Corps de l’article
En adoptant en 1985 la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles [1] (LATMP), le législateur québécois modifiait la façon par laquelle l’on remédiait à l’incapacité de travail permanente des victimes de lésions professionnelles. Alors que le régime antérieur[2] menait à une rente viagère devant compenser la perte de capacité de gain ainsi que l’atteinte permanente, la LATMP met de l’avant un processus de réadaptation professionnelle visant en priorité la réintégration chez l’employeur, sinon ailleurs sur le marché du travail. Dans ce cadre, lorsque les limitations laissées par la lésion professionnelle empêchent le retour dans l’emploi occupé au moment où la lésion survient (dit « l’emploi pré-lésionnel »), la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) doit déterminer un titre d’emploi convenable et les mesures rendant possible de l’exercer, dont la formation professionnelle. Cette mesure devait permettre de surmonter la déqualification professionnelle subie par les victimes de lésions professionnelles et favoriser leur réinsertion en emploi[3]. Cependant, plus de 35 ans plus tard, les rares études portant sur la réadaptation des victimes de lésions professionnelles au Québec suggèrent que le régime de réadaptation professionnelle laisse trop souvent des victimes à la marge du marché du travail et provoque leur appauvrissement[4]. Les femmes, plus que les hommes, seraient susceptibles de se trouver dans la situation de déqualification professionnelle que l’adoption de la LATMP visait à contrer.
En effet, en 1994, dans la vaste Étude exploratoire des processus de réinsertion sociale et professionnelle des travailleurs en réadaptation, Raymond Baril et collègues documentent les issues plus favorables pour les travailleuses et travailleurs qui ont pu réintégrer leur emploi pré-lésionnel, une avenue moins souvent ouverte pour les travailleuses et travailleurs ne détenant qu’un emploi précaire au moment de la survenance de leur lésion. En contraste, la trajectoire des victimes de lésions professionnelles qui n’ont pas pu réintégrer leur emploi pré-lésionnel « s’insèrent dans une logique du marché du travail où le travailleur exclu de son milieu de travail d’origine doit tenter de se réinsérer ailleurs chez un autre employeur » (Baril et coll., 1994 - à la p. 9, Résumé). Les auteurs notent que
« Les règles relatives à l’employabilité et à la concurrence qui régissent le fonctionnement du marché du travail pour le recrutement de main-d’œuvre dans les entreprises s’appliquent alors pour ces travailleurs » (Baril et coll., 1994 – à la p. 9, Résumé).
Plus spécifiquement, l’étude constate que les femmes sont plus susceptibles que les hommes de se retrouver à la marge du marché du travail à la suite d’une lésion professionnelle[5] :
« Dans la comparaison avec l’issue de la réinsertion chez un nouvel employeur, seul le fait d’être une femme, en plus du facteur général identifié comme l’absence de mesure dans le processus, est un facteur significativement important. Si on relie cette situation à celles... concernant le type de réinsertion des femmes chez leur employeur (relocalisation surtout) ou chez un autre employeur (principalement dans un autre genre d’emploi), le fait d’être une femme apparait dès lors comme un facteur relatif de vulnérabilité à la marginalisation sur le marché du travail. » (Baril et coll., 1994 à la p. 66)
À l’époque, Baril et collègues évoquent « l’absence presque complète d’études, au Québec, sur le processus de réinsertion sociale et professionnelle des travailleurs handicapés à la suite d’une lésion professionnelle » (Baril et coll., 1994 - Résumé à la p. 1)[6]. Qu’en est-il depuis ?
