Corps de l’article

1. Une histoire de canne

Nous nous proposons d’examiner une oeuvre de Patrick Corillon que nous avons découverte lors d’une exposition en plein air organisée par le Casino/Forum d’art contemporain à Luxembourg pendant l’été et l’automne 2001. L’exposition avait pour titre « Sous les ponts, le long de la rivière ... ».

Dix-huit plasticiens avaient été invités à installer des oeuvres, conçues pour la circonstance, dans les vallées de la Pétrusse et de l’Alzette qui traversent la capitale luxembourgeoise. La visite de l’exposition consistait en une agréable promenade d’une durée d’environ deux heures. Au départ du Casino, le visiteur recevait un plan du parcours, sur lequel étaient indiqués les emplacements des différentes oeuvres. Il recevait aussi, s’il en faisait la demande et moyennant caution, une canne lui permettant de participer à l’oeuvre de Patrick Corillon[1].

Patrick Corillon est un artiste belge, né en 1959. Son oeuvre se caractérise par un rapport étroit entre fictions littéraires et installations plastiques. Il a créé des personnages, dont le fameux Oskar Serti, écrivain hongrois, né en 1881 et mort en 1959 (le jour de la naissance de Corillon). À l’occasion de diverses expositions, Patrick Corillon raconte des épisodes de la vie d’Oskar Serti et d’autres anecdotes qu’il illustre dans des installations. Ces installations sollicitent la participation active du spectateur. Celui-ci, après avoir lu le texte fictionnel qui constitue la clef d’accès à l’oeuvre, est le plus souvent invité à manipuler l’un ou l’autre objet.

Comme les autres oeuvres de Patrick Corillon, celle que nous allons considérer est ancrée dans une histoire : « On raconte que, autrefois, ... », nous dit-il. Cette histoire est présentée dans un court texte de trois paragraphes, dont il convient que le visiteur prenne connaissance.

Voici ce texte :

Depuis toujours, les hommes espèrent conserver le souvenir des paysages qu’ils ont traversés. Films, photos, cartes postales, gravures ou dessins originaux, chaque époque a connu sa technique.

Mais il n’a pas toujours été question que de paysages extérieurs. On raconte que, autrefois, les promeneurs se munissaient d’une canne dont l’embout était constitué d’une minuscule cage dans laquelle était retenu un scarabée. Dès le retour, on trempait les pattes du scarabée dans de l’encre, puis on le déposait sur une page blanche. Le scarabée, encore sous le choc de son voyage, effectuait un dessin censé être un fidèle écho des mouvements que le promeneur aurait donnés à sa canne au gré des pensées qui l’avaient accompagné durant son parcours.

Si, à l’heure actuelle, il n’est plus permis d’infliger de tels traitements aux animaux, les progrès en informatique nous permettent d’introduire au bout des cannes une minuscule carte électronique qui remplace aisément toutes les fonctions du scarabée ...

Dans cette histoire, le dessin effectué par le scarabée sur la page blanche était censé représenter le voyage intérieur du promeneur. De même, le visiteur actuel parcourt l’exposition luxembourgeoise, muni de la canne équipée du dispositif en question. À son retour, le préposé du musée enlève la carte électronique intégrée dans l’extrémité de la canne ; il l’introduit dans un ordinateur, d’où ressort un dessin abstrait, censé représenter le parcours du visiteur. Ce dernier a le plaisir d’emporter le dessin – son dessin, le dessin personnalisé de son parcours – en guise de souvenir. C’est un plaisir, car la trace du parcours matérialise un désir profond :

Depuis toujours, les hommes espèrent conserver le souvenir des paysages qu’ils ont traversés.

Illustration 1

Dessin du parcours de Nicole Everaert-Desmedt - Luxembourg - 15.10.2001 - 16h47.

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2. Une oeuvre d’art

En quoi le processus que nous venons de décrire constitue-t-il une oeuvre d’art ? Pour répondre à cette question, nous nous référerons au modèle de la communication artistique que nous avons élaboré[2] dans la perspective de la théorie sémiotique de C. S. Peirce.

