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Pouvoir de conformer les esprits, capacité à véhiculer des « passagers clandestins » dont le rôle et l’influence ne pourraient s’évaluer que dans la longue durée, puissance d’enrôlement, capacité de fascination. On pourrait allonger la liste des pouvoirs que l’on prête aux fictions télévisuelles ou cinématographiques, surtout lorsqu’elles ont une origine étrangère et touchent un très vaste public. Les spectres de la manipulation, du contrôle des consciences sont suffisamment invoqués – de manière quasi quotidienne – pour qu’on n’ait pas à donner d’exemples – la presse en regorge – témoignant des pouvoirs considérables dont on crédite la télévision et que la « globalisation culturelle » est censée rendre plus redoutables encore.

Il est aussi facile de convoquer les positions qui inversent en tous points ces affirmations pour souligner le caractère irremplaçable et neuf de ces outils culturels, dont il conviendrait de reconnaître l’impact positif. Ces thèses, plus rares, plutôt moins militantes, ne reposent pas pour autant – et pas plus que celles qu’elles combattent – sur une évaluation précise des pratiques contemporaines de communication et sur une analyse des situations d’échange – fort variables d’un cas à l’autre.

Ces positions endossées tour à tour par des acteurs et des groupes les plus divers trahissent-elles des peurs ou des attraits suscités par les chamboulements incessants des offres médiatiques ? Traduisent-elles la faiblesse du travail critique auquel devraient préparer l’école, la presse écrite et diverses instances culturelles ? Ne sont-elles que la manifestation localisée de « misonéismes » ou « philonéismes » contemporains qui touchent bien d’autres objets ? Laissons ces questions, posées de manière trop générale, pour les circonscrire quelque peu : la menace d’une manipulation ou d’une éducation par les médias est-elle la même lorsqu’elle se limite à un échange franco-français ? Au-delà des frontières, peut-on observer un changement d’ampleur et de nature des méfaits redoutés ou des bienfaits attendus ? De fait, la version transnationale des « communications de masse » introduit plusieurs paramètres sensibles. L’un d’entre eux nous occupera plus particulièrement.

En gros, la crainte suscitée par les offres médiatiques étrangères présuppose la traductibilité des fictions et de toutes leurs composantes ainsi que l’universalité des focalisations culturelles qu’elles réalisent[1]. Une autre façon de poser le problème consiste à se demander sous quelle condition une narration filmique peut être identifiée comme possédant une nationalité ou, à tout le moins, peut être marquée par son origine culturelle ? En quoi la fascination qu’elle est censée exercer dépendrait-elle de l’origine de ses concepteurs ? De fait, nous pouvons concevoir que nombre de séries télévisées les moins élaborées peuvent bien prétendre être transculturelles lorsqu’elles se réduisent à de simples scénarios dans lesquels des actants – motivés par des enjeux qu’on aime à croire universels – se contentent d’interagir entre eux pour provoquer un suspense ou l’attente d’un happy end. Mais, même dans ces cas, la réalisation et les décors ne peuvent être ravalés au rang de simples détails ou variantes et, de fait, c’est parce qu’elles s’incarnent en des personnages et en des lieux particuliers, c’est parce qu’elles se réalisent dans une langue et non dans une autre, que les fictions les plus transnationales gardent les traces de leur contexte d’élaboration.

Mais que recouvre la qualification qui attribue une « origine culturelle » à diverses marques visibles, telles que les « décors » urbain ou domestique, les gestuelles, les postures, les objets de la vie quotidienne, etc. ? Quels traits appellent l’usage du terme « culturel » ? Il n’y a évidemment aucune réponse absolue, et dresser la liste finie des dimensions par lesquelles se marquent une appartenance ou une identité n’a aucun sens. Le terme même « culturel » est hautement ambigu et on peut lui préférer quelques descripteurs plus neutres. Des lieux et des gestes figurés à l’écran peuvent être familiers – qu’ils soient consciemment identifiables comme tels ou non, qu’ils puissent être discrétités ou pas –, d’autres ne le sont pas. Est essentiel dans ce dernier cas qu’ils puissent être assignés à un référent imaginaire ou réel.