En 1996, soit deux ans après l’étude de Baril et collègues, Katherine Lippel et Diane Demers procèdent à une recension de la jurisprudence, afin d’évaluer si la LATMP entraîne des effets discriminatoires pour les femmes dans l’accès aux formations professionnelles payées par la CNESST[7]. Elles constatent que les emplois convenables déterminés pour les travailleuses se restreignent à des catégories d’emplois traditionnellement féminins et à bas salaire, ne nécessitant aucune formation[8]. Les autrices font la démonstration que les emplois pré-lésionnels occupés par les femmes sont moins bien rémunérés, malgré un niveau de scolarité plus élevé que celui des hommes. Dans l’application de « la solution la plus économique » dictée par l’article 181 de la loi lorsque la CNESST doit mettre en œuvre un plan de réadaptation, ce profil d’emploi chez les femmes a pour effet de créer un obstacle à l’octroi d’une formation professionnelle. Aux travailleurs occupant des emplois mieux rémunérés, la CNESST choisira de payer une formation afin de déterminer un emploi convenable au salaire comparable à celui de l’emploi pré-lésionnel et éviter ainsi de devoir verser une indemnité de remplacement de revenu réduite pour combler l’écart entre le salaire pré-lésionnel et celui associé à l’emploi convenable[9]. Les autrices concluent que le fait de recourir prioritairement à la valeur économique de l’emploi pré-lésionnel pour décider de l’emploi convenable et de la formation nécessaire pour occuper celui-ci amplifie la discrimination systémique vécue par les femmes sur le marché du travail[10]. (Aujourd’hui, la même analyse coûts-bénéfices contribue à la discrimination systémique à l’égard des travailleuses et travailleurs surqualifiés par rapport au travail effectué : voir Lippel et Lanthier-Riopel, ce volume).
En 2005, une étude menée par Katherine Lippel et collègues rapporte un appauvrissement à long terme des victimes de lésion professionnelle, leur revenu correspondant en moyenne à 68 % de leurs revenus pré-lésionnels[11]. La différence est plus marquée chez les femmes, dont la proportion est de 64,2 %, alors qu’elle s’élève pour les hommes à 72,6 %[12]. En outre, la disparité de revenu des femmes sondées avec celui des hommes s’accentue aux suites de la lésion professionnelle, passant de 80 % à 74 %[13].
Se pose alors la question de savoir si, lors du retour au travail après une lésion professionnelle, non seulement la LATMP reproduit, mais amplifie les inégalités du marché du travail pour certaines catégories de travailleurs, dont les femmes. Cela dit, de prime abord, il s’agit moins de discrimination à l’égard des femmes en tant que femmes que des effets du régime de réadaptation sur certaines catégories de travailleuses et travailleurs où les femmes sont surreprésentées (Messing et Stellman, 2006)[14]. À titre d’exemple, citons les catégories d’emplois à bas revenu, à temps partiel ou du travail temporaire. En effet, en 2018, la rémunération hebdomadaire des femmes équivalait en moyenne à 79 % de celle des hommes[15], ce qui s’explique par un salaire horaire moyen moindre[16] et un temps de travail inférieur[17]. Au Québec, les femmes sont largement surreprésentées parmi les personnes travaillant à temps partiel (20,5 % de la population active contre 8,4 % pour les hommes) ou occupant un emploi temporaire (13,7 % versus 9,4 % pour les hommes), alors que les hommes dominent dans le travail saisonnier (6,3 % de la population active versus 3,6 % pour les femmes) ou pour une agence de placement (2,3 % versus 1,3 % de la population active pour les femmes) (Cloutier et coll., 2011).
Pour bien appréhender l’effet d’appauvrissement induit par la LATMP pour les femmes victimes de lésion professionnelle, soulignons, qu’au Québec, les femmes occupent 140 % plus d’emplois au salaire minimum que les hommes[18]. De plus, la victime d’une lésion professionnelle alors qu’elle travaille à temps partiel ne verra pas son salaire annualisé aux fins du calcul de ses indemnités de remplacement du revenu. Toutefois, il existe un plancher pour les indemnités octroyées : une personne victime d’une lésion professionnelle alors qu’elle travaille à temps partiel recevra minimalement des indemnités de remplacement du revenu basées sur le salaire minimum en vigueur, pour une semaine de 40 heures[19]. Or, là où le bât blesse, c’est que la plupart du temps, la CNESST ne paiera pas de formation professionnelle aux victimes de lésion professionnelle qui reçoivent des indemnités basées sur le salaire minimum, car la base salariale minimale de l’emploi convenable qui leur sera attribué équivaudra aussi au salaire minimum en vigueur, pour une semaine de 40 heures.
Pourtant, pour reprendre l’étude de Baril et collègues, la formation professionnelle
« viendrait rétablir l’employabilité du travailleur accidenté ayant des limitations fonctionnelles permanentes. Elle favoriserait l’apprentissage d’une nouvelle identité professionnelle et permettrait la revalorisation de soi »[20].
