Corps de l’article

1. Contexte de l’étude

Les maladies chroniques constituent aujourd’hui les pathologies dominantes de notre société (Amrous et Barhoumi, 2012 ; Baszanger, 1986 ; Chassaing et coll., 2011 ; Lhuilier et coll., 2007). L’Organisation mondiale de la santé (OMS) définit la maladie chronique comme : « toute maladie qui engendre des problèmes de santé nécessitant une prise en charge continue sur plusieurs années, voire plusieurs décennies »[1]. Les pathologies chroniques couvrent une grande variété d’affections, de sévérité variable et fluctuante, généralement à évolution lente. Elles ont en commun un traitement au long cours et, en cela, elles affectent la qualité de la vie quotidienne. Elles sont liées au vieillissement, au mode de vie et à des prédispositions génétiques. Elles se distinguent des maladies aiguës par leur chronicité, l’alternance de périodes critiques et de périodes de stabilité et l’imprévisibilité de leur évolution. Elles n’impliquent pas nécessairement, comme lors des maladies aiguës, une suspension de la vie professionnelle.

Selon la Direction de l’animation de la Recherche, des études et des statistiques du ministère du Travail en France (DARES) (2012), près de 10 millions de personnes en âge de travailler, soit plus d’un tiers de la population active en France, déclarent avoir une ou plusieurs maladies chroniques, ou problème de santé durable, reconnu ou non. Selon le ministère de la Santé, de la Jeunesse, des Sports et de la Vie associative (données de 2007)[2], 15 millions de personnes, soit 20 % de la population, sont atteintes de maladies chroniques. Parmi elles, les plus sévèrement atteintes, soit 7,5 millions de ces personnes, disposent d’une prise en charge en affection longue durée (ALD). D’après l’OMS, les maladies chroniques sont responsables de 63 % des décès dans le monde ; en 2030, elles seront la cause de 69 % de tous les décès, contre 59 % en 2002. Les progrès de la médecine ont permis une amélioration de l’espérance de vie de cette population, ainsi que la possibilité pour elle, grâce à des traitements adéquats, d’envisager un maintien ou un retour à l’emploi. Pourtant, son taux d’activité professionnelle en France est de l’ordre de 35 %, ce qui constitue un risque quatre fois plus grand que pour la population générale d’être exclu du marché du travail. La plupart des maladies chroniques ont un impact sur la participation à l’emploi, mais les conséquences sur l’activité varient en fonction de la nature de la pathologie et du poste occupé. Par la rupture biographique qu’elles engendrent (Bury, 1982), elles amènent fréquemment les individus à des réorientations professionnelles, et sont l’occasion de repenser leur inscription dans le monde du travail et donc leur projet professionnel. Ce travail de réorganisation dans un contexte de transition subie s’avère particulièrement complexe.

Des chercheurs du Fonds québécois de la recherche sur la société et la culture (FQRSC) observent que les transformations du monde du travail ainsi que l’augmentation des personnes présentant des problèmes de santé appellent une réflexion renouvelée sur les modalités d’accompagnement de ces sujets dans leur cheminement professionnel. La finalité est-elle l’adaptation des individus au poste de travail, ou bien la mise en place d’environnements propices à leur bien-être ?

Dans cette lignée de questionnement, nous nous sommes intéressée aux processus de construction du projet professionnel des personnes souffrant de pathologies chroniques : nous nous sommes interrogée sur les étapes par lesquelles elles passaient, les démarches effectuées, les ressources mobilisées, les stratégies mises en œuvre et le rôle que pouvaient jouer leurs activités dans cette élaboration. Ces interrogations ont pris place dans le cadre d’une recherche-action plus large menée en partenariat avec l’Institut national du Cancer (Inca) et Universcience (en particulier la Cité des Métiers et la Cité de la santé à Paris), portant sur les freins et les leviers du retour à l’emploi des personnes malades chroniques[3]. Nous y avons contribué en développant des pratiques d’orientation tant au niveau individuel que collectif, c’est-à-dire un accompagnement pour aider les sujets à rebâtir un projet de retour à l’activité. Cet article vise à décrire ces pratiques, pour en dégager ensuite ce qu’elles ont de spécifique[4].

En effet, l’hypothèse de rupture biographique posée par de nombreux auteurs (Bury, 1982 ; Baszanger, 1986 ; Dodier, 1986 ; Vidal-Naquet, 2009) à propos de l’irruption d’une pathologie chronique nous a conduit à repenser les modalités d’accompagnement des personnes dans leur projet d’orientation, et à centrer cet accompagnement sur la notion d’activité.

2. Ancrages théoriques

Nous inscrivons nos travaux à la fois dans le champ de la psychologie de l’orientation et dans celui de la clinique du travail. La clinique du travail accorde une place centrale à l’activité dans le développement du sujet et des unités sociales (Lhuilier, 2006 ; Clot, Lhuilier, 2015).

Contrairement au modèle des maladies aiguës, les malades chroniques ne sont pas sans activité. Pour autant, la maladie contraint les personnes à « une autre allure de vie » (Canguilhem, 1966) qui les conduit à définir de nouvelles normes pour vivre. Canguilhem (2002) lie lui-même les notions d’activité et de santé :

« Je me porte bien dans la mesure où je me sens capable de porter la responsabilité de mes actes, de porter les choses à l’existence et de créer entre les choses des rapports qui ne leur viendraient pas sans moi » (p. 68).

Nous considérons l’activité en référence au triangle de l’activité en clinique du travail, selon lequel l’activité est ce qui médiatise le rapport du sujet à lui-même, à l’objet de travail, à autrui et au réel. L’activité renvoie à l’idée de marquer son empreinte dans un environnement donné. De plus, nous articulons aussi la notion d’activité avec celle de système d’activité selon Curie et Hajjar (1987), c’est-à-dire en considérant que l’activité dépasse l’activité de travail et comprend aussi le hors travail. La maladie transforme en effet le système d’activité des personnes et les conduit à redéfinir leurs priorités, en fonction de leurs aspirations mais aussi des contraintes liées à leur pathologie. Ainsi, en centrant l’accompagnement sur la notion d’activité, il s’agit d’explorer les processus d’interaction entre les différentes sphères d’activité et de repérer les transferts d’expériences et de savoir-faire. En effet, selon Lhuilier (2006), certaines activités, hors sphère de l’emploi, assurent les mêmes fonctions que les activités de travail, à savoir des fonctions utilitaires, sociales et identitaires.

Plusieurs recherches sur la vie des personnes atteintes d’une maladie chronique (Chassaing et coll., 2011 ; Lhuilier et coll., 2010 ; Vidal-Naquet, 2009) ont montré que, pour beaucoup, la reprise d’une activité facilite d’une part le dégagement de la maladie, et favorise d’autre part la vérification des capacités par la mise à l’épreuve par l’activité, autant de processus qui vont favoriser la relance de la projection dans l’avenir.