Pour préluder à la préenquête dont nous parlerons plus loin en détail (cf. la fiche signalétique des Caractéristiques sociodémographiques de la préenquête donnée à la page 56), plusieurs séquences visuelles d’extérieur non titrées, tirées de films (français, iraniens, polonais, américains et italiens), étaient montrées à nos interlocuteurs au tout début de chaque entretien. Les expressions « paysages familiers », « paysages reconnaissables », proposées aux interlocuteurs, leur donnaient une entrée en matière pour tenter d’attribuer à ces lieux une identité. On a pu alors constater que des caractéristiques somme toute mineures (matériaux utilisés dans les constructions, comme la présence de tuiles, d’arbres, de luminosité, etc.) contribuaient à permettre un classement qui, du reste, ne coïncidait pas strictement avec les découpes nationales. Dans tous les cas, aucune séquence n’a été traitée comme concernant un espace dont l’origine et la nature seraient indifférentes. Il est même frappant de constater la forte réactivité des spectateurs de notre préenquête à ces séquences si fréquemment données à voir. On peut même opposer à cette configuration la rareté des verbalisations que suscitent par exemple les objets artistiques dans une enquête de réception. En conséquence, certaines images – plus que d’autres – semblent de nature à susciter des réactions que l’on qualifiera, par commodité et provisoirement, de « culturelles ».

Si tel est bien le cas – et nous essaierons de le montrer dans ces pages –, il faut s’attacher à décrire les régimes d’existence des offres médiatiques et particulièrement des programmes télévisuels (ou, de manière plus générale, les formes culturelles que ces programmes actualisent, singulièrement, à travers leur réalisation concrète et visible). L’exemple de la série Hélène et les garçons, traité par Dominique Pasquier dans ce numéro, est là pour nous rappeler qu’une telle ambition n’est plus hors de saison. Les travaux de Birgit Meyer sur les médias africains ou les écrits de Michaël Schudson sur la presse rappellent à l’envi que les sciences sociales apportent un regard neuf sur des objets qu’on a tôt fait de figer en les essentialisant – qu’ils soient objets de communication est, au contraire, bien souvent un fait incident et problématique –, et le propos est ici de désenclaver un objet dont les destinées culturelles ne doivent pas être négligées.

S’il peut être stimulant de s’intéresser à des programmations qui ne sont à l’origine d’aucune dynamique sociale particulière, comme nous le ferons dans ces pages, il faut encore se demander quelle peut être l’économie de l’intérêt prêté aux offres télévisuelles en abandonnant les pistes explicatives qui semblent les plus courues. Pour ce faire, nous voudrions déplacer – en important des orientations de recherche qui appartiennent plutôt à la socio-anthropologie de la culture et de l’art – l’accent qui est régulièrement mis – par ethnocentrisme culturel ? – sur les cadres narratifs, les personnages, l’action, les acteurs, pour porter notre attention sur l’arrière-plan où se déroule l’action.

Deux options descriptives opposées peuvent être envisagées pour rendre compte de la nature et de la diversité des offres. La première est structurelle : elle part de catégories générales – les « genres », les « formules » et « procédés » narratifs – et range les fictions sur un continuum qui suppose que chacune d’entre elles soit justiciable d’une évaluation comparative. La seconde est analytique : elle présuppose l’existence de discontinuités, l’absence d’un spectre continu sur lequel prendraient place les objets singuliers. Chaque « objet » actualise certes des schémas d’intelligibilité transversaux, mais en les réalisant de façon singulière. L’ajustement et l’incarnation d’un « profil » narratif ne peuvent dès lors se comprendre comme la déclinaison d’un « type » et d’une « variante ». Les traits structuraux (le type : une série policière, par exemple) sont sans aucun doute à l’origine d’une intelligibilité narrative, mais ils ne sont perceptibles qu’au travers d’une « réalisation » particulière. Rien n’indique jamais le poids relatif qu’il convient d’attribuer à l’un ou à l’autre de ces termes. Le choix méthodologique qui est au principe de notre approche consiste ainsi à refuser de hiérarchiser les matériaux filmiques en constituants majeurs et mineurs. Au reste, pour quelle raison le travail de réalisation, de loin considéré comme étant le plus important pour les « arts savants » – de quelle manière un texte est-il écrit, articulé, mis en mots ? –, devrait être le seul apanage de ce dernier domaine[2] ?