Le succès dans la réinsertion en emploi passe par la mise en œuvre de mesures de réadaptation adéquates, incluant la formation professionnelle[21].
En soi, le processus de détermination de l’emploi convenable a souvent fait l’objet de critique, étant donné qu’il ne s’attarde pas toujours ni aux caractéristiques des travailleuses et travailleurs, ni à la disponibilité réelle de l’emploi sur le marché du travail[22]. Les titres d’emploi sont souvent génériques – « préposée à l’accueil », « commis-vendeur », « préposé au stationnement » – et ces emplois ne demandent pas de formation[23]. L’emploi convenable revêt pourtant une grande importance puisqu’il détermine les mesures qui conduiront à la réorientation professionnelle des prestataires, dont la reconnaissance du droit à la formation professionnelle[24]. Rappelons qu’en vertu de l’art. 49 de la LATMP, après une période de douze mois d’indemnités payables à compter de la détermination d’un emploi convenable, les indemnités de remplacement du revenu seront amputées du revenu associé à l’emploi convenable, et ce, peu importe la situation réelle de la personne prestataire[25].
En 2015, le Vérificateur général du Québec a noté des lacunes importantes dans la détermination des emplois convenables par la CNESST. D’abord, le rapport souligne l’absence d’indicateur
« pour connaître la proportion de travailleurs pour lesquels un emploi convenable a été déterminé et qui n’atteignent pas le salaire estimé de celui-ci[26] ».
À titre indicatif, il rapporte que sur 20 dossiers examinés, seulement neuf travailleurs ont réussi à atteindre le salaire de l’emploi convenable fixé, dont un travailleur qui l’a atteint 20 ans plus tard. Ensuite, dans huit des dix dossiers étudiés, les emplois déterminés par la CNESST ne respectaient pas les critères de l’emploi convenable[27]. Puis, le Vérificateur général constate que la nature précaire ou saisonnière des emplois déterminés n’est pas prise en considération, autant pour leur caractère convenable que pour leur base salariale correspondante. La précarité d’emploi apparait donc à la fois comme une cause et comme une conséquence de la survenance d’une lésion professionnelle.
En l’absence d’étude approfondie sur le sujet de la réadaptation professionnelle, clé du retour au travail durable, des données obtenues de la CNESST via une demande d’accès à l’information[28] révèlent qu’en 2019, les femmes recevaient 31 % des formations professionnelles offertes par la CNESST aux victimes de lésion professionnelle alors qu’elles subissaient 35 % des lésions professionnelles. Par ailleurs, une disparité en fonction du sexe ressort nettement lorsque l’on s’attarde aux déboursés moyens en formation professionnelle par personne. En effet, en 2019, la CNESST a payé en moyenne 3 003 $ pour la formation professionnelle d’une femme, et 5 167 $ pour celle d’un homme, soit 58 % des déboursés moyens versés pour un homme. Cette proportion était de 56 % en 2018 (2 883 $ pour une femme versus 5 101 $ pour un homme)[29].
En 2018, dans l’affaire CNESST c Caron (2018 CSC 3), la Cour suprême du Canada était saisie d’un litige au sujet du droit d’une victime de lésion professionnelle de réintégrer son emploi pré-lésionnel malgré les limitations fonctionnelles qu’elle conservait à la suite de sa lésion. La Cour suprême saisit l’occasion pour réitérer l’objectif du régime : « permettre au travailleur de retourner au travail » par la mise en œuvre de mesures raisonnables[30], notamment par l’accès à une formation professionnelle[31]. La Cour décide qu’il fallait que la CNESST tienne compte des dispositions de la Charte des droits et libertés de la personne (ci-après, la Charte) lors de l’exercice du droit au retour au travail d’un travailleur accidenté dont les limitations fonctionnelles empêchaient le retour à l’emploi pré-lésionnel. Dans cette affaire, le motif interdit de discrimination aux termes de la Charte était le handicap, soit les limitations fonctionnelles du travailleur à la suite de son accident du travail. Avec ce revirement jurisprudentiel, se pose la question de savoir si le régime de réadaptation professionnelle pourrait être appelé à évoluer de nouveau, cette fois-ci en raison de ses effets préjudiciables sur les femmes demeurant avec un handicap à la suite d’une lésion professionnelle.