Or, les modèles théoriques traditionnellement utilisés pour penser le projet d’orientation (Boutinet, 2001 ; Guichard et Huteau, 2007) ne font pas grand place à l’activité[5]. En psychologie de l’orientation, le projet suppose l’anticipation d’un avenir désiré, et la planification de ce qu’on veut faire ou devenir dans le futur (Boutinet, 2001) en appui sur l’expérience passée. Pour bâtir un projet, il conviendrait « de traiter cognitivement les informations utiles sur lui (le sujet) et sur l’environnement » pour élaborer son choix (Boursier, 1993, p. 49). Mais comment s’appuyer sur ce qu’on sait de soi alors que l’identité est bouleversée par les changements importants qu’induit la maladie, tant sur le plan professionnel que personnel ? Comment réactualiser la perception de soi et de ce dont on est capable en situation de rupture biographique ? Les sujets malades chroniques ne peuvent plus se référer à ce qu’ils étaient auparavant : ils sont devenus autres, ils font l’expérience de l’altérité.

De nombreux chercheurs (Carricaburu, 1992 ; Dodier, 1983 ; Santiago-Delfosse, 2009 ; Vidal-Naquet, 2009 ; Chassaing, Waser, 2010 ; Lhuilier et coll., 2010) s’accordent à dire que les événements de santé graves bousculent l’identité des personnes, dans la mesure où ils remettent en question leur mode de vie, leur rythme, leur activité de travail, etc. Par l’altération des fonctions physiologiques qu’elle provoque, par l’état dépressif qu’elle engendre parfois, la maladie transforme le soi sur les plans physique et psychique. En outre, elle déstabilise également les rapports aux autres, et affecte les différents mondes sociaux dans lesquels le sujet s’inscrit. Par ailleurs, elle est une atteinte aux capacités de travail.

Ceci nous a conduit à réinterroger les théories traditionnelles du projet, selon lesquelles ce dernier se construit à partir de la comparaison entre une représentation de soi et celle d’un métier, sur le mode d’une élaboration réflexive en appui sur le passé professionnel. Cet appariement entre un schéma de soi et le prototype d’un métier se fonde sur la stabilité des représentations mentales issues des expériences antérieures du sujet, mais ne prend pas en compte les phénomènes de rupture qui viennent déstabiliser cet équilibre. La remise en question d’une conception traditionnelle du projet, lorsqu’il concerne des publics à la santé fragilisée, nous amène à nous questionner sur les pratiques d’orientation à mettre en œuvre à l’égard de ces personnes. Nous explorons ici le rôle de l’engagement du sujet dans des activités de travail et de hors travail pour relancer la dynamique temporelle, faciliter la remise en route de la dynamique identitaire et la définition de nouveaux objectifs professionnels.

3. Choix méthodologiques

Nous allons explorer la question de l’accompagnement vers l’activité ou l’emploi de ceux ou celles qui vivent avec une maladie chronique, à l’appui de l’étude mise en œuvre dans le cadre de la recherche-action citée précédemment[6]. Cette dernière visait à cerner l’impact de la maladie chronique dans les différentes sphères d’activité, et les processus de maintien ou du retour à l’emploi des personnes touchées par une affection chronique. Cette recherche-action a consisté, entre autres, en la mise en place d’un dispositif collectif d’échanges entre personnes malades chroniques, dispositif que nous avons appelé « clubs MCA » (Maladies Chroniques et Activité), sur le thème de la conciliation de la préservation de sa santé avec les exigences du monde du travail[7]. Il s’agissait à travers ce dispositif de prendre en compte le point de vue des personnes directement concernées par la question, et de construire ensemble des ressources individuelles et collectives pour accroître la puissance d’agir altérée par la maladie. Il a contribué à l’accompagnement des personnes vivant avec une telle pathologie, afin de saisir les stratégies et les régulations mises en œuvre pour travailler avec une ou plusieurs maladies. La visée était également de les soutenir dans la construction de leur projet professionnel. En l’occurrence ici, le projet d’orientation peut apparaître comme un moyen de dégagement de la maladie facilitant la restauration du pouvoir d’agir.

Le choix de la recherche-action constitue une méthodologie d’intervention, où les chercheurs souhaitent associer la population concernée à la construction collective de pistes d’améliorations, ici notamment en matière de retour ou de maintien dans l’emploi. Cette étude se situe résolument du côté du vécu des personnes atteintes d’une pathologie chronique, dans la prise en compte de leur subjectivité, quant à la façon de rendre compatible la préservation de soi avec les exigences du monde du travail.

Ces groupes ont rassemblé en tout cent trois personnes malades chroniques désireuses de se maintenir en activité ou d’en reprendre une[8]. Ce dispositif collectif a fonctionné d’octobre 2010 à juin 2012, à raison d’une réunion de 2 heures 30 tous les 15 jours. Deux groupes de malades ont été mis en place, l’un en après-midi à destination de participants qui n’avaient pas encore repris leur travail, et un autre en soirée pour les autres. Deux animatrices par club ont guidé les échanges, régulé la prise de parole, relancé les discussions, synthétisé les propos[9]. Les séances se sont structurées soit autour d’un tour de table où chacun présente ses préoccupations du moment, tour de table appelant des discussions ou des commentaires, soit à partir d’une question de départ partagée par les participants (par exemple : comment se passe la reprise du travail à temps plein lorsque l’on a été en mi-temps thérapeutique ? ou bien comment évaluer sa capacité à travailler dans un nouvel environnement ?), soit encore à partir de la présentation d’un des membres du groupe et des échos qu’elle suscitait chez les autres.

Les séances ont donné lieu à la rédaction de cinquante comptes-rendus, qui ont servi de base à l’analyse de contenu qualitative des matériaux, qui a présidé à cette étude. Ces comptes-rendus synthétisaient les thèmes abordés en réunion et les différents points de vue mis en débat, comme par exemple « dois-je parler de ma maladie sur mon lieu de travail ? » Rédigés par les animatrices des clubs, ces recensements thématiques accompagnés de verbatims issus des échanges dialogiques étaient envoyés à chaque participant à la suite de chaque réunion, pouvaient être repris en groupe et donner lieu à de nouveaux échanges lors de la séance suivante.