Deux modalités relatives aux matériaux que nous avons collectés appellent quelques remarques liminaires. La première est relative au décentrement géographique et culturel qui permet d’enregistrer les réactions interprétatives des spectateurs portant sur des mondes référents qui ne leur sont pas connus (une fiction américaine vue par un spectateur français, une fiction française suivie par un Américain). Ce dispositif pour une programmation française, tournée en France, aurait l’inconvénient de susciter des réactions portant sur des référents trop familiers pour justifier un commentaire spontané. Cela étant, nous ne supposons en aucune manière que le travail interprétatif du spectateur puisse être considéré, en soi, comme différent dans l’une et l’autre situations. Dans un cas, il est simplement plus aisément observable que dans l’autre. La deuxième modalité concerne la nature audiovisuelle des matériaux de l’enquête. On peut remarquer que si la paralittérature ou les fictions télévisuelles ont été l’objet d’une attention toute particulière depuis une vingtaine d’années, elles n’ont pas suscité, à l’image des littératures savantes ou du cinéma dit de « recherche », d’analyses « internes » très poussées. S’il ne semble pas aisé de transposer les schèmes élaborés par l’analyse et la critique littéraires pour les fictions télévisuelles ordinaires – et c’est là une remarque qui justifierait d’être éprouvée par l’analyse concrète de programmes –, les matériaux visuels ou filmiques peuvent sans aucune difficulté être soumis à une exploration fouillée. L’une des raisons tient sans doute au fait que, par « nature », les matériaux visuels sont moins réglementés et réglementables que la matière littéraire ou les échanges en langue naturelle. L’échec d’une sémiotique visuelle, qu’un ouvrage comme Critique de la raison sémiotique, de Marc Angenot, a, en son temps, diagnostiqué avec acuité, n’est évidemment pas sans lien avec cet état de fait. Nombreux sont les travaux qui ont évalué les limites, les irréductibilités d’une matière qui se laisse si mal domestiquer. Un historien de l’art comme Ernst Gombrich, les travaux consacrés à la réception de la peinture, les recherches d’André Gunthert sur la photographie, pour ne citer que quelques exemples, sont là pour signaler l’ampleur des turbulences et instabilités qui affectent la sémantisation de toutes les formes de figuration et de reproduction mécaniques du monde visible. Comme le systématise Jacques Bertin, les données élémentaires visuelles (tache et inscriptions sur un plan, cartes et autres graphes) n’accèdent au sens que grâce à la présence de la langue naturelle qui les indexe. C’est également le cas du matériau visuel dans une fiction télévisuelle. Mais, là encore, les « sens » révélés ou circonscrits ont une ampleur et un périmètre qui excèdent largement l’identification cursive des dialogues parlés et des gestuelles sémiques.

Nous présenterons d’abord les matériaux qui ont servi à engager notre analyse en livrant quelques indications sur la série policière américaine, diffusée depuis plusieurs années sur l’une des chaînes hertziennes françaises, qui a servi de base à notre préenquête (I). Les caractéristiques de cette programmation la rangent au sein d’un vaste ensemble qui déborde le cercle des fictions télévisuelles. Ni unique, ni emblématique d’un droit commun, la configuration que nous avons explorée est transposable pour de nombreuses offres que nous nous proposons d’étudier dans le cadre d’un programme de recherche lancé sur le sujet et en cours de réalisation[3]. Il s’agira ensuite de s’interroger sur la figuration de l’espace dans cette programmation, sur les sens attribués à ces séquences en fonction des expériences pratiques des spectateurs pour constater le caractère très ouvert de réalisations qui apparaissent pourtant très usinées et tributaires des limites du genre (II). Enfin, ces décrochages narratifs confèrent à ces programmations une identité instable et, de ce point de vue, regarder une série télévisée peut être envisagé comme une activité interprétative beaucoup moins contrainte qu’il y paraît (III).

I – Le cas d’une série policière américaine

Le protocole d’enquête sur lequel repose l’analyse que nous esquissons ici[4] a d’abord cherché à valider l’affirmation selon laquelle une narration, réduite à un cadre très schématique, n’était pas perçue comme dotée d’une origine géographique et culturelle particulière. Les interlocuteurs, auxquels il a été proposé plusieurs résumés filmiques de séries – françaises, américaines et canadiennes –, n’ont su les identifier et leur trouver une origine qu’à partir du moment où elles « ressemblaient » à des épisodes particuliers qui leur étaient connus.

Ce premier constat a conduit dès lors à l’approfondissement de l’analyse afin d’identifier les traits qui révèlent une origine géographique et culturelle. Les décors extérieurs et intérieurs, la gestuelle des acteurs (et singulièrement celles qui accompagnent tout acte de parole, traduit ou sous-titré), les objets manipulés font partie du long inventaire qu’il est possible d’établir a priori en visionnant une série télévisée. Il s’agissait ensuite de se demander si ce type d’inventaire possédait une certaine généralité – tous les entretiens devaient ainsi corroborer les identifications proposées a priori – ou si, au contraire, cet inventaire devait être modulé selon quelques profils socioculturels, ou limité pour éliminer certains choix qui pouvaient dès lors être considérés comme subjectifs et relatifs à l’histoire culturelle du concepteur de cette enquête.