Or, dans l’affaire Caron, la Cour suprême a appelé à une mise en application « plus robuste » des dispositions sur le retour au travail de la LATMP à la lumière de l’interdiction de la Charte de discriminer sur la base du handicap. Une mise en application « plus robuste » des dispositions sur le droit à la réadaptation professionnelle de la LATMP pourrait-elle être envisagée pour les groupes où les femmes sont surreprésentées tels les travailleuses et travailleurs à bas salaire, à temps partiel ou effectuant un travail temporaire ? Entre autres, l’article 184(5) de la LATMP prévoit que la CNESST peut « prendre toute mesure qu’elle estime utile pour atténuer ou faire disparaître les conséquences d’une lésion professionnelle ». À la lumière de la Charte, n’est-ce pas là un moyen (jusqu’ici peu exploité) pour faire évoluer l’interprétation actuelle du droit à la formation professionnelle qui présentement opère au détriment de certaines catégories de victimes de lésion professionnelle ?
Les contributions à ce numéro découlent de communications livrées lors de la XX e Journée en droit social et du travail, tenue le 15 mars 2019 à Montréal, sur le thème : « Retour au travail après une lésion professionnelle : quelle mise en œuvre pour les travailleuses et travailleurs précaires ? » Cette journée a été organisée pour mettre en valeur les résultats de recherche de l’équipe de recherche en partenariat Politiques et pratiques en matière de retour au travail après une lésion professionnelle : défis de taille et solutions innovatrices, financée dans le contexte du concours Santé et productivité au travail du CRSH et de l’IRSC[32]. Considérées dans leur ensemble, ces contributions participent à une approche qui s’intéresse aux déterminants sociaux de la santé au travail (Flynn, NIOSH, 2019). Plus particulièrement, une telle approche vise à trouver, de façon empirique, comment infléchir les trajectoires des travailleuses et travailleurs en situation de précarité pour arriver à des résultats plus équitables à leur égard. Jusqu’à présent, le modèle des déterminants sociaux de la santé a surtout été mobilisé par rapport à la prévention primaire. En l’espèce, il s’agit plutôt d’un contexte de prévention tertiaire, c’est-à-dire de la réparation des conséquences des lésions professionnelles, avec des contributions provenant des domaines du droit, de la santé publique, ainsi que des contributions interdisciplinaires.
Nous savons que le statut précaire en emploi augmente les chances de subir une lésion professionnelle (Quinlan 2015 ; DSP, 2016). Cependant, nous verrons que les conséquences d’une lésion professionnelle risquent davantage de précariser la personne qui occupe un emploi précaire au moment de la survenance de sa lésion que celle qui détient un emploi régulier. Alors que les quelques études visant à explorer la mise en œuvre du droit à la réadaptation et au retour au travail ont surtout exploré les différences entre les femmes et les hommes à cet égard, les contributions à ce numéro poussent l’analyse plus loin en approfondissant l’étude des mécanismes de production des inégalités pour des travailleuses et travailleurs dans différentes situations d’emploi précaire, tels le travail pour une agence de location du personnel (DSP, 2016), le statut de faux entrepreneurs indépendants, le travail temporaire, ou le travail effectué en étant confronté à des barrières linguistiques, pour ne nommer que celles-ci.