En outre, afin de combler ce qui avait été identifié comme un manque dans le fonctionnement en groupe en matière de suivi personnalisé, nous avons proposé un accompagnement individualisé dans l’aide à l’élaboration du projet, et nous avons ainsi mené 27 entretiens d’orientation avec 16 personnes qui le souhaitaient. Enfin, nous avons encore mené 35 entretiens semi-directifs de recherche à propos de la façon dont les sujets construisaient leur projet de retour à l’emploi. C’est l’analyse qualitative de l’ensemble de ces matériaux qui nous a permis d’opérer une méta-analyse des pratiques d’orientation mises en œuvre par les sujets eux-mêmes. En effet, nous avons observé une grande proximité entre ce qui s’est dit dans les réunions de ces deux groupes et dans les entretiens de recherche et d’orientation, une grande partie des échanges portant sur l’explicitation du parcours personnel[10] et professionnel des personnes. Aussi, nous avons choisi de regrouper l’ensemble de ces données et de les traiter conjointement. La thématique du projet ne représente cependant qu’une des dimensions abordées lors des séances collectives et lors des entretiens de recherche. Les unités de sens que nous avons retenues pour analyser le discours des sujets sont leurs attentes par rapport aux clubs MCA, leur état de santé et leur rapport à la maladie, leur rapport au travail et leur projet en la matière, les démarches entreprises, les obstacles rencontrés et le rôle des activités en général dans l’élaboration de leur projet.

Les personnes rencontrées sont âgées de 21 à 60 ans, la moyenne d’âge se situant à 46,2 ans. Leur niveau de formation s’étend du niveau VI au niveau I[11], 24 personnes ayant un niveau III[12] ou plus, 11 personnes ayant un niveau baccalauréat ou moins. Les femmes sont très majoritaires (29 sur 35). Les pathologies chroniques représentées sont diverses (cancer, maladie de Crohn, sclérose en plaques, spondylarthrite ankylosante, sida, diabète). L’ancienneté moyenne de notre échantillon dans la pathologie est de 10,6 ans, l’amplitude allant de 1 an à 44 ans. Cet accompagnement nous a permis de voir concrètement les étapes par lesquelles passaient les personnes, et quels étaient leurs questionnements, leurs ressources. Au moment de notre étude, parmi les 35 sujets interviewés, 14 sont en emploi, le plus souvent à temps partiel ; 8 sont en congé de maladie ; 9 au chômage, 3 en reclassement professionnel et 1 en formation initiale. Le maintien ou le retour à l’emploi antérieur sont une façon d’envisager son avenir professionnel, dans un souci de stabilité et de sécurité en contrepoint de l’incertitude liée à la maladie. Mais, parmi les 35 personnes interviewées, 32 s’interrogent sur leur projet professionnel ou sur leur façon de travailler, et sont dans des questions portant sur l’éventualité d’un changement d’activité, même quand elles ont déjà repris leur travail.

4. Pratiques d’orientation dans le cadre de la recherche-action

Selon Guichard, (dans Guichard et Huteau [dir.] [2007], p. 95), le conseil en orientation constitue un ensemble de pratiques qui vise à aider une personne à trouver la voie professionnelle ou de formation, voire la forme de vie qui lui convient le mieux, et à s’engager dans la direction qui a été ainsi déterminée. Ces pratiques peuvent prendre des formes diverses : entretien duel pouvant s’étayer sur la passation d’épreuves psychométriques ou de questionnaires ; activités de groupe conduites par un animateur visant une auto-exploration, la constitution d’un portefeuille de compétences ou encore une activité de recherches documentaires. Ces différentes pratiques ont en commun de permettre à la personne d’établir une relation de « soi à soi », en envisageant sa vie, ses activités passées et présentes, ses identifications, ses attentes, ses souhaits, ses rejets… Ainsi, la personne est amenée à repérer et à formaliser certains éléments constitutifs de son expérience pour mieux dégager un sens lui permettant de déterminer son orientation. Si les pratiques de groupe existent depuis longtemps en matière de conseil en orientation[13], force est de constater que l’entretien individuel est la technique la plus plébiscitée par les professionnels : « L’entretien de conseil constitue l’activité la plus citée par les professionnels parmi les pratiques d’orientation déclarées » (Olry-Louis, 2013, p. 68).

Rappelons tout d’abord que notre recherche ne portait pas sur les pratiques des professionnels d’orientation, mais sur les pratiques inscrites dans les dispositifs de cette recherche-action et sur le vécu des personnes malades chroniques. Nous procédons ici à une méta-analyse de ces pratiques pour tenter de dégager ce qui les a caractérisées. Nous observons que les pratiques d’orientation mises en œuvre dans notre étude ont été de deux ordres : une pratique collective dans le cadre des « clubs MCA », et une pratique individuelle sous forme d’entretiens. Nous présenterons dans un premier temps les enseignements que nous avons dégagés sur le plan de l’animation des dispositifs collectifs, les « clubs MCA », puis nous reviendrons sur l’accompagnement individuel.

4.1 Apport des pratiques collectives de construction de projets

À proprement parler, le dispositif d’accompagnement proposé ne visait pas au premier chef la construction du projet professionnel, mais plus largement les réaménagements de la vie avec la maladie, dans ce qu’elle révèle des épreuves et des enseignements qui peuvent en être tirés. Les échanges ont souvent porté sur les conditions de travail jugées compatibles avec un état de santé fragilisé. Pourtant, de façon indirecte, le projet professionnel était au cœur des préoccupations des participants, souvent en butte à des limitations d’activités, voire à des incapacités professionnelles. La question centrale pour eux était de savoir quel travail envisager pour préserver leur santé, qu’il s’agisse d’aménager l’emploi antérieur ou de changer de métier. Lors des récits d’expériences, les discussions portaient aussi souvent sur des activités effectuées par les personnes, parfois perçues par elles comme banales et peu valorisées socialement. Pourtant, elles pouvaient être révélatrices de centres d’intérêt et de capacités transférables dans le monde du travail. Ainsi, la thématique du projet s’est trouvée de fait au centre de tous les échanges qui ont eu lieu lors des clubs MCA, y compris lorsque les personnes avaient déjà repris un travail.

Les motifs d’engagement dans le dispositif collectif sont aussi directement liés à la construction du projet. Les clubs MCA sont destinés à des sujets atteints d’une pathologie chronique en activité, ou qui souhaitent en reprendre une. Une plaquette a été éditée pour expliciter l’objectif des clubs : « Identifier les difficultés rencontrées au travail et les moyens de les surmonter, élaborer un projet d’activités compatible avec son état de santé, mettre en œuvre son projet d’activité ». La raison la plus souvent invoquée pour participer aux clubs est la recherche d’une aide à la reprise d’un travail, à la définition d’un projet professionnel, au choix, à la quête d’un nouveau métier :

« C’est la première fois que je voyais quelque chose qui concernait la vie professionnelle, parce que finalement les associations de patients, elles s’occupent de la famille, du bien-être, du bien-fondé des traitements, c’est important mais finalement le sujet professionnel il est pas traité, alors que quand même la préoccupation majeure des gens est de savoir comment ils vont vivre, de quoi ils vont vivre. » (Béatrice, 37 ans, maladie de Crohn)

Les sujets témoignent souvent d’un fort sentiment d’isolement, et du fait qu’ils se sentent perdus face à leur questionnement sur leur projet professionnel, ne sachant pas par quel angle l’aborder. Le besoin d’accompagnement est donc patent. Deux autres dimensions apparaissent de façon récurrente dans les motivations des participants : celle du groupe comme stimulant et comme moyen d’émulation ; puis le partage d’expériences avec des autrui porteurs d’une maladie :

« Les échanges sur les difficultés et l’ouverture aux autres aident à prendre du recul, à relativiser, à prendre conscience de ses limites et à les accepter. » (Yaëlle, 40 ans, séquelles d’un traumatisme crânien)

Fabien (53 ans, cardiopathie et épilepsie) dit vouloir participer aux clubs MCA pour échanger avec des gens qui ont une maladie ; il espère que le groupe lui donnera des idées pour explorer des pistes de reconversion. Quelques personnes ont souhaité y participer pour faire bénéficier les autres de leurs propres avancées positives, espérant contribuer au développement d’une politique du handicap dans les entreprises.