La série « sans grade » choisie a été programmée depuis plusieurs années – sans interruption – par M6, chaîne hertzienne française, dans le cadre de la Trilogie du samedi. Il s’agit de la série policière The Sentinel. Tout au long des quatre saisons tournées à ce jour (soit 65 épisodes), la division entre Lead Cast et Guest Cast met au premier plan trois personnages (James Ellison, Blair Sandburg et Simon Banks). Typées de manière caricaturale, ces trois figures occupent des places claires dans l’espace narratif. La première est campée par un acteur aux allures de justicier baroudeur – profil sculptural parfaitement adapté à ses fonctions d’inspecteur, doté de sens pratiques développés, mais peu doué pour la spéculation – presque toujours accompagné par Blair Sandburg. Ce dernier possède des traits qui contrastent presque en tous points : plus frêle avec des cheveux longs et une allure « baba cool », il réalise une thèse d’anthropologie sur la vie d’une équipe de police judiciaire. Simon Banks, le patron noir de cette équipe, joue un rôle régulateur, donnant des ordres et attribuant régulièrement les « missions » risquées à ses deux acolytes. Les pouvoirs « exceptionnels » du héros principal viennent pimenter l’action. Genre de superman par la grâce des pouvoirs extrasensoriels dont il a été généreusement doté par la nature, James Ellison voit, sent et entend mieux que personne et met ses « qualités » à profit pour résoudre diverses énigmes policières, comme le dit la bande annonce :

Now, Detective James Ellison is a sentinel in the fight for justice. Seeing before others see. Sensing what others can’t. An ever-vigilant watchman in the war against crime.

La série est filmée de manière très tendue : abondance de plans rapprochés sur les trois personnages du Lead Cast, en décors extérieurs et dans une ville fictive appelée Cascade. La très grande partie de ces extérieurs a été réalisée en décors naturels dans le nord-ouest américain (État de Washington). Outre les nombreux plans consacrés aux personnages principaux – qui peuvent, selon les cas, intégrer un ou deux acteurs venant du Guest Cast –, le truck de James Ellison (« quatre-quatre » bleu) apparaît souvent à l’écran ; mais ce marqueur visuel n’est pas une balise isolée : l’immeuble et le bureau de la police judiciaire d’où « partent » les actions, l’appartement que partagent les deux acolytes font de fréquentes apparitions dans les épisodes.

Le matériau visuel ne se réduit pas à ces données, même si elles absorbent une part limitée du temps total de la série, puisque les séquences extérieures jouent un rôle important. Rarement isolées, elles constituent souvent des balises contextuelles que l’on découvre en même temps que divers rôles secondaires. Les épisodes construisent chacun un cadre d’action qui varie : centre, banlieue ou quartier chinois de la ville fictive qu’est Cascade, états frontaliers, voire destinations plus lointaines (Amérique du Sud, par exemple). Les séquences intérieures sont plus volontiers associées aux trois personnages principaux, mais elles décrivent un large spectre, allant d’appartements décorés dans des styles les plus variables aux entrepôts industriels et commerciaux en passant par divers lieux institutionnels, de l’hôpital aux salles de cours d’une université.

Avant de continuer à détailler les grandes caractéristiques de la série, remarquons que l’apparente neutralité de la description qui précède ne doit pas prêter à confusion : l’auteur de ces lignes la livre comme un accusé de réception à la fois subjectif et liminaire. Elle est de fait subjective au sens où elle procède d’une interprétation marquée par des options individuelles, bien que procédant d’une rationalisation descriptive : bien peu de téléspectateurs ont suivi les épisodes livrés par la chaîne M6 en cherchant à les comparer et en documentant leurs visionnements par la lecture des story-boards. Livrer les réceptions de nos témoins pour présenter sommairement la série aurait eu l’inconvénient de construire une fiction multiculturelle en forme de patchwork qui aurait, dans tous les cas, anticipé sur les analyses sociologiques livrées dans ces pages.

Les dialogues, qui se veulent à la fois percutants et ironiques, sont mis au service de « sujets » et de thématiques fort variables : les trafics en tous genres, les vols d’organes ou les opérations mafieuses avec hold up ou chantages. Sur le plan des thématiques, rien ne distingue vraiment cette série de quantité d’autres, qu’elles soient européennes ou américaines[5].

II – L’espace à l’épreuve : lieux référés et lieux fictionnalisés ?