Plus spécifiquement, dans leur article « Retour au travail après une lésion professionnelle : étude de cas sur les effets du droit sur l’expérience des justiciables », Katherine Lippel et Camille Lanthier-Riopel offrent un éclairage sur les mécanismes de production d’inégalités dans le processus de réadaptation professionnelle pour deux travailleurs d’agence de location du personnel et une travailleuse mobile. L’étude relate, entre autres, comment un travailleur immigrant surqualifié pour l’emploi qu’il détenait au moment de la survenance de sa lésion professionnelle n’a pas pu bénéficier de réadaptation professionnelle ; la CNESST aurait plutôt favorisé « la solution la plus économique » (art. 181, LATMP) pour lui déterminer un emploi convenable générique de « préposé à l’information », ne nécessitant aucune formation professionnelle. Quatre ans plus tard, le travailleur n’était toujours pas retourné au travail, et souffrait de surcroit d’un problème de santé mentale, ce qui remet forcément en question le bien-fondé de l’approche retenue par la CNESST. Fait troublant, l’étude démontre que l’article 243 LATMP, qui stipule que « [n]ul ne peut refuser d’embaucher un travailleur parce que celui-ci a été victime d’une lésion professionnelle, si ce travailleur est capable d’exercer l’emploi visé » reste lettre morte pour les victimes de lésion professionnelle. Elle met en relief comment une personne handicapée en raison d’une lésion professionnelle et qui doit chercher un emploi convenable sur le marché du travail peut être confrontée à des questionnaires médicaux qui requièrent la divulgation de toute limitation laissée par une lésion professionnelle. Ainsi, pour reprendre un Avis de la Commission des droits de la personne et de la jeunesse à ce sujet, la personne fait face à un « choix d’Ulysse » : soit elle refuse de répondre au questionnaire médical discriminatoire, ce qui risque de diminuer grandement ses chances de décrocher l’emploi convoité, soit elle ne divulgue pas ses limitations fonctionnelles, ce qui implique qu’elle risque le congédiement pour « fausse déclaration à l’embauche », si son employeur découvre cette omission subséquemment. Décidemment, les « règles relatives à l’employabilité et à la concurrence qui régissent le fonctionnement du marché du travail pour le recrutement de main-d’œuvre » évoquées par Baril et collègues opèrent au détriment des victimes de lésion professionnelle qui n’ont pas pu réintégrer leur emploi pré-lésionnel.
Dans leur article intitulé « L’indemnisation des travailleurs précaires en Ontario : résistance des employeurs et droit de parole limité pour les victimes de lésions professionnelles », Ellen MacEachen, Sonja Senthanar et Katherine Lippel illustrent de façon éloquente l’inadéquation des politiques de retour au travail de l’Ontario eu égard aux besoins des travailleuses et travailleurs en situation de précarité. Au premier chef se trouve le rapport de pouvoir créé par le déséquilibre marqué sur le plan de la connaissance du régime d’indemnisation entre, d’une part, des employeurs expérimentés et stratèges et, d’autre part, des travailleuses et travailleurs en situation de vulnérabilité personnelle et économique. Leur étude fait ressortir comment les employeurs confient du travail à des travailleuses et travailleurs temporaires ou considérés comme des « entrepreneurs indépendants » dans le but de se soustraire à toute responsabilité en cas d’accident au travail ; si ces travailleuses et travailleurs se blessent au travail, une obligation de leur offrir du travail adapté pour faciliter leur retour au travail s’insère mal dans une démarche qui visait précisément à créer une distance sociale avec eux, voire, d’externaliser les risques du travail qu’ils étaient embauchés pour effectuer. Faisant penser à la discrimination à l’embauche évoquée par l’article précédent, l’étude révèle que les travailleuses et travailleurs d’agence de location doivent répondre à des questions relatives à leur état de santé chaque fois qu’ils signent un nouveau contrat. Une fois accidentées, ces personnes sont donc susceptibles d’être écartées d’emblée des processus d’embauche. Dans un contexte de cumul d’emploi ou d’enchainement de petits contrats, l’étude constate qu’il devient difficile de prouver le lien de causalité entre une blessure et un travail en particulier et donc de faire accepter une réclamation. Force est de constater que les conséquences d’un accident du travail pour les travailleuses et travailleurs en situation de précarité peuvent avoir des répercussions économiques négatives à court, à moyen et à long terme. Finalement, l’étude révèle que même quand les travailleuses et travailleurs en situation de précarité connaissaient leurs droits, ils choisissaient de ne pas déposer une demande d’indemnisation, de peur de perdre leur emploi. Ainsi, l’étude contribue à élucider comment les employeurs peuvent créer un effet de neutralisation sur la volonté des travailleuses et travailleurs précaires de mobiliser leurs droits à une indemnisation en cas d’accident du travail, un phénomène souvent évoqué par la littérature mais rarement expliqué dans le détail.