4.1.1 Les fonctions du groupe

Le lieu d’échanges que constituent les clubs MCA fonctionne selon une dynamique de groupe. C’est ce dernier qui, en tant que tel, permet de développer les pratiques d’orientation. Ici, les animatrices sont les garantes du cadre et des règles de fonctionnement : elles assurent les conditions d’une sécurité suffisante, pour que chacun-e puisse s’exprimer de façon authentique dans un climat de bienveillance et de non-jugement. La régularité des séances permet de construire le collectif, et de mettre en partage à travers l’activité narrative l’histoire de chacun-e, qui s’élabore de réunion en réunion. Ce cadre permet d’engager un travail sur soi, le groupe aidant à la réflexivité. Au fil du temps, une solidarité s’instaure autour du vécu commun qu’est l’expérience de la maladie. Le groupe apparaît comme un espace où peut se dire ce qui est tu ou tabou à l’extérieur.

Les animatrices suscitent les échanges, font se confronter les points de vue, reformulent certains propos, relèvent les ambivalences, apportent parfois des informations sur des démarches à entreprendre, sur l’accès à telle ou telle formation, ou aux droits sociaux. L’entrée des échanges se fait par l’activité, la consigne de départ étant régulièrement : « Qu’est-ce que vous avez fait depuis la dernière fois ? » Les discussions portent alors sur ce que chacun a tenté, réussi, ce qui résiste, sur la façon de contourner les obstacles. Ici, les relances sur les expériences d’activités, ce qu’elles révèlent et ce qu’elles apprennent, constituent le fil rouge du travail de groupe. L’activité évoquée n’est pas seulement l’activité professionnelle, mais aussi celle qui permet de se confronter à soi-même, aux autres et au réel, et de mesurer les transformations qui s’opèrent en soi. L’exemple de Paul témoigne à la fois des apports des échanges dans le groupe pour éclairer ses choix et des possibles transferts d’expériences d’activités réalisées dans un cadre associatif, extra-professionnel.

Certains sujets ne se voient pas reprendre un emploi, mais cherchent une occupation utilitaire et source de lien social. Ainsi, Sylvie (52 ans, ex-employée administrative, sarcomes et cancer du poumon) ne pense plus pouvoir retourner dans son entreprise, mais cherche un cadre organisationnel pour s’adonner au cartonnage, qui est sa passion.

Par le récit et la mise à plat du parcours qu’ils facilitent, par le travail identitaire qui y est associé, par la comparaison sociale induite et la possibilité de s’identifier aux autres, les clubs MCA ont favorisé la mise en œuvre d’une pratique d’orientation en groupe. Chacun repère ce qu’il a en partage avec autrui et ce qui le différencie. Un travail de construction identitaire et de personnalisation s’effectue donc, en contrepoint de la déstabilisation liée à la maladie. Le tour de table, qui ouvre chaque réunion, conduit à une compréhension partagée des parcours des participants, qui permet la réappropriation de sa propre histoire en lui donnant du sens. Elle met en lumière ou déplace les interrogations, grâce aux effets de résonance qui peuvent s’établir entre les divers récits, et au retour réflexif que chacun offre aux autres. Les expériences des différents membres enrichissent la réflexion de chacun. L’exposition régulière de l’avancée de son projet devant les autres constitue une incitation à l’action.

Le club est un lieu où l’on relate les démarches, les visites, les rencontres effectuées. En cela, il se centre sur l’activité des personnes. Les échanges de bons procédés, la confrontation des points de vue, la mutualisation des échanges et des stratégies constituent des aides à l’élaboration du projet. Le travail collectif permet également d’explorer les ambivalences dans lesquelles chacun est pris, d’envisager différents scénarios pour dépasser les contradictions (comme par exemple déclarer vouloir travailler dans l’informatique mais ne pas avoir eu d’expériences dans le domaine depuis 10 ans) et développer des ressources. Les pairs contribuent à une co-construction du projet, et permettent de se sentir moins seul face à la complexité des questions à résoudre. Le groupe représente donc un support aux transitions professionnelles.

Parmi les questions débattues dans les clubs, certaines sont directement liées à cette construction, par exemple : « Qu’est-ce que j’aimerais faire si je n’avais aucune contrainte ? », « Comment combiner mon désir de sécurité et mon désir d’épanouissement ? », « Quelles sont les conditions de travail que je ne peux plus accepter ? », « En quoi la maladie peut-elle être une ressource ? Comment puis-je en parler dans l’entreprise ? » D’autres interrogations portant sur les droits des malades, sur les différents statuts au regard de l’emploi (Reconnaissance de la Qualification de Travailleur Handicapé (RQTH), invalidité, inaptitude, mi-temps thérapeutique) conditionnent sa mise en œuvre. Elles font l’objet de discussions, le partage d’expériences et de points de vue permettant à chacun de trancher et de se forger sa propre opinion. Si les premières questions évoquées sont communes à tout individu en recherche d’un projet, les secondes sont plus spécifiques aux personnes ayant des problèmes de santé et aux difficultés qu’elles rencontrent.

Les problématiques d’orientation observées sont donc de deux ordres : elles concernent soit les conditions de travail nécessaires pour le maintien ou le retour à l’emploi antérieur, soit le souhait d’une reconversion ou d’une évolution professionnelle. Dans le premier cas, il s’agit de définir les exigences en matière de contexte organisationnel pour retourner au travail, ou les critères de sélection d’un poste dans une entreprise différente. Par exemple, avoir un emploi qui permette de se rendre aux rendez-vous médicaux : c’est en effet la préoccupation majeure de Titouan (40 ans, polyradiculonévrite, ex-façonneur en imprimerie) qui pense qu’un travail dans la fonction publique sera plus propice à ce type d’aménagement. Micheline, elle, (57 ans, cancer du sein, ex-agente hospitalière) a choisi de ne pas changer d’entreprise. Elle a été reclassée sur un poste d’agent de restauration collective, qui ne lui plaît pas ; elle se demande :

« Est-ce que je vais pouvoir continuer le travail où je suis ? Vais-je pouvoir reprendre à temps plein ? »

L’accompagnement en orientation consiste ici à aider à opérer des arbitrages entre aspirations et contraintes, comme rester « en sécurité » dans son entreprise d’origine au risque d’être reclassé sur un poste que l’on n’a pas choisi, ou souhaiter exercer un métier que l’on aime, mais qui peut conduire à se lancer dans l’inconnu, voire dans la précarité, alors même que la maladie crée un sentiment d’insécurité. Dans le second cas, il s’agit de faire émerger un nouveau projet compatible avec l’état de santé de la personne, à mettre à jour le type d’activité recherchée, qu’elle soit professionnelle ou occupationnelle.

En complément des échanges dans le groupe, les animatrices de ces groupes ont proposé aux participants qui le désiraient un « outil » d’aide à l’élaboration du projet, qui consistait à relater trois expériences marquantes dans leur parcours et leurs apports en matière d’enseignements, d’atouts, de compétences pour l’avenir. En activant un processus réflexif individuel, cet exercice vise à confronter la réflexion personnelle aux retours du groupe, pour aider la personne à prendre conscience de ses ressources et dégager des priorités.

Le travail suscité par cette activité de bilan a pu paraître exigeant à certains, qui avaient du mal à finaliser l’exercice :

« C’est assez long finalement de répondre à cette chaîne de pourquoi pour approfondir […] je n’arrive pas à synthétiser, je retombe sur professeure, il n’y a rien pour l’instant qui soit plus clair que cela. » (Martine, cancer du sein, 46 ans)

D’autres avaient des réticences à se dévoiler en présentant leur bilan face au groupe. De façon générale, ce collectif questionne les projets présentés ; il met à jour les ambivalences, les contradictions et contribue aux arbitrages entre aspirations et contraintes.

Sont ainsi explorées lors des réunions :

  • des stratégies pour investiguer le champ des possibles grâce à l’activité réflexive et aux interrogations sur ce qu’on aimerait faire, à la recherche d’informations sur les métiers et les formations, aux enquêtes-métiers et à la quête d’activités compatibles avec la santé ;

  • des stratégies de prévention des obstacles par la construction d’arguments pour justifier des demandes de formation, d’aménagements de postes ou d’horaires ; par l’invention de manières de faire pour préserver sa santé ou la mise en place de stratégies de compensation ;

  • des stratégies pour faire valoir ses droits : monter des dossiers de demande de RQTH, de formation, d’emplois adaptés…

Ces deux derniers points soulèvent des questions particulières propres au public concerné, mais qui sont déterminantes dans l’élaboration de projets de personnes ayant des problèmes de santé.

De façon générale, nous voulons souligner la fonction fondamentale du regard des pairs dans ce dispositif, en tant qu’il constitue une source de réassurance, de stimulation et joue un rôle d’effet miroir pour les individus.

4.2 Les pratiques individuelles d’accompagnement à la construction de projet

Si les clubs MCA sont une ressource pour sortir de l’isolement et déprivatiser l’expérience de la maladie, il s’avère qu’ils ont aussi leurs limites, puisqu’un certain nombre de personnes ont éprouvé le besoin d’un suivi individuel pour élaborer leur projet. Ainsi, deux types d’accompagnement individuel ont été proposés au sein des clubs : 1) un accompagnement dit de « pré-orientation » assuré par une psychologue clinicienne, Katy Hermand, pour les personnes qui se sentaient psychologiquement éloignées de l’emploi ; 2) un accompagnement au projet d’orientation assuré par nous-même, en tant que conseillère d’orientation-psychologue. Nous ne développerons ici que ce deuxième point.

En complément des pratiques collectives, des entretiens d’orientation ont donc été menés avec des personnes qui avaient en effet besoin d’un suivi plus individualisé. Un à trois entretiens d’une durée moyenne de deux heures ont été proposés selon les situations. Certains sujets ont manifesté le besoin d’une aide pour tirer profit de l’« outil » d’aide à l’élaboration du projet. Après avoir relaté des expériences marquantes, repéré des atouts et des compétences, que peuvent-ils en inférer pour leur orientation future ? D’autres ne souhaitent pas s’exposer face au groupe et préfèrent la confidentialité de l’entretien. D’autres encore n’ont pas utilisé l’outil et demandent une aide à l’exploration du projet en général. Certains ont des demandes pointues, auxquelles la situation de groupe ne permet pas de répondre (comme le recensement et l’adresse d’organismes de formation).

4.2.1 Problématiques d’orientation rencontrées en accompagnement individuel

Comme nous l’avons dit, les problématiques d’orientation que posent les personnes rencontrées sont de trois ordres : celle du retour à l’emploi antérieur, celle d’un désir d’évolution professionnelle et celle de la reconversion professionnelle. Parfois, elles se superposent, car certains sujets, qui ont déjà repris leur travail, s’interrogent tout de même sur leur avenir professionnel. Seuls huit sujets sont véritablement obligés de se reconvertir du fait de leur pathologie.

Les questions génériques qui nous ont été soumises sont les suivantes :

  • « Je voudrais y voir plus clair dans mon parcours, dans les conditions de travail que je recherche. », « Je voudrais trouver ma voie. »

  • « Quel(s) métier(s) puis-je faire qui corresponde(nt) à toutes mes contraintes ? », « Vers quel métier m’orienter qui soit compatible avec ma pathologie ? Vers quel métier me reconvertir ? », « Dois-je changer de métier ? »

  • « Comment mettre en œuvre mon projet ? »

  • « Je voudrais trouver des formations qui soient accessibles au handicap lié à ma maladie »,

  • « Je voudrais avoir des informations sur telle formation, tel métier, tel secteur professionnel » ...

Nous notons dans ces interrogations des questionnements qui appellent une mise en récit biographique du parcours des personnes pour les aider à faire le point sur le chemin parcouru, les compétences acquises, les sources de satisfaction ou les regrets. Dans cette narration, la prise en compte des expériences hors travail peut ouvrir des possibles. En voici un exemple.

Nous relevons des questions qui supposent une exploration des intérêts et des valeurs. Ce travail est classique en orientation, mais il apparaît que les personnes n’avaient jamais pris le temps de cette investigation jusque-là. De plus, cette exploration est particulière car elle doit tenir compte de la dimension des empêchements suscités par la maladie. Nous rencontrons également des sujets dont les interrogations sont conditionnées par la prise en compte de la maladie en tout premier lieu.

D’autres demandes concernent la mise en œuvre du projet, et portent davantage sur des dilemmes concernant une prise de risques. Parfois ces arbitrages sont tellement angoissants pour les personnes qu’ils les conduisent à une forme d’immobilisme.

Par ailleurs, les demandes d’information sur les droits en tant que malades sont récurrentes ; même si elles relèvent davantage de la sphère sociale que du domaine de l’orientation, elles peuvent conditionner la mise en œuvre du projet. Ainsi, de nombreuses interrogations portent sur la pertinence de demander une reconnaissance de sa maladie au titre du handicap et de faire valoir une Reconnaissance de la Qualification de Travailleur Handicapé (RQTH) au sein de l’entreprise ou non. À travers l’obtention de ce statut, le sujet accepte de mettre sa maladie sur le devant de la scène et se réserve ainsi la possibilité de pouvoir obtenir plus facilement une prise en compte de sa pathologie dans sa vie professionnelle. Ne pas le faire, c’est prendre sur soi pour taire sa maladie sur son lieu de travail ou se financer soi-même des conditions de travail conciliables avec son état de santé (par exemple travailler à temps partiel).

4.3 Processus d’orientation dans les pratiques individuelles

Si les pratiques d’orientation collectives sont nées d’un dispositif visant à comprendre et à agir, les clubs « Maladies chroniques et activité », les pratiques d’orientation mises en œuvre en individuel ont été conçus à l’appui de notre expérience d’accompagnement en orientation avec les personnes en situation de handicap. Elles sont à la fois semblables et différentes des pratiques à destination d’un public « ordinaire ».

La démarche globale du processus d’orientation est sensiblement la même avec :

  • l’accueil de la demande et l’identification du problème du sujet,

  • l’exploration de différentes dimensions (image de soi, intérêts, aptitudes, valeurs) permettant d’éclairer la question du-de la consultant-e,

  • la mise en place d’un plan d’action concret.

La première partie de l’entrevue consiste de façon classique à prendre connaissance de la situation de la personne et en une mise à plat de son histoire et des démarches déjà effectuées, à travers des techniques d’entretien comme le reflet, la reformulation et les questions ouvertes. Cependant, cette façon d’intervenir lorsqu’elle concerne des consultants ayant des problèmes de santé, s’arc-boute sur ce que nous savons de l’importance de la prise en compte de l’identité et de la question du sens pour les personnes déficitaires (Moyse, 1996). Il s’agit d’évaluer la connaissance que le sujet a de lui-même, la façon dont il vit son déficit et sa motivation. En outre, cette phase d’entretien, qui favorise l’historicisation de la personne et l’appropriation de son parcours, conduit à « y voir plus clair » dans le chemin accompli. Elle donne le sentiment au sujet d’être écouté et d’être pris en considération dans sa singularité. Cette dimension n’est pas anodine pour des sujets, qui ont souvent le sentiment d’être incompris des autres, et qui ressentent fortement l’épreuve de leur altérité, car ils ne peuvent plus suivre le rythme commun dominant. Si les aspects de la mise en récit du parcours sont transverses à tout accompagnement en orientation (Young, 1988 ; Young et Valach, 1996), ils revêtent un caractère particulièrement important chez des sujets pour qui la quête du sens de l’événement traumatique (ici l’irruption de la maladie) est primordiale.

En fonction de la demande, il convient habituellement dans un second temps d’explorer les intérêts et les valeurs de la personne à travers le récit de ses expériences professionnelles et de hors travail, en vue de faire émerger ses représentations personnelles. Cette étape de l’accompagnement s’effectue traditionnellement en appui sur les expériences passées et les compétences acquises. Ici, le passé ne peut pas toujours être une ressource pour des individus qui font le constat que les choses ne pourront plus jamais être comme avant :

« Le corps ne fonctionne plus à la même vitesse », « il y a des tâches qu’on ne peut plus faire comme avant. » (Kathleen, 42 ans, sclérose en plaques, assistante marketing)

Aussi, nos entretiens de conseil se sont beaucoup centrés sur le récit des activités durant le congé de maladie, afin de réactualiser la perception de soi et l’éprouvé des capacités. Dans les exemples précédemment cités, nous avons mentionné par exemple la prise en compte des compétences et activités artistiques d’Annie ; Denise a tenté à plusieurs reprises d’aménager son poste de travail pour voir les sources de lumière qui lui étaient supportables. Puis, elle a utilisé la technique des enquêtes-métiers pour éprouver la faisabilité de ses projets. Frida a dû reprendre son travail initial pour vérifier qu’elle devait y renoncer définitivement. De la même façon, Carole a eu besoin d’un stage de bureautique pour réaliser que le secrétariat ne lui convenait pas. L’idée était d’explorer les différentes sphères d’activité des individus (activités de santé, activités professionnelles, activités associatives, domestiques) pour repérer les transferts de compétences envisageables d’un domaine à l’autre, et de s’appuyer sur l’expérimentation pour mesurer les possibles ou prendre conscience des renoncements nécessaires. Ainsi, Titouan (40 ans, polyradiculonévrite, ex-façonneur en image numérique) s’est rendu compte en essayant de faire du bricolage chez lui, qu’il ne peut plus faire certains gestes :

« J’ai fait un peu de carrelage chez moi, j’ai mis un temps fou […] j’ai des douleurs, ça fatigue, j’ai moins d’endurance que les autres […] debout, assis, à genou je peux pas. »

Ce constat l’amènera à écarter certaines pistes de reconversion, alors même qu’il possède des compétences manuelles.

Les exemples retenus montrent qu’à l’instar de ce qu’écrit Canguilhem (1966) en envisageant la maladie comme « une autre allure de la vie », la pathologie chronique conduit à une double expérience de pertes et de gains, d’altération et de compensation. En effet, Canguilhem (1966) renouvelle le regard que nous portons sur la maladie ; pour lui, cette dernière constitue un écart par rapport à la norme qu’est la vie en santé. Il postule que les formes anormales du vivant en sont des modalités alternatives : « Être malade, c’est vraiment pour l’homme vivre d’une autre vie » (Ibid, p. 49). En cela, il remet en question l’opposition traditionnelle entre normal et pathologique, et il nous permet d’envisager la maladie pas seulement sur le versant du déficit, mais aussi sur celui d’une altérité pouvant ouvrir sur de nouvelles potentialités.

La mise en récit qui s’effectue durant l’entretien permet de mettre à jour des limitations, mais aussi de nouvelles capacités, voire de nouveaux intérêts.

Nous observons également que les projets, parfois débutés avant l’irruption de la maladie, sont reconfigurés par cette expérience, les personnes cherchant à tirer profit de ce vécu pour en faire une compétence qu’elles puissent réinvestir dans la sphère professionnelle. C’est le cas de Danielle (55 ans, cancer du sein) qui s’est reconvertie comme conseillère en bilan de compétences et qui voudrait se spécialiser dans une prestation à destination des salariés malades chroniques. Ici, la réélaboration du projet est donc stimulée par l’expérience de la maladie et les compétences acquises dans cette épreuve.

La maladie questionne le temps qui reste à vivre, conduit les individus à prendre conscience de la préciosité de l’existence et à ne plus vouloir la gaspiller pour des motifs qui ne prennent pas sens pour eux. Paradoxalement, alors qu’ils sont confrontés à la diminution de leurs potentialités, la maladie exacerbe la sensibilité, les désirs, et transforme le niveau des aspirations. Ainsi, l’exploration des intérêts conduit les sujets tantôt à renouer avec des rêves du passé, notamment ceux de la période de l’adolescence, que les personnes avaient enfouis et qui ressurgissent, tantôt à rapatrier des compétences extraprofessionnelles dans la sphère du travail. Par exemple, Ida (40 ans, cancer du sein, animatrice socioculturelle) a repris durant son congé de maladie des activités créatrices qu’elle avait pratiquées étant plus jeune, qu’elle souhaite développer davantage dans le contexte de sa profession en se spécialisant dans une technique de danse qu’elle a découverte.

Tantôt encore, les individus s’appuient sur des expériences professionnelles antérieures, dont ils pensent pouvoir tirer partie aujourd’hui : Fleur (37 ans, ex-ingénieure en informatique) a décidé d’utiliser ses compétences en informatique au service de la formation de personnes débutantes dans ce domaine. En ce sens, les personnes cherchent à puiser dans leur passé, lorsqu’elles le peuvent, les atouts qu’elles pourraient mettre à leur actif, et qui seraient transférables dans un nouveau projet.

Il s’ensuit ensuite un travail traditionnel de confrontation des attentes et des représentations avec la documentation disponible pour construire des connaissances. Notre accompagnement a souvent consisté à aider les personnes à rechercher des informations sur un métier ou un secteur professionnel, une formation, comme par exemple les métiers accessibles par les concours de la fonction publique, les métiers du droit, les métiers du social, de l’artisanat d’art, les métiers autour de l’enseignement des langues, etc. Nous avons fourni des documents électroniques ou papier, des brochures, aidé à leur décryptage et à la comparaison des offres de formation. Concrètement, il s’agit de faciliter le tri des données recueillies, en vue d’élaborer des pistes de solution concrètes, ou encore de favoriser l’expression des dilemmes et des arbitrages à opérer afin de parvenir à une prise de décision (comme faire valoir ou non sa maladie lors d’un entretien d’embauche). L’appui sur des expérimentations de terrains, activités bénévoles ou de formation, des rencontres avec des professionnels en exercice, des enquêtes-métiers, apparaît comme déterminant pour la mise en œuvre du projet. Il permet de faire émerger les limites et les empêchements ou de valider les possibles.

Ce travail s’effectue sur plusieurs entretiens, favorisant l’accompagnement du-de la consultant-e dans le cheminement de sa réflexion, au prisme des démarches qu’il-elle aura pu effectuer en complément. Nous l’illustrerons ici à partir du parcours de Martine.

4.4 Obstacles à la construction des projets

Les freins à l’élaboration des projets sont de trois ordres :

  • un état de santé non stabilisé, la récidive ou le surgissement d’une nouvelle pathologie ;

  • les bas niveaux de qualification ;

  • la difficulté à prendre des risques et l’indécision vocationnelle, parfois liées à l’absence de stabilisation de l’état de santé, mais aussi à la peur de perdre plus que de gagner inhérente à tout choix.

Dans ces cas, les pratiques d’orientation s’avèrent particulièrement complexes, longues et nécessitent plusieurs rencontres entre le-la professionnel-le de l’orientation et le-la consultant‑e, pour évaluer la pérennité du projet. Nous avons déjà cité les exemples de Denise (44 ans, ex-conseillère en patrimoine, souffrant de sclérose en plaques et thermophotosensibilité à la lumière) et de Frida (52 ans, cancer du sein, gestionnaire de sinistres) qui ont dû interrompre leurs démarches, à cause de leur santé de nouveau défaillante. Parfois, l’épreuve du réel met à mal un projet longuement mûri. Ainsi, Gautier (40 ans, cancer des testicules, ex-officier de marine) qui s’était formé durant plusieurs années à la pédagogie Waldorf dans le but de devenir professeur de mathématiques, a dû renoncer à ce projet, car la tâche s’est avérée physiquement trop éprouvante pour lui. Après avoir fait le constat de sa faible résistance physique, il a dû se résoudre à ne donner que des cours particuliers. Nous identifions ici la difficulté de se projeter quand l’état de santé reste incertain, ainsi que celle de prendre la véritable mesure de ses capacités réelles.

La situation des personnes sans diplôme reconnu rend également les reconversions difficiles, car leurs références concernent le plus souvent des travaux physiques qu’elles ne peuvent plus exécuter. Ici la précarité sociale rencontre la précarité de la santé, ces deux éléments constituant un cumul de handicap. Abdel illustre parfaitement ces handicaps cumulés.

Enfin, il nous faut souligner que la maladie complexifie la prise de décision pour des personnes souvent fragilisées psychiquement par cette épreuve.

5. Discussion

Il convient de revenir ici à notre question de départ, qui consistait à savoir si les pratiques d’orientation traditionnelles, essentiellement individuelles, se référant à la représentation mentale d’un projet adossée à l’expérience acquise, peuvent fonctionner avec des personnes malades chroniques.

En ce qui concerne les pratiques d’orientation en collectif, nous avons vu combien l’appui sur les pairs s’est avéré un élément moteur de la dynamique du conseil d’orientation, permettant un retour réflexif sur soi. Nous avons souligné combien le fait de pouvoir se reconnaître dans ceux qui partageaient un même type d’expérience et qui éprouvaient un sentiment d’altérité par rapport aux sujets en bonne santé pouvait constituer une ressource indispensable pour sortir de l’isolement. En cela, le dispositif collectif proposé s’est montré opérant. Pour autant, il n’a pas suffi à lui seul à répondre à toutes les attentes, puisque nous avons dû combler un manque à travers des prises en charge individualisées. Certains participants ont exprimé l’idée qu’ils ne souhaitaient pas s’exposer devant le groupe :» Il y a des choses que je n’ai pas envie de dire au groupe » et avaient besoin de confidentialité.

En ce qui concerne l’accompagnement en individuel, la structure globale de ce dernier a suivi le déroulé habituel des entretiens d’orientation ordinaires. Les personnes vivant avec une pathologie chronique nous ont confrontée à des questions certes classiques, mais toujours complexifiées du fait des contraintes de santé. L’exploration des intérêts, par exemple, est conditionnée par d’autres déterminants que les seuls goûts et compétences. Ces sujets sont également très sensibles aux aspects éthiques et de sens du travail, plus que ne l’est un public dit ordinaire. Cette formule, souvent entendue, rend compte d’une radicalisation des attentes et désirs associés à la révélation de la précarité vitale : « Je ne veux plus perdre ma vie à la gagner. »

Au vu du grand nombre de personnes en quête d’une évolution ou d’une reconversion professionnelle dans cette recherche-action, nous avons observé que les personnes n’étaient plus capables ou n’avaient plus envie de reprendre leur activité professionnelle antérieure. Ainsi, nous avons mentionné au début de l’article que la maladie chronique provoque une rupture identitaire et par-là même un processus de déconstruction qui conduit les sujets à réinterroger leur identité et plus particulièrement leur identité professionnelle. De nombreux auteurs (Bury, 1982 ; Baszanger, 1986 ; Dodier, 1986 ; Vidal-Naquet, 2009) indiquent qu’elle marque un coup d’arrêt dans la vie des individus, et qu’il va s’agir d’apprendre à vivre avec la maladie, c’est-à-dire à aménager son mode de vie en tenant compte de cette nouvelle dimension. Lors de cette recherche-action, nous avons constaté que la plupart des personnes rencontrées souhaitent remobiliser leur désir de vivre et réinvestir des objets symboliques pour canaliser leur énergie vitale[17]. Il convient alors mieux de parler de remaniement identitaire, plutôt que de rupture. Lors des entretiens individuels, mais aussi lors des échanges dans les groupes, contrairement à notre hypothèse initiale, les sujets semblent quand même puiser dans leur passé lointain pour se projeter dans une nouvelle activité. Il ressort que le point d’appui de la réorganisation professionnelle des personnes est en premier lieu la valorisation de leurs intérêts, adossés à des compétences acquises qui peuvent tenir lieu de « points forts ». Par contre, ces compétences ne sont pas toujours référées à la dernière expérience professionnelle, mais peuvent s’alimenter à des expériences lointaines et hors travail. Le concept de soi qu’ont mobilisé nos sujets pour rebâtir un projet n’était pas toujours issu de leur identité professionnelle antérieure, mais de leur enfance ou de la sphère des loisirs et du hors travail. Autrement dit, les personnes ont beaucoup de mal à faire table rase du passé pour se projeter dans une nouvelle identité professionnelle, même si leurs limites physiques ne leur permettent plus d’envisager telle ou telle activité. En effet, le cheminement intérieur que suppose l’acceptation de la maladie et de ses limitations est lent.

Le recours à l’expérimentation par l’activité a constitué une ressource importante qui n’a pas une telle place dans l’accompagnement des publics « ordinaires ». Il s’est agi pour nous de partir des activités actuelles et présentes des individus pour cerner les compétences mises en œuvre et transférables sur un plan professionnel, et repenser le projet en lien avec l’expérience vécue. La prise en compte des conditions et du contexte de l’activité peut être déterminante, quant à son déroulement et sa faisabilité. Cependant, le détour par l’activité n’est pas chose aisée, car les sujets n’ont pas toujours la possibilité de faire des expérimentations, d’autant plus lorsqu’ils sont en situation précaire. Le cas d’Abdel, que nous avons présenté plus haut, est édifiant à cet égard. Les milieux professionnels restent globalement fermés et il faut beaucoup d’énergie et d’opiniâtreté pour les pénétrer.

Ainsi, plusieurs dimensions semblent importantes à prendre en compte avec les sujets confrontés à l’expérience de la pathologie :

  • le besoin de sécurité en matière d’emploi pour contrebalancer l’incertitude liée à la maladie ;

  • la quête de sens du parcours professionnel et des activités auxquelles on veut s’adonner ; cette quête de sens guide les choix d’orientation des personnes. Valoriser les activités de subjectivation permet d’explorer le sens que chacun construit dans ses actions et favorise le dégagement des motivations et des intérêts ;

  • l’ouverture à de nouvelles activités qui facilite le renouvellement du concept de soi et alimente les projets. Nous notons la pertinence de pouvoir recourir à la multiplicité des formes identitaires subjectives des intéressés dans des sphères d’activités diverses, selon le modèle de Guichard (2007, p. 110-111), et d’articuler leurs différents domaines de vie pour explorer un maximum de possibles ;

  • l’importance de l’attention portée à l’éprouvé du corps du sujet, qui donne accès à son ressenti, à la façon dont il perçoit ses capacités, son efficience ou ses limites dans la tâche.

La force de cette recherche-action réside dans le repérage de besoins, attentes, difficultés plus spécifiques aux personnes confrontées à la maladie. Elle tient aussi à la mise en place du dispositif collectif d’échanges, appelés « clubs MCA », qui, par la déprivatisation de l’expérience douloureuse, la mise en récit biographique, la comparaison sociale induite et la possibilité de s’identifier aux autres, a favorisé une pratique d’orientation en groupe différente et complémentaire des pratiques habituelles. Il correspondait à une demande sociale non prise en compte jusque-là. L’isolement, voire la solitude, qui accompagne l’expérience de la maladie, les épreuves de stigmatisation, les risques de relégation, voire d’exclusion, contribuent sans doute à légitimer l’adéquation de ce dispositif collectif de construction de projets : les « pairs » sont une ressource essentielle aux processus qui accompagnent et favorisent cette construction.

Les limites de notre recherche sont liées au nombre d’entretiens restreints que nous avons menés. Ils ne visaient cependant pas une représentativité statistique. En outre, nous ne sommes pas parvenus à démontrer que l’accompagnement en orientation des personnes malades chroniques nécessite des pratiques fondamentalement différentes. La référence au passé semble rester un appui nécessaire, même lorsque les personnes ont changé. Le passage par l’expérimentation, même s’il est souhaitable, n’est pas toujours réalisable. Pour autant, des questionnements spécifiques s’invitent dans les entretiens et supposent une sensibilité particulière à l’expérience subjective de ce qu’est la maladie.

Une étape ultérieure de cette réflexion sur les pratiques d’orientation menées en direction des personnes malades chroniques pourrait consister en la modélisation d’un accompagnement à destination des personnes présentant d’autres formes de vulnérabilité et d’isolement social. On pense ici par exemple aux personnes incarcérées, aux salariés placardisés ou aux chômeurs de longue durée.

6. Conclusion

Nous avons tenté de rendre compte des pratiques d’orientation en direction des personnes malades chroniques. La recherche-action mentionnée a permis de mettre en œuvre des pratiques collectives au sein d’un dispositif groupal d’échanges, le regard des pairs jouant un rôle déterminant dans la remise en route d’une dynamique de projet, et des pratiques individuelles d’accompagnement complémentaires. Si cet accompagnement présente à certains égards des points communs avec celui de publics « ordinaires », notamment à travers l’exploration des intérêts et la recherche d’informations, nous constatons, comme souvent dans le cas du handicap, que la vulnérabilité amplifie les problématiques ; aussi l’historicisation du parcours, la référence aux expériences d’activités réussies, l’ouverture à toutes les sphères identitaires des sujets et à leurs systèmes d’activité prennent ici une importance particulière. Valoriser les activités du sujet permet de situer résolument le projet du côté de la vie, et de considérer l’individu du point de vue de ses forces vives et non de ses déficits.