On peut se demander jusqu’à quel point la figuration de l’espace dans les fictions télévisuelles fait partie des dispositifs construits par les auteurs (dispositifs par lesquels se manifeste une intention explicite de communiquer). On appellera « intention explicite de communiquer » la volonté de faire en sorte que le « savoir de 1’auteur devienne le savoir de tout spectateur », pour reprendre l’expression de L. J. Prieto[6]. Le savoir qu’un auteur applique à une séquence de prises de vue extérieure de quelques secondes ne s’applique qu’à une série de traits « pertinents » qu’il a repérés. Sous la forme d’un synopsis ou de notes de tournages, ces derniers sont souvent concentrés autour de quelques descripteurs. Prenons une séquence parmi les très nombreuses qu’offre la série. Elle est tournée dans une banlieue résidentielle américaine. Sur les sept secondes de la première vue du lieu, nous suivons une automobile qui arrive et qui est filmée dans un tournant. La caméra qui la suit attrape dans son champ quatre maisons distantes les unes des autres d’une vingtaine de mètres environ. La voiture vient se garer devant l’une d’elles. Les traits qui entrent dans l’« intention explicite de communiquer », que l’on ne peut ici que recomposer – il n’est pas certain qu’en accédant aux auteurs de la série, il serait simple d’obtenir une réponse sur ce point –, sont sans doute au moins les trois suivants : (1) il s’agit d’une banlieue que le spectateur supposera appartenir à la ville principale dans laquelle se déroule la série – il n’y a en effet aucune autre indication venant qualifier autrement le lieu ; (2) il s’agit d’une banlieue typique nord-américaine, habitée par la classe moyenne – il y a suffisamment d’espace pour le penser, mais pas assez pour imaginer une banlieue de luxe ; les constructions ne sont pas en pierres ou en briques, les façades sont de bois peint ; (3) les maisons sont en vis-à-vis, de telle sorte que les allers et venues des uns puissent être observés par les autres et inversement – cette dernière donnée est reliée au scénario de l’épisode. S’il pouvait être pertinent de pousser 1’enquête plus loin, une discussion avec les auteurs pourrait nous apprendre si le lieu a fait l’objet de repérages soigneux ou non, qui tiennent compte de demandes particulières. Mais on sait néanmoins que la première consigne pour ce type de tournage est sa faisabilité pratique (accord des propriétaires et des autorités, accès aux équipes, coûts, etc.). À ce point de l’analyse, on peut se demander si les arbres aux cimes imposantes que l’on entrevoit dans le tournant font aussi partie des traits pertinents retenus.  S’ils n’ont jamais fait l’objet d’une attention particulière ou si, au contraire, ils ont été soigneusement épargnés ou choisis au moment du montage. Si l’on traitait, par le commentaire et l’interprétation, une série télévisée avec autant d’attention et de précision qu’on le fait pour une œuvre savante, on chercherait à connaître l’origine de plusieurs caractéristiques de l’épisode en question. Les espaces extérieurs et intérieurs font-ils l’objet d’une attention toute particulière ? Dans le cas d’espèce, les visées commerciales que l’on prête aux concepteurs engagent à exclure de notre enquête ce type de préoccupation, au même titre qu’il n’y a pas à s’enquérir longuement des recherches exploratoires des séquences filmées pour illustrer un journal télévisé quotidien. En revanche, l’analyse des réceptions de ce type de séquence pose quelques problèmes intéressants.

En gros, on pourrait considérer que les balises contextuelles d’un épisode constituent des détails qu’il n’y a pas lieu d’examiner longuement. Vite vues et vite oubliées, ces séries ne laissent pas beaucoup de traces dans la mémoire des spectateurs. On obtient à peine, chez les témoins qui ont suivi régulièrement la série, des indications vagues sur la forme générale de celle-ci, quelquefois sur le sujet du dernier épisode vu, jamais au-delà. Pourtant la présentation, en début d’entretien, d’extraits issus de différents épisodes ne comportant aucun personnage (Lead Cast et Guest Cast confondus) et signalant qu’il s’agit « d’extraits de programmes télévisuels diffusés sur une chaîne française », a permis à sept témoins sur dix d’identifier, par élimination, la série en question[7]. Nous ne pouvons évidemment tirer aucune conclusion ferme à partir d’un échantillon aussi restreint, composé sans aucune précaution statistique. Considérons simplement que cette indication livre ce que les juristes appellent des « commencements de preuve », permettant d’engager une enquête grandeur nature à partir d’une orientation cardinale. Cette curieuse prégnance de microséquences incidentes signale que tout se passe comme si quelques brefs extraits, que tout commentateur qualifierait de non significatifs, livraient la tonalité d’une série qu’on aurait tendance à caractériser tout autrement. Le fait est suffisamment singulier pour justifier une analyse plus poussée et l’engagement d’une enquête en bonne et due forme.

