeur de la charge de travail, principalement. Un mode de gestion plus participatif aurait permis de révéler ces formes de tension.

6. Discussion : un mode de gestion désincarné de l'activité réelle

L’analyse de nos données permet de mettre en lumière trois résultats principaux. D’une part, l’activité des préposés est structurée quotidiennement en matière de rythmes de travail et de balises temporelles. Le manque de temps est une problématique cruciale dont chacun des préposés a mentionné l’existence. D’autre part, afin de parvenir à respecter les tâches quantitatives prescrites par l’organisation, les préposés utilisent des stratégies de régulation des temporalités qui ne correspondent pas aux savoirs transmis dans le cadre de la formation initiale. Au contraire, certaines de ces stratégies sont clandestines, et peuvent représenter un danger pour le résident et le préposé. Enfin, les préposés nous informent que, selon eux, le contenu du programme de formation PDSB visant la prévention de la santé et sécurité au travail n’est pas fréquemment respecté. Au contraire, les travailleurs mentionnent la nécessité pour eux d’éviter de mettre en œuvre de telles pratiques afin de parvenir à « terminer dans les temps ». Par ailleurs, ils disent peu connaitre le mode de gestion de cette formation, mentionnant uniquement qu’elle leur est imposée par leur hiérarchie. Notons comme limite de notre étude que les résultats présentés ne portent pas sur des données d’observation ; en ce sens, nous ne pouvons conclure à la qualité de l’apprentissage ou de l’application, mais nous analysons les points de vue négatifs des préposés sur le mode de gestion de cette formation.

Nos résultats permettent de mieux identifier ce que nombre de travailleurs nomment la « routine de travail » des préposés. Cette routine se base sur l’idée que l’ensemble des préposés doivent « finir dans les temps », c’est-à-dire organiser leur travail pour terminer l’ensemble des tâches auprès des résidents avant le début de certaines autres activités. Les balises temporelles sont constitutives de cette routine. Celles-ci, liées à l’intensification de la charge de travail, participent à la construction de la routine de travail, c’est-à-dire à la cristallisation et à la rigidification des activités de travail et des stratégies utilisées. Les préposés insistent sur la nécessité d’une telle routine compte tenu des objectifs quantitatifs prescrits par l’organisation, tandis que les gestionnaires, globalement, ne comprennent pas le manque de flexibilité de ces travailleurs dans la réalisation de leur tâche quotidienne.

Il existe ainsi conflit de compréhension sur le sens de la culture routinière : les gestionnaires sont très critiques de cette routine, mentionnant que celle-ci permet surtout aux préposés de finir leur quart de travail plus tôt que l’heure prévue, donc de profiter d’un gain de temps, alors que les préposés entrevoient ce temps supplémentaire gagné en fin de quart pour se garder du temps en cas d’urgence. Ils notent plutôt que la routine est le médium inévitable pour parvenir à respecter la charge de travail prescrite ainsi que les balises temporelles. Notons surtout que la cristallisation d’un rythme de travail via la routine de travail a des conséquences sur l’application du PDSB. Cette application est jugée complexe car elle est perçue d’abord et avant tout comme une perte de temps. Le fait de ne pas lire le plan de travail est un exemple de cette routine. La culture organisationnelle de routine conduit à l’usage de stratégies qui ne correspondent pas aux savoirs appris durant la formation initiale.