Dans ce modèle, nous considérons que l’objectif d’une oeuvre d’art est de capter ce que Peirce appelle des « qualités de sentiments » (de l’ordre de la priméité), qui, au départ, sont vagues et confuses. L’artiste les rend intelligibles sous la forme de signes iconiques ou « hypoicônes » (de l’ordre de la tiercéité). Il y parvient en suivant un processus comparable à celui de la recherche scientifique – que Peirce a précisément étudié –, au cours duquel une abduction (ou hypothèse) est suivie d’une étape de déduction et d’induction. L’hypothèse artistique consiste à « laisser venir » des qualités de sentiments, à essayer de les saisir, à les considérer comme appropriées sans savoir à quel objet elles sont appropriées. Ensuite, par une sorte de déduction, l’artiste projette son hypothèse dans son oeuvre, c’est-à-dire qu’il va incarner les qualités de sentiments dans un objet auquel elles pourraient être appropriées. Ainsi, en construisant cet objet auquel les qualités seraient appropriées, l’oeuvre crée son propre référent, elle est autoréférentielle. La projection permet de clarifier l’hypothèse, de la préciser, afin qu’elle puisse être « testée » par induction, lors de la dernière étape de la création : le jugement de l’artiste sur son oeuvre. Si l’artiste constate que son oeuvre est auto-adéquate, c’est-à-dire qu’elle exprime un sentiment intelligible, il juge son travail terminé. L’oeuvre est un signe iconique ou une hypoicône : la seule façon de rendre intelligibles des qualités de sentiments est par le moyen de signes iconiques. Car rendre intelligible nécessite l’intervention de la tiercéité, l’usage de signes ; mais puisque les qualités de sentiments se situent à un niveau de priméité, elles ne peuvent être exprimées que par des signes iconiques (signes qui renvoient à leur objet à un niveau de priméité).

En tant que signe, l’oeuvre doit être interprétée, et cette interprétation nécessite, dit Peirce (C.P. 5.113), de la « sympathie intellectuelle ». Le récepteur, à condition qu’il entre dans la logique de l’oeuvre, réactive et poursuit le mouvement de la production : il est conduit, par son interprétation de l’oeuvre, à la priméité qui s’y trouve captée, au possible qui s’y trouve intégré.

Dans le cas qui nous occupe, les qualités de sentiments à capter sont celles qui accompagnent le promeneur pendant son parcours, son paysage intérieur :

[…] il n’a pas toujours été question que de paysages extérieurs [mais] des pensées qui avaient accompagné [le promeneur] durant son parcours.

On pourrait dire, en reprenant un terme de Peirce, qu’il s’agit de saisir le « musement » du marcheur, cette pensée libre, qui va d’une chose à l’autre, à la fois éveillée et vague. Patrick Corillon fait l’hypothèse qu’une canne pourrait être un capteur adéquat. La canne établit un rapport entre le paysage parcouru (le monde extérieur) et la personne qui le parcourt (son monde intérieur). Le promeneur donne des mouvements à sa canne en fonction de son rythme, son humeur, ses émotions, au gré de ses pensées. Ses pensées se matérialisent en quelque sorte dans les mouvements donnés à la canne. Donc, si on pouvait enregistrer les mouvements de la canne, on obtiendrait une trace, un « souvenir à conserver », de ce paysage intérieur. L’hypothèse est appliquée par déduction : un dispositif est mis en place pour enregistrer les mouvements de la canne, en adaptant un modèle pseudo-légendaire (l’histoire du scarabée). Vient ensuite la vérification des résultats, par induction : un dessin (une hypoicône), en format paysage, est imprimé d’après la carte électronique de chaque promeneur ; il représente donc iconiquement son parcours.

Contrairement à d’autres artistes contemporains qui font de la marche une discipline artistique[3], Patrick Corillon ne se met pas en scène lui-même en tant que marcheur. Son oeuvre consiste à offrir à chaque visiteur le dispositif susceptible de faire de son propre parcours une expérience artistique. Ainsi, l’oeuvre s’actualise par le parcours de chaque visiteur. Elle n’existe que par sa « réception ».

Encore faut-il que le visiteur accepte de jouer le jeu, avec la sympathie intellectuelle préconisée par Peirce. Une telle attitude est particulièrement nécessaire en ce qui concerne l’art contemporain :

[Dans l’art contemporain,] c’est au spectateur qu’il incombe de jouer le jeu, ne serait-ce que par hypothèse, c’est-à-dire de regarder comme art ce qui, de prime abord, lui apparaît en effet comme le tout autre de l’art, afin d’expérimenter les conséquences qu’implique cette décision, tout en s’interrogeant sur ce qu’elle présuppose.

Lenain, 2002 : 265

Considérer le dispositif proposé comme art permet au visiteur d’en expérimenter les conséquences. En effet, sachant que la canne va enregistrer son parcours, le visiteur accordera de l’importance à ce parcours, il y prêtera attention, il sera amené à vivre le temps et l’espace de sa promenade, à se sentir un corps qui marche et un esprit qui contemple. Ainsi, l’oeuvre enrichit sa perception du réel, l’aidant à être présent dans l’instant de sa marche. C’est toute sa marche qui est transformée en activité artistique, pas seulement ses arrêts contemplatifs devant telle ou telle oeuvre, pas seulement le trajet entre la première oeuvre exposée et la dernière, mais aussi, mais déjà, la traversée du centre urbain depuis la sortie du Casino jusqu’aux vallées où les oeuvres sont exposées, et encore, le retour jusqu’au Casino. Le sens de cette oeuvre de Patrick Carillon est le parcours même du visiteur.

L’oeuvre n’est ni la canne, ni le papier imprimé. Les cannes proposées au choix des visiteurs sont toutes différentes. Chacune est un objet quelconque, non artistique, fait pour être utilisé fonctionnellement, pas du tout pour être contemplé. La canne n’est pas une oeuvre d’art, pas plus que ne l’est la feuille sortant de l’imprimante. Lorsque le visiteur emporte son dessin au terme de sa visite, il n’emporte pas pour autant un morceau de l’oeuvre. L’oeuvre n’est donc pas circonscrite à un objet, mais il s’agit de ce qu’il est convenu d’appeler une « intervention artistique », ou, comme le propose Paul Ardenne, un art contextuel :

L’artiste « contextuel » choisit d’investir la réalité d’une façon événementielle.

2002 : 12

La réalité dans laquelle Patrick Corillon intervient avec ses cannes est celle d’une visite d’exposition. On pourrait dire que son intervention est une oeuvre « méta » : elle porte sur l’ensemble de l’exposition dont elle fait partie. Elle remet en question une visite d’exposition traditionnelle, caractérisée par des arrêts d’oeuvre en oeuvre, le passage d’une oeuvre à l’autre étant généralement considéré comme non signifiant. Au contraire de la discontinuité caractéristique d’une visite d’exposition, la canne valorise la continuité du parcours.

3. Activité artistique, pratique ou scientifique

Peirce distinguait trois classes d’hommes, correspondant respectivement aux trois catégories : l’artiste (priméité), l’homme pratique (secondéité) et le scientifique (tiercéité) :

La première classe comprend ceux pour qui l’essentiel est les qualités de sentiments. Ces hommes créent l’art. La seconde est celle des hommes pratiques, qui s’occupent des affaires du monde. Ils ne respectent que le pouvoir, et seulement dans la mesure où il est exercé. La troisième classe est constituée des hommes à qui rien ne paraît plus grand que la raison. Si la force les intéresse, ce n’est pas dans son exercice, mais en tant qu’elle a une raison et une loi. […] Ce sont les véritables hommes de science.

Peirce, C.P. 1.43 ; c’est moi qui traduis

Cependant, comme le fait remarquer à juste titre J. Fontrodona (1999 : 148), plutôt que de classes d’hommes, il vaudrait mieux parler d’attitudes différentes, virtuellement présentes en chaque homme, et susceptibles de se manifester à des degrés divers selon les circonstances. On peut donc distinguer trois catégories d’activités humaines : les activités artistiques, pratiques et scientifiques.

Cette distinction nous permettra de mieux saisir la spécificité artistique du parcours accompli par le visiteur avec la canne de Patrick Corillon. On pourrait en effet imaginer le même type de dispositif – une canne équipée d’un appareil enregistreur –, mais qui serait utilisé dans le cadre d’une activité pratique ou scientifique, et s’interroger sur les différences essentielles de ces activités par rapport à l’activité artistique.