Ces mêmes spectateurs particulièrement attentifs à quelques balises contextuelles fondues dans le flux touffu d’un épisode sont, en revanche, incapables de caractériser ces images pour les attribuer à un référent géoculturel particulier. L’entretien révèle vite que si le spectateur avait les moyens de prolonger l’épisode, il l’installerait dans un environnement européanisé[8]. C’est ce que signale en effet le choix fait ensuite parmi des séquences (présentées sur la bande d’enquête par des intertitres les identifiant comme les séquences 1 à 5) qui proposent cinq types d’environnement. Plus encore, l’invite amenant le spectateur à représenter un espace entre deux balises géographiques (par exemple entre le centre-ville et sa banlieue mi-résidentielle) est perçue comme inattendue (« c’est rigolo comme idée ! », s’exclame l’un de nos témoins). Il y a donc une perception paradoxale de l’espace figuré : les balises référentielles apparaissent comme étant sélectionnées de manière crédible, mais elles sont incommensurables entre elles et compatibles avec les espaces familiers et nationaux des spectateurs. Pour autant, les balises référentielles sont bien reconnues et identifiées ; elles caractérisent la série et lui assignent une « couleur » singulière.

Il reste à se demander selon quelles modalités, à long terme, les séries et les films américains déjà visionnés dans le passé conforment ou organisent les perceptions de ces balises référentielles. Il n’est pas facile de répondre a priori, sans l’aide de dispositifs d’enquête susceptibles de permettre une analyse comparée. On peut déjà remarquer que la familiarité des lieux figurés, et donc leur caractérisation différenciée – qui ne suppose pas qu’ils puissent être consciemment identifiés et discrédités –, ne peut être que le résultat d’un processus plus ou moins long. Il faut ici pouvoir faire varier l’expérience des spectateurs pour essayer de comprendre la nature du travail interprétatif qu’ils mettent en œuvre.

Remarquons, pour essayer de mieux comprendre ces résultats inattendus, que la figuration télévisuelle ou cinématographique d’espaces appartenant à des pays étrangers est justiciable de perceptions très variables. Les événements récents des très violents attentats suicides sur les Twin Towers de New York nous donnent ici une illustration exemplaire. Les images livrées par les télévisions françaises au moment des événements ont pour une fois délaissé les vues les plus conventionnelles de Manhattan, qui privilégient une contre-plongée à partir du petit îlot de la Statue de la Liberté[9]. Images variant les angles, vues aériennes (d’avion et d’hélicoptère), maillage serré des travées dévastées autour de la 14e rue. Rarement – excepté dans quelques documentaires – il a été donné de voir, dans un aussi fin détail, la partie sud de l’île sur les télévisions nationales françaises. Pourtant, il ne faut pas procéder à de très nombreux entretiens pour voir apparaître deux interprétations fort contrastées, opposant une perception où les lieux renvoient à un espace doté de coordonnées particulières à ce qu’on pourrait appeler une fictionnalisation de l’espace. Dans ce dernier cas, des questions concrètes relatives à l’environnement ne peuvent se poser, elles apparaissent comme curieuses et suscitent de longs silences, telles des interrogations qu’on se pose pour la première fois. Aux questions du type : « À votre avis les avions venaient-ils de survoler l’océan ? », « L’espace environnant est-il montagneux ? », ce ne sont pas des réponses dubitatives ou déductives qui font écho, mais un flottement face à une interrogation déroutante. C’est la question de la commensurabilité entre espace quotidien (français, d’une grande métropole régionale ou d’une ville moyenne du sud-est) et espace étranger qui se pose de manière frontale. La fictionnalisation de l’espace figuré conduit à faire flotter, comme sur le nuage de certaines représentations urbaines de la Renaissance, une ville fictive qui n’est pas assujettie aux lois physiques ou culturelles qui nous sont familières. Dès lors, les questions pratiques qui se posent sur l’espace quotidien sont curieusement placées hors-champ et les réponses manquent totalement de précision. Le sentiment erroné qui prédomine lorsqu’on recueille ce type de réactions est que celui qui répond a été singulièrement inattentif ou qu’il est trop rustre pour s’embarrasser de détails ou pour observer ce que les commentaires journalistiques n’ont pas souligné.