L’article de Stephanie Premji et collègues rapportent les résultats d’une étude portant sur les travailleuses et travailleurs blessés ou malades du travail pour qui il existe des barrières linguistiques, et ce, tant au Québec qu’en Ontario. Leur étude est la première à examiner de manière empirique les politiques et les pratiques du retour au travail sous l’angle des barrières linguistiques. Encore une fois, pour ces travailleuses et travailleurs, la précarité est à la fois cause et conséquence des lésions professionnelles. Au Québec et en Ontario, les travailleuses et travailleurs aux prises avec des barrières linguistiques ont des perspectives limitées sur le marché du travail, occupent des emplois dangereux et sont davantage exposés aux risques dans les emplois qu’ils occupent (Premji et collègues, ce volume). Alors que l’étude constate des obstacles systémiques à l’accès à l’indemnisation et à un retour au travail durable pour les travailleuses et travailleurs blessés confrontés à des barrières linguistiques dans les deux provinces, l’étude suggère que la situation au Québec est encore plus problématique que celle en Ontario.
Les travailleuses et travailleurs confrontés à des barrières linguistiques ont affirmé se sentir exclus des décisions concernant les accommodements ou l’ajustement des tâches,
« non seulement en raison des barrières linguistiques, mais, plus généralement, en raison de l’impossibilité de contribuer au processus décisionnel » (Premji et collègues, ce volume).
En effet, l’étude de Maxine Visotzky-Charlebois (dans ce volume) confirme que dès que la réclamation pour lésion professionnelle est contestée, de tels sentiments d’aliénation ou de dépossession sont fréquents. Dans une recherche portant sur les coûts humains et financiers de la justice incombant aux victimes de lésion professionnelle au Québec, Visotzky-Charlebois décrit comment, à partir du moment de la contestation de leur réclamation ou d’un aspect de celle-ci, les victimes de lésion professionnelle sont confrontées à un régime médico-légal complexe qui exige qu’ils apprennent « un nouveau langage » pour pouvoir comprendre le processus de traitement de leur réclamation. L’étude révèle que ces travailleuses et travailleurs ont parfois un choix déchirant à faire entre défrayer les coûts d’une preuve médicale ou ceux d’une représentation par avocat. Désignant la précarité comme une forme de « vulnérabilité sociale », Visotzky-Charlebois propose une conception innovatrice du processus de réclamation pour lésion professionnelle. Elle conçoit ce processus en lui-même comme une couche de vulnérabilité susceptible d’induire une insécurité matérielle et existentielle chez les victimes de lésion professionnelle, qui se superpose et interagit avec d’autres couches de vulnérabilité, dont le fait d’occuper un emploi précaire au moment de la survenance de la lésion.
Finalement, dans l’entretien mené avec Roch Lafrance par Faiza Kadri, celui-ci reprend les conclusions de l’enquête de l’Union des travailleuses et travailleurs accidentés de Montréal (UTTAM), conduite auprès de 215 victimes de lésion professionnelle plusieurs années après la survenance de leur lésion. On y apprend entre autres que l’enquête soulève des préoccupations importantes concernant le retour au travail durable des victimes de lésion professionnelle qui occupaient un emploi à bas salaire au moment de la survenance de leur lésion.
En guise de conclusion, les contributions à ce numéro mettent en relief des inégalités dans l’interprétation et l’application des dispositions de la LATMP portant sur le droit à la réadaptation professionnelle et au retour au travail. Elles nous convient à une remise en question de l’application actuelle du régime afin que les travailleuses et travailleurs en situation de précarité puissent accéder à l’égal bénéfice de la LATMP, et ce, en conformité avec son objectif de permettre une réinsertion en emploi durable à toutes les victimes de lésion professionnelle. Bonne lecture !
Parties annexes
Notes
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[1]
Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles, c A-3.001 [LATMP].
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[2]
Loi sur les accidents du travail, RLRQ, c A-3, adoptée en 1931.
-
[3]
Baril, R. (2002). Du constat à l’action : 15 ans de recherche en réinsertion professionnelle des travailleurs au Québec. PISTES, 4, 2. https://doi.org/10.4000/pistes.3661
-
[4]
Néron, J.-P. (2003). Y a-t-il une limite en matière de Plan individualisé de réadaptation (PIR) dans la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles ? Dans Service de la formation permanente du Barreau du Québec, Développements récents en droit de la santé et sécurité au travail, vol. 183, Yvon Blais, Cowansville, au para 162 ; Baril, Raymond et coll. (1994). Étude exploratoire des processus de réinsertion sociale et professionnelle des travailleurs en réadaptation. IRSST, Montréal, 23 p. (Résumé). https://www.irsst.qc.ca/media/documents/PubIRSST/RR-082.pdf ?v =2019-11-23 ; Gadoury, C., Lafrance, R. (2016). Quand la réadaptation professionnelle mène à l’appauvrissement et à la précarité d’emploi : Rapport de recherche sur la réadaptation professionnelle et le retour durable en emploi des victimes d’accidents et de maladie du travail. UTTAM, Montréal, à la p. 5 [UTTAM] ; Lippel, K. (2010). Le droit comme outil de maintien en emploi : rôle protecteur, rôle destructeur ? PISTES, 12, 1.
-
[5]
Si cette étude date de plus de 25 ans, en 2018, l’IRRST estimait néanmoins que ses conclusions étaient « toujours d’actualité » ; IRSST (2017). Plan quinquennal de production scientifique et technique 2018-2022. IRSST, Montréal, 107 p., à la p. 62. www.irsst.qc.ca/Portals/0/upload/5-institut/Plan/plan-quinquennal-2018-2022.pdf
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[6]
Baril, Raymond et coll. (1994), supra note 4.
-
[7]
Lippel, K, Demers, D. (1996). L’invisibilité, facteur d’exclusion : les femmes victimes de lésions professionnelles. CJLS, 11, 2, 87-133, à la p. 90.
-
[8]
Ibid. à la p. 124.
-
[9]
Ibid. à la p. 130.
-
[10]
Ibid. à la p 133.
-
[11]
Lippel, K. et coll. (2005). Traiter la réclamation ou traiter la personne ? Les effets du processus sur la santé des personnes victimes de lésions professionnelles. UQAM, Service aux collectivités, 65 p., à la p. 7.
-
[12]
Ibid.
-
[13]
Ibid.
-
[14]
Messing, K, Mager Stellman, J. (2006). Sex, gender and women’s occupational health : The importance of considering mechanism. Environmental Research, 101,149–162.
-
[15]
Statistique Canada (2018). Enquête sur la population active 2018. Ottawa. www23.statcan.gc.ca/imdb/p2SV_f.pl ?Function =getInstanceList&Id =1309627
-
[16]
Institut de la statistique du Québec (2018). Travail et rémunération : Évolution de la situation comparative de la rémunération horaire des travailleuses et des travailleurs salariés au Québec entre 1998 et 2016. Québec, 122p., à la p. 19. https://statistique.quebec.ca/fr/fichier/evolution-de-la-situation-comparative-de-la-remuneration-horaire-des-travailleuses-et-des-travailleurs-salaries-au-quebec-entre-1998-et-2016.pdf
-
[17]
Statistique Canada, supra note 16.
-
[18]
Institut de la statistique du Québec. (2020). Annuaire québécois des statistiques du travail. Portrait des principaux indicateurs du marché et des conditions de travail, 2009-2019. ISQ, Québec, 16, 199 p., à la p. 168. https://bdso.gouv.qc.ca/docs-ken/multimedia/PB01681FR_AnnuaireStat2019_A00F01.pdf
-
[19]
En Ontario, les IRR des travailleuses et travailleurs à temps partiel ne bénéficient pas d’un tel plancher. Leurs IRR reflètent leur revenu réel, ce qui dans plusieurs cas est susceptible d’être une source d’appauvrissement importante.
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[20]
Baril, R. et coll. (1994), supra note 4, à la p. 159.
-
[21]
Ibid., à la p. 63.
-
[22]
Ibid., à la p. 65, UTTAM, supra note 4, à la p. 28 ; Néron, J.-P. (2003), supra note iv.
-
[23]
UTTAM, supra note iv, à la p. 28 ; IRSST, ibid. à la p. 90 ; Néron, J.-P. (2003), supra note iv.
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[24]
Baril, R. et coll. (1994), supra note 4, p. 89 et 151.