Imaginons donc tout d’abord une canne enregistreuse utilisée « pratiquement ». Cette canne aura été conçue et construite par un technicien, et le marcheur l’utilisera « en transparence », comme un outil, pour contrôler et améliorer ses performances physiques. Le compteur inséré dans la canne lui révèle, en fin de parcours, des résultats chronométriques : durée totale de son parcours, distance parcourue, rythme de marche variable selon le type de terrain et sa fatigue, etc. La canne est donc interprétée en fonction de l’action du marcheur (interprétant énergétique, selon Peirce). La canne aide le marcheur à se comporter efficacement dans le réel.

Imaginons à présent une recherche scientifique, par exemple une étude behavioriste qui se donnerait comme objectif de mesurer, au moyen d’une canne enregistreuse, l’impact de l’environnement sur les réactions psychosomatiques des individus. C’est l’expert qui définit les conditions de l’expérimentation : faire marcher avec la canne un échantillon représentatif d’individus dans un même paysage, puis les mêmes individus dans des paysages différents. Le marcheur, qui est un « cobaye », doit être inattentif ; ce n’est pas lui qui contrôle, ni l’usage de la canne, ni les résultats. Ceux-ci sont interprétés par l’expert, au moyen d’une formule mathématique (interprétant logique, selon Peirce). Une telle recherche, comme toute activité scientifique, viserait à accroître la connaissance des lois qui régissent le réel.

Revenons au parcours effectué par le visiteur avec le dispositif mis en place par l’artiste. Il se différencie des deux cas imaginés (pratique et scientifique), à la fois par le contrat établi entre le concepteur du dispositif et son utilisateur, par le but de l’activité, son niveau d’interprétation et son rapport au réel. C’est l’artiste qui définit les conditions de l’expérience, et le visiteur doit y être attentif. Son attention est nécessaire au but même de l’expérience : capter des qualités de sentiments. C’est le visiteur lui-même qui interprète son expérience, et son interprétation se situe à un niveau émotionnel. Elle se fait au moyen d’une fiction ou d’une métaphore.

En effet, lorsque, en fin de parcours, le visiteur reçoit une feuille de format A4 où se trouve imprimée une image abstraite, il ne reçoit aucun code lui permettant de déchiffrer cette image. Seule la fiction, écrite au verso, lui sert d’interprétant : elle lui suggère que l’image est celle de son paysage intérieur. Cette image serait la transcription kinésique-graphique de ses pensées, le signe indiciel-iconique du paysage mental qu’il a parcouru pendant sa promenade-visite de l’exposition. La clef d’interprétation fictionnelle contribue à enrichir le réel du visiteur en y introduisant du possible.

Nous résumons, dans le tableau suivant, notre comparaison des trois types d’activités.

Tableau1

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Conclusion

Le dispositif proposé par Patrick Corillon vise à transformer en expérience artistique le parcours effectué par le visiteur. Cette intervention pose inévitablement la question de ce qu’est l’art. En effet, une oeuvre d’art « classique » (un tableau, une sculpture) nous est donnée a priori comme telle et n’exige aucun questionnement préalable sur son statut : elle appartient de facto au domaine artistique. Son interprétation relève donc naturellement d’une activité artistique. Tandis que parcourir est une activité quotidienne : chaque jour, nous accomplissons des trajets déterminés (dans la maison, sur le chemin du travail, etc.). Le parcours – même celui qui consiste à visiter une exposition d’oeuvres d’art – relève de facto d’une activité pratique. Il n’est pas considéré a priori comme une activité artistique. Dès lors, la proposition de faire du parcours une activité artistique exige du visiteur une (dé)marche nouvelle, une attention aux différents aspects mis en évidence dans la première colonne de notre tableau.

Le sens de cette oeuvre de Patrick Corillon est le parcours même du visiteur. Comme il s’agit de parcourir l’exposition dont cette oeuvre fait partie, le contenu de cette oeuvre porte sur l’ensemble de l’exposition. L’intervention de Patrick Corillon fait donc du parcours du visiteur le sens même de l’exposition.