La question soulevée ici possède de nombreuses implications qui excèdent notre propos, mais qu’on peut trouver particulièrement stimulantes : si le mécanisme de fictionnalisation s’applique à de nombreuses situations qui ne renvoient pas à des expériences antérieures, on peut remarquer qu’il trouve une application saisissante dans le domaine artistique. Dans cette perspective, fictionnaliser une séquence narrative littéraire consiste précisément à l’enclaver, à l’extraire d’un continuum et à ne pas la rattacher à une expérience esthétique passée[10]. Le terme décrit ainsi l’inverse de ce qu’il recouvre dans la langue courante. L’hébétude, l’indolence ou l’inconséquence qui semblent caractériser les réceptions esthétiques communes, qu’elles soient musicales ou littéraires, apparaissent dans une telle perspective comme résultant de positionnements interprétatifs et non d’une indifférence esthétique généralisée[11].

Quoi qu’il en soit, appliquées à la série qui nous occupe, les analyses qui précèdent signalent l’existence de commutations de sens assez subtiles. Le refus de renvoyer un espace figuré à des lieux connus se marie ainsi avec la reconnaissance de sa singularité. De la sorte, des extraits a-narratifs livrent l’identité de la série plus sûrement et rapidement que d’autres images – mettant en scène par exemple des personnages – que l’on créditerait spontanément d’une plus grande « significativité ».

III – Regarder une série télévisée, une activité culturelle comme une autre ?

La Culture des sentiments a introduit une distinction neuve au sein de la littérature spécialisée existante pour rendre compte de l’offre fictionnelle : il faut désormais compter sur les mouvements collectifs qui confèrent à une série une place à part. Dallas était un premier exemple marquant[12], Loft Story est le dernier en date. Il faut en effet avoir en tête que, dans ces cas, nous ne sommes pas en présence d’une offre placée un peu hors du temps, qui serait goûtée individuellement et simultanément par des spectateurs coupés les uns des autres, mais d’un double mouvement – collectif et processuel – en sa réception, et interactif, en sa production. Un mouvement s’est enclenché, une dynamique a pris corps.

Ce statut exceptionnel instaure de fait une hiérarchie au sein des programmations « sans grade » ou du moins installe une enclave extraterritoriale dans l’univers des évaluations morales et esthétiques auxquelles les séries sont soumises. Longtemps confondue en un ensemble vaste et censé homogène, la face B de la production fictionnelle a été dévaluée au rang d’une paralittérature cinématographique. Si des travaux d’ampleur sur le secteur sont apparus depuis une dizaine d’années outre-Atlantique, on en attend encore l’écho en France en ce début du XXIe siècle et, en gros, c’est la sociologie spontanée de la paralittérature qui fonde l’identification sociale du genre. S’il n’est pas sûr qu’aujourd’hui nous assisterions en France à une même avalanche de propos médiatiques d’une rare violence pour une série aussi clairement plébiscitée que le fût Hélène et les garçons, cela ne signifie pas pour autant que les critères sur lesquels était fondée sa critique ont fait long feu. La collaboration symbolique au long cours entre les concepteurs d’Hélène et les garçons et ses jeunes publics et le retour sur images de Dominique Pasquier ont pourtant laissé des traces. Les études anglaises réalisées dans la lignée des cultural studies sur les médias s’étaient précédemment concentrées sur une ethnographie des usages domestiques de la télévision ; elles ont pointé les fonctions de sociabilité familiale que remplissaient certaines programmations, trait d’union entre générations, concernées néanmoins par des thématiques et des propos différents les uns des autres[13]. Dominique Pasquier brosse un tableau qui déplace le constat pour montrer qu’au-delà des fonctions apéritives du rassemblement face au petit écran se tissent des relations plus consistantes. La matière même des productions, ce que l’on pourrait appeler leurs contenus idéologiques et normatifs, est impliquée dans un processus plus complexe qu’on voulait bien le croire.

Les interrogations morales et esthétiques, reprises par presque toute la presse au moment de la diffusion de la série, sont encore très prégnantes aujourd’hui et pourraient facilement être transposées à d’autres séries, celle qui nous occupe dans ces pages notamment. Aux protestations presque modérées : « pourquoi les enfants se sont-ils intéressés autant à des histoires aussi fausses et artificielles ? », répondaient des critiques violentes : « univers aseptisé, sentiments à l’eau de rose, refus de la sexualité » (Télérama ne parlait-il pas « d’odyssée du lisse » à propos de la série)[14]. Le renouvellement que propose Dominique Pasquier contourne l’analyse ordinaire – morale et esthétique – pour introduire une dimension inédite. Il ne permet pas cependant de répondre à toutes les questions que nous nous posons. Ainsi on peut se demander quelle est la nature de l’écho que rencontrent – singulièrement, auprès des fractions les plus jeunes de la population – de nombreuses offres qui ne figurent pas parmi les plus remarquables venues d’outre-Atlantique et qui n’ont pas réussi à enclencher un processus collectif marquant. Dans la mesure où une série n’instaure pas un mouvement aussi intense que Dallas, Hélène et les garçons ou Loft Story, à quel régime tourne-t-elle ? L’absence de « réponses » particulières chez les téléspectateurs, ou de réactions suffisamment structurées, doit-elle faire supposer, à l’inverse, qu’il existerait un droit commun de la programmation télévisuelle placé sous le signe d’une certaine atonie et justiciable aujourd’hui encore d’une relégation morale et esthétique ?

Les traces mémorielles laissées par la programmation française de The Sentinel justifieraient sans doute, si l’on ne prenait le temps d’une analyse fine, que l’on use des qualificatifs les plus courants de la critique à l’égard de la télévision comme « papier peint en mouvement » ou « décor mouvant ».

Ce que nous avons évoqué dans ces pages conduit cependant à nuancer fortement ce jugement générique. Le statut accordé aux balises contextuelles dont sont truffées maintes séries est symboliquement complexe, de sorte que l’on ne sait jamais, lorsqu’on observe un spectateur devant son écran, ce qu’il fait exactement, bien qu’il semble ne vouloir que se distraire et faire passer le temps. Encore n’est-ce là qu’une dimension parmi d’autres qui composent le mixte complexe qu’est toute fiction télévisuelle. Variant vraisemblablement de façon significative selon les expériences pratiques et esthétiques des spectateurs, l’activation signifiante des matériaux visuels constitue une nébuleuse encore très mal explorée.

La déploration régulière du déferlement continu des séries et films américains dans les salles et sur les chaînes françaises et européennes concentre des craintes de nature et d’ampleur différentes. Crainte générique de la domination sans partage de formes d’échange privilégiant oralité et « visualité » ; crainte de l’amollissement – notamment chez les plus jeunes – consécutif à l’ingurgitation de doses massives d’émissions télévisuelles jugées insipides ; crainte enfin de la fin de « l’exception culturelle française » et des valeurs qui lui sont reconnues. Replacées dans le cadre des analyses que nous proposons ici, de telles prises de positions prennent une allure paradoxale. La recherche mécanique de labels de qualité – liée aux approches scolaires des objets culturels –, de la « richesse » manifeste des textes littéraires, s’égare manifestement lorsqu’elle s’aventure sur le terrain télévisuel. Les turbulences symboliques des flux qui traversent le petit écran rendent dérisoire la quête des « meilleures » séries que produit l’immense machine américaine. La vie culturelle ne peut se résumer aux objets qu’elle fait circuler, à leurs formats, et au savoir-faire de leurs concepteurs. La part occupée par les spectateurs, par leurs expériences pratiques et culturelles, leurs prises sur les matériaux visuels et sur les interprétations qu’ils suscitent, est manifestement prévalente. Il convient de lui accorder une plus grande attention.

Quelques caractéristiques sociodémographiques de la préenquête

Bien que la représentativité sociodémographique d’un petit échantillon d’entretien (par rapport à une population fatalement beaucoup plus vaste) n’ait aucun sens statistique, il nous paraissait pertinent de préluder à une enquête plus systématique qui prolongera ce travail en sélectionnant des individus selon des critères précis. L’utilisation d’une base d’enquête (N=2343, pour l’ouvrage Les Nouvelles Technologies à l’épreuve des bibliothèques, Paris, Éd. de la BPI que je viens de publier en 2001, en collaboration avec O. Zerbib) dont je connaissais très précisément les caractéristiques a été très précieuse dans cette perspective. J’ai sélectionné les témoins exclusivement parmi l’échantillon parisien (Bibliothèque nationale de France, BnF, N=981) par souci d’homogénéité. L’enquête que nous avons réalisée comprenait plusieurs critères, dont certains sur la mobilité géographique et le suivi régulier de séries télévisées. Les précontacts téléphoniques m’ont permis de sélectionner des individus n’ayant jamais séjourné aux États-Unis et de choisir autant de spectateurs réguliers de la série The Sentinel que de spectateurs n’ayant jamais regardé cette série (elle n’était mentionnée spontanément dans l’enquête de la BnF que par peu d’individus). L’échantillon de la préenquête est grossièrement équilibré pour deux critères : l’âge et la formation scolaire. Dans les deux sous-groupes (témoins n’ayant jamais suivi la série ; témoins l’ayant suivi au moins une fois durant les trois derniers mois avant l’enquête), il existe donc à chaque fois à peu près autant d’individus jeunes et plus âgés étant peu formés (formation scolaire au-dessous du baccalauréat) que d’individus jeunes et plus âgés ayant suivi des études universitaires longues.