-
[25]
Dans le régime ontarien, où aucun plancher d’indemnisation n’existe (Lippel 2019), une « fiction juridique » semblable par laquelle la personne est réputée recevoir le salaire associé à l’emploi convenable fait l’objet d’une plainte pour discrimination devant le Comité des droits des personnes handicapées des Nations Unies : Hillgert, J. (2020). Deeming Laws and Practices as Violations of the Rights of People With Work Acquired Disabilities in Canada. NEW SOLUTIONS : A Journal of Environmental and Occupational Health Policy, 29,4, 536–544.
-
[26]
Vérificateur général du Québec. (2015). Rapport du Vérificateur général du Québec à l’Assemblée nationale pour l’année 2015-2016 : Vérification de l’optimisation des ressources. Québec, 280 p., à la p. 24. www.vgq.qc.ca/Fichiers/Publications/rapport-annuel/2015-2016-VOR-Printemps/fr_Rapport2015-2016-VOR %20- %20Printemps.pdf
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[27]
Ibid.
-
[28]
Voir les documents fournis par la CNESST le 9 juin 2020 en réponse à la demande de Me Andrée Bourbeau : www.cnesst.gouv.qc.ca/sites/default/files/documents/203685daj.pdf
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[29]
Ibid.
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[30]
Québec (Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail) c Caron, [2018] 1 RCS 35, au para 37.
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[31]
Ibid., au para 44.
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[32]
Politiques et pratiques relatives au retour au travail à la suite d’un accident de travail : défis de taille et solutions innovatrices financé par le Conseil de recherche en sciences humaines (895-2016-3026/895-2018-4009 ; 895-2018-4009). Pour plus d’informations, voir : https://droitcivil.uottawa.ca/chaires-recherche/droit-sante-securite-travail/policy-and-practice-in-return-to-work-after-work-injury . On peut visionner les communications présentées lors de cette journée au https://www.youtube.com/watch ?v =NJnJs2LhuG4&list =PL7j0fx8Xt-FsmUcZKBX7bOxS2OkXdeSaG&index =10
Bibliographie
- Baril, R. et coll. (1994) Étude exploratoire des processus de réinsertion sociale et professionnelle des travailleurs en réadaptation (Rapport 082), IRSST, Montréal. www.irsst.qc.ca/media/documents/PubIRSST/R-082.pdf ?v =2021-04-13
- Baril, R. et coll. (1994). Résumé : Étude exploratoire des processus de réinsertion sociale et professionnelle des travailleurs en réadaptation (Rapport 082), IRSST, Montréal. www.irsst.qc.ca/media/documents/PubIRSST/RR-082.pdf ?v =2019-11-23
- Cloutier, E., Lippel, K., Bouliane, N., Boivin, J.F. (2011). Description des conditions de travail et d’emploi au Québec (chapitre 2). Dans, M. Vézina, E. Cloutier, S. Stock, K. Lippel, É. Fortin et autres, Enquête québécoise sur des conditions de travail, d’emploi, et de santé et de sécurité du travail (EQCOTESST), Québec, Institut de recherche Robert-Sauvé en santé et en sécurité du travail - Institut national de santé publique du Québec et Institut de la statistique du Québec, 59-158. www.irsst.qc.ca/publications-et-outils/publication/i/100592/n/enquete-quebecoise-conditions-travail-emploi-sst-eqcotesst-r-691
- Direction de la santé publique (DSP) (2016). Les travailleurs invisibles, Les risques pour la santé des travailleurs d’agence de location du personnel. 90 p. https://santemontreal.qc.ca/fileadmin/fichiers/professionnels/DRSP/Directeur/Rapports/Rap_Travailleurs_Invisibles_2016_FR.pdf
- Lippel, K. (2019). Strengths and Weaknesses of Regulatory Systems Designed to Prevent Work Disability after Injury or Illness : An Overview of Mechanisms in a Selection of Canadian Compensation Systems. In, Ellen MacEachen (Éd), The Science and Politics of Work Disability Prevention, Routledge, Taylor & Francis, 50-71.
- Messing, K., Mager Stellman, J. (2006). Sex, gender and women’s occupational health : The importance of considering mechanism. Environmental Research, 101,149-162.
- Quinlan, M. (2015). The effects of non-standard forms of employment on worker health and safety. www.ilo.org/travail/whatwedo/publications/WCMS_443266/lang--en/index.htm