Notre étude nous a ainsi permis de clarifier, grâce au cadre théorique de Dujarier (2015), une problématique générale vécue en CHSLD : la désincarnation d’un programme de formation visant la prévention de la santé au travail de l’activité des préposés. Le PDSB est un exemple, parmi d’autres, d’un tel décalage. Une telle situation est, selon nous, symptomatique des organisations hiérarchiques qui imposent des modèles de formation ou de gestion « top-down » sans égard au point de vue des personnes récipiendaires de ces programmes. D’un point de vue organisationnel, les préposés sont très rarement consultés sur l’adéquation du contenu du programme qu’ils doivent mettre en œuvre avec leur activité de travail réelle (Aubry et Couturier, 2014). Le fait qu’ils sont situés au bas de la hiérarchie organisationnelle des CHSLD et qu’une grande proportion d’entre eux subissent un statut précaire participe à cette situation. Pourtant, plusieurs études menées au Québec durant les dernières années prouvent l’importance de miser sur une plus grande participation des préposés (Viau-Guay et coll. 2013 ; Etheridge et coll. 2014). Non seulement les préposés pourraient évaluer par eux-mêmes l’implantation et l’efficacité des programmes, mais ils ont prouvé également leur capacité d’inventivité dans des situations de soins complexes ; leurs propositions seraient utiles pour les promoteurs de formations et de programmes d’amélioration de la qualité (Aubry 2013 ; Brossard 2015).

Notre recommandation principale vise à mettre en lumière l’impact bénéfique de la participation active des préposés au développement et l’implantation de tels programmes. Cette proposition se veut aussi un appel à un changement de culture en CHSLD, en attribuant aux préposés des capacités d’amélioration et d’inventivité sous-exploitées actuellement, et en équilibrant les approches « top-down » et « bottom-up » dans ce type d’organisation. Cette transformation doit se produire via le développement des CHSLD comme des structures organisationnelles favorisant davantage l’implication des employés, et notamment ceux au plus bas de la hiérarchie. Par ailleurs, une telle participation contribuera à mettre en lumière l’impact crucial de la charge de travail dans l’activité quotidienne des préposés, loin de l’image stéréotypée du proche aidant professionnel trop souvent véhiculée médiatiquement.

7. Conclusion

Notre article avait pour objectif de démontrer les limites d’un mode de gestion désincarné de l’activité réelle de travail dans le secteur de la santé, soit celui de la formation PDBS. Nos résultats démontrent que, selon les préposés, le mode de gestion de ce type de programmes ne prend pas suffisamment en compte le point de vue des travailleurs directement interpellés. Une telle désincarnation complexifie l’activité de travail des préposés. Leur ambition principale demeure de respecter les objectifs quantitatifs prescrits par l’organisation avant de mettre en application des principes sécuritaires jugées chronophages. Ce n’est pas la valeur du contenu de la formation qui est jugée négativement, mais plutôt le manque d’ancrage de ces principes aux exigences temporelles subies quotidiennement par ces travailleurs. Alors même qu’une telle formation vise la prévention de la santé au travail, les taux de blessures demeurent alarmants pour ce personnel (Bédard 2016).

D’un point de vue scientifique, deux types de recherches ultérieures permettraient de mettre à l’épreuve nos résultats. D’une part, il serait intéressant de préciser nos données selon le genre des préposés et selon leur statut d’emploi. La précarité d’emploi est une donnée essentielle pour certains préposés peu expérimentés, et cette caractéristique peut avoir des répercussions sur le point de vue des intervenants : Les préposés peu expérimentés appliquerontils davantage les principes du PDSB compte tenu de la fragilité de leur statut d’emploi ? D’autre part, nous pensons qu’une recherche évaluative portant sur l’implantation du PDSB pourrait apporter des informations pertinentes sur le sujet, dans le même ordre d’idées que les recherches de Coutarel et coll. (2009). Les préposés pourraient directement être interpellés dans cette démarche, dans le cadre d’une évaluation participative.

D’un point de vue organisationnel et politique, nos résultats invitent aussi à prendre en considération l’intérêt de faire davantage participer les préposés aux programmes qui leur sont adressés. Un tel virage organisationnel permettrait non seulement aux gestionnaires des CHSLD de mieux arrimer les programmes aux enjeux réels vécus par les préposés, mais aussi de profiter de la capacité d’inventivité de ce personnel. Enfin, conséquence non négligeable, ceci pourrait accroitre la valorisation du métier de préposés, qui est actuellement une priorité du ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec.