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Afin que la longueur de ce commentaire n’excède pas (trop !) celle du texte de Georges Friedmann (1902-1977) proposé dans ce numéro de Laboreal, je me bornerai à le situer dans son contexte historique personnel, disciplinaire et sociétal, et à relever une des questions de fond qu’il posait à ses contemporains. Question épistémologique qui se pose toujours bien que les contextes aient bien changé. Ce faisant, je m’inscris dans la réflexion du sociologue belge, Mateo Alaluf (2001, p. 102) :

« Le retour aux débats que l’on pourrait croire anciens reste le meilleur antidote pour nous préserver de l’amnésie qui nous guette sans cesse dans les sciences sociales et fragilise tellement nos résultats ».

C’est pourquoi les débats qui ont marqué l’après-guerre - cette période de grandes transformations, qui est aussi celle de l’émergence de l’ergonomie et d’une nouvelle sociologie du travail dans les années cinquante - restent tellement actuels.

Ce texte – sans autre titre que celui indiqué ici – est tiré des Actes du XIe Congrès international de Psychotechnique (Psychologie appliquée[1]) – Section de psychologie du travail qui eut lieu à Paris en 1953. Il est le compte-rendu d’une réaction du « philosophe - psychologue - sociologue » Professeur Georges Friedmann (1902-1977) aux exposés de la séance plénière inaugurale. Son intervention se situe après celles des Anglais C. B. Frisby (1954)[2] (« Allocution inaugurale ») et L. S. Hearnshaw (1954)[3] (« Le but et le domaine de la psychologie industrielle »), du Français Pierre Goguelin (1954)[4] (« Les facteurs psychologiques susceptibles d’accroître la productivité en entreprise ») et du Suédois Gunnar Westerlund (1954)[5] (« Cadre de références et problèmes liés en psychologie industrielle »). Elle porte plus directement sur l’intervention de L. S. Hearnshaw, c’est-à-dire sur la définition du domaine de la psychologie du travail.

À ce propos, Georges Friedmann (G.F.) évoque entre autres les relations entre théorie et pratique en s’appuyant sur une déclaration plus ancienne (1932) de Jean-Maurice Lahy[6] (1872-1943) sur laquelle je reviendrai. Tout en ne faisant aucune allusion directe à P. Goguelin, mais en accord avec la psychologue Suzanne Pacaud, longtemps collaboratrice de J.-M. Lahy, il mentionne les risques d’échec d’une « politique de la productivité » qui ne tiendrait pas compte des interrelations entre toutes les dimensions du travail et, ce faisant, ne mériterait pas « la collaboration de psychologues industriels soucieux de ne pas compromettre leur activité au service d’intérêts particuliers et de la maintenir sur un terrain scientifique ». Cette politique de la productivité battait son plein dans l’après-guerre sous l’impulsion du plan Marshall d’aide des USA à la reconstruction et à la modernisation des pays d’Europe dévastés par la guerre et l’influence des « missions de productivité » aux USA. Celles-ci ont concerné tous les milieux professionnels[7] (Kuisel, 1988) malgré l’opposition des communistes qui dénonçaient une « entreprise de catéchisation de la classe ouvrière » (Brucy, 2001, p. 81). Rappelons que l’une de ces missions en 1956 - Le projet 335 ou Adaptation du travail à l’homme - a contribué à l’émergence de l’ergonomie en Europe (AEP, 1959 ; Teiger et Lacomblez, 2013). On retrouve aussi les traces des découvertes d’une précédente « Mission psychotechnique » (en 1952 avec des psychologues et spécialistes du travail dont S. Pacaud et Jean-Marie Faverge) par exemple dans les chapitres de L’analyse du travail. Facteur d’économie humaine et de productivité (Ombredane et Faverge, 1955) rédigés par ce dernier (Teiger, 2015a).

1. Mais qui était Georges Friedmann (1902-1977) ? Quelques flashs bio-bibliographiques[8]

Tout le monde s’accorde pour décrire G.F. comme l’une des figures de proue emblématique de ces intellectuels progressistes de l’après-deuxième Guerre mondiale (1939-45), séduits un moment par l’idéal communiste de justice sociale et « compagnons de route » du Parti communiste français (PCF) jusqu’à la déception et la rupture finale dans les années cinquante. Pionnier d’une « sociologie humaniste » il contribuera de façon décisive à la nouvelle sociologie française et surtout à la promotion de la sociologie du travail. Il resta engagé toute sa vie qu’il a consacrée aux évolutions du travail humain en relation avec les évolutions du monde technique en évoluant lui-même dans ses analyses en fonction des réalités qu’il observe.

Né en 1902, il entre en 1923 à l’École normale supérieure à Paris (ENS, rue d’Ulm) où il passe l’agrégation de philosophie. Puis, grâce aux crédits accordés à l’ENS par la Fondation Rockefeller (Tournès, 2008), il assure pendant trois ans, de 1932 à 1935, la charge d’assistant au Centre de documentation sociale hébergé à l’ENS[9], en tant que répétiteur agrégé pour les élèves de l’École. Pour mieux comprendre le travail ouvrier, il suit à mi-temps en 1931-1932 un apprentissage d’ajusteur à l’école professionnelle Denis Diderot à Paris, mais il ne travaillera jamais comme ouvrier en usine.

Il fait trois séjours en URSS (en 1932, 1933 et 1936) et s’appuiera sur ses observations (Friedmann, 1934) pour une réflexion sur le machinisme dans sa thèse publiée en 1946 : Problèmes humains du machinisme industriel (Friedmann, 1946), qui introduit, en France, la nouvelle sociologie du travail. Il voyagera aussi aux USA.

Il enseigne ensuite de 1935 à 1939 à l’école professionnelle Boulle d’où il est exclu en application des lois antijuives du gouvernement de Vichy pendant la Deuxième Guerre mondiale. Entré dans la Résistance dans la région de Toulouse, il vit dans la clandestinité. Toutefois, le 23 juin 1941 se tient une Journée interdisciplinaire de psychologie et d’histoire du travail et des techniques, organisée à l’initiative du psychologue Ignace Meyerson (1888)-1983) par la Société d’études psychologiques de Toulouse après sa création en mai 1941. Les Actes - Le travail et la technique - ne paraîtront qu’en 1948 ; ils sont recensés en termes élogieux dans la revue Annales par l’historien Lucien Febvre (1951), lui-même participant à cette Journée[10]. Parmi les communications figure l’article important de G.F. que L. Febvre présente comme « notre ami » : Esquisse d’une psycho-sociologie du travail à la chaîne. C’est la première théorisation des Problèmes humains du machinisme industriel (thème de son travail de thèse paru en 1946) où il affirme que le travail à la chaîne représente

« une étape historique du développement de la société industrielle »

et que « les problèmes du travail humain sont à la fois des problèmes techniques, des problèmes psychologiques et des problèmes sociaux » (Friedmann, 1941-48, p. 127).

L. Febvre (1951, p. 243) termine ainsi sa recension :

« On voit l’intérêt de ce numéro (des Annales), très réussi. Ce rassemblement fait honneur à ceux qui l’ont tenté et le numéro restera longtemps utile et vivant ».

Après guerre, G.F. est nommé inspecteur général de l’enseignement technique (en 1945), professeur d’histoire du travail au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM, de 1946 à 1960), directeur d’études à l’École Pratique des Hautes Études (EPHE, de 1949 à 1960), directeur du Centre d’études sociologiques (CES) du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) de 1949 à 1954). Il fonde en 1959 avec d’autres la revue Sociologie du travail. Enfin, au début des années 1960, il explore un autre champ de la culture technique : les communications et la culture de masse.

En 1962 G.F. coordonnera avec Pierre Naville l’important Traité de sociologie du travail[11] (Friedmann et Naville, 1962) à la suite de la parution en 1958 du Traité de sociologie coordonné par Georges Gurvitch pour lequel il avait écrit avec Jean-Daniel Reynaud Sociologie des techniques de production et du travail.

En 1953-54, époque de son intervention dans le congrès qui nous occupe ici, G.F. est donc professeur d’histoire du travail au CNAM et directeur d’études à l’EPHE, cumul de fonctions fréquent à l’époque. Il est une autorité dans le domaine des sciences du travail. Il a réorienté les activités du CES qui jusqu’alors organisait surtout des conférences. Selon O. Kuty (2008 : p. 57), avec lui (G.F.) le CES est devenu un laboratoire d’enquêtes. Une nouvelle « formule de recherche » s’était mise en place avec entretiens et observations (comme aux USA). La pratique des enquêtes collectives existait en France depuis les années trente, moment d’émergence d’une politique des sciences sociales[12] (Tournès, 2008) et, de fait, l’enquête de ce nouveau type n’occupe pas encore une place importante[13].

Le contexte des années cinquante facilite l’évolution de la sociologie mentionnée plus haut grâce aux opportunités offertes par la création en 1951 - à l’initiative du ministère du Travail en vue de la formation des conseillers du travail - de l’Institut des sciences sociales du travail (ISST) rattaché à l’Université de Paris. Sa section recherches est créée en 1954 avec Yves Delamotte[14], secrétaire général du nouvel Institut dont G.F. devient le directeur. Le juriste Marcel David[15] lui succédera en 1959. Ce dernier avait fait créer à la force du poignet, dans les mêmes années (en 1955), le premier Institut du travail à la faculté de droit de l’Université de Strasbourg en vue de la formation supérieure des syndicalistes appelés à siéger et négocier dans les instances paritaires nouvellement mises en place (David, 1982).

Pour alimenter ces formations supérieures à but concret non académique, des enquêtes empiriques actualisées apparaissaient indispensables. Ce qui renforçait une tendance émergente à l’époque de l’après-guerre. De grandes enquêtes dans l’industrie avaient été lancées par G.F. au CES à partir de 1949 : celles d’A. Touraine et Etienne Verey dans les usines Renault (Touraine, 1955), de Viviane Isambert-Jamati dans l’industrie horlogère (1955) et de Maurice Verry dans les laminoirs ardennais (1955). Désormais de tels travaux furent facilités par des crédits importants dégagés par le plan Marshall à partir de 1954 pour l’ISST entre autres. Ainsi, les enquêtes commencées alors par G.F. sur « les attitudes des ouvriers de la sidérurgie en face des changements techniques » s’inscrivent effectivement dans des projets financés par le plan Marshall (dans le cadre de l’OECE) menés conjointement en Allemagne, en Belgique, en France, en Grande-Bretagne et en Italie[16].

Pour la France, il s’agit de l’enquête sur les ouvriers sidérurgistes menée à Mont-Saint-Martin (1954-1957 avec J.-D. Reynaud, A. Touraine et leurs collaborateurs) et de celle sur les petits fonctionnaires des Chèques postaux parisiens (Michel Crozier, 1956). Pour l’enquête à la tôlerie de Mont-Saint-Martin, les études de terrain furent effectuées par de jeunes chercheurs[17] qui se prénommaient eux-mêmes les Gaston. G. Rot et F. Vatin (2008) ont publié et analysé le carnet de bord tenu par les Gaston. Assorti de dessins humoristiques, il reflète bien les perplexités, les découvertes, les difficultés de leur tâche ainsi que les réactions des apprentis chercheurs devant la division du travail intellectuel qu’ils vivaient, eux sur le terrain jour et nuit, les « chefs » dans leur bureau à Paris attendant les rapports !

Ceci nous ramène à la question de fond posée dans ce texte par G.F., celle de la relation entre théorie/pratique, sciences fondamentales /sciences appliquées.

2. Théorie/pratique ; laboratoire/terrain. Pourquoi, où et comment faire science et quelle science ?

La question centrale de G.F. que je retiendrai dans ce commentaire est la relation entre théorie et pratique (ou théorie et empirisme), car elle touche encore actuellement la plupart des disciplines de sciences humaines et sociales qui s’intéressent au travail humain telles que l’ergonomie, la psychologie, la sociologie ou la philosophie. On peut aussi trouver un questionnement analogue chez les épistémologues-historiens de sciences telles que l’éthologie (Despret, 2011).

Théorie et pratique : de quoi s’agit-il ?

On connaît l’adage humoristique attribué au physicien Albert Einstein, père de la théorie de la relativité :

« La théorie, c’est quand on sait tout et que rien ne fonctionne. La pratique, c’est quand tout fonctionne et que personne ne sait pourquoi. Ici, nous avons réuni théorie et pratique : rien ne fonctionne et personne ne sait pourquoi ! »

Son intervention au XIe Congrès international de Psychotechnique, en 1953, est l’occasion pour G.F., titulaire depuis sept ans de la chaire d’« Histoire du travail et relations industrielles » du CNAM, d’asseoir son point de vue concernant l’approche du travail. En lien avec le développement de la prise en compte du facteur humain, G.F. met en lumière les limites d’une conception qui sépare théorie et pratique. Il rappelle la position de J.-M. Lahy (1932) qui proclamait que la psychologie appliquée ou psychotechnique n’est pas autre chose que la psychologie scientifique générale. Il soutenait qu’elle ne diffère pas de la psychologie théorique mais que, née d’elle, elle la dépasse, la transforme et va la remplacer comme le produit d’une évolution nécessaire, comme une synthèse de la théorie avec une nouvelle pratique. On pourrait peut-être parvenir ainsi à ce que tout fonctionne et qu’on sache pourquoi ! Dans le même esprit, 70 ans plus tard l’anthropologue Maurice Godelier[18] (2000, p. 15), disait :

« Les recherches en sciences sociales appartiennent dès le départ à la sphère de la recherche fondamentale […] Ce sont, comme les sciences dures, des sciences fondamentales qui peuvent avoir des applications. Car il n’existe pas véritablement de recherche appliquée mais il existe des applications de la recherche ».

Ce thème recouvre au moins cinq aspects qui sont liés : 1) celui des lieux et méthodes privilégiés de production des connaissances, 2) celui de la valeur des connaissances produites, selon le lieu de leur production, 3) celui de leur utilité sociale, 4) celui de leur formalisation et de leur diffusion, 5) celui de l’évolution des théories. Je ne fais ici que mentionner ces points qui sont toujours à l’ordre du jour, en ergonomie du moins. Ils font toujours régulièrement l’objet de journées d’études où les questions issues de la pratique posent les questions théoriques qui interrogent les disciplines et contribuent à leur développement (cf. par exemple, Les Journées annuelles de l’Université de Bordeaux sur la pratique de l’ergonomie, le Séminaire transversal de l’Institut national d’études sur le travail et d’orientation professionnelle – Groupe de recherches sur l’histoire du travail et de l’orientation à Paris, en 2013, sur les relations terrain/laboratoire, sur l’intervention, etc.).

2.1 Les lieux et méthodes de production des connaissances : deux acceptions des relations théorie/empirisme, terrain/laboratoire

Si la légitimité des recherches sur le terrain est acquise à l’heure actuelle, il reste bien des points à régler. Aller sur le terrain, mais pour quoi faire ?

En examinant les arguments avancés pour légitimer la place accordée aux données empiriques dans la démarche intellectuelle de production de connaissances sur le travail en particulier (Teiger, 2015b), on constate que la défense d’une démarche de terrain renvoie à deux argumentaires bien différents. D’un côté, l’idée d’un terrain subordonné à la théorie : telle une extension du laboratoire, il viendrait confirmer ou infirmer les hypothèses que la théorie avait déjà établies a priori en y apportant une valeur supplémentaire de « validité écologique », sans souci des problèmes propres aux acteurs du terrain. De l’autre, l’idée d’un terrain abordé avec une grande ouverture aux propos et à l’activité réelle des acteurs, aux thèmes qu’ils apportent spontanément sans le cadrage de théories structurées a priori, mais avec un souci de contribuer à résoudre les questions que les acteurs du terrain se posent.

Pour en rester à la sociologie, en opposant ces deux compréhensions du terrain, on saisit mieux le caractère innovateur des sociologues friedmanniens. En France, jusqu’en 1954 et les premières grandes enquêtes de terrain demandées par l’État, la position dominante dans le champ des méthodes est toujours celle d’une « sociologie philosophique[19] / théorique ». Mais à partir de cette période les Friedmanniens inventent réellement la nouvelle « sociologie empirique » avec, selon M. Alaluf (2012, p. 727)

« la préoccupation méthodologique [qui] occupera une place centrale, comme gage d’objectivité, dans l’élaboration de cette nouvelle sociologie ».

Mais selon Olgierd Kuty (2008, p. 58), « cet empirisme était dénigré. La sociologie affronte l’indifférence, sinon l’hostilité ».

Citant Johan Heilbron (1991, p. 366-377), cet auteur conclut :

« Entre les pôles opposés de « l’engagement » et de « l’expertise » […], il leur était extrêmement difficile de trouver une voie propre ou encore le sociologue se trouvait dans une espèce de no man’s land, paralysé par l’angoisse d’être trop politique (et donc pas assez intellectuel) et en même temps de n’être pas assez politique, pas assez au service de la société ».

On trouvera des réactions voisines de celles-ci, par exemple, lors de la sortie du laboratoire des ergonomes, une dizaine d’années plus tard, dans les années soixante pour mieux comprendre le travail et contribuer à agir sur lui à partir de « la demande sociale » de l’époque (c’est-à-dire les effets peu visibles du travail à la chaîne sur la santé des ouvrières et ouvriers dans la production de masse et dans les transports publics). Avec un triple effet qu’Alain Wisner (1985) avait bien souligné : la nécessité d’inventer de nouvelles méthodes pour aborder les situations de terrain dans une démarche scientifique délibérément associée à l’action, l’évolution conceptuelle qui en découle et transforme la définition et l’objectif même de la discipline ergonomie et, enfin, le mépris sinon l’hostilité, là aussi, des partisans de la méthode expérimentale traditionnelle et de la soi-disant neutralité de la science (Teiger, 2007, 2015b).

En ergonomie et psychologie du travail, à titre d’exemples d’une telle démarche, citons l’avènement officieux des recherches-interventions dites participatives en France à la fin des années soixante[20], et en Italie, dans les années soixante-dix, la mise en place de la « communauté élargie de recherche » bien formalisée par l’équipe de Ivar Oddone et sa postérité intellectuelle (Oddone et coll., 1977 ; Muniz, et coll., 2013 ; Lacomblez et coll., 2014).

2.2 La valeur des connaissances

On retrouve ici la question épistémologique de la valeur hiérarchisée des connaissances selon le lieu et les méthodes de leur production que l’épistémologue-éthologiste belge Vinciane Despret (2011) met avec humour au centre de sa réflexion. Elle montre combien, dans certains cas, les connaissances « pratiques » acquises par les soigneurs ou les dresseurs des animaux, qui sont cordialement méprisées par les chercheurs du domaine, permettent en revanche d’obtenir des résultats auxquels les expériences « scientifiques » de laboratoire très élaborées ne parviennent pas[21], par exemple apprendre à parler à un mainate récalcitrant.

Mais aller sur le terrain ne suffit pas ! À qui, à quoi vont servir les résultats de la recherche ?

2.3 L’utilité et la responsabilité : « l’illumination et la dette »

Ceci nous amène à la question éthique de l’utilité des recherches et des connaissances produites et de leurs destinataires, ainsi que celle de la responsabilité des chercheurs/intervenants vis-à-vis des lieux de travail et de ceux qui y vivent.

À qui profitent les connaissances[22] ? À la carrière des chercheurs ou à l’entreprise et à quels acteurs de celles-ci ? Ou encore aux institutions ? On a vu ainsi que les Friedmanniens ont bénéficié à partir du milieu des années cinquante d’une certaine reconnaissance, celle au moins des pouvoirs publics qui jugent leur travail utile et le financent.

« L’illumination et la dette », cette expression du sociologue Michel Crozier (1922-2013), théoricien de l’acteur dans le système, résume bien les deux faces du rapport au terrain et aux acteurs du terrain avec qui les –chercheurs‑intervenants travaillent (Kuty, 2008). D’un côté, illumination par le sentiment de comprendre mieux la réalité du travail, et de l’autre, dette incluant cette responsabilité vis-à-vis de ceux avec qui l’on a travaillé et à qui l’on se doit de « rendre » quelque chose des bénéfices de compréhension acquis grâce à eux. Selon M. Alaluf (2012, p. 729), dans la tradition de Friedmann

« les chercheurs se voudront des professionnels d’une science utile en opposition avec la sociologie générale ».

La théorie sociologique n’est pas une fin en soi. Elle doit être utile, produire une connaissance pratique, une connaissance qui puisse être un outil du changement en permettant aux intéressés de mieux comprendre la situation dans laquelle ils se trouvent et donc d’être mieux à même de la changer. Les ergonomes ne peuvent qu’acquiescer !

Nous sommes donc ramenés à la question des destinataires de l’utilité des recherches, question sur laquelle il y a toujours de profonds désaccords avec des positions extrêmes. Des années plus tard, certains comme M. Godelier (2000, p. 15) soulignent l’utilité sociale des sciences sociales :

« Ceux qui s’engagent […] le font en croyant que leurs recherches vont être utiles à d’autres qu’à eux-mêmes ».

Et il poursuit : « Que recouvre ce désir d’être utile ? La question est complexe et les « utilités » sont très différentes selon les disciplines ».

D’autres, au contraire, récusent toute notion d’utilité. C’est le cas, par exemple, selon Gabrielle Varro et Anne-Sophie Perriaux (1991, p. 11) des positions prises par les sociologues C. Durand et A. Touraine dans les années soixante-dix :

« Dans le rapport important mais peu diffusé finalement de Durand et Touraine (1970), il est précisé que ce n’est pas le rôle de la recherche de faire des propositions ou des recommandations d’ordre gestionnaire ; son but est théorique et scientifique ».

La question se pose un peu différemment pour l’ergonomie en France qui, après sa phase « expérimentale » jusqu’au milieu des années soixante, affiche clairement depuis son double objectif de connaissance et d’action sur la situation de travail.

2.4 Conséquence éthico-méthodologique : formalisation et diffusion des connaissances

Nous défendons depuis longtemps, en ergonomie et psychologie du travail, une formule de recherche-intervention qui met l’accent sur la co-élaboration de recherche avec les acteurs du terrain concernés et s’accompagne ainsi d’une formation réciproque à l’analyse du travail à partir des connaissances et des points de vue propres à chacun. Chacun en sort enrichi dans son domaine et une action commune devient possible. Toutefois une condition semble indispensable pour l’action commune dans des domaines différents, c’est celle de la formalisation puis de la diffusion, sous une forme accessible, des connaissances et des divers outils d’analyse produits à l’occasion des recherches-interventions (Teiger et Lacomblez, 2013 : cf. les dossiers syndicaux dans le DVD joint). De notre point de vue, la réflexion sur cet aspect fait partie de toute opération menée sur le terrain afin d’en faciliter l’appropriation par les intéressés. Une des formules intéressantes est l’écriture en commun (chercheurs‑intervenants et acteurs du terrain concerné) d’un document accessible à tous qui pourra ensuite servir d’objet de débat et d’outil de travail (Teiger et Leal Ferreira, 2015). Mais ce type de publication très chronophage n’a aucune valeur académique ni professionnelle ; sa réalisation est donc soumise à la disponibilité et à la bonne volonté des auteurs. C‘est insuffisant.

2.5 Une évolution théorique nourrie par les connaissances issues de la pratique du terrain

Un dernier effet remarquable chez G.F. de son contact avec le terrain est celui de l’évolution de sa théorisation concernant le travail à la chaîne, son objet de recherche. Forme emblématique de la rationalisation du travail et étape historique du développement de la société industrielle, ce travail à la chaîne représente dans un premier temps pour lui un « mal nécessaire » en attendant les bienfaits escomptés de l’automatisation qui sera libératrice. Or ce point de vue, qui est l’aspect le plus connu de la pensée de G.F., va évoluer (Rot et Vatin, 2004) au contact des résultats empiriques des études et recherches menées sur différents terrains par ses collègues et disciples, et en fonction de ses expériences directes des situations industrielles dans différents contextes nationaux contrastés (France, URSS, USA).

En lisant les textes successifs de G.F., nous sommes frappés par une ambivalence au départ, dans son texte de 1941/1948 surtout : admiration, voire fascination pour la prouesse technique que représente le travail à la chaîne, symbole même du machinisme et de la rationalisation du travail industriel ; mais, dans le même temps, déception et rejet d’une forme aussi délétère d’exploitation de la personne humaine à laquelle il ne pouvait rester insensible. Au début, il prend position contre « le concert d’imprécations et de jérémiades » qui tend à expliquer la crise du monde moderne par le règne déshumanisant de la machine : il entend montrer que le drame social mis en lumière par la « grande crise » n’est pas dû à la technique, mais bien au capitalisme. Puis, il évoluera en introduisant de nouveaux éléments techniques, à la suite notamment des travaux d’A. Touraine[23], et enrichit son analyse au fur et à mesure de ses propres « enquêtes » en Russie, aux USA et en France (Alaluf, 2012). La publication en 1962 d’un article important : La grande aventure est l’occasion pour G.F. de confirmer ce retournement théorique et de prendre le contre-pied radical de ses premiers travaux. Alors qu’auparavant toute son analyse visait à distinguer le « bon » machinisme (socialiste) du « mauvais » (capitaliste), il développe maintenant la thèse de la convergence des systèmes capitaliste et socialiste, expressions jumelles de la même « civilisation technicienne ». Qu’importe alors le cadre politique quand on est « rivé » à la chaîne :

« Et cinquante heures par semaine de travail sur la chaîne d’assemblage des moteurs dans une usine de tracteur ou d’automobiles sont-elles en soi, plus « attrayantes » à Gorki qu’à Detroit ? » (Rot et Vatin, 2004, note 69).

On peut constater une évolution théorique de même nature, en ergonomie, chez A. Wisner qui est passé au milieu des années soixante d’une recherche expérimentale fournissant des résultats aux acteurs de terrain, mais sans s’impliquer dans leur utilisation éventuelle, à l’étude de terrain directe. Celle-ci était pourtant considérée alors par le milieu scientifique comme de « la littérature » non digne de publication dans les revues scientifiques. Or, A. Wisner découvre que

« Ces deux premières études menées avec les syndicalistes posaient à notre laboratoire des questions totalement nouvelles : méthodologies, sciences nécessaires à notre progrès, et relations avec la vie sociale. Il s’agissait d’un véritable bouleversement ! […] Mais « aller sur le terrain ne veut pas dire renoncer à établir des faits scientifiques nouveaux. Pour reprendre le mot d’un psychologue anglais Tom Singleton : « Je me préoccupe de psychologie fondamentale, c’est pourquoi je vais sur les lieux de travail » » (Wisner, 1985, p. 30).

Ce sera le mot de la fin !